Dictionnaire de théologie catholique/MIRACLE II. Possibilité

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 10.2 : MESSE - MYSTIQUEp. 259-272).

II. Possibilité.

Au nom de la définition Vatican, les théologiens enseignent que la possibilité du miracle est une vérité au moins proche de la foi.

I. LA NEGATION DE LA POSSIBILITÉ DU MIRACLE

1° Au nom des sciences positives. Cette négation a son fondement dans le naturalisme scientifique. « Le natu

ralisme scientifique consiste précisément dans la négation directe du miracle en tant que fait surnaturel. Pour lui, le monde que nous habitons est un système clos, où rien ne pénètre du dehors. Les événements qui s’y passent, si étranges soient-ils, doivent tous trouver leur explication dans les forces ou les éléments qui le constituent, dans les influences qui s’y exercent de façon régulière. » J. de Tonquédec, art. Miracle, dans Diction, apologétique, t. iii, col. 520. Seul, le naturel est scientifique : « Par cela seul qu’on admet le surnaturel, on est en dehors de la science. » Renan, Vie de Jésus, 3° éd., préface, p. vi. Et encore : « Tout est dans la nature, l’inconnu comme le connu, et le surnaturel n’existe pas… C’est inconnu qu’il faut dire. » C. Flammarion, L’inconnu et les problèmes psychiques, Paris, 1904, p. 28-29. C’est la thèse des adversaires des miracles de Lourdes. Aigner, Lourdes im Lichte deutscher meclicinischer Wissenschaft, Munich, 1910 ; J. M. Charcot, La foi qui guérit, dans Archives de neurologie, Paris, 1893, p. 72-87 ; A. Chide, La notion du miracle, dans Revue philosophique, sept. 1912, p. 229238 ; P. Janet, Les médications psychologiques, t. i, Paris, 1919, p. 32-42 ; F. Regnault, La genèse des miracles, Paris, 1910 ; Les miracles de Lourdes, dans les Documents du progrès, févr. 1909, p. 179-188 ; P. Saint-Yves, Le discernement du miracle, Paris, 1909 ; La simulation du merveilleux, Paris, 1912, p. 255-357.

Cette attitude, qui se raidit en une fin de non recevoir, est aussi antiscientifique que possible. La science a le devoir d’examiner impartialement même les phénomènes qui paraissent en désaccord avec les notions acquises. Rejeter a priori un seul fait, sans l’examiner, c’est barrer le chemin au progrès scientifique. De plus, en lui-même, le « dogme » naturaliste est un préjugé : « Il n’appartient pas seulement à la science positive elle-même, et il serait même inconcevable qu’il lui appartienne, de dire s’il y a ou s’il n’y a pas quelque chose au delà des limites du domaine dont elle s’occupe. La science a pour objet le monde matériel, accessible à la connaissance des sens et à l’expérience. Ses méthodes ne sont pas faites pour trancher la question de savoir s’il y a quelque chose en dehors de ce monde matériel ; elles sont donc de par leur essence même absolument incapables de conduire à la négation d’un monde surnaturel. » Van Hove, op. cit., p. 172 ; cf. J. de Bonniot, Le miracle et ses contrefaçons, p. 40-42. De plus, rien n’autorise à identifier les domaines du naturel et du surnaturel ; c’est précisément ce qui est en question.

Aussi les adversaires du surnaturel adoptent-ils souvent une attitude plus étudiée, qui leur permet d’opposer à l’hypothèse du miracle une formule d’apparence plus scientifique. Deux attitudes sont ici possibles. L’une procède de l’agnosticisme et du contingentisme le miracle n’existe pas ontologiquement, parce qu’ontologiquement il n’existe pas de lois de la nature : il n’existe que des manières subjectives de concevoir ces lois ; et donc, le miracle ne saurait être une réelle dérogation à des lois que notre esprit ne fait qu’appliquer sans les constater. L’autre attitude procède du déterminisme : le miracle est un phénomène purement naturel, aucune dérogation n’étant possible aux lois fixes et immuables de la nature. Nous l’appelons miracle, parce que c’est un fait non encore expliqué scientifiquement, et que notre sens religieux l’attribue à Dieu comme « exaucement » de notre prière

1. Le contingentisme.

a) Exposé. — Nous laissons

de côté le contingentisme absolu de Ruskin, dont la forme outrancière se condamne d’elle-même : les événements se succéderaient dans le monde sans lien ni dépendance entre eux. J. Ruskin, The nature and aulhoritij of miracle, dans Contemporary review, 1875, p. 627. Certains savants de la fin du xixe siècle ont

rappelé la contingence relative des lois scientifiques : les liaisons des événements sont contingentes comme l’expérience qui les décèle. Les premiers principes de la mécanique sont eux-mêmes des hypothèses plausibles, suggérées par les faits, mais qui ne sont pas expérimentalement démontrées ni prouvées a priori. Cf. Boutroux, La contingence des lois de la nature, Paris, 1895, p. 74 ; H. Poincaré, La science et l’hypothèse, p. 113-119. C’est donc, en réalité, notre esprit qui met la liaison nécessaire entre les phénomènes observés et formule la fixité des lois naturelles.

Parallèlement à ce principe qui peut être correctement entendu, d’autres philosophes ont construit toute une théorie subjectiviste des lois de la nature. D’après la thèse bergsonnienne de 1’ « évolution créatrice », dont on trouvera l’exposé et la réfutation chez J. de Tonquédec, La notion de vérité dans la « Philosophie nouvelle », Paris, 1908 ; Dieu dans V « Évolution créatrice », id., 1912, « l’expérience des sens et de la conscience ne nous offre, dans son fond authentique, rien de discontinu. II n’y a pas d’ « objets » distincts les uns des autres, ni d’états de conscience séparés. Il n’y a que des phénomènes se fondant continuellement l’un dans l’autre. Ce sont les nécessités pratiques qui introduisent les divisions. Nous avons besoin, pour agir et pour penser clairement, d’isoler les éléments et de les envisager l’un après l’autre. Mais séparer les fils, c’est détruire la trame. II n’y a pas de « natures fixes » ; il n’y a pas de nécessité persévérante et irréductible : tout est en devenir. « Choses et état, dit Bergson, Évolution créatrice, p. 270, ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions. » J. de Tonquédec, Introduction à l’étude du merveilleux et du miracle, p. 93-94.

Bergsonnien fervent, E. Le Roy s’empare de cette philosophie pour l’appliquer au miracle. Le miracle n’est pas un fait exceptionnel, il ne peut avoir de cause différente des causes de la nature ; il ne se distingue pas des autres faits. Il n’y a point de fait particulier : « Au point de vue des apparences immédiates, tout morcelage disparaît, comme toute classification ; et l’on n’est plus en présence que d’une continuité mouvante indistincte. Le miracle s’évanouit alors au même titre que n’importe quel phénomène particulier, dans le chatoiement universel, dans le flux ininterrompu des images. » Lssai sur la notion du miracle, i, Ann. de philos, chrét., t. cliii, p. 22, n. 4. Le miracle est une crise d’affranchissement de l’esprit par rapport à la matière. Sous l’influence de la foi religieuse, l’effort libérateur de l’esprit s’intensifie d’une façon exceptionnelle, le mouds physique, en quelqu’un de ses détails, se métamorphose à l’improviste. « Une foi quelconque, même illusoire est déjà capable d’effets merveilleux. Combien plus une foi vraie, c’est-à-dire une foi adaptée à la nature de l’esprit, conforme à sa destinée morale, à ses besoins, à ses virtualités, à ses puissances latentes ! Combien plus encore une foi divine, qui tend à le faire toujours plus être, au delà de tout ce qu’il est déjà devenu et de tout ce qu’il peut même présentement concevoir ! » Op. cit., iii, ibid., p. 249. Ainsi, « un miracle, c’est l’acte d’un esprit qui retrouve plus complètement que d’habitude, qui reconquiert momentanément une part de ses richesses et de ses ressources profondes. » Ibid., p. 247 ; cf. p. 242. Le miracle ainsi compris est surnaturel en ce sens qu’on doit l’attribuer à Dieu comme à sa cause ultime, la foi étant l’action du divin dans l’âme. On apporte à l’appui de cette thèse les textes requérant la foi pour le miracle, notamment, Matth., xvii, 29 ; Marc, vi, 5. Sur le sens de ces textes, voir art. Jicsus-Christ, t. vi, col. 1194.

Pour M. Blondel, les lois de la nature sont des constructions arbitraires, et n’ont pas de valeur représentative. La conception du miracle, comme exception réelle à des lois réelles, est donc inadmissible. Fidèle à la doctrine de l’immanence, l’auteur de L’action dépouille, dans l’apologétique, l’argument du miracle de sa valeur spéculative, mais entend lui restituer une valeur pragmatique. Peu importe dans le miracle le merveilleux sensible : ce qui importe, c’est le sens symbolique. Et « comme l’idée de lois générales et fixes dans la nature, et l’idée de nature elle-même n’est qu’une idole ; comme chaque phénomène est un cas singulier et une solution unique, il n’y a sans doute, si on va au fond des choses, rien de plus dans le miracle que dans le moindre des faits ordinaires..Mais aussi il n’y a rien de moins dans le plus ordinaire des faits que dans le miræle. » Lettre sur l’apologétique, dans Annales de philosophie chrétienne, janv. 1890, p. 345 ; cf. L’action, p. 396. De telle sorte que le miracle, fait naturel sans doute qu’on ne saurait considérer à part des autres sans morceler artificiellement le réel, est miracle en ce sens que, « brusquerie exceptionnelle », il provoque la réflexion à des conclusions plus générales… Les miracles ne sont donc miraculeux qu’au regard r’e ceux qui sont déjà prêts à reconnaître l’action divine dans les événements et dans les actes les plus habituels. Id., ibid., Cf. J. de Tonquédec, Introduction, .., p. 94-103.

b) Critique. — J. ds Tonquédec n’a pas de peine à montrer que sous ces apparences d’une philosophie subtile et relevée, nous sommes ici en face d’un véritable naturalisme. On nie la possibilité du miracle, intervention préternaturelle de Dieu dans l’ordre des phénomènes, en raison de la continuité ou d ? l’interdépendance des phénomènes entre eux. Cette continuité est-elle prouvée en tout et pour tout ? Tel est le point précis de la controverse. L’expérience est là pour contredire un principe si absolu. Le monde se transforme incessamment, et pourtant quelque chose subsiste en lui, en dépit des modifications partielles. « .Même parmi les phénomènes reliés par des influences réelles et profondes, de combien peut-on dire avec certitude que leur liaison est indissoluble ? De combien de conditions ou de causes peut-on affirmer qu’elles sont absolument nécessaires, et que rien ne saurait tenir leur place ? Certes, on ne l’affirmera pas de toutes… Alors, encore une fois, quelles sont les conditions absolument indispensables à l’existence d’un phénomène ? M. Le Roy finira par nous le dire crûment, et tout le déploiement métaphysique auquel nous avons assisté va soudain se rétrécir à son issue. Ce qui est nécessaire, ce sont les « causes normales, les conditions génératrices ordinaires ». Op. cit., i, p. 24. « Voilà où devaient aboutir tant de subtiles considérations : à cette exclusion unique, à cette conclusion empruntée au plus vulgaire naturalisme. Qui ne voit qu’elle constitue ici une grosse pétition de principe ? Introduction, p. 119.

Mais, au point de vue de la contingence des lois de la nature, la position de ces auteurs est également insoutenable. Sans doute, il faut admettre une part considérable de convention ou d’hypothèse dans les lois scientifiques. Ce qu’on appelle les lois de la nature sont plutôt « les lois de la nature en ses rapports avec notre sensation et notre intelligence ». E. Meyerson. De l’explication dans les sciences, Paris, 1921, t. i. p. 17. Mais ces rapports eux-mêmes ne sont pas puremini artificiels ; ils supposent du réel. Si la science ne nous apprend pas toute la vérité, elle nous apprend au moins quelque chose, et au fur et à mesure qu’elle progresse, ses lois et ses théories reflètent de plus en

plus parfaitement la réalité objective. Cf. Van llove, op. cit., p. 17(i ;.1. de Tonquédec, Introduction, p. 108 ;

P. Duhem, La théorie physique, Paris, 1914, p. 3236 ; P. Hoenen, De valore theoriarum physicarum, dans Acta primi congressus thomistici internationalis, Rome, 1925, p. 61-74 ; L. Noël, Le déterminisme, Bruxelles, 1906, p. 408. E. Le Roy a été obligé de faire lui-même des concessions sur ce point. Science et philosophie, dans Revue de métaphysique et de morale, Paris, 1899, p. 525-536 ; Le problème du miracle, dans Bulletin de la Société française de philosophie, mars 1912, p. 123, 164, etc.

En bref, « il faut se garder de confondre les lois scientifiques et les lois objectives, principes réels qui déterminent ontologiquement le cours régulier des événements. La contingence des lois scientifiques n’entraîne aucunement celle des lois objectives. Peu importe au fond l’opinion qu’on se fait de la valeur des premières et de la part de l’esprit dans leur élaboration ; aucune théorie de logique scientifique n’entamera jamais l’assertion, d’ordre purement métaphysique, aux termes de laquelle les phénomènes résultent normalement de natures spécifiques et se conforment à celles-ci comme à autant de lois. Or, pour que le miracle soit concevable et possible, il suffit que l’on admette l’existence de ces lois objectives. » Van Hovc, op. cit., p. 178.

Jusqu’ici, conclurons-nous avec J. de Tonquédec. « la porte reste ouverte à l’admission d’une intervention extranaturelle, à supposer qu’on en puisse découvrir des signes positifs ». Introduction, p. 119.

2. Le déterminisme.

Le véritable adversaire de la possibilité du miracle est le déterminisme : la majorité des savants incroyants se refuse à admettre le miracle, parce que, selon eux, l’univers obéit à des lois rigoureuses et nécessaires, ne souffrant pas la moindre exception : ainsi, la science est l’ennemie irréductible du miracle.

Souvent cette foi au déterminisme n’est pas. chez les savants, la conclusion d’un raisonnement ou d’une étude ; elle est, sinon un préjugé, du moins un parti pris admis sans discussion ni examen. Dogme scientifique, le déterminisme a pour corollaire nécessaire l’impossibilité radicale du miracle : « Par ses principes comme par ses conclusions, la science élimine le miracle. » G. Séailles, Les affirmations de la conscience moderne. 4e éd., Paris, 1909, p. 32. Affirmation a priori. et, de soi, contraire à l’esprit scientifique, qui doit se délier de tout apriorisme. Aussi, nombre de philosophes et de savants ont tenté de justifier leur attitude « scientifique » à l'égard de la possibilité du miracle, cherchant au déterminisme invoqué une raison d’ordre philosophique ou expérimental.

a) Déterminisme déduit fondé sur une raison philosophique. — Ce déterminisme revêt deux formes : l’une strictement philosophique, celle que lui a donnée Spinoza ; l’autre, plus directement ordonnée aux nu thodes scientifiques, celle qu’on trouve chez Claude Bernard.

a. Première forme. - Pour Spinoza, l’intelligence cl la volonté divines étant identiques, les décrets de Dieu s’identifient aux lois universelles de la nature, cl résultent nécessairement de la perfection de l'Être suprême. Le cours de la nature est donc éternel, fixe, immuable, comme le décret divin dont il résulte. C’est là aussi la conclusion de toute doctrine qui, prenant à la lettre l’axiome hégélien de l’identité du rationnel et du réel, enseigne qu’en chaque parcelle d’existence se découvre une réalisation et une conséquence infaillible des premiers axiomes intellectuels. Cf..1. de Tonquédec, » /' cit., p. 37. l.à pareillement dm

vent aboutir, en Vertu de leur système philosophique général, les panthéistes, soit matérialistes soit Idéalistes ; pour eux. le monde n’est pas distinct de l’absolu, et, partant, absolues et immuables sont les lois

de la nature. Et, en général, cet espèce de déterminisme doit être logiquement celui des philosophes qui transposent dans le plan de la nature l’immutabilité de la volonté et des décrets divins.

Une telle forme de déterminisme relève d’une théorie générale, dont la réfutation dépasse de beaucoup la question de la possibilité du miracle. C’est à la théodicée qu’il appartient de discuter ces sortes d’assertions, et elle peut le faire sans viser directement le problème du miracle qui n’y rentre que comme une conclusion. Voir Déterminisme, t. iv, col. G 12 : et sur Spinoza, Dieu, t. iv, col. 1254 sq.

b. Deuxième forme. — a) Exposé. — Sur le terrain proprement scientifique, une forme voisine du déterminisme s’affirme, dont le principe est cependant différent. C’est le déterminisme que certains savants invoquent comme étant l'âme de toute science, le postulat nécessaire à toute méthode scientifique. La science existe ; elle s’impose ; or, elle ne peut exister qu'à la condition de présupposer le déterminisme absolu des phénomènes qu’elle étudie.

De cette conception, on peut retrouver les antécédents chez Kant, antithèse de la 3e antinomie, dans Critique de la raison pure, tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, 1905, p. 401 sq. Mais elle a été exposée et défendue surtout par Claude Bernard. Sans doute, il n’est pas certain que ce savant ait voulu par là nier la possibilité du miracle. Dans le commentaire dont il a accompagné le texte du grand physiologiste, le P. Sertillanges interprète, sur ce point, en bonne part les assertions de Cl. Bernard. Cf. Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, notes 170, 171, 175, 250, etc. Toutefois, ce déterminisme sert à d’autres auteurs de point de départ à la négation du miracle ; c’est, en effet, un déterminisme absolu : « Le déterminisme absolu des phénomènes dont nous avons conscience, dit Cl. Bernard, a priori est le seul critérium ou le seul principe qui nous dirige et nous soutienne. » Op. cit., p. 87 ; cf. p. 58, 64. « Il est à la base de tout progrès et de toute critique scientifique ». Id., p. 109. Ainsi, pour M. E. Goblot, ce déterminisme implique que l’ordre de la nature est constant et universel, que « les lois ne souffrent pas d’exception », qu' « il n’y a pas de faits ni de détails de faits qui ne soient réglés par des lois ». Et il faut donc conclure : « Toute induction repose sur la confiance que nous avons dans le déterminisme. Il n’y a donc dans la nature ni contingence, ni caprice, ni miracle, ni libre arbitre ; chacune de ces hypothèses ruine en nous la faculté de raisonner sur les choses. » Traité de lotjique, Paris, 1920, p. 313-314 sq. Cf. La finalité en biologie, dans Revue philosophique, oct. 1903, p. 370-371. On ie voit, l’absolu de la science est à la base du raisonnement ; si la science existe, si elle réussit, elle impose les conditions de sa possibilité et de son existence ; et, parmi ces conditions, la plus importante est d’admettre un parfait déterminisme. La méthode scientifique rend le miracle inconcevable : « Le miracle, déclare A. Sabatier, n’a plus aucune base dans la philosophie moderne. La méthode inaugurée par Galilée, Bacon, Descartes, a donné à notre pensée un tour qui nécessairement l’exclut. » Esquisse d’une philosophie de la religion, Paris, s. d., p. 80. Cf. P. Larroque, Examen critique des doctrines de la religion chrétienne, 3e éd., Paris, 1804, t. i, p. 205 ; J. Simon, La religion naturelle, p. 252.

[}) Critique. — Certains auteurs catholiques pensent pouvoir défendre ici la possibilité du miracle, en affirmant que l’uniformité des lois est un postulat indémontrable ; qu’on ne saurait appuyer sur une base aussi peu ferme tout l'édifice de la science ; que le principe déterministe lui-même n’est pas l’unique

motif du succès de la science et qu’enfin il n’engendre pas toujours le succès. Mais ce sont là les petits aspects de la réponse. D’autres réponses plus directes sont possibles et nécessaires.

Tout d’abord, le miracle est suffisamment exceptionnel pour être, au point de vue de l’investigation scientifique, pratiquement négligeable. Il repose, en effet, sur l’intervention libre de Dieu dans le monde, intervention toujours justifiée par des motifs d’ordre religieux et toujours guidée par la sagesse infinie. Et cette sagesse infinie, gardienne de l’ordre du monde, fixe les conditions des exceptions à cet ordre. A cause de sa rareté même, le miracle ne pourra troubler le savant : la science, si parfaite soit-elle, n’est toujours qu’une vue partielle sur les choses ; et les miracles se perdent dans l’immense multitude des faits qui nécessairement échappent aux calculs, aux investigations scientifiques. Enfin, toute difficulté semble enlevée au savant du fait que le miracle se présente ordinairement dans des conditions telles, que son origine supranaturelle apparaît facilement. La croyance au miracle n’a jamais empêché un savant de faire œuvre de savant. D’ailleurs, nous pouvons raisonner ici comme nous le faisions tout à l’heure à propos du contingentisme des lois scientifiques. Ici, il ne s’agit plus de contingentisme, mais de déterminisme. « Le déterminisme, dirons-nous avec M. Van Hove, op. cit., p. 216, constitue véritablement un guide indispensable pour l’expérimentateur, une condition sine qua non du travail et de la certitude scientifiques, mais il n’est pas pour cela même une loi de la réalité. En vertu de sa définition, le travail de la science consiste à exprimer le réel aussi parfaitement que possible dans un langage déterministe ; mais le déterminisme scienti tique, tel que nous le considérons pour l’instant, n’est qu’une pure forme, un cadre dans lequel le savant essaye de faire entrer tout ce qui lui est donné dans ses observations et ses expériences. Pur principe de recherche, le déterminisme n’a pas le droit de prétendre refléter la réalité objective elle-même, et le savant qui s’en arme en entrant dans son laboratoire, n’est pas pour autant autorisé à affirmer que tous les faits se rattachent à leurs antécédents par un lien nécessaire… Si le déterminisme est principalement un principe de recherche scientifique, rien ne permet d’affirmer au nom de la science l’universalité du règne d’un déterminisme ontologique. Il peut arriver, et il arrive de fait, que l’on ne réussisse pas à trouver la loi d’un phénomène ; rien n’empêche que cet échec soit tout simplement du à ce que le phénomène en question n’obéit pas à une loi. La métaphysique thomiste admet précisément que le déterminisme n’est pas universel et qu’il y a des êtres doués de liberté : la science n’est pas faite pour y contredire. L 'existence d’un domaine soustrait au déterminisme, et où par conséquent l’investigation scientifique ne pourra jamais être couronnée de succès, est d’autant moins inquiétante que la théorie du miracle prétend délimiter son étendue avec une approximation largement suffisante. » Op. cit., p. 216-217. Cf. J. de Tonquédec, op. cit., p. 71 sq. ; P. M. Périer, Trois objections contre le miracle, dans Revue pratique d’apologétique, 15 juin 1920, p. 269271 ; Déterminisme, t. iv, col. 645.

/ ;) Déterminisme induit, fondé sur l’expérience. D. Hume a formulé d’une façon assez complète l’argument opposé au miracle, au nom du déterminisme, résultat de l’induction scientifique. Voici comment on peut résumer cet argument : Les lois de la nature sont établies par une expérience constante et uniforme ; or, par définition, le miracle serait une violation de ces lois ; donc, il est impossible. Quel que soit le témoignage en faveur du miracle, il est néces

sairement insuffisant pour faire admettre une violation impossible des lois. An Inquiry concerning the human understanding, dans Philosophical works, t. iv, Boston-Edimbourg, 1854, p. 130-131.

a. Exposé. — Supposé que nos sens ne nous ait pas induits en erreur, et que nous soyons vraiment en face d’un phénomène extraordinaire, il est bien certain que ce fait nouveau suppose, non une violation des lois de la nature, mais « l’introduction d’une nouvelle cause, qui, si elle était présente, y serait, on n’en peut douter, adéquate ». St. Mill, Système de logique déductive et inductive, tr. Peisse, 3e éd., Paris, 1889, t. ii, p. 165. « L’uniformité du cours de la nature constaté par l’expérience, montre que l’univers est gouverné par des lois générales et non par des interventions spéciales ; il y a donc d’avance, contre tout miracle, une improbabilité qui ne peut être contrebalancée que par une probabilité extrêmement forte, résultant d « s circonstances spéciales du cas en question. » Id., p. 166-167. Les faits nouveaux et extraordinaires doivent donc être considérés comme obéissant à des lois : « par les progrès de la science, il a été démontré que tous les phénomènes sont réductibles à une loi. » Essais sur la religion, tr. E. Cazelles, Paris, 1875, p. 209. Donc, découverte d’un fait nouveau et inattendu, découverte d’une loi auparavant inconnue. D’ailleurs, l’expérience nous montre que Dieu, pour autant qu’il existe, n’agit dans le monde que par les causes secondes, c’est-à-dire par les lois générales. Ce que nous savons du gouvernement divin montre donc l’impossibilité du miracle. Id., p. 218224. Cf. Hume, op. cit., p. 148. Ce n’est d’ailleurs pas sur une déduction qu’est fondée la régularité dans l’ordre de la succession des événemets érigée en principe absolu ; c’est uniquement sur l’induction, ou généralisation de l’expérience, induction qui consiste « à inférer de quelques cas particuliers où un phénomène est observé, qu’il se rencontrera dans tous les cas… qui ressemblent aux premiers en ce qu’ils otïrent d’essentiel ». Système de logique, 1. 1, p. 346.

Ce principe du déterminisme induit a servi à de nombreux auteurs pour éliminer le miracle. L’idée fondamentale se retrouve la même chez tous : une longue série d’expériences a démontré que l’univers est soumis à des lois uniformes, constantes, immuables ; et le caractère de ces lois est tel qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura jamais place pour une intervention arbitraire d’une cause surnaturelle. Voir, entre autres : L. Bûchner, Force et Matière, tr. fr., 5 8 éd., Leipzig, 1876, p. 101-104 ; J. W. Draper, Les conflits de la Science et de la Religion, tr. fr., Paris, 1875, p. 164-183 ; T. H. Huxley, CoUecled essays, t. iv, p. 4748, t. vi, p. 152-154, t. ix, p. 121 ; F. Le Dantec, L’athéisme. Paris, 1906, p. 44-47 ; E. Littré, Un fragment de médecine rétrospective, dans La philosophie positive, Paris, t. v, p. 105 ;.1. M. Merklin, The suroival value of miracle, dans The amcrican Journal of theology, Chicago, 1917, p. 210-25'.) ; E. Ménégoz, Publications diverses sur le fidéisme, 2° éd., Paris, 1909, 1. 1, p. 153-155 ; 198 ; E. Zeller, Die Tiïbinger historische Schule, dans Historische Zcilschrift, Munich, t. iv (1860, h), p. 101 (références indiquées par Van llove, op. cit., p. 187).

L’argument du déterminisme induit se corrobore d’une observation scientifique qui, nonobstant les hésitations de quelques auteurs, cf..1. de Bonniot, Le miracle et ses contrefaçons, p. 60-61 ; G. Sortais, La Providence et le miracle devant la science moderne, Paris, 1905, p. 59, paraît incontestable : la conservalion de L'énergie : rien ne se perd, rien ne se crée ». Puisque l'énergie totale de notre système mondial est une constante, que tous les phénomènes ne sont que la résultante des transformations subies par un ensemble

constant d'énergies cosmiques, comment pourrait-on envisager comme possible l’intervention d’une cause supérieure et libre ?

Enfin, sous une forme plus simple, l’argument du déterminisme induit de l’observation expérimentale se retrouve sous la plume de quelques auteurs, notamment de Renan. Dans l’Introduction au livre Les Apôtres, Renan parle d’impossibilité du miracle, p. xliii. Mais ailleurs, il précise ainsi sa pensée : « Nous ne disons pas : « Le miracle est impossible » ; nous disons : « Il n’y a pas eu jusqu’ici de miracle constaté. » Vie de Jésus, Introduction, p. xcvi. On saisit le détour. Pour Stuart Mill, l’expérience révèle l’uniformité constante des lois de la nature ; donc, le miracle qui serait une violation de cette uniformité n’est pas possible. Pour Renan, l’expérience n’a jamais révélé de miracle ; donc le miracle est « inadmissible ». Id., p. v. Quand on connaît les dures exigences formulées par Renan pour la constatation du miracle, inadmissible équivaut ici à impossible. Cf. Vie de Jésus, Introduction, p. xcvi-xcvn. Au fond, c’est le même argument. En affirmant qu’on n’a jamais constaté l’exception miraculeuse, on entend bien dire que les lois naturelles, telles que les a fait connaître le procédé de l’induction, sont nécessaires et immuables jusqu'à ne pas admettre la moindre dérogation ; si certains faits, dit Renan, Cahiers de jeunesse, Paris, 1906, p. 38, ne se rangent pas encore sous ces lois, cette « inexplicabilité » n’est que subjective et un simple effet de notre ignorance. Van Hove, op. cit., p. 204.

b. Critique. — La critique portera sur les trois aspects de l’argument : le déterminisme des lois de la nature ; la conservation de l'énergie ; l’absence d’observation touchant le miracle.

Premier aspect. — J. de Tonquédec montre brièvement que la valeur de l’argument tiré du déterminisme est bien infirmée quand on considère la nature intime de l’induction. Op. cit., p. 60. « L’induction, dit-il, ne fournit jamais qu’une certitude de fait. C’est ainsi, dit-elle, que les choses se passent d’ordinaire ; telle est la règle ; telles sont les coutumes de la nature. Elle ne dit point qu’il en doive être nécessairement ainsi ; elle ne s’occupe point des questions de possibilités ou d’impossibilités. Toutes ses anticipations de l’avenir sont affectées d’un double sous-cntendu. Il en sera toujours ainsi, dit-elle, si aucun élément nouveau ne se glisse dans le circuit des influences enregistrées, dans la complication des antécédents connus… » C’est dire que l’induction, à elle seule, sans l’intervention d’un principe supérieur de philosophie, ne saurait formuler une loi générale et nécessaire. Cf. Van Bcnthem, Essai sur l’induction, son domaine, son fondement. Zwolle, 1923, p. 137. « Le caractère de nécessité ne revient aux conclusions de l’induction que dans la mesure où celle-ci, en vertu de quelque principe philosophique, conduit à affirmer l’existence d’une nature, c’est-à-dire d’un agent déterminé ù agir de telle ou telle manière. » Mais, « puisque la science inductive ne conduit pas par elle-même à l’affirmation du caractère de nécessité d’une loi naturelle, ce n’est pas au nom des lois scientifiques que l’on peut prétendre établir l’impossibilité ou l’inadmissibilité du miracle. La science comme telle observe et enregistre, elle ne porte pas de jugements de valeur. » Van Hove, op. cit., p. 193.

Le principe métaphysique qu’on fait intervenir pour donner aux lois scientifiques leur caractère de nécessité n’est pas Lui-même un obstacle au miracle. Car le déterminisme qui résulte de son application aux résultats de l’induction sera toujours un déterminisme hypothétique. La loi devra s'énoncer ainsi : « Dans telles circonstances données, un même antécédent

entraîne le même conséquent. » Cf. H. Poincaré, La valeur de la science, p. 42, 258 ; La science et l’hypothèse, p. 169. Mais ce caractère de nécessité hypothétique des lois scientifiques permet d’envisager la possibilité du miracle, nonobstant cette nécessité. Car le miracle est dû précisément à l’intervention de la cause surnaturelle, circonstance nouvelle qui change totalement les conditions de l’activité des êtres. Voir plus loin. Observons toutefois, conformément à la doctrine exprimée par saint Thomas, que le miracle ne faisant pas qu’une nature créée ne soit pas ce qu’elle est (non est contra rationes séminales), il y a nécessité absolue à ce qu’un être possède les propriétés qui constituent sa nature propre ; le feu a la puissance de brûler et de réchauffer. Mais c’est le résultat de ces propriétés actives mises en branle qui peut être suspendu ou modifié par l’intervention particulière de Dieu. C’est donc dans cette application effective de l’activité des natures créées que se rencontre la nécessité hypothétique des lois scientifiques. La possibilité du miracle est encore plus facilement concevable si l’on considère que l’agent dont dépend le miracle, Dieu, est l'être souverainement libre et indépendant, maître de son action dans toutes les natures créées. Ainsi, le miracle « respecte le déterminisme des lois naturelles », comme l'écrit A. de Poulpiquet, Le miracle et ses suppléances, p. 171. On a constaté, disent les déterministes, que Dieu n’intervient pas dans le monde en dehors du gouvernement général. Le fait resterait à démontrer. Mais fût-il démontré, il ne s’en suivrait pas encore que Dieu ne pourrait intervenir, et donc que le miracle soit impossible.

Deuxième aspect. — Deux réponses ont été proposées pour résoudre l’objection tirée de la loi de la conservation de l'énergie.

Certains défenseurs du miracle ont dit que « l’action miraculeuse n’implique pas la création de nouveaux éléments et de nouvelles énergies, mais seulement l’impression d’une nouvelle direction à l'énergie cosmique existante. Le principe de la conservation de l'énergie comporte uniquement la constance de la quantité des énergies matérielles, et n’exclut aucunement l’existence de principes qui déterminent la forme de ces énergies matérielles ou en modifient la qualité. » Van Hove, p. 200, rapportant la réponse de J. de Bonniot, op. cit., p. 59-62 ; Van de Woestyne, Cursus philosophicus, t. ii, Malines, 1925, p. 207 ; A. Zacchi, Il miracolo, Milan, 1923, p. 292. Il y a, sans doute, une part de vérité dans cette réponse : car, même en dehors de l’hypothèse du miracle, il faut envisager le problème général de la liberté et de la conservation de l'énergie. Néanmoins, il faut bien avouer que tous les miracles ne peuvent trouver une explication plausible, si l’on maintient dans son intégralité le principe de la conservation de la matière et de l'énergie. A-t-on songé aux miracles de la multiplication des pains et des poissons ? Et les mêmes difficultés apparaissent lorsqu’il s’agit d’expliquer des reconstitutions de tissus, telles qu’on en observe dans certains miracles de Lourdes. Cf. E. Le Bec, Prennes médicales du miracle, Paris, 1917, p. 133146 ; Critique et contrôle médical des guérisons surnaturelles, Paris, 1920, p. 14-15 ; (Le supplice de la croix), Les forces naturelles inconnues et le miracle, Paris, 1927, p. 31-32. Aussi, avec M. Van Hove, estimons-nous que cette première réponse n’est pas adéquate.

Une deuxième réponse, plus satisfaisante, consiste à dire que la loi de la conservation de l'énergie n’a devaleur et de certitude que pour un système matériel fermé déterminé. Cf. P. M. Périer, art. cité, p. 273-274 ; Van de Woestyn, op. cit., p. 207 ; A. Zacchi, op. cit., p. 293-294. Or, le monde que nous voyons ne constitue

pas un système fermé, car en dehors de lui il y a des esprits — la raison naturelle doit au moins en admettre la possibilité — et il y a Dieu : l’action de Dieu et des esprits dans le monde tout en étant mystérieuse, n’en c st pas moins réelle. Il est du reste possible d’entendre l’adage « rien ne se perd, rien ne se crée », en ce sens qu’aucune apparition et aucune destruction d’un être ou d’une énergie matérielle ne se produisent dans le cadre des activités des créatures, ce qui est en conformité absolue avec la métaphysique thomiste. La loi en question vise les transformations de l'énergie existante ; elle n’a rien à voir avec la question de l’origine de celle-ci. En d’autres mots, de quel droit prête-t-on « au postulat de la conservation de l'énergie les allures d’une loi rigoureusement vérifiée partout et radicalement exclusive de toute espèce de contingence » ? J. de Tonquédec, op cit., p. 70.

D’autres estiment que la loi de la conservation de l'énergie n’est qu’approximative et « approchée ». Pour le développement de ces idées, voir Van Hove, op. cit., p. 200 sq.

Troisième aspect. — On n’a jamais constaté un miracle ; donc, le miracle est inadmissible. Singulier raisonnement 1 Tout d’abord, réservons la question de la « constatation du miracle ». On en parlera plus loin. Admettons provisoirement qu’il n’y a jamais eu de miracle scientifiquement constaté. Peut-on en inférer que le miracle est inadmissible ? J. de Tonquédec remarque avec raison que c’est un sopliisme de proclamer, parce qu’on n’a pas rencontré le miracle dans le laboratoire, qu’on ne peut le rencontrer dans le sanctuaire. Op. cit., p. 70. « On ne rencontre pas le miracle dans le laboratoire ; cela prouve tout simplement que le miracle, phénomène exceptionnel, n’appartient pas au domaine scientifique. Mais c’est un sophisme grossier que de conclure à l’impossibilité ou à l’inconcevabilité de phénomènes rares, du fait que dans un domaine bien limité on n’en a jamais constaté. Ce qui est vrai a fortiori, quand ces phénomènes rares, comme c’est le cas pour le miracle, appartiennent précisément à un autre domaine. Si une expérience prolongée n’a pas découvert des exceptions — disons plutôt : des précisions insoupçonnées — - à une loi qu’elle croit avoir définitivement établie, il n’en résulte pas qu’elle n’en découvrira pas à l’avenir, et encore moins qu’elles sont inexistantes ou impossibles. Et si l’on nie le miracle uniquement parce qu’on n’en a jamais constaté, il faut au même titre nier que l’on puisse découvrir de nouveaux faits d’ordre naturel. Que de fois pourtant n’a-t-on pas dû admettre l’existence de faits qui paraissaient à première vue en opposition radicale avec les conclusions prétenduement les mieux établies de la science. » Van Hove. op. cit., p. 206. Cf. L. Lescœur, La science et les faits surnaturels contemporains. Les vrais et les finir miracles, 2e édit., Paris, s. cl.

c) Instance de Stuart MM. — Pour renforcer l’argument tiré de l’induction, Stuart Mill prétend que l’intervention divine est improbable, vu le genre de preuves qu’on en pourrait donner. En effet, d’une part, sa possibilité et son exercice ne se fondent que sur une « inférence spéculative », c’est-à-dire un raisonnement métaphysique ; d’autre part, l’enchaînement régulier des phénomènes selon les lois de la nature est objet d’expérience constante : « Si nous avions le témoignage direct de nos sens pour un fait surnaturel, on pourrait le constater et le rendre aussi certain que tout fait naturel. Mais ce témoignage nous fait toujours défaut. Le caractère surnaturel du fait est toujours… matière d’inférence ou de spéculation. » Essai sur la religion. Le théisme, 4° partie, tr. Cazelles, p. 219. De plus, l' inférence qui conclut au miracle n’est aucunement solide : elle se heurte à

dos probabilités de sens inverse. A l’hypothèse surnaturelle, ou peut opposer l’hypothèse aussi probable d’une cause naturelle inconnue. Et enfin, pour s’arrêter à l’hypothèse de la cause surnaturelle, il faudrait savoir si le miracle concorde avec les exigences des attributs divins. Or, il semble bien que les attributs divins, loin de s’accommoder de l’hypothèse du miracle, l’excluent plutôt. Sur ce dernier point, voir plus loin, col. 1<S : U.

On lira dans J. de Tonquédec la discussion complète de cette instance de Stuart Mill. Introduction…, p. 151-100. Il suffira de noter ici la substance de la réponse catholique.

En premier lieu on fait remarquer qu’il n’existe pas entre la découverte d’une cause naturelle et phénoménale, œuvre attribuée par Stuart-Mill à l’expérience, et 1' inférence spéculative » qui conclut à Dieu, l’opposition qu’a voulu voir le philosophe anglais. Vouloir constater expérimentalement l’intervention surnaturelle est une naïveté : pour conclure à Dieu, il faut nécessairement Finférence spéculative, c’est-à-dire qu’il faut raisonner, faire de la métaphysique. Mais il en est de même, et 1' < inférence spéculative » est nécessaire pour découvrir la cause (entendons ce mot dans sa vraie signification philosophique) des phénomènes expérimentalement connus.

Dès lors, c’est un sophisme de prétendre, au nom des certitudes que l’expérience peut donner touchant Us causes naturelles des phénomènes, ruiner la probabilité de l’intervention, en certains cas exceptionnels, d’une cause surnaturelle, parce que nous ne pouvons atteindre cette cause que par voie de raisonnement. N’est-ce pas aussi par le raisonnement que nous rattachons les phénomènes naturels à leurs causes naturelles ? lit si le raisonnement nous amène à conclure pour certains faits d’ailleurs expérimentalement connus, qu’aucune cause naturelle ne peut en rendre compte, pourquoi, au nom de la même « inférence spéculative », n’aurions-nous pas le droit de chercher, dans une cause supérieure, une explication suffisante ? Du reste il est faux que cette inférence spéculative ne puisse nous donner une certitude touchant l’intervention divine par le miracle, sous prétexte qu’une cause naturelle latente est toujours et de préférence probable. « C’est une question d’espèces concrètes, fait observer fort justement.1. de Tonci uédec, de savoir si la cause surnaturelle n’est pas, dans certaines circonstances, la seule vraisemblable, et si, eu égard aux caractères particuliers du phénomène, à ses entours et antécédents, l’action d’une cause naturelle inconnue ne peut pas être, pour ce ras, exclue avec certitude. » Op. cit.. p. 102.

Enfin, l’objection Urée des attributs divins sera examinée plus loin, voir col. 1831.

3. Corollaire : les définitions naturalistes du miracle.

- Persuadés que la nécessité des lois de la nature interdit de concevoir un fait qui en serait une réelle violation, - nombre de philosophes croyants ont tenté néanmoins d’accommoder la notion du miracle aux exigences de leur philosophie. De là certaines uni ions peu orthodoxes qui sont un corollaire du naturalisme et nient en réalité la possibilité du miracle.

Pour Spinoza, le miracle ne saurait être conçu objectivement ; ce terme n’a de signification que relativement aux opinions humaines, et ne signilic rien autre chose qu’un fait dont nous ne pouvons expliquer lu cause naturelle par l’exemple d’un autre fait connu. Chose étrangel Spinoza tente de trouver dans l'Écriture sainie un appui à sa définition. Tractatus theologico-polittcus, c. vi, De miraculis. Malebranche, insistant sur l’Immutabilité de l’ordre dans le monde, se trouve embarrassé pour expliquer le miracle. Il en

admet le principe ; mais il tente de l’expliquer, la plupart du temps, par notre ignorance des lois uénérales qui les commandent. Par miracles, dit-il. j’entends les effets qui dépendent des lois générales qui ne nous sont point naturellement connues. « Entretiens sur la métaphysique, c.xii, n. 13, en note. Toutefois, certains miracles exceptionnels s’expliqueraient par une volonté particulière de Dieu. De la lu turc et de la grâce, serin, i. a. 19. Sur l’explication donnée par .Malebranche des miracles, voir Malebranche, t. ix, col. 17 ! » 0.

Leibniz, par son optimisme et la nécessité morale qu’il introduit dans le gouvernement du monde, diminue le caractère surnaturel du miracle. Le miracle n’est tel que par rapport « aux maximes subalternes » des choses ; mais il rentre dans l’ordre général de l’univers, et ainsi le miracle ne diffère du naturel « qu’en apparence et par rapport à nous ». Cf. Lkibniz, t. ix, col. 183.

Semblable tentative de naturalisme se retrouve chez Houtteville, voir t. vii, col. 190, dans La vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits… Paris, 1722. Tout le système des lois naturelles a été disposé par Dieu de manière à produire habituellement certains effets que nous considérons comme naturels, exceptionnellement des effets que nous appelons miraculeux. Mais ces effets inaccoutumés ne sont miraculeux que parce que nous ignorons la manière dont ils procèdent de lois naturelles à nous cachées. Op. cit., c. xix (dans Migne, Démonstrations évangéliques, t. v).

La plupart des protestants libéraux modernes ont adopté le déterminisme à la base de leur conception religieuse du miracle. Le premier en date, Schleiermacher, tenta une adaptation d’ensemble des conceptions théologiques au naturalisme intégral. Le miracle, dont il garde le nom, est remis par lui, comme l’inspiration et la révélation, au rang des événements naturels. Il est un signe, une indication ; il marque « le rapport immédiat d’un phénomène à l’Infini ». Le miracle « n’est que le nom religieux d’un événement. Tout événement, fût-il le plus naturel et le plus commun, dès qu’il se prête à ce que le point de vue religieux soit, à son sujet, le point de vue dominant, est un miracle. » Ueber die Religion, Reden an die Gebildeten unter ihren Yerachtern, 3e éd., Berlin, p. 151153, cité et traduit par J. de Tonquédec, op. cit., ]). 21.

Dans le même sens, A. Sabat ier, Esquisse d’une philosoi/hie de la religion, p. 87 : « Réduit à sa signification purement religieuse et morale, le miracle, pour Jésus, c'était l’exaucement de la prière, abstraction faite du mode phénoménal suivant lequel cet exaucement s’est produit… Celle confiance eu l’ainoui et en la justice de Dieu pouvait être accompagnée, dans l’esprit des apôtres et de Jésus lui-même, d’idées scientifiques imparfaites ou erronées, sur le mode d’après lequel l’action divine s’exerce dans la nature. Mais elle n’en est pas solidaire, et peut s’en dégager aisément pour se mettre en harmonie avec les vues de notre science actuelle, comme elle était, dans l’esprit de Jésus et des apôtres, en harmonie avec la science de leurs contemporains. Les lois de la nature, qui nous sont apparues, depuis lors, dans leur constance souveraine, deviennent Immédiatement) pour la piété, l’expression de la volonté de Dieu. »

En bref, le miracle dont on nous parle ici, négation du véritable miracle, n’est qu’une transposition déguisée du déterminisme dans le domaine du sentiment religieux.

2° V improbabilité du miracle au nom de l’histoire.

1. Exposé île la (hÈse contraire au miracle. - I.'hisloire

ne sauraii procéder, comme les sciences positives

avec une méthode d’induction vigoureuse. Elle peut néanmoins apporter un certain nombre de constatations qui permettent de conjecturer l’impossibilité du miracle.

Certains auteurs, qui concèdent aux adversaires de Hume et de Stuart Mill qu’il n’y a pas contre le miracle d’induction complète, professent néanmoins qu’il existe des présomptions sans cesse grandissantes. « A mesure que son expérience s'élargit (l’esprit humain) se trouve informé de l’histoire naturelle des miracles ; il voit comment ils naissent, et lentement, mais inévitablement, ils les écarte. » Matthew Arnold, God and the Bible, Boston, 1876, p. 42. Le principal élément de cette expérience est l’explication naturelle des miracles étrangers au judaïsme et au christianisme. C’est par le rapprochement de ces prétendus miracles avec les miracles de l'évangile que la critique rationaliste entend nier le caractère surnaturel des miracles du Christ. Voir JésusChrist, col. 1402. L’objection faite aux miracles du Christ vaut pour tous les miracles en général. On la peut formuler ainsi : L’histoire nous fait connaître quantité de faits réels, que l’esprit humain encore peu éclairé des choses de la nature avait transformés en phénomènes naturellement inexplicables et, partant, miraculeux ; de plus, elle nous fait écarter quantité de faits merveilleux purement imaginaires et consacrés par la légende. N’y a-t-il pas là une double indication dont il faut tenir compte pour juger sainement de la possibilité du miracle ? Xe faut-il pas dire que la probabilité du miracle diminue progressivement dans la mesure où progressent les sciences positives, et que ce double mouvement se poursuivant d’une manière continue, il n’est pas interdit de prévoir l’heure où la notion de miracle sera complètement effacée du tableau des connaissances humaines ? Partant, il est logique de conjecturer dès maintenant son impossibilité au nom des enseignements de l’histoire.

Les peuples primitifs ont vu le miracle partout^ parce qu’ils ignoraient les lois de la nature ; aujourd’hui, on est en droit de le rejeter, précisément parce que la science nous apprend que tout phénomène obéit à une loi nécessaire. « De même que le miracle, chez les peuples primitifs et au point de vue de la foi, n’est qu’une action divine un peu plus sensible que les autres, de même, au point de vue rationnel et scientifique, le miracle le mieux constaté n’est qu’un fait moins commun que les autres, mais qui doit rentrer dans le même ordre que les autres, puisqu’il y est réellement contenu. » Firmin (A. Loisy), Les preuves et l'économie de la révélation, dans Revue du Clergé français, 15 mars 1900, p. 128 ; cf. p. 127.

On a insisté sur cet argument qui n’est point, il faut en convenir, sans quelque apparence de vérité. On l’a exploité en le grossissant notablement pour donner plus de poids à la difficulté. Cf. Arnold, God and the Bible, p. 72-74 ; cf. La crise religieuse (trad. de Literature and Dot/ma), Paris, 1876. p. 121, 125 ; L. Buchner, op. cit., p. 102 : L. Couturat, dans le Bulletin de la Société française de philosophie, mars 1912, p. 166 ; A. France, Le jardin d'Épicure. Paris, 1895, p. 209212 ; W. E. H. Locky, Hislory oj the rise and influence of the spirit of rationalism in Europe, Londres, 1913, t. i, p. 145-147 ; 180-189 ; E. Ménégoz, Publications diverses sur le fidéisme…, t. i, p. 182, 192 ; A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion, p. 75-85 ; .1. Tyndall, Fragments of science, Londres, 1879, t. ii, p. 1 ; J. Wendland, Wunderglau.be und Wunderbegriff in der Théologie der Gegenwart, dans Zeitschrift fur wissenschaftliche Théologie, mars 1911, p. 193 ; A. D. White, A history of the war/are of science with Iheology in Christendom, NewYork, Londres, 1910, t. ii, p. 1-66, etc. Cf. Van Hove, op. cit., p. 207, note 1.

2. Critique.

On assure que » dans son enfance, l’humanité voyait partout une action surnaturelle ! Dieu partout. De là, les religions, les croyances fabuleuses, les génies, les apparitions, le merveilleux en un mot. » Renan, Cahiers de jeunesse, 1 er cahier, n. 49. Et l’on affirme que cet état « théologique » a disparu peu à peu.

Il faut bien reconnaître que les anciens étaient plus crédules que nous, et ont attribué quantité de phénomènes naturels à des causes transcendantes, parce que ces phénomènes n'étaient pas encore expliqués scientifiquement. Il faut reconnaître également que la critique historique a délogé bon nombre de faits, réputés miraculeux, et qui n'étaient que légendaires. L'Église elle-même, par la sévérité avec laquelle elle procède à l’examen des miracles dans les procès de canonisation, montre bien qu’il faut s’entourer de toutes les garanties possibles pour éviter l’illusion ou l’erreur. Mais cette part faite à la vérité, il faut tenir énergiqueinent que l’argument proposé, au nom de l’histoire, n’est pas suffisant pour créer une présomption contre la possibilité du miracle. Il s’en faut, en effet, que l’homme n’ait pas eu autrefois l’idée d’un cours normal des choses et qu’il ait fait intervenir le merveilleux dans l’explication de chaque événement. « La question n’est pas, dit fort justement J. de Tonquédac, de savoir si les anciens expliquaient ou non le cours normal des choses par l’action immédiate de la divinité (ce qui est une vue métaphysique fort différente de la croyance au merveilleux), mais s’ils faisaient, oui ou non, du miracle un événement exceptionnel. Or, ici, l’affirmative s’impose. Il est faux que les anciens aient vu en Protée le type normal de l'être ; qu’ils aient pensé que l’arbitraire inconsistant et le caprice volage fussent la loi des choses. Si vraiment ils ont cru apercevoir, immédiatement derrière le rideau des phénomènes, une ou plusieurs volontés divines, peu nous importe ici ; car, en tous cas, ils étaient obligés d’admettre, après le plus fugitif regard sur le monde, et ils admettaient à coup sûr, que ces volontés suivent, comme les nôtres, une ligne normale dont elles ne s'écartent guère. Le progrès de l’explication naturelle, délogeant peu à peu le merveilleux, primitivement installé partout, est donc une pure fiction. » De plus, si la critique historique nous a débarrassés de faits légendaires, elle n’a pas superposé, à une explication miraculeuse de faits réels, une explication scientifique. Les faits légendaires n’ont jamais existé, au moins sous la forme merveilleuse que leur prête la légende. S’ils avaient été réels, ils seraient aussi inexplicables pour nous que pour les anciens. Cette remarque diminue singulièrement le nombre des réalités jadis prétendues miraculeuses et déchues par la suite de ce rang. — Enfin, dernière observation, même en supposant que les explications scientifiques qui ont été superposées aux croyances miraculeuses aient été toujours, en tout, partout, apportées avec exactitude, on ne pourrait encore en tirer aucun préjugé contre les faits qui resteraient à expliquer. A moins de nier a priori l’existence du miracle, il sera impossible d’affirmer que le progrès des sciences, qui nous permet aujourd’hui de considérer comme naturels des faits jadis réputés merveilleux, nous autorise à rejeter tous les miracles, et justifie la conclusion que tous les phénomènes sans exception sont soumis au déterminisme des lois naturelles. « De cette circonstance qu’un grand nombre de cas ont été résolus, on ne fera jamais sortir, je ne dis pas la certitude, mais une probabilité positive que les autres le seront aussi et de la même façon. » J. de Tonquédec, op. cit., p. 82.

II. PREUVE POSITIVE HE LA POSSIBILITÉ DO MIRACLE. — 1° La démonstration thomiste, type de la

démonstration catholique - La démonstration de la possibilité du miracle, dans sa partie proprement spéculative et théologique, n’a pour ainsi dire pas fait de progrès depuis saint Thomas, qui lui a donné sa forme parfaite. Cf. Contra Génies, t. II, c. xxixxxx ; t. III, c. xcvm-xcix ; De potentia, q. vi ; Sum. Iheol., I a, q. cv, a. 6.

Dans ce dernier endroit, le Docteur angélique donne un résumé de toutes les démonstrations prises soit des attributs divins, soit du fait que les lois naturelles ne sont pas absolument nécessaires.

Si nous considérons l’ordre des choses selon qu’il dépend « le chacune des causes secondes, à l’entendre ainsi, Dieu peut agir en dehors de l’ordre des choses. C’est qu’en effet Dieu n’est pas soumis à l’ordre des causes secondes ; c’est, au contraire, cet ordre qui lui est soumis, comme provenant de Lui, non par nécessité de nature, mais au gré de sa volonté. Si, en effet, il l’avait voulu, il aurait pu établir un autre ordre de choses. Il s’ensuit qu’il peut agir en dehors de cet ordre établi, selon qu’il lui plaira ; et, par exemple, Dieu peut produire les effets des causes secondes sans ces causes, ou encore produire certains effets auxquels les causes secondes ne peuvent atteindre. Trad. Pègues, Commentaire littéral, t. v, p. 322,

L’argumentation de saint Thomas revient à ce syllogisme : La cause libre suprême, dont dépend l’application des lois hypothétiquement nécessaires, et qui n’est pas Ile-même soumise à ces lois, peut agir en dehors d’elles. Or, Dieu est la cause libre toutepuissante, dont dépend l’application des lois hypothétiquement nécessaires, qui constituent l’ordre de l’activité de toute la nature créée, et la liberté divine n’est point enchaînée à cet ordre. Donc Dieu peut faire quelque chose en dehors de l’ordre de l’activité naturelle de toutes les créatures ; c’est-à-dire il peut faire des miracles. Garrigou-Lagrange, De revelatione, t. ii, p. 49. Nous résumons ici l’argumentation du théologien dominicain.

1. La cause libre suprême, dont dépend l’application des lois hij pathétiquement nécessaires, et qui n’espas elle-même soumise à ces lois, peut agir en dehors et audessus de ces lois. — Proposition dont la vérité éclate soit a priori, soit a posteriori. A priori, par l’analyse des concepts qui sont ici en présence. La cause libre dont dépend l’application des lois hypothétiquement nécessaires n’est pas obligée d’appliquer ces lois. Elle peut les appliquer ; elle peut s’abstenir de les appliquer : d’où, à leur endroit, liberté d’exercice parfaite. Elle peut également agir en un sens différent de ces lois, puisqu’elle ne leur est point soumise. D’où, liberté de spécification. Sur la liberté d’exercice ou de contradiction, et la liberté de spécification, voir Libfuti, t. ix, col. 661. Ainsi, « le cours et l’ordre des choses proviennent totalement de Dieu, non par nécessité de nature, mais par un décret de sa volonté ; Dieu ne leur est soumis en aucune façon et sa puissance n’est pas mesurée par eux. Il n’y a aucune nécessité à ce que les choses soient (liberté d’exercice), et à ce qu’elles soient ce qu’elles sont (liberté de spécification). S’il l’avait voulu, Dieu aurait pu instituer un autre ordre ; c’est au même titre qu’il peut changer l’ordre actuellement existant : dans sa première origine et dans sa conservation, le monde dépend égale ment du bon plaisir divin. » Van Hove, op. cit., p. 118, se référant à Sum. theol., I a, q. xxv, a. 5 ; q. cv, a. 6 ; III", q. xxviii, a. 1, ad 1° m ; In /V" m Sent., t. III, dist. XVI, q. i, a. 3 ; t. IV, dist. XI.VIII, q. ii, a. 1, ad 2° m ; Contra Cent.. I. II, c. xxii ; t. III, c, xcvmcix ; I)e potentia, q. i, a. 3, ad 8°'" ; q. vi, a, 1, ad 12° m : De veritate, q. xxvii, a., ' !  ; Camp, thcol., i, c. cxxxvii : Responsto ad mag. Joannem de Vercellis, a. l. Ainsi, d’après saint Thomas et la théologie catholique, les nécessités qui gouvernent l’ensemble des choses créées et Unies ne peuvent être transposées dans le

plan de l’infini. Ce qui est nécessaire quand on considère les rapports des causes secondes entre elles, ne l’est plus quand on considère le rapport entre l’ordre créé et le créateur.

De ces vérités, le P. Garrigou-Lagrange donne quelques illustrations a posteriori, tirées d’exemples choisis par saint Thomas lui-même. L’homme projette librement une pierre dans le sens de la hauteur. Il agit ici en dehors de la loi hypothétiquement nécessaire de la pesanteur et de l’attraction vers la terre. L’artiste qui fait vibrer les cordes de son instrument obtient un effet supérieur à ce que l’instrument par lui-même pourrait donner. Cf. S. Thomas, Sum. theol., I a, q. cv, a. 6, ad lum ; Comp. theol., i, c. civ.

2. L’ordre de l’activité de toute la nature créée est constituée par des lois hypothétiquement, non absolument nécessaires. — L’hypothétiquement nécessaire, to I ; Û7ro0Éa£wç àvayxoùov, comme dit Aristote, Physique. t. II, c. ix, est ainsi expliqué par saint Thomas :

La nécessité se dit de multiples façons. On appelle nécessité, en effet, ce qui ne peut pas ne pas être. (Et c’est » d’abord, en raison d’un principe intrinsèque : soit qu’il s’agisse de principe matériel, auquel sens nous disons que tout composé d'éléments contraires doit nécessairement se corrompre : soit qu’il s’agisse du principe formel, comme si nous disions qu’il est nécessaire pour le triangle d’avoir trois angles égaux à deux angles droits. Cette nécessité est naturelle et absolue. D’une autre manière, il convient à un être de ne pouvoir lias ne pas être, en raison d’un principe extrinsèque, qui sera ou la fin ou l’agent. La fin, comme si quelqu’un ne peut pas obtenir ou réaliser une chose sans telle autre chose, soit qu’il ne le puisse pas absolument, soit qu’il ne le puisse pas aussi bien ; et c’est ainsi, par exemple, que la nourriture est dite nécessaire à la vie, ou le cheval nécessaire pour le voyage. Cette nécessité est la nécessité de la fin, qu’on appelle aussi parfois l’utilité. Il pourra convenir aussi à une chose de ne pouvoir pas ne pas être, en raison de l’agent ; comme si, par exemple, quelqu’un est contraint par un autre, en telle sorte qu’il ne puisse pas agir autrement. Cette nécessité est la nécessité de coaction. Sam. theol., P », q. lxxxii, a. 1, tr. Pègues, op. cit., t. iv, p. 556.

Ce qui est absolument nécessaire l’est donc toujours, indépendamment de toute hypothèse, et ne peut pas ne pas être. Il se fonde immédiatement dans l’essence de l'être. Le feu ne peut pas ne pas avoir la puissance de brûler ou de réchauffer, parce que cette puissance lui est une propriété intrinsèque. Ce qui est hypothétiquement nécessaire ne peut pas ne. pas être, si ses causes extrinsèques, efficiente ou finale, conservent leur influence normale. Ainsi, pour reprendre l’exemple du fèu, la brûlure se produira nécessairement, si aucune cause - cause première ou cause seconde, cause nécessaire ou cause libre, peu importe — ne vient empêcher l’exercice de la puissance de brûler : Si ignis sit calidus, necessarium est ipsum habere virtutem calefuciendi, tamen non necesse est ipsum cale/acerc ; eo qued ab extrinseco impediri potest. Cont. Cent., t. II, c. xxx. Or, l’ordre de la nature est constitué par les lois, lesquelles expriment le mode d’activité des êtres créés, c’est-à-dire le rapport, hypothétiquement nécessaire, de l’effet à la cause. La formule du déterminisme des lois de la nature doit donc être ainsi exprimée : les lois de la nature laissées à elles-mêmes, c’est-à-dire abstraction faite de l’intervention d’autres causes, sont constantes el invariables. Voir, sur ce point, Van Hove, op. cit.. p. 67-80 : L’ordre et les lois de la nature ; la nécessité et la contingence dans la nature.

3. Dieu est la cause libre toutepuissante, dont dépen I l’application îles lois hypothétiquement nécessaires, cl qui n’est pas elle-même enchaînée <ï ces lois. - En premier lieu. Dieu est la cause libre, toute-puissante, des êtres. Nous n’insisterons pas sur la causalité divine : il s’agit ici surtout de rappeler que Dieu, 1829

    1. MIRACLE##


MIRACLE. POSSIBILITE : PREUVE MÉTAPHYSIQUE

L830

cause des êtres, est une cause libre et toute-puissante.

a. Saint Thomas a prouvé la liberté de l’action divine ad extra contre les panthéistes et les averroïstes. Cette action est, en effet, un acte de la volonté libre de Dieu :

(l’est une nécessité d’affirmer que la volonté de Dieu est la cause des choses et que Dieu agit par sa volonté non par une nécessité de sa nature, comme certains l’ont prétendu. On peut le montrer de trois façons :

Tout d’abord, en considérant l’ordre des causes agentes. Il est certain en effet que l’intelligence et la nature agissent l’une et l’autre en vue d’une fin, ainsi que le prouve Aristote dans la Physique ; mais il est nécessaire qu’a l'être agissant par nature, la fin qu’il poursuit et les moyens de l’atteindre soient prédéterminés par quelque intelligence supérieure, comme à la flèche le but et l'élan sont marqués p :.r le sagittaire. Il y a donc nécessité, qu’un agent intellectuel et volontaire précède l’agent q.ui agit par nature. Et comme le tout premier rang dans l’ordre des agents es ! Dieu, il est nécessaire qu’il agisse par intelligence et par volonté

On peut le prouver encore par la considération de ce qu’est l’agent naturel. A un tel agent il appartient de produire un effet déterminé, toujours le même : car la nature, à moins d’empêchement, opère toujours de la même manière. La raison en est que l’agent naturel agit selon qu’il est tel, de sorte que, tant qu’il demeure tel, il ne fait rien que de tel. Or, tout agent naturel a un être déterminé. Comme donc l'être de Dieu, lui, n’est pas déterminé, mais contient en soi toute perfection d'être, il ne se peut point qu’il agisse par nécessité de nature. A moins qu’on ne dise qu’il causerait alors un effet indéterminé et infini dans son être ; mais cela est impossible… Dieu n’agit donc point par nécessité de nature ; mais des effets déterminés procèdent de son infinie perfection conformément à la décision de sa volonté et de son inle’lij ence.

La même conclusion peut se tirer du rapport de l’effet .1 sa cause. Car les effets procèdent de leur cause agente selon qu’ils préexistent en elle, vu que tout agent produit son semblable. Or, les effets préexistent dans leur cause selon la manière d'être de cette cause. Comme donc l'être de Dieu est identique à sa propre intellection, ses clTcts préexistent en lui intelligiblement ; donc aussi ils procèdent de lui intelligiblement ; donc enfin volontairement, car l’inclination qui le porte à réaliser ce que son intelligence a conçu appartient à sa volonté. La volonté de Dieu est donc cause des choses. Sain, theol., ! '>, q. xix, a. 4. Tr. fr. du P. Sertillanges, dans la Somme théoltxjiqne, édit. de la Revue des Jeunes, Dieu, t. iii, p. 50-52.

b. Enfin, il est bien évident que la toute-puissance divine est un des fondements de la possibilité du miracle. Rappelions ici simplement que Dieu ne peut pas tout faire : Dieu peut faire tout ce qu’il est possible de réaliser. Si Dieu ne réalise pas l’impossible, ce n’est pas que sa puissance soit limitée ; c’est que l’impossible de soi n’est pas susceptible d’exister, c’est qu’il n’est pas réalisable. Cf. I 1, q. xxv, a. J. Si l’on considère le simple fait de la non répugnance du possible à exister, on dit que Dieu peut le réaliser de puissance absolue : on s’arrête ainsi à la seule considéralion de la toute-puissance. Si l’on considère la réalisation de ce possible en tant qu’elle dépend non seulement de la puissance, mais encore de la volonté sage et juste de Dieu, on dit que cette réalisation relève de la puissance ordonnée de Dieu, puissance ordinaire quand il s’agit du cours régulier et normal des événements ; puissance extraordinaire, dans le cas du miracle.

Rien ne sert d’objecter avec E. I.e Roy que de la toute-puissance de Dieu on ne saurait conclure à la possibilité positive du miracle. lassai sur la notion du miracle, t. i. p. 19-22. « Il semble que l’esprit humain, dit-on. soit tout à fait incapable de décider a priori et pour ainsi dire à blanc, par voie de raisonnement pur…, si un fail est possible ou non, compatible ou non avec l’ensemble de la nature »… Seule peut répondre l’expérience, non la simple dialectique… Eh ! oui, c’est précisément sur le terrain de l’expé DICT. DE THÉOI, . CATH.

rienec que nous nous plaçons pour affirmer la p > ss bilité positive du miracle en regard de la toute-puissance divine. « L’hypothèse, dit exactement J. de Tonquédec. est la suivante. Les faits qu’il s’agit d’interpréter sont des événements réels, bien constatés, indiscutables, et que la science laisse sans explication. Us s’accomplissent en faveur d’une certaine doctrine, qui prétend être une révélation ; ils l’annoncent ou la confirment. Ils se passent dans le sanctuaire d’une certaine religion, à l’invocation de son Dieu ou de ses saints, au commandement de son fondateur ou de ses apôtres. Par ailleurs, la façon dont s’opèrent les prodiges, les idées qu’ils attestent, les circonstances qui les accompagnent ne sont pas seulement irréprochables au point de vue moral, mais encore de nature à élever les âmes vers Dieu, à les ennoblir, à les pousser vers le bien… Faut-il donc conclure que les prodiges opérés sont divins ?… Ne vaudrait-il pas mieux suspendre son jugement…'? Pourquoi préférer Dieu à l’inconnu ? J’arce que toutes les raisons positives sont pour Dieu, tandis qu’il n’y en a aucune en faveur de l’inconnu. J’ai par devers moi une explication pleinement satisfaisante, et qui répond exactement à toute la question posée. Je connais une cause capable de produire le résultat ; je la sais présente ; je la vois, tout à l’entour de l'événement merveilleux, plier la matière à des fins intelligentes et morales… ; de plus, tous les indices recueillis me rendent son action vraisemblable en l’occurrence. Pourquoi lui donner l’exclusive et me réfugier dans l’inconnu ? » J. de Tonquédec, op. cil., p. 222-223.

b) L’application des lois hy pathétiquement nécessaires dépend de lu liberté divine, laquelle n’est pas enchaînée à ces lois.- - L’action de tout agent créé dépend de l’action libre de la cause première ; comme toute fin surnaturelle se subordonne à la fin suprême voulue par Dieu. On sait, en effet, que le concours divin est absolument nécessaire à l’activité des causes secondes. Or, Dieu, cause première, niais cause libre, peut donner ou ne pas donner ce concours, le limiter à certains etïets, ou le suspendre totalement. Rien plus, Dieu, cause première et indépendante, demeure libre à l'égard des lois de la nature. Non seulement il peut ne pas les appliquer, mais il peut leur substituer d’autres lois dépendant de sa libre toute-puissance. « Dieu est libre à l'égard des biens créés qui ne peuvent augmenter son infinie béatitude ; il est donc libre d’agir au dehors de Lui, libre de créer et de choisir tel monde plutôt que tel autre. Il ne pouvait pas mieux créer, avec plus de sagesse, mais il pouvait faire un monde meilleur : ainsi l’animal n’est pas mieux disposé que la plante, niais il est meilleur et plus parfait. Il y a toujours l’infini entre une créature si parfaite soit-elle et l’infinie bonté qu’elle représente ; elle ne saurait épuiser la toute-puissance. » Garrigou-Lagrange, Dieu, Paris, 1920, p. 494. Ainsi, à l'égard de l’ordre du monde et des lois de la nature peut jouer la liberté divine, non seulement quant à l’exercice, mais encore quant à la spécification : Dieu peut intervenir pour suspendre ou modifier l’effet de l’activité des causes secondes ; Dieu peut intervenir pour produire seul un effet auquel ne saurait atteindre l’activité des causes créées. Si l’intervention divine se produit, les lois hypothétiquement nécessaires de la nature n’en sont pas détruites pourautant ; leur valeur n’est pas atténuée ; leur application est seulement suspendue, par l’intervention d’une cause qui leur est supérieure, qui est indépendante d’elles et dont, au contraire, elles dépendent elles-mêmes.

Par là, le miracle nous apparaît comme « naturel » par rapport à la puissance dont il émane ; Dieu ne saurait agir contre la nature, puisque la nature possède à l'égard de Dieu la puissance obédienlielle qui la

X.— 58 rend apte à revêtir tel effet voulu par Dieu, à l’instar de l’instrument qui obéit à l’artiste ou de la main qui se meut au commandement de la volonté humaine. Cf. Sum. Iheol., I a, q. cv, a. 6, ad lum. Ainsi, le miracle s’insère dans l’ordre universel, ou mieux universalissime de la nature, cet ordre dépassant celui de l’activité créée et ne dépendant que de Dieu. De potentia, q. vi, a. 1. ad lum ; cf. a. 2, ad 8 1 - 1 " : Comp. theoL, I. C. CXXXYII.

4. Conclusion : donc, le miracle est possible. - —

Et cette possibilité s’affirme d’une façon négative et d’une façon positive. Négativement, en ce que l’intervention divine peut empêcher l’action des causes naturelles ; exemple, le miracle des jeunes gens dans la fournaise, Dieu empêchant que le feu ne les brûle effectivement. Positivement, en ce que l’intervention divine peut produire immédiatement des faits qui dépassent les forces de la nature, soit quant à la substance même du fait, soit quant au sujet en lequel ce fait est accompli, soit enfin quant à la manière dont il est accompli.

Est-il besoin de rappeler que, pour être possible de potentia ordinalu exlraordinaria, l’intervention divine sera toujours exceptionnelle et relativement rare ? La sagesse divine se doit de conserver effectivement aux lois naturelles leur fixité normale. Elle se doit surtout de n’intervenir spécialement que pour des motifs suffisants et graves : motifs d’ordre religieux, doctrinaux ou moraux, qui sont impliqués dans la finalité surnaturelle du miracle. Ce point de vue a été développé par certains auteurs sous le nom de « possibilité morale » du miracle, et il suffira de renvoyer sur ce point à J. de Tonquédec, op. cit., p. 207, et surtout à Xewman, Essays on biblical and cccksiastical miracles, 1901, Essay i, p. 16-22, dont J. de Tonquédec donne quelques extraits dans l’appendice v, et dont la doctrine substantielle a été présentée dans New ma n apologiste, par J.-D. Folghera, Paris, 1927, c. n.

La possibilité du miracle et les attributs divins.

Nous suivons ici l’ordre indiqué par J. de Tonquédec, op. cit., p. 129. Mais, tandis que cet auteur écrit en apologiste, présentant son exposé comme une réfutation des objections actuelles, il convient de montrer que la dogmatique catholique, expressément enseignée par saint Thomas, a prévenu les objections et montré que le miracle faisait, au contraire, ressortir les attributs divins. Cf. Van Hove, op. cit., p. 122 sq.

1. La causante suprême de Dieu.

En réalisant un effet miraculeux. Dieu peut sans doute suppléer aux causes secondes. // n’agit lamais en cause seconde. Il accuse toujours une action proprement divine et transcendante. Que Dieu se serve ou non des causes secondes, la nature intime de son activité n’est pas modifiée. Dans le cas (u miracle, comme dans tous les autres cas où elle produit ad extra un effet, la causalité divine atteint l’être en tant qu’être ; elle n’est pas transformatrice, mais créatrice. L’action de Dieu est créatrice, et atteignant de la même façon tous les éléments de l’univers créé, elle cause l’existence de tous les êtres individuels aussi bien que leurs transformations… Dieu, cause transcendante, est aussi cause libre. A ne considérer que les causes nécessaires, les effets minimes ne peuvent se rattacher à leur cause suprême que par toute une série de causes intermédiaires, vu que la cause suprême ne saurait produire directement qu’un elîet proportionné à sa puissance ; Mais l’agent qui agit librement peut immé diatement produire tout effel qui ne dépasse pas sa puissance : l’artisan habile peut taire tout ce que peut un artisan moins habile. Ainsi Dieu, conclut saint Thomas, peut immédiatement, sans le secours des causes secondes, produire les effets propres de cellesci. (’.ont. Génies. I. III, c. xcix. Il ne s’ensuit nullement qu’en ce cas Dieu n’agit plus comme cause première : chaque cause agit selon l’ordre auquel elle appartient. » Van Hove, op. cit., p. 123. Ainsi donc, même dans le cas où Dieu supplée une cause seconde, il agit, non comme une cause seconde, mais conformément à son rôle de cause première et suprême. Et cette vérité est d’autant plus facile à admettre que, même quand les causes secondes agissent conformément à leur nature et à leur rang, l’action spéciale de la cause première n’est jamais absente, et l’effet obtenu dépend plus encore de la cause première que de la cause seconde dont il procède cependant. Cf. S. Thomas, Sum. theol., III a, q. lxxv, a. 5, ad lum ; q. i.xxvii, a. 1 ; In IY nm Sent., dist. XII, q. i, a. 1, sol. 1 : De potentia, q. ni, a. 7, ad 15um ; Quodl. ix, a. 5 ; In Boel. de Trinitate. q. iv, a. 4, ad 4um.

Le rappel de cette doctrine constante dans l’Église catholique fait tomber les objections de certains auteurs, accusant les apologistes du miracle de faire descendre Dieu au îang des causes secondes en lui faisant quitter, par le miracle, le plan de l’absolu pour entrer dans celui du relatif. Cf. Sabatier, Esquisse…, p. 82 ; Tyrrel, The Church and the future, appendix iii, n. 9 (publié en 1903 sous le pseudonyme d’Hilaire Bourdon) ; A Loisy, Autour d’un petit livre, p. 10, 152, etc. Cités par J. de Tonquédec, cp. cit., p. 129-130.

Mais la doctrine catholique de la causalité suprême de Dieu, s’exerçant même dans la production d’un miracle, a pour corollaire la causalité instrumentale du thaumaturge, ange, démon, humanité du Christ ; nous y insisterons plus loin.

2. L’immutabilité divine.

Saint Thomas n’a jamais pris au sérieux l’objection que devait formuler plus tard Voltaire contre le miracle au nom de l’immutabilité divine. Cf. Dictionnaire philosophique, art. Miracle. D’un changement qui se passe dans le plan du relatif, il ne peut supposer qu’un esprit sensé conclue au changement dans le plan de l’absolu : De eo carnaliter sapienles, écrit-il. quodDeus, ad modum carnalis hominis, sit in sua voluntate mutabilis. Cont. Génies, t. III, c. xcvm. L’objection confond mutation de la volonté et volonté de la mutation : d’une volonté immuable et permanente, en effet, Dieu veut que telle chose se produise à tel moment et telle autre chose contraire postérieurement. S. Thomas, Sum. theol., I a, q. xix. a. 7 ; In I’am Sent., dist. XLVIII. q. ii, a. 1, ad 2° m. Cf. S. Augustin, Epist., c.xxxvii. c. ni, n. 10 ; De Genesi ad litt., t. VIII, c. xxin. n. 44 ; c. XXVI ; De civitate Dei. t. X, c. xii : t. XI, c. xxi : P. I… t. xxxiii. col. 519-520 ; t. xxxiv, col. 389, 391 ; t. xii, col. 291. 334. Dieu atteint d’une seule et même volonté éternelle l’ensemble des lois naturelles, tous les phénomènes se produisant conformément à ces lois, et toutes les exceptions à ces lois. Le miracle rentre donc facilement dans l’ordre de la providence divine : Dieu est cause du nécessaire et du contingent, de la loi et de l’exception, et tout ce qu’il a prévu et voulu est conforme à l’ordre que Dieu entend rénl’ser en ce inonde.

3. La sagesse divine.

En Dieu, il n’y a donc, pas, à l’occasion du miracle un changement de dessein niais sa volonté immuable d’un seul coup veut et l’ordre de la nature et les exceptions miraculeuses. Ces exceptions ne font pas outrage à sa sagesse, comme a voulu le prétendre Voltaire, lac cil., et après lui Ci. Séailles, déclarant que ces « petits accrocs faits arbitrairement dans la trame des phénomènes, ces coups d’État minuscules en un point de l’espace et du temps, alors que par milions les mondes lancés dans l’immensité silencieuse obéissent à la souveraineté de la loi. sont dis jeux dignes tout au plus d’un génie de conte de (ces. Les affirmations de la conscience moderne, p. 33. Nous avons vii, en effet, qu’il ne 1833 MIRACLE, POSSIBILITE : ACTION DES CAUSES SECONDES

1834

suffit pas qu’un effet soit possible pour que Dieu le réalise même miraculeusement : il faut qu’il soit possible d’une puissance ordonnée. Le miracle n’est pas une correction apportée aux imperfections de l’ordre établi ; ce n’est pas une action dépourvue de motifs, accomplie simplement -pour le plaisir d’exercer une puissance oiseuse. Le miracle est une opération divine ordonnée à une fin supérieure, et en particulier à une fin religieuse. Il est destiné à traduire une intention particulière de Dieu, à manifester aux hommes une vérité d’un ordre supérieur. Bien loin de constituer une difficulté contre la sagesse divine, il en est bien plutôt une éclatante manifestation. Rappelons-nous que la possibilité du miracle s’entend d’une possibilité non seulement physique, mais encore morale. Ce qu’on a dit de la finalité du miracle suffit à le démontrer.

1. La bonté divine.

Mais arrivés à ce point, nous trouvons une instance nouvellede Stuart Ali 11. « Si Dieu, dit-il, peut nous aider par le miracle, pourquoi l’emploie-t-il si rarement ? Et pourquoi, si Dieu est souverainement bon, a-t-il choisi un ordre du monde si imparfait, qu’il lui faille venir ainsi au secours de ->es créatures à coup de miracles ? Ne pouvait-il pas, par le choix d’un ordre naturel différent de celui-ci, éliminer beaucoup de mal ? »

A cette question, qui, on le voit, est d’une portée générale (ii théodicéc et ne se rattache à la possibilité du miracle qu’indirectement, il n’y a pas à faire d’autre réponse que la réponse classique : pour expliquer tout en dernier ressort, pour dévoiler la raison ultime qui indique ceci plutôt que cela, il faut recourir à un choix premier et indépendant, à un acte du bon plaisir de la volonté divine. Cf. S. Thomas, Sum. Iheol., I a. q. xix, a. 5 : J. de Tonquédec, op. cit.. p. 163-165.

/II. IA CAUSE EFFICIENTE IXSTRV MENTALE DU MI-RACLE. La possibilité du miracle implique, on l’a vu, l’intervention de la causalité souveraine de Dieu. La réalisation des faits miraculeux montre que l’intervention de la causalité suprême n’est pas exclusive de la collaboration des créatures, fl est donc néces saire d’aborder ici rapidement la question subsidiaire de la créature, instrument du miracle.

Cette question se pose nécessairement, car l’Écriture nous montre l’humanité du Christ concourant effectivement aux miracles accomplis par sa divinité ; de plus, les apôtres, eux aussi, ont accomplis de nombreux miracles ; et, enfin, l’histoire de l’Kglise est remplie des récits de faveurs miraculeuses obtenues grâce à l’intervention de saints personnages. Il convient donc d’exposer : t° le fait de la collaboration des causes secondes dans la réalisation des miracles ; 2, j l’explication théologique de ce fait.

1° Le luit de la collaboration des causes secondes dans la réalisation des miracles. - - Sans doute, Dieu peut agir seul : en fait, il se sert fréquemment d’instruments choisis parmi les créatures. Il faut examiner successivement le cas des anges, de l’humanité de .lésus-Christ. des hommes, des créatures corporelles.

1. Les anç/es. — Rien de plus fréquent dans l’Écriture que l’affirmation du ministère des anges auprès des autres créatures. Il serait plus difficile d’y vouloir trouver expressément l’affirmation d’un ministère ordonné à l’accomplissement de faits miraculeux. Les formules de l’Apocalypse, 1’» ange des eaux », xvi, 5, I’ange du feu », xiv, 18, les » anges des vents », vii, 1. indiquent sans doute une puissance spéciale de certains esprits sur ces divers éléments. Mais ce sont là formules vraisemblablement empruntées aux rabbins, et qui n’impliquent pas nécessairement un pouvoir miraculeux dans le gouvernement de ces éléments. L’Ancien Testament relève de multiples cas du ministère visible des anges près des hommes ; il est

difficile de voir dans les actes de ce ministère autre chose que l’exercice de la puissance naturelle propre aux anges, apparitions sous forme de corps empruntés, locution humaine, etc. La guérison subite de Tobie aveugle, xi, 13-15, est d’ordre miraculeux ; mais Raphaël ne semble pas l’avoir opérée lui-même, il seTait plus exact, si le verset était authentique, de trouver dans Jean, v, 4, l’indication d’une réelle coopération angélique à l’accomplissement d’un miracle. Quoi qu’il en soit, une remarque a priori supprime toute hésitation : il est certain que Dieu a communiqué en fait aux hommes la puissance instrumentale d’accomplir des miracles, il peut donc la communiquer a fortiori à des créatures naturellement plus parfaites et plus puissantes que l’homme. Ainsi l’a compris saint Augustin, De civitate Dei, X, xii, xviii, P. t., t. xli, col. 291, 297 ; De Trinilale, III, x, 21 ; xi, 25, t. xi.ii, col. 881, 881 ; et la tradition qui remonte au moins à saint Grégoire le Grand, In Eoangel., homil. xxxiv, n. 10, P. L.. t. lxxvi, col. 1251, et qui accorde a certains d’entre les anges, notamment aux « Vertus », la mission spéciale de coopérer aux opérations miraculeuses. On retrouve cette tradition chez les théologiens du Moyen Age. Citons, entre autres, S. Bernard, De consideratione, t. V, c. iv et v, P. L., t. ci.xxxii, col. 792-795 ; Pierre Lombard, Sententiarum, t. II, dist. IX, c. n ; l’auteur de la Summa Sententiarum. tr. II, c. v, P. L., t. clxxvi, col. 86 ; Alexandre de Halès, Sum. Iheol., part. II, q. i.xxxv, iiiemti. 3 ; Albert le Grand, In Il" m Sent., dist. VII. a. Il ; dist. IX, a. 4 ; Sum. theol., part. II, tract, x, q. xxxix, memb. 2, a. 1 ; S. Bonaventure, In II""’Sent., dist. IX, a. un., q. iv, et S. Thomas. Sum. theol., V, q. cvni, a. 5, (> ; q. ex, a. 1, ad 3um ; a. 1, obj. 1 ; Cont. Gentes, t. III, c. lxxx et cm ; et d’autres auteurs, cités par Van Hove, op. cit., p. 137. Toutefois, la participation des anges aux miracles peut s’entendre de plusieurs façons. Tout d’abord, on peut reconnaître une simple collaboration aux miracles proprement divins : quia aliquod ministerium exhibent in miraculis quic fiunt sicut colligendo pulveres in resurreclione communi, vel hujusmodi aliquid agendo. S. Thomas, Sum. theol., I a, q. ex, a. 4, ad l nm. Il ne s’agit ici que de préparer la matière du miracle, et cette collaboration ne dépasse pas le pouvoir naturel des anges. En cela, ils agissent donc non comme causes instrumentales, mais comme causes principales, obéissant d’ailleurs aux ordres divins. On retrouve cette doctrine chez Alexandre de Halès, Sum. theol., loc, cit. : Albert le Grand, In II""’Sent., dist. XVIII, a. 2. Ce mode, déclare S. Thomas, De potentia, q. vi, a. 4, est propre aux anges, car « les âmes humaines, qui doivent agir par l’intermédiaire de leur propre corps, ne peuvent mouvoir de la sorte de mor.de matériel. » Ensuite, on doit accorder aux anges le pouvoir d’obtenir de Dieu des miracles, par leur intercession : quia ad eorum desiderium Dcus miracula facit, sicut et sancti homines dicuntur miracula facere. Ici encore, l’intercession n’est que l’exercice d’un pouvoir naturel, dans lequel anges et hommes agissent comme causes principales. Mais saint Thomas, et avec lui les théologiens catholiques, envisagent un troisième mode où nous trouvons la causalité instrumentale proprement dite : c’est quand ils opèrent directement des miracles que Dieu seul peut accomplir, rendre la vue aux aveugles, ressusciter des morts, en obtenant, par leurs prières, le pouvoir de les accomplir au nom de Dieu, virtute Dei, quam orando impétrant. In Joanncm. c. x, lect. 5, n. 1 ; cf. De potentia, q. VI, a. I, où saint Thomas dit encore plus simplement que les anges et les saints opèrent les miracles, aliquid coagendo. D’ailleurs, le Docteur angélique se fait ici l’écho de saint Augustin, De civilale Dei, XXII, ix, P. L., t. xii, col. 771 : et surtout de saint Grégoire le Grand Diaiog., II, xxx. P. 1… t. i.xiii. col. 188.

Il faut en lin considérer que les ange s, par leur proPre vertu naturelle, sont capables de réaliser des faits d’apparence miraculeuse, dépassant la puissance de la nature corporelle ou visible’. Mira et non miracula, disent communément les théologien, à moins d’entendre le mot miraculum dans un s « ens large de fait dépassant le pouvoir et l’entendement humain. Cf. De potentia, loc. cit.

Ces miracles inférieurs, simples prodiges, peuvent-ils être considérés comme suffisants pour attester la volonté divine et être reçus comme tels dans les procès de canonisation ? Benoît XIY le pense, De servorum Dei beatif. et canoniz., I. IV. c. i. n. Il ; c. vi. n. 5 sq., et avec lui de bons auteurs, comme Hooke, Tractatus de vera religione, 1, dissert. ii, c. i, § 1. dans Aligne. Cursus théologiens, t. n. col. 509 sq. ; Schouppe, Elementu theologise dogmatiese, t. i, n. 137 : Stiefelhagen, Théologie des Heidenthums, Ratisbonne, 1858, p. 137 : Rohling, Der Katechismus des XIX. Jahrhunderls, Mayencc, 1877, p. 38 : Ottiger, Theologia fundamentalis, Fribourg-en-B., 1897. 1. 1. p. 173.

Les démons, de leur côté, ne peuvent pas opérer tous les prodiges que leur nature supérieure leur permettrait ; Dieu parfois peut les « lier », afin de les empêcher de nuire. Néanmoins des prodiges peuvent être accomplis par eux, qu’il faut savoir discerner. Voir Démons, t. iv, col. 405-40(i. Dans le De potentia, q. vi, a. 5, saint Thomas exclut des démons tout pouvoir instrumental par rapport aux miracles proprement dits : ce pouvoir, en effet, n’est communiqué par Dieu aux créatures que dans le but de corroborer la vérité et de promouvoir le bien, ce dont sont incapables les démons. S’il fallait, dit saint Thomas, attribuer^le changement de la femme de Loth en statue de sel au démon, il conviendrait alors d’accepter que Dieu peut parfo is communiquer au démon un véritable pouvoir inst rumental d’accomplir des miracles, mais uniquement d ans le but d’infliger un châtiment à des coupables. De malo, q. xvi. a. 9, ad 3 UI ".

2. L’humanité de Jésus-Christ. Nous résumerons la doctrine exposée à l’art. Jésus-Christ. L’existence en Jésus-Christ d’une puissance instrumentale relative aux miracles ne peut faire aucun doute. Les miracles accomplis par le Sauveur témoignent en elle ! du pouvoir de les accomplir, et, parce que Jésus pouvait user de ce pouvoir comme il le voulait, Matth., vin, 2-3, il s’ensuit que le charisme du pouvoir des miracles était en Jésus à l’état permanent. Voir Jésus-Christ, col. 1315. L’union physique de l’humanité à la divinité fait qu’il n’en pouvait être autrement, l’humanité du Christ étant l’organe, instrument « conjoint » et non séparé de la divinité, comme chez les autres thaumaturges. Cf. S. Thomas, De veritale, q. xxvii, a. 4.

Quant à l’étendue du pouvoir des miracles dans l’humanité de Jésus-Christ, nous n’avons aucune restriction à faire. Comme instrument de la divinité. l’humanité du Sauveur devait précisément pouvoir opérer tous les miracles utiles à la fin de l’incarnation. Sum. theol., III 11, q. vii, a. 7. ad 1’"", et q. xiii. a. 2 avec le commentaire de Cajétan. El parce « pie la fin du mystère de l’incarnation est la restitution de toutes choses dans l’ordre, le pouvoir d’opérer des miracles devait s’étendre à tout ce qui peut favoriser cette restitution. Sum. theol., III a, q. xi.m. a. 1-1, et les commentaires des auteurs. Voir JÉSUS-CHRIST, col. 1233 ; 1310.

3. Les Inimitiés. L’existence de thaumaturges, opérant au nom (le Dieu des miracles, ne peut cire niée. Les apôtres opérèrent de multiples guérisons iramculeuses, dont le récit est consigné aux Actes.

Voir col. 1801 et Act. m. 7-10 ; iv, 30 ; v, 1-12. 16 ; vin, 7 : ix. 33-34, 30-42 ; xiii, 11 : xx, 9-12. D’ailleurs, parmi les charismes accordés à la primitive Église, saint Paul énumère la grâce des guérisons et le don d’opérer des miracles. I Cor., xii, 9-10 ; cf. Marc xvi, 18.

Sans doute, les hommes peuvent obtenir de Dieu, par leurs prières, l’accomplissement de certains miracles. Cf. S. Thomas, Sum. theol., I I a - 1 I æ, q. xcvii, a. l, ad 2 1, m ; q. clxxviii, a. 1. ad lum ; III a, q. i.xxxiv. a. 3. ad 4°" 1 : Cont. (lentes. t. III, c. cm ; t. IV, c. i v : De potentia. q. vi, a. 4, 9 ; De veritate, q. xxvii, a. 3, etc. Cette prière peut être même un simple désir. L q. ex. a. 4, ad l" m. Et même, en ne considérant que la puissance naturelle de l’homme, la prière et l’intercession est le seul mode d’obtenir de Dieu des miracles, In 1 1 / » ’» Ne/iL. dist. XVI, q. i, a. 3. Mais les hommes peuvent aussi faire des miracles ex potestate, coagendo, cooperando ; c’est là la véritable causalité instrumentale. II 8 -II æ, q. clxxviii. a. 1. ad L" 1° ; Cont. Gentes, 1. III. c. cm : De potentia, q. vi, a. 4, 9. Si saint Thomas paraît affirmer que les apôtres n’ont pas reçu le pouvoir de guérir les infirmes, mais seulement celui de prier efficacement pour leur guérison, III 1’, q. lxxxiv. a. 3. ad 4um, il faut sans doute entendre qu’ils n’eurent pas ce pouvoir habituellement, comme Jésus-Christ le possédait. Trop d’autres textes, en eflet, nous font conclure à la communication, pour des cas particuliers, du pouvoir instrumental d’opérer le miracle. Cf. Cajétan, in / ;. L

a) La sainte Vierge. Pour saint Thomas, la vierge Marie reçut, avec les autres grâces, le don des miracles ; mais il lui en refuse l’usage durant sa vie mortelle ; il n’appartenait, en effet, qu’au Christ et aux apôtres de confirmer par des miracles la vérité de leur prédication. Sum. theol.. III a, q. xxvii, a. 5. ad 3° IU. Albert le Grand, saint Antonin, et surtout Suarez posent à cette doctrine une restriction importante : il leur semble que si la vierge Marie n’accomplit pas, par elle-même, et en public, des miracles avant l’ascension de son Fils, elle dut en accomplir dans la suite. Suarez, De mysteriis vitee Christi. disp. NX, sect. m. Par ailleurs, durant la vie même de Jésus, rien n’empêche qu’elle n’en ait obtenu par la prière, comme le fait s’est produit à Cana. Cf. Terrien. La Mère de Dieu, t. ii, p. 291 sq.

Dans la gloire du ciel, Marie ne cesse pas de répandre sur nous ses bienfaits. S’il est vrai d’affirmer que toute grâce nous parvient par sa médiation, voir Marie, t. ix, col. 2389 sq., aucun miracle ne s’opérerait sur terre, sans que la Mère de Dieu n’y contribuât pour quelque part. A fortiori, donc, sa coopération est-elle acquise quand il s’agit de miracles accomplis par son intercession particulière : tels les miracles de Lourdes.

b) Les saints peuvent être considérés, soit à l’état d’âmes séparées dans le ciel, soit pendant leur vie terrestre. Dans le ciel, leur coopération aux miracles doit être assimilée, toute proportion gardée, à celle de la sainte Vierge. Leur médiation s’exerce dans la collation de bienfaits que nous demandons à Dieu par leur intercession. Sur terre, l’action des thaumaturges amis de Dieu est irrécusable ; non seulement en priant, mais en agissant, ils coopèrent aux œuvres miraculeuses. Il faut dire des saints en particulier ce que nous avons dit des hommes en général.

c) Les pécheurs et ceux qui n’ont pas la vraie foi peuvent ils être Instruments de la puissance divine pour accomplir des miracles ? Question délicate. Saint Thomas en a posé les principes de solution, Sum. theol., II » - H’, q. cLxxviii, a. 2 et ad 3° m. S’il s’agit de miracles destinés uniquement à cou limier la prédication de la vérité, et non à montrer la sainteté du thaumaturge, il n’y a pas d’obstacle à ce que Dieu se serve d’un pécheur comme instrument du miracle. Cf. Albert le Grand, In /V""’.S>/iL, dist. XVIII, a. 2 et ad obj. 4. La foi est sans doute une disposition éloignée au pouvoir de faire des miracles ; elle n’en est pas la condition unique, et rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’un hérétique ou un infidèle ne puisse être, à la rigueur, l’instrument divin dans l’accomplissement d’un miracle. Sur ce dernier point, on pourrait apporter des textes contradictoires de saint Thomas, De potentat, q. vi, a. 5, ad 5° m et In Joannem, c. ii, lect. 3. On peut dire qu’en général les Pères et les théologiens ont admis la possibilité du miracle citez les hérétiques ; il s’agit bien entendu du miracle qui ne servirait pas à accréditer leurs erreurs. Ainsi Tertullien, Adv. Marcionem, t. III, n. 18, P. L., t. ii, col. 346 ; S. Cyprien, De unitate Ecclesiæ, n. 15, P. L., t. iv, col. 511 ; Origène, Cont. Celsum, 1, III, n. 3, P. G., t. xi, col. 924 ; S. Augustin, /n Joannis evang., tr. xiii, n. 17, P. L., t. xxxv. col. 1501 ; Lib. de quivsl. i.xxxiii, q. lxxix, P. L., t. xl, col. 90 etc., et, parmi les théologiens, Suarez, Prolegomenon III De gratia, c. iv, n. 9 ; Estius, In I Ium Sent., dist. VII, § 20. Voir Van Weddingen, De mirarulo, p. 183 sq. On lira de L. de Grandmaison, Le Sadhu Sundar Singh et le problème de la sainteté hors de l’Église catholique, dans Recherches de science religieuse, 1922, p. 1 sq.

4. Les créatures matérielles. Les faits nous obligent à envisager une coopération des créatures matérielles elles-mêmes aux miracles. Nous n’insisterons pas sur la salive dont se servit Jésus-Christ pour guérir un muet, Marc, viii, 23, et un aveugle, Joa., ix, 6, ni sur l’onction d’huile par laquelle les apôtres, au nom du Christ, guérissaient les malades. Rappelons seulement que souvent les miracles se sont accomplis au contact des vêtements ou des ossements ayant appartenu à un personnage mort en odeur de sainteté. Cf. IV Reg., xiu, 21. Le contact de l’eau de Lourdes a suffi parfois à provoquer des guérisons inespérées. Comparer Joa., loc cit., et IV Reg., v, 1-14.

2° L’explication théologique du fait. --- Nous n’avons pas à considérer ici la collaboration des créatures aux miracles quand il s’agit de leurs prières ou de leurs désirs. L’intercession des anges, de la Vierge et des saints est un exercice de leur pouvoir normal, naturel ; et, en sollicitant de la puissance divine l’accomplissement d’un miracle, ils n’exercent aucun pouvoir instrumental par rapport au miracle lui-même. La question se restreint donc aux actes de coopération proprement dits, lorsque les anges, l’humanité du Christ, la Vierge, les saints et peut-être quelque pécheur accomplissent avec Dieu, et par une puissance instrumentale reçue de Dieu, une œuvre miraculeuse. On a exposé, à propos des miracles de Jésus-Christ, les différentes explications proposées en théologie pour l’action instrumentale de l’humanité du Christ : causalité morale, causalité physique, causalité intentionnelle. Voir Jésus-Chhist, col. 1318-1321. Nous n’avons rien à ajouter ici à ce qui a été dit alors On voudra bien remarquer que nous avons maintenu, avec l’unanimité des théologiens thomistes, la causalité instrumentale physique de l’humanité du Christ aujourd’hui glorifiée dans le ciel.

Ce qui a été dit de l’humanité du Christ encore vivant sur terre vaut, toute proportion gardée, de te personne des thaumaturges, accomplissant ici-bas, au nom de Dieu, des œuvres miraculeuses. A leur sujet aussi, les théologiens font valoir les explications précitées. En faveur de la causalité physique, on insiste sur les gestes sensibles, qu’à l’exemple du Sauveur, les thaumaturges accomplissent. Élie s’étend par trois fois sur le petit corps du fils de la veuve, avant de le ressusciter. III Reg., xvii, 18-22. Des gestes sensibles analogues, plus accentués encore, sont accomplis par Elisée à l’égard du fils défunt de la Sunamite. IV Reg., iv. 32-36, Pierre prend par la main droite le boiteux des Actes, iii, 6-7. C’est par un contact physique que Paul ressuscite Eutychus à Troas, Act., xx, 9-13. Voir d’autres cas empruntés à l’histoire ecclésiastique dans Hugon, La causalité instrumentale en théologie, p. 180 sq. Sans doute, il faut reconnaître la valeur de cause morale aux prières, aux mérites des thaumaturges..Mais il semble difficile de ne voir dans leurs gestes sensibles qu’un simple occasionalisme.

Tout l’intérêt de la controverse théologique porte sur la causalité à reconnaître, ou ciel, à la Vierge el aux saints, par l’intercession desquels nous obtenons des miracles. Beaucoup de théologiens, même thomistes, ne veulent voir dans les élus qu’un pouvoir moral de prière, de médiation. C’est la thèse soutenue par.1. Bittremieux, dans De mediatione universali B. Marin’virginis quoad gratias, Bruges, 1926, p. 276 sq., et reprise par Van Hove, op. cit., p. 148 sq. Le P. Héris, O. P., semble restreindre la causalité physique à l’humanité sainte de Jésus-Christ et aux sacrements, Menue des sciences philosophiques et théologiques, 1927, p. 528. Mais, même pour qualifier l’action de la Vierge et des saints au ciel, quelques théologiens maintiennent la causalité physique. Citons Hugon, O. P., La causalité instrumentale, p. 194 sq. ; cf. Marie pleine de grâce, Paris, 1927, p. 175 ; Lépicier, 7Yacta<us de bealissima nirgine Maria, 4e édit., p. 524-528, etc.

Quant aux créatures purement corporelles, on peul à leur égard soulever les mêmes controverses qui se font jour entre théologiens sur la causalité des sacrements, avec cette différence toutefois que le théologien est obligé de conserver aux sacrements une véritable causalité par rapport à la grâce, tandis qu’on peut ne placer dans les créatures purement corporelles employées pour accomplir les miracles qu’un simple occasionalisme. La doctrine catholique n’est pas engagée en ces controverses. Cf. Hugon, La causalité instrumentale, p. 184 sq.