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Dictionnaire de théologie catholique/Manichéisme

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MANICHÉISME, secte religieuse fondée au iiie siècle par Manès ou Mani. — I. Sources. — II. Vie de Mani (col. 1858). — III. Expansion du manichéisme (col. 1864). — IV. Les doctrines manichéennes (col. 1872) — V. Origines du manichéisme (col. 1888).

1 Sources. — Le manichéisme est encore pour l’historien une sorte d’énigme. Apparu brusquement, vers le milieu du iiie siècle, en Babylonie, c’est-à-dire au pays de syncrétisme religieux intense dans lequel se rencontraient et se mélangeaient les influences les plus diverses : celles du christianisme, du judaïsme, du mithraïsme, des vieilles religions locales de la Chaldée, il s’est répandu avec rapidité jusqu’en Espagne et en Afrique du Nord d’une part, et de l’autre jusqu’aux extrémités de la Mongolie et de la Chine. Pendant près d’un millier d’années, il a su conserver sa vitalité, en butte à l’hostilité des pouvoirs établis aussi bien qu’à la contradiction des systèmes qu’il prétendait remplacer. Les combats qu’il a été obligé de livrer ont parfois semblé accroître sa force. Mais, après ce rude effort de conquêtes et de luttes, le manichéisme a presque entièrement disparu. Les documents de l’activité littéraire de ses membres ont péri, victimes de l’usure du temps et surtout de l’hostilité des hommes. Il est aujourd’hui difficile de faire un tableau exact du manichéisme et beaucoup de ceux qui s’y sont essayés ont finalement échoué dans leurs efforts.

Naturellement, les sources les mieux assurées pour connaître la doctrine et l’histoire du manichéisme seraient les écrits mêmes de Mani et de ses disciples. Nous savons que les ouvrages du maître et ceux de ses principaux disciples formaient une sorte de livre sacré, de Bible, à laquelle on attribuait la plus haute autorité. En dehors de fragments et d’analyses, plus ou moins considérables, ces ouvrages sont aujourd’hui perdus. II n’en faut pas moins les citer en première ligne, au début de cette étude, avec l’indication des auteurs qui nous renseignent sur eux.

En second lieu, nous aurons à mentionner un certain nombre d’écrits manichéens, récemment retrouvés dans l’Asie Centrale. Ces écrits sont d’autant plus précieux qu’ils proviennent de cercles qui conservaient les traditions de Mani. Ils ne suffisent pourtant à satisfaire toutes les curiosités : rédigés dans des langues difficiles à comprendre, composés à des dates mal connues et peut-être assez récentes, conservés souvent à l’état de fragments, ils ont besoin d’être complétés et contrôlés par les témoignages des sources indirectes.

Celles-ci sont elles-mêmes de deux sortes : les sources orientales et les sources latines et grecques. Les sources orientales les plus importantes sont d’origine musulmane. Aboul Faradj Mohammed ben Ishaq, plus connu sous le nom d’An-Nadim (vers 980), et Sharastani (xiie siècle) surtout ont eu l’occasion de s’intéresser au manichéisme. Ils ont eu l’un et l’autre en main des ouvrages authentiques de Mani et de ses premiers disciples : les extraits et les analyses qu’ils nous fournissent sont de la première importance. Parmi les écrivains chrétiens de langue syriaque, saint Éphrem au ive siècle, et Théodore Bar-Khôni au viiie siècle sont spécialement bien renseignés, et leur témoignage doit être pris en sérieuse considération. Quant aux sources latines et grecques, il suffit pour l’instant de signaler les Acta Archelai d’Hégémonius, ouvrage du IVe siècle, qui met en scène Mani lui-même et un de ses principaux disciples Turbo, et les traités antimanichéens de saint Augustin : celui-ci, avant sa conversion, avait passé plusieurs années dans la secte et avait eu l’occasion de lire de nombreux ouvrages manichéens, de recueillir un certain nombre de traditions : par lui, nous sommes bien renseignés sur le manichéisme africain de la fin du ive siècle.

I. SOURCES MANICHÉENNES. — 1o Ouvrages de Mani. — L’historien arabe An-Nadim, parlant de l’activité littéraire de Mani, écrit : « Mani composa sept livres, un en persan et six en langue syriaque. Parmi eux se présentent : d’abord le livre des Mystères…, secondement le livre des Géants…, troisièmement le livre des Préceptes pour les Auditeurs, avec un appendice des Préceptes pour les Élus…, quatrièmement le livre intitulé : Shâpurakân…, cinquièmement le livre de la Vivification…, sixièmement le livre intitulé : Farakmatija… » G. Flügel, Mani, seine Lehre und seine Schriften…, Leipzig, 1802, p. 102, 103. Le texte d’An-Nadim, qui a ici une lacune, ne donne pas le titre du septième livre annoncé.

Birûni (vers 1000) donne une liste qui reproduit à peu près celle d’An-Nadim. Il a trouvé, dit-il, à Hawarizim un volume de livres manichéens, qui contenait les écrits suivants : la Farakmatija ; le livre des Géants ; le Trésor de la vivification ; le Soleil de la certitude et du fondement ; l’Évangile ; le Shâpurakân ; une quantité d'Épîtres de Mani ; enfin le livre des Mystères. Birûni, Chronologie orientalischer Völker, édit. Sachau. Leipzig, 1898, p. xxxviii.

Ces listes sont les plus complètes et les plus vraisemblables des écrits authentiques de Mani. Les six premiers du catalogue d’An-Nadim auraient été rédigés en syriaque, par où il faut entendre non pas le syriaque classique, la langue parlée à Édesse, mais l’araméen de Babylone, et plus précisément la langue du Sûristan, c’est-à-dire de la région du Tigre et de l’Euphrate inférieurs. D’après An-Nadim, Mani aurait inventé, pour transcrire ses œuvres une écriture spéciale, dérivée du syriaque et du persan, et plus riche en caractères que l’arabe. G. Flügel, op. cit., p. 167, 168. Après lui, les manichéens auraient conservé ce système d’écriture dans la copie de leurs livres saints.

Que savons-nous de chacun des livres de Mani ?

1. Le livre des Mystères. — Cet ouvrage est cité par Hégémonius, Acta Archel., 62, édit. Beeson, p. 91, par Titus de Bostra, Contra Man., i, 5, P. G., t. xviii. col. 1076, et par saint Épiphane, Hæres., lxvi, 13, P. G., t. xiii, col. 48 C. L’analyse soi-disant fournie par ce dernier est empruntée à Titus qui, en réalité, ne semble pas avoir connu l’œuvre de l’hérésiarque. Photius, Contra Man., i, 12, P. G., t. cii, col. 36 A, et la seconde formule grecque d’abjuration, P. G., t. i, col. 1405, assurent que dans le livre des Mystères, les manichéens s’efforcent de détruire la Loi et les Prophètes. L’analyse donnée par An-Nadim, édit. Flügel, op. cit., p. 102, 103, confirme cette assertion. D’après An-Nadim, les Mystères étaient divisés en 18 chapitres, dont le 17e traitait des prophètes, tandis que d’autres (4, 5, 10) étaient consacrés à Jésus. Plusieurs chapitres, 1, 12 et 13, s’occupaient des Deisanites, qui se rattachaient à Bardesane. Dans l’ensemble, le livre des Mystères s’occupait donc des relations entre le judaïsme et le christianisme ; et il s’intéressait spécialement aux rapports entre l’âme et le corps.

Ce livre est perdu. Perdu également le résumé qu’en avait rédigé Birûni. Par ce dernier auteur, nous en connaissons pourtant quelques fragments qu’il a insérés dans son India. Cf. P. Alfaric, Les écritures manichéennes, t. ii, étude analytique, p. 17-21.

2. Le livre des Géants. — Mentionné par An-Nadim et par Birûni, le livre des Géants est également signalé par Timothée de Constantinople, De recept. hæretic., P. G., t. lxxxvi, col. 21 et par Photius, Biblioth., cod. 85, P. G., t. ciii, col. 288. D’après le titre, il devait s’occuper surtout de la légende des Géants fondée sur les récits de la Genèse et déjà exploitée dans les milieux gnostiques.

Une hypothèse assez vraisemblable de P. Alfaric, op. cit., p. 31, veut que ce livre soit le même ouvrage que le Liber capitulorum (livre des principes) mentionné par Archélaüs, Acta Hegem., 62, édit. Beeson, p. 91 ; et aussi qu’il ait été cité par Alexandre de Lycopolis, Titus de Bostra, saint Épiphane, Théodoret de Cyr, Sévère d’Antioche, comme renfermant les doctrines essentielles, les κεφάλαια, du manichéisme. De fait, Alexandre de Lycopolis, en terminant son exposé des κεφάλαια manichéens, note que les hérétiques invoquaient la gigantomachie des anciens poètes pour montrer comment ces derniers avaient connu la lutte engagée par la matière contre Dieu.

Les κεφάλαια, tels qu’ils sont connus par les analyses d’Alexandre de Lycopolis, de Titus de Bostra, de Théodoret et de Sévère, contenaient un exposé de la comosgonie manichéenne. Ils racontaient l’origine du monde, l’apparition de l’homme sur la terre, et la lutte acharnée que se livrent les deux principes jusqu’au triomphe définitif du Bien.

Le livre des Principes semble avoir été particulièrement répandu en Chine : un fou-to-tan, c’est-à-dire un haut dignitaire manichéen, venu de Perse, l’apporta en 694 dans l’empire du Milieu ; il y prit le nom de Livre des deux Principes, ou des deux Racines. Les textes de Touen-houang y font de fréquentes allusions. Cf. P. Alfaric, op. cit., p. 32-34.

3. Le livre des Préceptes pour les auditeurs, avec un chapitre additionnel des préceptes pour les Élus : c’est ainsi qu’An-Nadim désigne le troisième des écrits de Mani. Il semble que ce ne soit pas là un titre à proprement parler ; mais plutôt une analyse rapide d’un ouvrage anépigraphe. À sa place, Birûni mentionne le Soleil de la certitude et du fondement : peut-être avons-nous dans cette formule un peu mystérieuse le titre original du livre des Préceptes.

En tout cas, nous savons fort peu de choses de cet ouvrage, dont l’identification a donné lieu à beaucoup de difficultés. Suivant K. Kessler, art.  Mani, Manichäer, dans la Protest. Realencycl., 3e édit., t. xii, p. 220, le livre des Préceptes serait à identifier d’une part aux κεφάλαια dont parlent les auteurs grecs, cf. supra, et d’autre part, à la célèbre Épître du fondement que nous connaissons bien par l’ouvrage de saint Augustin, Contra epistolam Manichœi quam vocant fundamenti liber unus. P. Alfaric, qui a déjà identifié les κεφάλαια au livre des Géants, voit dans le livre des Préceptes, un ouvrage mentionné par saint Augustin dans le De moribus manichæorum, 19 sq., P. L., t. xxxii, col. 1353 sq., et analysé en partie par lui : c’est dans cet ouvrage que sont étudiés les trois sceaux de la bouche, de la main et du sein, imposés aux élus. Il ajoute que les textes de l’Asie Centrale et spécialement le Khouastouanift font allusion à la première partie du traité de Mani, lorsqu’ils parlent des « Trois Moments » que doit comprendre l’homme décidé à entrer en religion. P. Alfaric, op. cit. p. 54-58.

Tout cela est assez incertain. Il reste que le livre des Préceptes était un traité de morale, et qu’il se divisait en deux parties : l’une destinée à tous les fidèles manichéens, aux auditeurs ; l’autre réservée aux élus, c’est-à-dire aux parfaits.

4. Le Shâpurakân. — Selon Birûni, Chronologie, trad. Sachau, p. 189, Mani aurait composé cet ouvrage, peut-être le plus ancien de ses écrits, pour le grand roi des Perses, Sapor Ier, le fils d’Adraschir, afin de l’instruire et de le gagner à ses doctrines. Le titre de Shâpurakân, appartenant à Sapor, confirme ce récit. Vraisemblablement, cet ouvrage était rédigé en persan, selon les renseignements d’An-Nadim qui connaît un livre de Mani écrit en cette langue.

C’était un écrit eschatologique : An-Nadim nous apprend qu’il se divisait en trois parties, dont une décrivait la fin de auditeurs, une autre celle des élus, la troisième celle de pécheurs. Flügel, Mani, p. 103. Peut-être un résumé assez long en est-il donné dans un passage du même auteur intitulé : Doctrines des manichéens sur la vie future, et où apparaissent successivement les trois classes d’hommes. Flügel, Mani, p. 100, 101.

Le Shâpurakân a été connu en Orient : deux feuillets d’un manuscrit de Tourfan portent encore le titre de l’ouvrage et en donnent des fragments, malheureusement illisibles ou inintelligibles. Par contre, les occidentaux n’ont jamais connu cet écrit, et ne le citent pas, du moins sous son titre original. P. Alfaric, op. cit., p. 49, croit que c’est peut-être lui que vise la formule grecque d’abjuration lorsqu’elle cite le livre des Secrets. P. G., t. i, col. 1468.

5. Le livre de la vivification, appelé le Trésor de la vivification par Birûni, est intitulé plus simplement le Trésor par Hégémonius, Acta Archel., 62, et par saint Épiphane, Hæres., lxvi, 13. Timothée de Constantinople, Pierre de Sicile, Photius, les deux formules grecques d’abjuration, donnent le titre complet, θησαυρὸς ζωῆς. Ce titre est d’autant plus remarquable qu’il se retrouve chez les mandéens, où il désigne une écriture très importante.

Saint Augustin a connu lui aussi le Trésor : il en cite deux fragments, l’un provenant du second livre, Contra Felic., ii, 5, P. L., t. xlii, col. 538, l’autre provenant du septième livre, De natura boni, 44, ibid., col. 568. Les deux fragments sont également cités par Évodius, De fide cont. Man., 5 et 14-16, ibid., col. 1141, 1144. Avec un troisième passage, signalé par Birûni, India, trad. Sachau, t. i, p. 39, ils constituent tout ce qui nous reste de ce traité qui devait être fort important, puisqu’il avait au moins sept livres. Nous savons qu’il y était question de la lutte des deux royaumes des Ténèbres et de la Lumière, et du rôle joué par le Troisième messager et par la Vierge de Lumière dans la délivrance des éléments divins tenus en captivité par les démons aériens.

Saint Épiphane, après avoir mentionné le Trésor, ajoute que Mani a associé à ce livre, celui qu’on appelle le Petit Trésor, Hæres., lxvi, 13. On a cru souvent que c’était là un simple résumé du Trésor. Il est fort possible qu’il s’agisse en réalité de deux écrits différents ; et de fait saint Cyrille de Jérusalem signale les Trésors au pluriel, parmi les ouvrages importants de Mani. Catech., xi, 22, P. G., t. xxxiii, col. 577.

6. La Farakmatija d’An-Nadim et de Birûni semble avoir été un traité de morale. Le titre lui-même doit être lu Πραγματεία, ce mot désignant précisément un livre ayant une partie pratique, et se trouvant employé par Photius à propos du livre des Géants qu’il nomme ἡ τῶν γιγάντων πραγματεία. Selon Kessler, art. cit., p. 221, nous ne connaissons rien de cet ouvrage.

P. Alfaric, op. cit., p. 58-68, pense, au contraire, que la Pragmateia, n’est autre que l’Epistola fundamenti, déjà rappelée tout à l’heure. Cette lettre, adressée à un certain Patticius — peut-être le père de Mani lui même est un résumé de toute la doctrine manichéenne ; et c’est un des écrits que nous connaissons le mieux, grâce à saint Augustin qui en a composé une réfutation en règle, non sans en transcrire des passages importants. On y trouve la description des deux principes éternels, la narration de la lutte originelle entre le bien et le mal, l’histoire de l’homme, la rédemption apportée par le Christ ; bref un exposé systématique des enseignements du Maître.

Peut être l’Épître du Fondement est-elle le même ouvrage que les sources orientales mentionnent sous le nom de livre des Trois moments. La lettre, en effet, se présente comme renfermant initium, medium et finem, c’est-à-dire comme faisant connaître toute l’histoire du monde. Les trois moments, antérieur, médian et postérieur, sont également ceux entre lesquels se partage toute l’évolution des choses. Comme cependant le livre des Trois moments a déjà été identifié par P. Alfaric au livre des Préceptes, il vaut mieux ne pas multiplier les hypothèses, plus ou moins hasardeuses au sujet de ces textes.

7. L’Évangile est signalé par les Acta Archelai d’Hégémonius ; et c’est un des ouvrages de Mani qui sont le plus fréquemment cités. Tour à tour Cyrille de Jérusalem, Catech., vi. 22, P. G., t. xxxiii, col. 576, Pierre de Sicile, Hist. Man., i, 11. t. civ, col. 1257 ; Photius, Cont. Man., i, 12, t. cii, col. 36, les deux formules grecques d’abjuration les mentionnent en tête de la liste des écrits manichéens. Plusieurs textes lui donnent le nom d’Évangile vivant, τὸ ζῶν εὐαγγέλιον. Kessler pense qu’il était rédigé en persan : il semble que, comme les autres écrits de Mani, à l’exception du Shâpurakân, il ait été composé en syriaque.

Ce que nous savons de plus précis sur l’Évangile de Mani, c’est la notice de Birûni : « Chacun des adeptes de Marcion et de Bardesane se sert d’un évangile qui contredit en partie les Évangiles véritables. Mais les adeptes de Mani en ont un qui, du commencement jusqu’à la fin, renferme le contraire de la croyance des chrétiens. Ils en professent la doctrine, ils le présentent comme le seul véritable ; ils disent qu’en lui est enseignée la vraie foi de Mani et qu’en dehors de lui, on ne trouve que vanité et mensonge. Birûni, Chronologie, trad. Sachau, p. 23. Birûni ajoute, id., p. 207, que Mani avait divisé son Évangile en 22 sections d’après les 22 lettres de l’alphabet, et ce renseignement est confirmé par un catalogue d’écrits manichéens trouvé à Tourfan. P. Alfaric, op. cit., p. 36, 37.

Nous savons peu de choses sur le contenu de l’Évangile de Mani. Les auteurs occidentaux évitent d’en parler ; et les manichéens avec lesquels discute saint Augustin ne se servent que des Évangiles canoniques. Quelques phrases décousues et peu intelligibles, retrouvées dans les manuscrits de Tourfan, quelques indications fournies par l’historien arabe Ibn-al-Mournada, ne nous permettent pas de nous faire une idée précise de l’ouvrage, ni de décider avec certitude s’il était un évangile proprement dit on seulement un commentaire des récits évangéliques.

Peut-être l’Évangile de Mani est-il la même chose qu’un ouvrage important dont parlent, avec le plus grand éloge, plusieurs auteurs persans du Moyen Age, et auquel ils donnent le nom d’Ertenk de Mani. Le mot perse ertenk, ou plus exactement erzeng ou ertscheng, signifierait discours remarquable, parole sainte, et serait par suite le synonyme approximatif du terme évangile. L’ertenk portait encore le nom de Destour Mani, ce qui veut dire Loi ou canon de Mani. Il faut avouer que de tels titres sont bien vagues et ne renseignent guère sur le contenu d’un ouvrage.

Les écrivains qui parlent de l’Ertenk signalent surtout les miniatures remarquables dont l’auteur avait orné son ouvrage, et qui devaient servir à démontrer sa mission prophétique. Le récit le plus complet est fourni par Mirchond : On raconte, dit ce dernier, que Mani, voyageant dans les contrées d’Orient, arriva à une montagne qui contenait une grotte possédant l’agrément désirable avec son air rafraîchissant et ses sources d’eau. Cette grotte n’avait qu’une seule entrée. Sans qu’on s’en aperçut, il y amassa de la nourriture pour un an. Puis, il dit à ses partisans : « Je vais monter au ciel et j’y prolongerai mon séjour pendant une année. Après quoi, je reviendrai sur la terre vous apporter un message de Dieu. Il ajouta : « Au début de la seconde année, trouvez-vous à tel et tel endroit, dans le voisinage de la grotte, et donnez-moi votre attention. » Après cet avertissement, il se déroba aux regards des hommes, entra dans la grotte, et s’y occupa pendant une année de peintures. Il traça de merveilleux dessins sur une tablette qu’il appela l’Ertenk Mani. Puis, au bout d’une année, il se montra à ses gens, dans le voisinage de la caverne, tenant à la main une tablette couverte de peintures merveilleuses de dessins variés. À cette vue, chacun disait : Le monde nous offre des milliers de dessins, mais nous n’avons encore rencontré aucune peinture de ce genre. Comme tous étaient pétrifiés d’admiration, il leur dit : « J’ai apporté du ciel cette tablette pour établir mon caractère prophétique. » Hist. univ., Bombay, 1854, t. I, p. 223. Cf. P. Alfaric, op. cit., p. 41, 42.

Les sept traités, dont nous venons de parler, sont les ouvrages capitaux de Mani. En dehors d’eux, on connaissait encore un certain nombre de lettres de Mani, qui semblent avoir été assez répandues et qu’on lisait, au temps de saint Augustin, dans les assemblées religieuses. Augustin, Cont. epist. Man., 7 ; Cont. Faust., xiii, 4. P. L., t. XLII, col. 177, 284. An-Nadim donne le catalogue de ces lettres : il en compte 76, parmi lesquelles il paraît avoir directement connu les 52 premières ; des 24 autres il n’aurait pas eu le texte entre les mains. Flügel, Mani, p. 103, 104.

Parmi ces lettres, les unes étaient adressées à un pays ou à une ville, ainsi la 3e à l’Inde, la 6e à Kashkar, la 8e à l’Arménie, la 10e à Ctésiphon, la 23e à Babel ; d’autres avaient un destinataire individuel : Fouttak (n. 7), Amoulija l’incroyant (n. 9 ; lire sans doute ici le nom romain d’Æmilius ou Æmilianus), Abrahija l’incroyant (n. 47 et 49), la persane Menak (n. 60, 61, 63) : cette dernière peut être la vierge Menoch que saint Augustin connaît comme la destinataire d’une lettre de Mani.

Nous connaissons par An-Nadim le sujet d’un grand nombre de ces lettres : les matières traitées étaient des plus variées. Mani s’occupait, par exemple, du sceau de la bouche (n. 13), de la bonne odeur (n. 17), de la propriété (n. 66), de la dîme (n. 27, 44, 52, 62), des relations sociales (n. 12), des donations religieuses (n. 40), de l’administration de l’aumône (n. 55), de l’amour (n. 32), de l’explication des songes (n. 59), de l’habillement (n. 76). La lettre 71 de Mani sur le crucifiement pouvait se rapporter à la passion du Christ.

Toutes ces lettres sont perdues, à l’exception de quelques fragments insignifiants retrouvés dans les manuscrits de l’Asie centrale. P. Alfaric, op. cit., p. 72. Quelques citations des lettres de Mani se trouvent dans les auteurs chrétiens. Hégémonius donne le texte d’une lettre que Mani aurait adressée a Marcellus pour le convertir à la foi nouvelle. Acta Archel., 5e édit. Beeson, p. 5-8. Cette lettre, selon Kessler, art. cit. p. 222 sq. serait l’œuvre, sinon de Mani lui-même, du moins d’un manichéen influent ; P. Alfaric, op. cit., p. 73 sq., y voit, au contraire, une composition artificielle d’Hégémonius.

Saint Augustin reproduit, d’après Julien d’Éclane, qui l’avait apportée dans la controverse, une lettre de Manichée à la vierge Menoch, Contra Julian. op. imperf., iii, 106, 172, iv, 109, P. L., t. xiv, col. 316, 1318, 1404. Bien que le nom de Menoch apparaisse dans le catalogue d’An-Nadim et que le style de cette lettre soit tissé d’expressions manichéennes, nous devons tenir compte de l’attitude réservée de saint Augustin à son endroit : l’authenticité en est donc douteuse.

Cinq fragments de soi-disant lettres de Mani adressées à Scythianus, à Addas ou Odda, à Koudaros le Sarrasin, à Zebenas, se trouvent dans les traités de Nicéphore de Constantinople contre Eusèbe, contre Épiphanide et contre le grand concile iconoclaste, dans Photius résumant les discours d’Euloge, et dans la Doctrina Patrum de incarnatione Dei Verbi. Ces cinq fragments ne sont pas authentiques ; ils professent la doctrine monophysite en des termes que Mani ne pouvait pas employer et ils ne sauraient être retenus. On trouvera un recueil des fragments de Mani en grec dans Fabricius-Harless, Bibliotheca græca, 2e édit., t. vii, p. 315 sq.

2o Écrits perdus des manichéens. — L’activité littéraire des disciples de Mani a été considérable. Pendant les mille années environ que dura la propagande de la secte, un nombre très grand d’ouvrages, appartenant aux genres les plus divers, dut être publié. Tous ces livres nous seraient précieux pour connaître l’histoire du manichéisme, et surtout pour étudier les développements doctrinaux qui ne purent manquer de s’y produire. De la plupart de ceux dont nous connaissons les auteurs et les titres, nous n’avons rien conservé, sinon parfois quelques fragments. Nous devons tout au moins rappeler quelques-uns des noms les plus importants de la littérature manichéenne.

1. La formule grecque d’abjuration, P. G., t. i, col. 1468, mentionne un livre des Mémorables, βίβλος τῶν ἀπομνημονευμάτων, qui devait raconter la vie de Mani ; les détails qu’elle connaît de cette vie pourraient provenir de ce livre des Mémoires. An-Nadim a lu également une vie de Mani qui est probablement la même que celle de la formule d’abjuration. Flügel, Mani, p. 84, 85 ; P. Alfaric, op. cit., p. 80. Mais l’historien arabe sait qu’il existe des traditions divergentes, et que l’on raconte de diverses manières la biographie du Maître.

2. An-Nadim semble avoir connu une histoire des imans de Babylone, qui racontait les faits et gestes des successeurs de Mani ; Flügel, Mani, p. 97-99. Cet ouvrage historique se plaçait au point de vue de l’orthodoxie manichéenne et montrait la continuité de la tradition parmi les imans de Babylone.

3. Le plus ancien peut-être, et en tout cas le plus importants des écrivains manichéens est un certain Addas que les Acta Archelai, 13, p. 22, représentent comme le premier missionnaire de Mani. Cet Addas avait beaucoup écrit. Photius, Biblioth., cod. 85, P. G., t. ciii, col. 288, rapporte qu’Héraclien de Chalcédoine a connu des ouvrages d’Addas qui exposaient le manichéisme, et qui avaient été réfutés par Titus de Bostra et par Diodore de Tarse. En particulier, Diodore avait copieusement répondu à un ouvrage intitulé le Boisseau, qui, peut-être, étudiait la vie du Christ et ses enseignements.

Sous le nom d’Ato, que Chavannes et Pelliot ont identifié avec Addas, Journal asiat., Xe sér., t. xviii, p. 501, n. 2, on a retrouvé à Touen-houang un traité manichéen qui est actuellement conservé au Musée de Pékin. Ce traité se présente comme un recueil de morceaux choisis, extraits vraisemblablement d’œuvres authentiques de Mani, et relatifs à cette question la nature primitive du corps charnel est-elle simple ou double ? Il a été édité, traduit et commenté par MM. Chavannes et Pelliot dans le Journal asiatique, Xe sér., t. xviii, p. 499-618 ; cf. XIe sér., t. i, p. 99-104 et 378-383. P. Alfaric, op. cit., p. 99-103.

Suivant saint Augustin, Addas était aussi connu sous le nom d’Adimante, que les manichéens de son temps vénéraient comme le seul auquel on doive s’attacher après Mani, et comme le plus grand docteur de la secte. Cont. advers. Leg. et proph., ii, 42 ; Cont. Faust., i, 2 ; Cont. Adim., xii, 2, P. L., t. xiii, col. 666, 207, 144. Adimante était l’auteur de traités qui combattaient la loi et les prophètes et qui leur opposaient l’Évangile et l’Apôtre : de ces traités Augustin a donné une critique vigoureuse dans son Contra Adimantum Manichæi discipulum, ibid., col. 129-172. Les mêmes ouvrages sont signalés par la seconde formule grecque d’abjuration, P. G., t. i, col. 1468. Saint Augustin a connu aussi le début d’un ouvrage d’Adimante, disciple de Manichée ; cet écrit était destiné à montrer que la chair n’a point été faite par Dieu. Cont. advers. Leg. et proph., ii, 42, P. L., t. xlii, col. 666.

4. Photius a lu et donné l’analyse détaillée de deux ouvrages d’un certain Agapius, l’un en 23 livres, l’autre en 102 chapitres, et dédiés à une femme du nom d’Uranie. Biblioth., cod. 179, P. G., t. ciii, col. 521. Les doctrines professées par Agapius se rattachent à celles de Mani ; mais elles sont beaucoup plus pénétrées d’hellénisme que les enseignements authentiques du Maître. Agapius empruntait beaucoup aux superstitions des Grecs ; Platon était le philosophe qu’il préférait entre tous. On peut regarder ses œuvres comme des essais de syncrétisme.

Timothée de Constantinople, De recept. hæret., P. G., t. lxxxvi, col. 21, et les deux formules grecques d’abjuration signalent un Heptalogus d’Agapius, sur lequel on n’a aucun renseignement.

5. À la suite de l’Heptalogus d’Agapius, la seconde formule grecque d’abjuration mentionne « le livre d’Aristocrite intitulé Théosophie ». P. G., t. i, col. 1468. Elle donne de ce livre le résumé suivant : « Dans cet écrit, l’auteur s’efforce de montrer que le judaïsme, l’hellénisme, le christianisme et le manichéisme professent une seule et même doctrine. Et, afin d’avoir l’air de dire la vérité, il s’attaque à Manès lui-même comme à un homme pervers. »

6. Alfaric, op. cit., p. 108 sq., a cru pouvoir identifier l’œuvre d’Aristocrite avec la Théosophie en quatre livres, citée et analysée par l’opuscule intitulé : Oracles des dieux helléniques. Il suppose même qu’Aristocrite était un pseudonyme, tout de même qu’Agapius, l’auteur supposé de l’Heptalogus, et il attribue les deux ouvrages à un seul écrivain, inconnu par ailleurs, et vivant vers la fin du ve siècle. Les hypothèses sont plausibles. Mais elles n’emportent pas avec elles un assentiment décisif.

7. Parmi les disciples de Mani figurent, dans les deux formules grecques d’abjuration aussi bien que chez Photius et Pierre de Sicile, Hiérakas, Héraclide et Aphthonius, « les commentateurs et exégètes de ses écrits ». P. G., t. i, col. 1468.

Hiérakas nous est connu par saint Épiphane, qui lui consacre une longue notice, Hæres., lxvii, P. G., t. xlii, col. 172-184. C’était un ascète égyptien auquel l’hérésiologue attribue plusieurs ouvrages écrits en grec et en copte, spécialement un Hexaméron, divers commentaires de l’Écriture et des psaumes. Toutefois, saint Épiphane ne le range pas parmi les manichéens bien que certaines des idées qu’il lui attribue puissent être rapprochées de celles de Mani.

Un certain Héraclide est mentionné dans l’Histoire Lausiaque de Palladius, comme l’auteur d’un recueil de sentences et de vies des Pères du désert. P. G., t. xxxiv, col. 13-15. On n’oserait affirmer que ce fût le même personnage que celui qui est visé par les auteurs antimanichéens.

Aphthonius vivait en Égypte au ive siècle. Selon Philostorge, H. E., iii, 15, édit. Bidez, p. 46-47, Aèce d’Antioche alla un jour à Alexandrie pour engager avec lui une conférence contradictoire.

Nous ne savons rien des commentaires que ces exégètes auraient composés des écrits de Mani ; et il est permis de se demander si véritablement nous avons ici affaire avec des manichéens, ou si plutôt les auteurs grecs qui les mentionnent ne se sont pas trompés à leur sujet.

8. D’autres disciples de Mani, Sisinnius, son successeur, Zarouas, Gabriabius, Hilarius, Olympius, Salmaius, Innaius, Paapis, Barajas, sont également mentionnés dans la seconde formule grecque d’abjuration ; il n’y a pas lieu d’insister ici sur ces personnages qui ne sont pas connus autrement. On peut identifier Sisinnius avec Sis dont parle An-Nadim, Flügel, Mani, p. 103 ; Zarouas avec Zakouas que signale saint Épiphane, Salmaius avec Salam, le destinataire de la LXIXe lettre de Mani, Flügel, Mani, p. 105, etc. Ces identifications ne dépassent pas les bornes de la simple possibilité. Cf. P. Alfaric, op. cit., p. 115-118.

9. Nous retrouvons un témoin plus solide en arrivant à Fauste de Milève. Celui-ci, originaire de Milève en Numidie, était un contemporain un peu plus âgé de saint Augustin ; et il jouissait à la fin du ive siècle d’une solide réputation parmi les manichéens d’Afrique. Il avait écrit un ouvrage important que saint Augustin se crut obligé de réfuter par le détail aussitôt qu’il en eut pris connaissance. Le Contra Faustum manichæum, P. L., t. LXII, col. 209-518, édit. Zycha, dans le Corpus de Vienne, t. xxv, 1891, comprend 33 livres, et il reproduit l’ouvrage à peu près entier de Fauste, au fur et à mesure qu’il avance dans sa réfutation. Cf. A. Bruckner, Faustus von Mileve. Ein Beitrag zur Geschichte des abendländischen Manichäismus, Bâle, 1901 ; P. Monceaux, Le manichéen Faustus de Milev ; restitution de ses capitula, Paris, 1924.

10. Il faut également rappeler pour mémoire Secundinus, un manichéen de Rome, dont nous connaissons par la réponse de saint Augustin, Contra Secundinum manichæum, P. L., t. XLII, col. 571-602, une lettre adressée à l’évêque d’Hippone en 405.

On voit par la liste précédente combien nous sommes mal renseignés sur la littérature manichéenne par les auteurs occidentaux. De l’abondante production de cette littérature, c’est à peine si quelques noms ont survécu à l’oubli. Les seules œuvres authentiques que nous en possédions ont été transmises dans les réfutations de saint Augustin à qui nous devons la lettre de Secundinus, les opuscula de Fauste, les disputationes d’Adimante, pour ne plus parler de l’Epistola fundamenti de Mani lui-même.

3o Les manuscrits découverts en Mongolie. Mais nous avons déjà dû signaler certains fragments de cette littérature qui nous ont été rendus récemment par des trouvailles faites dans l’Asie centrale. Il faut maintenant revenir sur ces importantes découvertes. Cf. H. Cordier, Les fouilles en Asie centrale, dans le Journal des Savants, 1910, p. 210-224, 241-252.

À la fin du xixe siècle, des voyageurs qui passaient par la région de Tourfan avaient été frappés de l’abondance des vieux papiers qui y sortaient de terre. On savait d’autre part que, au nord de Tourfan, s’était élevée jadis la ville de Kao-Tschang, ou Kouchan, capitale d’un royaume ouigour. On décida d’y entreprendre des fouilles. Les travaux furent commencés de 1893 à 1895 au nom de la Société de géographie de Saint-Pétersbourg ; ils furent continués en 1898 par les soins de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, puis, à partir de 1902, par une Association internationale pour l’exploration historique, archéologique linguistique et ethnographique de l’Asie centrale et de l’Extrême-Orient. En même temps, l’Académie des Sciences de Munich (1902-1903), puis celle de Berlin (1904-1905 ; 1905-1907) envoyèrent à Tourfan des missions dirigées par Grünwedel et von Le Coq.

Vers le même temps, des fouilles considérables étaient entreprises à Touen-houang, dans le Turkestan chinois. À 20 kilomètres environ au S.-E. de cette ville se trouvent de très nombreuses grottes, appelées en chinois les grottes des mille Bouddhas. Un moine taoïste découvrit, par hasard, en 1900, dans une de ces grottes une cachette qui contenait un nombre considérable de manuscrits anciens. Un savant anglais, M. Aurel Stein, ayant appris cette découverte, alla le premier à Touen-houang et y acheta environ 5 000 manuscrits qu’il fit envoyer à Londres. En 1908, M. P. Pelliot fut envoyé à son tour par le gouvernement français, en Asie centrale ; il parvint à se faire céder un grand nombre de manuscrits qui furent déposés à la Bibliothèque nationale de Paris. Les manuscrits restants furent envoyés à Pékin. Cf. P. Pelliot, Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou, dans le Bulletin de l’école française d’Extrême-Orient, t. viii, 1908, p. 501-529, Rapport de M. P. Pelliot sur sa mission au Turkestan chinois (1906-1909), dans les Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1910, p. 58-68 ; P. Pelliot, Les grottes de Touen-Houang, 6 atlas, Paris, 1914.

Toutes ces fouilles ont abouti à d’importants résultats. Un bon nombre parmi les manuscrits retrouvés, renferment des œuvres manichéennes. Nous sommes ainsi entrés en possession de documents précieux pour la connaissance de l’histoire, de la doctrine, de la liturgie manichéennes. Toutefois, il ne faudrait pas s’exagérer la valeur des documents en question. « La plupart, écrit P. Alfaric, sont très incomplets, et consistent en feuillets épars, plus ou moins déchirés et à peine lisibles. Ils se trouvent écrits en langues peu connues que les philologues ont peine à déchiffrer, et ils sont d’une intelligence d’autant plus difficile qu’ils se présentent comme de simples versions très littérales et peu adaptées à l’esprit de la langue, faites d’ailleurs, en certains cas, sur d’autres versions également défectueuses. Aussi leurs récents éditeurs ont-ils soin de faire remarquer que la traduction qu’ils en donnent est, sur bien des points, hypothétique et provisoire. D’ailleurs, les textes les plus clairs et les mieux conservés demeurent encore sujets à caution. Leur origine est peu connue, et on peut se demander avec inquiétude si tous sont authentiques. » P. Alfaric, op. cit., t. 1, p. 137. Somme toute, ces documents orientaux confirment et complètent ce que nous savons par ailleurs du manichéisme, ce que nous en apprennent les autres témoignages ; ils ne remplacent pas ces témoignages. Sous ces réserves, les plus importants des textes orientaux sont les suivants :

1. Le Kouastouanift est un formulaire de confession manichéenne, rédigé en vieux turc. Cet ouvrage a été retrouvé presque complet dans un manuscrit de Touen-houang ; des fragments importants, et en particulier le début qui fait défaut dans le ms. de Touen-houang, ont encore été découverts à Tourfan. Cf. W. Radloff Chuastuanit, Das Bussgebet der Manichäer, Saint-Pétersbourg, 1909 ; Nachträge zum Chuastuanit, dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, 1911, p. 867-896 ; A. von Le Coq, Chuastuanift, eine Sünder bekenntnis der manichäischen Auditores, gefunden in Turfan, dans les Abhandlungen de l’Académie des Sciences de Berlin, 1910 ; id., Dr. Stein’s turkish Khuastuanift from Tuen-huang, being a confession prayer of the manichaean Auditore, dans le Journal of the royal asiatic Society, 1911, p. 277-314.

Le document se divise en 15 sections numérotées, dont chacune concerne un genre spécial de fautes. Les disciples de Mani s’accusent des péchés qu’ils ont commis : « 1. en reniant Zervan, le bien suprême, ou son fils Khormutza, l’adversaire de Smnu ou du démon ; 2. en offensant le Dieu du soleil et de la lune, dont la vigilance recueille les bons éléments tombés au pouvoir des puissances mauvaises ; 3. en s’attaquant à ces débris de la substance spirituelle qui animent les diverses parties du monde matériel ; 4. en méconnaissant les Bourkhans ou envoyés du ciel et les Élus, chargés de continuer ici-bas leur œuvre salutaire ; 5. en torturant les cinq genres d’êtres vivants, hommes, quadrupèdes, volatiles, poissons ou reptiles, dans lesquels l’Être divin demeure emprisonné ; 6. en commettant un des dix genres de péchés auxquels on peut se laisser entraîner par pensées, paroles ou actions ; 7. en adoptant de fausses croyances ou en pratiquant des rites diaboliques ; 8. en négligeant les deux principes, les trois moments ou les quatre sceaux ; 9. en enfreignant les dix commandements qui règlent l’usage de la bouche, du cœur, de la main ou de l’ensemble des organes ; 10. en ne s’acquittant pas, comme il convient de la louange qui est due à Zervan, aux dieu du soleil et de la lune, à l’esprit puissant et aux Bourkhans ; 11. en ne distribuant pas aux Élus les sept aumônes prescrites par la loi pour la libération des éléments divins ; 12. en n’observant pas fidèlement les cinquante jeûnes annuels ; 13. en n’assistant pas aux oraisons du lundi où se fait la confession des péchés ; 14. en ne sanctifiant pas les mois de la pénitence par de bonnes œuvres ; 15. enfin, en se laissant aller à toutes sortes de négligences quotidiennes, dans les pensées, dans les paroles, ou dans les actes. » P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 134, 135.

2. Hymnes. — Nous savons que les manichéens possédaient des recueils d’hymnes : saint Augustin parle à plusieurs reprises d’hymnes, de psaumes et de cantiques qu’il a connus du temps où il était lui-même manichéen, et qu’il chantait dans les assemblées, De mor. man., 55 ; Enarr. in Psalm. 140, 12 ; Cont. Faust., xiii, 18 ; Conf., iii, 14, P. L., xxxii, col. 1369 ; xxxvii, col. 1823 ; xlii, col. 293 ; xxxii, col. 689.

Deux feuillets d’un recueil ouïgour d’hymnes manichéennes ont été retrouvés à Tourfan. Le premier de ces feuillets est une sorte de préface, qui raconte comment fut entreprise la collection des hymnes, et comment elle fut poursuivie après une longue interruption ; le second, intitulé : Commencement des chants, donne les titres d’environ 200 hymnes liturgiques réparties en quatre séries : prières pour les morts, invocations pour les vivants, chants de louange, psaumes de pénitence (?). Cf. F. W. K. Müller, Ein Doppelblatt aus einem manichäischen Hymnenbuch, (Mahrnamag), dans les Abhandlungen de l’Académie des Sciences de Berlin, 1913 ; P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 126-132. D’autres fragments d’hymnes, plus ou moins importants, mais qui semblent d’origine assez récente, ont encore été retrouvés à Tourfan, et publiés surtout par F. W. K. Müller, Handschriften Reste in Estranghelo Schrift aus Turfan, Chinesisch-Turkistan, dans les Abhandlungen de l’Acad. des Sciences de Berlin, 1904.

3. Le traité de Touen-houang. — On a déjà signalé ce traité dogmatique, retrouvé naguère dans la grotte de Touen-houang et aujourd’hui conservé à Pékin. Cf. supra, col. 1850. Ce traité se présente comme l’œuvre commune d’Ato, qu’il faut probablement identifier à Addas, et de Mani.

4. Fragments historiques. — Un certain nombre des morceaux retrouvés en Asie Centrale doivent provenir d’ouvrages historiques.

Deux fragments de Tourfan, F. W. K. Müller, Handschriften Reste, p. 80 sq., racontent des épisodes de la vie de Mani. Sans doute était-ce à la vie de Mani qu’était aussi consacré l’Ardavift, dont le titre se retrouve sur un catalogue d’écrits manichéens provenant aussi de Tourfan. C. Saleman, Ein Bruchstück manichäischen Schrifttums im asiatischen Museum, dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, 1904. Peut-être quelques fragments publiés par F. W. K. Müller, op. cit., p. 86-92, proviennent-ils de l’Ardavift. P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 86, 87.

D’autres morceaux racontent l’apostolat d’un certain Mar-Amou dans les régions de l’Oxus ; ils faisaient partie d’un livre historique relatif à l’une des principales sectes manichéennes. Ces morceaux ont été publiés par F. W. K. Müller, op. cit., p. 30, et par A. von Le Coq, Türkische Manichäica aus Chotscho, i, dans les Abhandlungen de l’Académie de Berlin, 1912 ; cf. P. Alfaric, op. cit., t. i, p. 33 ; t. ii, p. 88, 89.

Nous achevons ainsi l’énumération des sources proprement manichéennes. Écrits authentiques de Mani et œuvres des fidèles manichéens ont constitué une importante littérature qui exposait les doctrines de la secte, faisait connaître sa liturgie et racontait son histoire. De toute cette production, nous ne possédons plus que de rares fragments. Les mesures de persécution dont les livres manichéens ont de bonne heure été la victime n’expliquent que trop cette disparition presque complète. Il suffira ici de marquer les principales de ces mesures.

En Occident, dès 287, une loi de l’empereur Dioclétien, portée à la requête du proconsul d’Afrique, Julien, condamnait au feu les organisateurs et chefs du manichéisme, avec leurs abominables Écritures. Cod. gregor., t. XIV, tit. iv. Durant tout le ive siècle, le manichéisme ne cessa d’être poursuivi par les empereurs chrétiens. Au ve siècle, le pape saint Léon fit brûler les manuscrits des manichéens, dont de grandes masses avaient été saisies. Prosper, Chronicon, P. L., t. li, col. 600. Sous le pape Gélase (492-496), on brûla de nouveau les manuscrits manichéens devant les portes de la basilique de Sainte-Marie. Mêmes exécutions devant les portes de la basilique constantinienne sous les papes Symmaque et Hormisdas. Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. i, p. 270 sq. Le Décret de Gélase condamne nominativement l’Épître du Fondement et le Trésor, ainsi que les opuscules de Fauste de Milève. P. L., t. lix, col. 162. À partir du vie siècle, il n’est plus question d’écrits manichéens dans les pays latins.

En Orient, la littérature de la secte mit plus de temps à disparaître. Justinien dut porter contre elle et contre ses détenteurs le décret suivant : « Nous décrétons que si quelqu’un, ayant des livres qui professent l’erreur absolument impie des manichéens ne les montre pas pour les faire brûler et disparaître entièrement, ou si quelqu’un, sous quelque prétexte que ce soit, se trouve garder chez lui ces sortes de livres, il subira un semblable châtiment (c’est-à-dire la mort). » Cod. Justin. I, v, 16.

En dehors de l’empire romain, les ouvrages manichéens furent poursuivis avec plus de rigueur encore. Les souverains perses de la dynastie des Sassanides firent une guerre à mort à Mani et à ses disciples, et leurs persécutions atteignirent les livres des sectaires. Les conquérants arabes suivirent cet exemple : le manichéisme ne fut pas plus toléré par les princes Abassides que par les souverains de la Perse. Dès le xie siècle, les Écritures manichéennes avaient disparu de l’Asie antérieure.

En Chine, la persécution commença plus tard ; mais elle ne fut ni moins violente, ni moins persévérante. Dès 842, une ordonnance impériale chargea les fonctionnaires que cela concernait de recueillir les livres et les images des manichéens et de les brûler sur la place publique. En 1166, un certain Lou Yeou adressa à l’empereur une supplique qui lui demandait d’accorder un délai d’un mois aux détenteurs de livres et d’images manichéens ; après ce délai, une punition sévère devait être infligée aux réfractaires ; et les livres découverts devaient être jetés au feu. À partir du xiiie siècle, il n’est plus question en Chine de ces livres. Chavannes et Pelliot, Un traité manichéen retrouvé en Chine, dans le Journal asiatique, 1913, mars-avril, XIe sér., t. i, p. 261-370.

II. SOURCES INDIRECTES.1o Sources orientales — Si incomplets, si fragmentaires sont les renseignements que nous fournissent sur le manichéisme, son histoire et sa doctrine, les sources proprement manichéennes, que nous sommes obligés de recourir, pour compléter notre documentation, aux sources indirectes, c’est-à-dire aux écrivains qui possédaient encore dans leur intégrité les écrits authentiques de Mani et de ses disciples, et qui ont pu nous en donner des extraits ou des analyses.

1. Des témoignages orientaux, les plus importants sont d’origine musulmane.

a) L’auteur qu’il faut citer en premier lieu, le plus riche en renseignements sur Mani et sa doctrine est Aboul Faradj Mohammed ben Ishak an-Nadim, connu habituellement sous le nom d’An-Nadim, et surnommé le libraire de Bagdad. Celui-ci rédigea en 988 son Fihrist al-âloum, ou Catalogue des sciences, qui est une sorte d’histoire de la littérature, donnant la vie des principaux auteurs et le résumé de leurs œuvres. Dans la Ire section du IXe livre, immédiatement après avoir parlé des sabéens, il étudie les doctrines des manichéens. Il commence par un résumé de la vie de Mani. Il expose ensuite ses enseignements, et complète son œuvre par une rapide histoire du manichéisme jusqu’à son époque. L’œuvre d’An-Nadim est d’autant plus précieuse que le plus souvent il cite ou résume les écrits des manichéens : malheureusement il n’indique pas de référence exacte, et se borne à citer ses sources sous la formule générale : Mani enseigne, ou : les manichéens rapportent. Malgré tout, An-Nadim demeure un des plus précieux informateurs sur le manichéisme. La partie du Fihrist qui nous intéresse a été commentée par Gustave Flügel, Mani, seine Lehre und seine Schriften. Ein Beitrag zur Geschichte des Manichäismus. Aus dem Fihrist. Texte, traduction et commentaire, Leipzig, 1862, in-8o de 440 p. 

b) Après le Fihrist, le plus remarquable des textes arabes relatifs au manichéisme est l’Histoire des sectes religieuses et des doctrines philosophiques, Kitab al milal wannuhal du savant historien de la philosophie, Aboul Fath Mouhammad Sharastâni, qui mourut en 1153. Sharastâni étudie d’abord les religions qui ont une Écriture révélée, à savoir l’islamisme, le judaïsme et le christianisme ; puis celles qui ont un semblant d’Écritures ; et c’est parmi celles-ci qu’il range le manichéisme à côté du mazdéisme. Il connaît les Géants et le Shapurakan de Mani, dont il cite quelques phrases intéressantes. Le Kitab almilal a été édité par W. Cureton, Londres, 1842, 2 vol. (voir surtout le t. i, p. 188-192) et traduit en allemand par Th. Haarbrücker, Sharastani’s Religionsparteien und Philosophenschulen, Halle, 1850, 2 vol. (voir t. i, p. 285-290).

c) Un autre historien, le persan Al-Birûni, de Khwarizm, dans sa Chronologie des peuples orientaux, aux environs de l’an 1000, donne d’intéressants détails sur la vie de Mani et cite divers extraits de l’Évangile et du Shapurakan. La Chronologie a été éditée par B. Sachau, Leipzig, 1878 ; une traduction anglaise, faite par le même auteur a paru à Londres en 1879, dans l’Oriental translation Fund. Une étude détaillée de ce texte de Birûni avec d’importants commentaires a été donnée par K. Kessler, Mani, t. I, 1889, p. 304-323.

Al-Birûni parle encore de Mani et de sa doctrine dans un autre ouvrage écrit vers 1030, l’Histoire de l’Inde ; il y cite des passages des Mystères et du Trésor, Cf. Albiruni’s India, edited in the arabic original by Dr Doctor Edward Sachau, Londres, 1887. Une traduction anglaise de E. Sachau a paru en 1888 à Londres.

d) À la suite de ces trois auteurs, les plus importants, on peut encore citer :

Al-Gahiz (✝ 859), dans son Kitab al haiwan (Livre des animaux), donne quelques renseignements doctrinaux et historiques sur le manichéisme. Cf. K. Kessler, Mani, p. 365-370. Ibn-Wâdih al-Yaqoubi (ixe), dans son Histoire, édit. Houtsma, Leyde, 1883, raconte l’histoire de Mani et donne sur ses ouvrages des indications assez précises. Cf. K. Kessler, op. cit., p. 323-331. Tabari (✝ 923) dans sa Chronique rapporte divers incidents de la vie de Mani et de ses principaux disciples ; trad. Zotenberg, t. iv, p. 447-453. Masoudi (✝ 956), dans le Livre de l’avertissement et de la vision, signale quatre ouvrages de Mani ; trad. Carra de Vaux, Paris, 1898, p. 187, 188. Dans les Prairies d’or, il fait allusion aux dogmes manichéens ; édit. et trad. E. Barbier de Meynard, Paris, 1863 ; t. i, p. 199, 288, 299 ; t. ii, p. 167, 108, 195 ; t. iii, p. 435 ; t. III, p. 385 ; t. vii, p. 12-16 ; t. viii, p. 293. Ibn al-Mourtada (xive siècle) dans son grand ouvrage historico-philosophique intitulé La pleine mer, analyse avec détails les doctrines manichéennes. Il cite même, mais indirectement l’Évangile et le Shapurakan. Cf. K. Kessler. Mani, p. 343-355.

2. Parmi les sources persanes, écrites en pehlvi, signalons seulement :

a) Le Shikand goummanig vidshar (Explication dissipant le doute) œuvre du ixe siècle. La partie consacrée à la critique des manichéens s’ouvre par un exposé assez court, mais très dense des doctrines de Mani. Elle ne mentionne aucun livre, mais elle doit en viser un, plus connu et plus important que les autres, et elle semble en faire l’analyse. » P. Alfaric, op. cit., t. I, p. 122. Trad. anglaise par E.-W. West, dans The sacred book of the East, t. xxiv, Oxford, 1885, p. 243-251. Trad. allemande et commentaire par C. Saleman, dans les Mémoires de l’Acad. des Sciences de Saint-Pétersbourg, 1904.

b) Plus important est peut-être le Dinkard, qui appartient à la même période, et où sont énumérées les dix formules du démon Manès contre les avertissements du pieux Atarepat-i-Marespand. Trad. anglaise par Peshotun Dustoor Behramjee Sunjana, Bombay, 1874-1891 ; t. iv, p. 211, 212 ; t. v, p. 315-317

Dans la 2e moitié du xve siècle, le persan Mirchond a publié Le jardin de la pureté, sorte d’histoire universelle, où il raconte l’histoire de Mani et en particulier insiste sur l’origine de l’Évangile. Il ne sort d’ailleurs pas du domaine de la légende. Cf. K. Kessler, Mani, p. 377-381.

3. Un grand nombre d’écrivains chrétiens, surtout de langue syriaque, ont eu à s’occuper de Mani, pour le combattre, et ont été de la sorte amenés à exposer ses doctrines.

a) Le premier Père qui mentionne Mani est Aphraate, le Sage persan ; il se contente d’ailleurs de le nommer à côté de Marcion et de Valentin, parmi les adversaires de l’unité divine. Hom. ii, 9. Patrol. syriaca, t. i, p. 115.

b) Saint Éphrem a eu à plusieurs reprises l’occasion de combattre le manichéisme.

Les Sermones adversus hæreses, édit. romaine, t. v, col. 437-560, sont dirigés contre les partisans de Bardesane, de Marcion et de Mani. Aux manichéens, Éphrem reproche surtout leur doctrine de l’impureté de la matière.

Les Tractatus ad Hypalium adversus hæreses sont dirigés contre les mêmes adversaires. Il faut en dire autant du discours intitulé : Ad Domnum. Le l. I et des fragments du l. II ad Hypatium sont édités par J. J. Overbeck, S. Ephræmi Syri… opera selecta, Oxford, 1865, p. 21-73 ; les fragments conservés des l. II-V et le livre ad Domnum par C.-W. Mitchell, S. Ephraim’s prose refutations of Mani, Marcion and Bardaisan, t. I, The discourses adressed to Hypatius, Londres, 1912 ; t. ii (publié par A. A. Bevan et F. C. Burkitt), The discourse called of Domnus and six other writings, Londres, 1921.

Parmi les Carmina Nisibena, les numéros 43-51 défendent la foi à la résurrection contre les attaques de Mani, Marcion et Bardesane ; édit. G. Bickell, Leipzig, 1866.

Tous ces écrits de saint Éphrem sont intéressants à consulter, parce que le diacre d’Édesse y donne d’utiles renseignements sur la littérature manichéenne.

c) Théodore Bar-Khôni, dans le livre des Scholies, écrit vers 791, consacre une section importante au manichéisme. Il s’inspire de saint Épiphane ; mais il possède une connaissance personnelle des écrits manichéens, dont il cite un certain nombre de phrases plus ou moins intelligibles. Cf. H. Pognon, Inscriptions mandaïtes des coupes de Khouabir, Paris, 1899 ; F. Cumont, Recherches sur le manichéisme, fasc. 1, Bruxelles, 1908.

d) Michel le Syrien, dans sa Chronique, édit. J.-B. Chabot, Paris, 1900, p. 198-201, se montre exactement renseigné sur le manichéisme.

e) Il faut en dire autant de Bar-Hebræus qui, dans sa Chronique ecclésiastique, édit. Abbeloos-Lamy, Louvain, 1892, t. i, p. 59-62, et dans son Histoire abrégée des dynasties, édit. Pococke, Oxford, 1663, p. 82, 83, donne certains détails intéressants.

f) L’arménien Eznik de Kolb, dans l’ouvrage connu sous le nom de De sectis, et qui d’ailleurs est bien plutôt un traité De Deo, consacre un passage à la doctrine des deux racines, exposée par les Zandiques, disciples de l’hérésiarque persan.

2o Sources grecques et latines. — 1. Le plus ancien auteur grec qui parle des manichéens semble bien être Alexandre de Lycopolis, à la fin du iiie ou au début du ive siècle. On doit à Alexandre un traité De placitis manichæorum, P. G., t. xviii, col. 409-448. L’auteur n’est probablement pas chrétien. Il connaît bien le manichéisme et semble avoir utilisé les œuvres authentiques de Mani, tout au moins les κεφάλαια.

2. Parmi les chrétiens il faut donner la première place, tant par sa date que par son importance, à Hégémonius, l’auteur, inconnu d’ailleurs, des Acta Archelai. De cet ouvrage, écrit au ive siècle, nous ne possédons, à l’exception de quelques fragments grecs, qu’une traduction latine, qu’il faut lire dans l’édition de Beeson du Corpus de Berlin, Leipzig, 1906. C’est un dialogue ou plutôt une série de dialogues entre Archélaüs, évêque de Kashkar, et Mani. Quelques personnages épisodiques, Turbo, disciple de Mani, Marcellus, chrétien de Kashkar traversent la scène. L’auteur a puisé ses renseignements à de très bonnes sources. Sans doute, on y trouve déjà un certain nombre d’éléments légendaires ; mais sa connaissance des écrits de Mani l’a préservé de beaucoup d’erreurs, et lui a permis de tracer une image exacte de la doctrine. Cf. K. Kessler, art. Mani, Manichäismus, dans la Protest. Realenc., t. xii, p. 196 ; P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 3-8.

3. Sérapion de Thmuis (✝ vers 358) a écrit contre les manichéens un traité important, qui a été réemployé par Titus de Bostra, quelques années après la mort de son auteur. Cf. A. Brinkmann, Sérapion von Thmuis, dans les Sitzungsberichte de l’Académie de Berlin, 1894, p. 479-491. Pour l’œuvre de Titus, voir l’édition de P. de Lagarde, Titi Bostreni quæ ex opere contra manichæos edito in codice Hamburgensi servata sunt græce, Leipzig, 1859. L’écrit de Sérapion figure dans P. G., t. xl, col. 900-924.

4. Saint Épiphane a consacré l’hérésie lxvi à Mani et au manichéisme. Il utilise surtout les Acta Archelai et l’œuvre de Titus de Bostra. Son érudition est ici un peu courte, et l’on n’a pas grand’chose d’important à en tirer. P. G., t. xlii, col. 29-172.

5. Autant faut-il dire de l’ouvrage de Didyme d’Alexandrie, Adversus manichæos, P. G., t. xxxix, col. 1085-1109, qui n’a rien de particulièrement remarquable.

6. On doit, au contraire, donner une place à part aux traités antimanichéens de saint Augustin. Celui-ci a une connaissance directe du manichéisme, dont il a fait profession pendant neuf ans, entre sa 19e et sa 28e année. Il a étudié les écritures manichéennes ; il a défendu avec ardeur les doctrines de la secte, à laquelle il a recruté des adhérents. Converti au catholicisme, il a continué à s’intéresser au manichéisme, à en lire les livres, à en étudier les doctrines. Il est donc un témoin d’une exceptionnelle autorité. Les ouvrages dans lesquels il prend à parti ses anciens coreligionnaires et qui doivent être ici signalés sont les suivants :

a) De moribus Ecclesiæ catholicæ et de moribus manichæorum libri duo, P. L., t. xxxii, col. 1309-1378, commencé à Rome en 388 et achevé en Afrique en 389.

b) De libero arbitrio libri tres, P. L., t. xxxii, col. 1221-1310, commencé en 388 et achevé seulement en 395. Sur l’origine du mal qui provient du libre arbitre.

c) De Genesi contra manichæos libri duo, P. L., t. xxxiv, col. 174-220 ; écrit à Thagaste en 389 ; justification des trois premiers chapitres de la Genèse contre les objections manichéennes.

d) De vera religione liber unus, P. L., t. xxxiv, col. 121-172, rédigé à Thagaste en 390. L’ouvrage est consacré à établir l’existence d’un Dieu unique, contre le dualisme des manichéens.

e) De utilitate credendi ad Honoratum, P. L., t. xlii, col. 65-92 ; édit. Zycha, dans le Corpus de Vienne, t. xxv a ; écrit à Hippone en 391.

f) De duabus animabus contra manichæos, P. L., t. xlii, col. 93-112 ; édit. Zycha, ibid. ; composé en 391. Sur l’enseignement manichéen des deux âmes.

g) Acta seu disputatio contra Fortunatum manichæum, P. L., t. xlii, col. 111-130. Sur l’origine du mal ; compte rendu sténographié d’une discussion tenue les 28 et 29 août 392.

h) Contra Adimantum Manichæi discipulum, P. L., t. xlii, col. 129-172 ; édit. Zycha, dans le Corpus de Vienne, t. xxv a ; rédigé en 394. Sur les contradictions entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

i) Contra epistolam manichæi quam vocant fundamenti, P. L., t. xlii, col. 173-206 ; édit. Zycha, ibid. ; de 397. Très important : cf. ci-dessus col. 1845.

j) Contra Faustum manichæum libri triginta très : P. L., t. xlii, col. 207-518 ; édit. Zycha, ibid. ; rédigé vers 400. Réfutation d’un ouvrage de Faustus, évêque manichéen de Milève.

k) De actis cum Felice manichæo libri duo, P. L., t. xlii, col. 519-552. Discussion sténographiée, tenue à Hippone les 7 et 12 décembre 404.

l) De natura boni contra manichæos, P. L., XII, col. 551-572 ; édit. Zycha, dans le Corpus de Vienne, xxv b. Écrit peu après 404.

m) Contra Secundinum manichæum, P. L., xlii, col. 571-603 ; édit. Zycha, ibid. Réponse composée vers 405 à une lettre du manichéen Secundinus.

7. Des écrits de saint Augustin, il faut rapprocher le livre d’Évode d’Uzalis, De fide contra manichæos, P. L., XLII, col. 1139-1154 ; édit. Zycha, ibid., où sont cités à plusieurs reprises les ouvrages manichéens.

8. Sévère d’Antioche († vers 539), consacre une homélie à exposer les principes de la foi manichéenne. Le texte grec de cette homélie est perdu ; mais nous en avons encore une version syriaque qui a été publiée, traduite et commentée par F. Cumont, Recherches sur le manichéisme, fasc. 2, Bruxelles, 1912.

9. Saint Jean Damascène est l’auteur d’un Dialogue contre les manichéens, P. G., t. xciv, col. 1503-1584 et d’une Discussion de Jean l’orthodoxe avec un manichéen, xcvi, col. 1319-1326. Si tardives que soient ces œuvres, elles n’en contiennent pas moins quelque renseignements intéressants.

10. Photius, l’auteur d’une Histoire des manichéens, P. G., t. cii, col. 16-84, sera le dernier écrivain que nous signalerons. Il a surtout en vue la propagande paulicienne ; mais il se montre bien informé sur le manichéisme, et il donne sur Mani et sa doctrine des renseignements qui ne figurent pas ailleurs.

Si longue qu’elle soit, la liste que nous venons de donner est loin d’être complète. Presque tous les Pères de l’Église depuis la fin du iiie siècle ont eu à certains moments l’occasion de s’occuper du manichéisme ; et l’on pourrait recueillir dans leurs œuvres des détails utiles pour la connaissance sinon de la doctrine, du moins de l’histoire extérieure et de la diffusion du manichéisme.

Ceux que nous avons mentionnés sont pourtant les plus utiles à consulter. Il resterait maintenant à traiter la grosse question de l’emploi de ces sources. À défaut des ouvrages authentiques de Mani ou de ses premiers disciples, nous sommes obligés de recourir habituellement à des témoignages de seconde main. Parmi les historiens du manichéisme, les uns donnent la préférence aux sources orientales, et plus précisément aux historiens musulmans ; ainsi fait K. Kessler dans son grand ouvrage sur Mani et dans l’article Mani de la Protest. Realencyclopädie. D’autres, au contraire, s’appuient plus volontiers sur les documents gréco-romains, c’est-à-dire aussi chrétiens.

Il est certain que les Pères, lorsqu’ils parlent du manichéisme, le considèrent comme une erreur et le représentent par suite avec des traits poussés au noir. Mais on a quelquefois exagéré leur parti pris. Les hérésiologues sont loin de mériter le mépris dont certains critiques les ont accablés. Ils disposent souvent de documents précieux, et ils ne défigurent pas les doctrines qu’ils ont à combattre. Le témoignage de saint Augustin en particulier a pour nous une autorité toute spéciale, puisque c’est celui d’un ancien manichéen ; et bien des détails qu’il rapporte ont été confirmés par les documents trouvés dans le Turkestan chinois.

Il ne faut pas oublier non plus que les sources chrétiennes sont plus anciennes que les historiens arabes. Ceux-ci connaissent, il est vrai, les livres authentiques de Mani. Mais ils connaissent également les transformations subies par sa doctrine au cours des siècles ; et il ne font pas d’ordinaire le départ entre l’original et l’adventice.

Une étude d’ensemble, comme celle que nous avons à faire, ne saurait entrer dans une discussion de détail. On s’efforcera ici de recueillir les témoignages les plus solides. Mais il faut avouer que certains points, tout au moins de la légende de Mani et de son enseignement, restent enveloppés d’obscurités impossibles peut-être, dans l’état actuel de nos connaissances, à faire disparaître.

II. Vie de Mani. — Le fondateur du manichéisme est connu sous le nom de Mani ; en grec Μάνης ou quelquefois Μανιχαῖος. Les auteurs latins l’appellent Manes ou Manichæus, et cette dernière forme est celle qu’emploie saint Augustin. La signification étymologique de ce nom est inconnue. Les anciens écrivains grecs toujours préoccupés de l’onosmastique, l’expliquent comme l’équivalent de σκεῦος ou de ὁμιλία. Il est vraisemblable que le nom de Manès se rattache à une racine araméo-babylonienne et peut être identifié à celui de Mana, qui, chez les Mandéens, sert à désigner un esprit du monde lumineux. Il se pourrait alors qu’il n’ait pas été le nom primitif de Mani, mais un titre honorifique pris par le fondateur lui-même ou décerné à celui-ci par ses disciples. S’il fallait croire les Acta Archelai, 64, p. 92, Mani se serait d’abord appelé Corbicius.

Il est difficile, au milieu des divergences de nos sources, de se faire une idée complète de la vie de Mani. Seules, les grandes lignes du récit peuvent prétendre à l’exactitude.

Suivant Birûni, qui empruntait ce détail au Shâpurakân, Mani était né en l’année 527 de l’ère des astronomes babyloniens ou du comput d’Alexandre, la 5e du règne d’Adharban, ce qui correspond aux années 215-216 de l’ère chrétienne ; Birûni, Chronologie, trad. Sachau, p. 121. Au dire du même historien, Mani ajoutait qu’il était venu au monde à Mardinu, en Babylonie, dans le district de Nahar-Koutha, au sud de Ctésiphon.

On a souvent remarqué que la Babylonie était alors la terre promise du syncrétisme religieux et constituait un terrain merveilleusement préparé pour la prédication du futur réformateur. Nous avons d’autant moins à insister sur cette idée que nous connaissons assez mal l’état religieux de cette région au iiie siècle. Il est pourtant certain, et nous le constaterons sans peine, que Mani doit la plupart de ses théories aux religions, ou même aux superstitions au milieu desquelles il a grandi, et que sa principale originalité réside dans la systématisation qu’il a su fournir d’un si grand nombre d’éléments épars.

An-Nadim raconte que le père de Manès portait le nom de Fouttak ben ali Barzam et provenait de la famille des Askanides. Flügel, Mani, p. 84. La formule grecque d’abjuration transforme ce nom en celui de Pateikos ; et l’on peut rapprocher cette forme grécisée de Patricius, nom du destinataire de l’Épître du fondement selon saint Augustin.

La mère de Mani, selon la même formule grecque, se serait appelée Karossa. Ce nom est certainement légendaire. On ne saurait attacher plus d’importance aux noms de Meis, Outachim et Mar Mariam indiqués par An-Nadim.

Fouttak était originaire de Hadaman, ville persane, d’où il s’était rendu en Babylonie, pour résider habituellement à Al-Madain, dans la partie de la ville appelée Ctésiphon. En cet endroit, continue An-Nadim, se trouve le temple des idoles. Fouttak avait soin de s’y rendre ainsi que les autres habitants. Or un jour, au fond du sanctuaire, une voix lui dit : Ô Fouttak, ne mange pas de viande, ne bois pas de vin, et tiens-toi loin des femmes. Pendant trois jours la même voix se fit entendre à lui à diverses reprises. Après avoir réfléchi là-dessus, Fouttak se joignit aux gens de la contrée de Dastou Meisan, connus sous le nom de Moughtasilas, ceux qui se purifient. Flügel, Mani, p. 84.

Ce dernier trait est à relever. Les moughtasilas admettaient des théories dualistes : Au Dieu Très-Haut, qui domine tous les êtres, étaient subordonnés, suivant eux, deux personnages, le Christ et le Diable, également issus de lui, et préposés par lui, l’un aux temps futurs, l’autre au siècle présent. Dans toute la création se retrouvait l’opposition du bien et du mal, du mâle et du femelle, de la droite et de la gauche, de l’eau et du feu. L’eau était le moyen du salut, le feu celui de la perdition. L’eau du baptême délivrait du feu de l’enfer. Les baptisés devaient, d’ailleurs, mener une vie sainte, ne prendre aucune nourriture animale, s’abstenir des femmes. La vérité religieuse était consignée dans la Loi et dans l’Évangile ; mais le véritable sens des Livres saints s’était perdu : seuls, les moughtasilas l’avaient conservé, grâce au livre qu’Elchasaï avait apporté du ciel sous la forme d’un ange.

Dès son enfance, Mani fut agrégé à la secte des moughtasilas. Son père l’emmena avec lui pour l’élever suivant ses propres idées. La légende raconte que, lorsqu’il eut l’âge de douze ans, Mani reçut sa première révélation : Après avoir accompli sa douzième année, écrit An-Nadim, il reçut selon son propre témoignage, les révélations du roi du paradis de la lumière, c’est-à-dire, d’après ses expressions, du Dieu Très-Haut. L’ange qui les lui apporta s’appelait Eltawan, ce qui veut dire en nabatéen, le compagnon. Cet ange lui dit : « Abandonne cette communauté. Tu n’appartiens pas à ses adeptes. Ton rôle consiste à régler les mœurs et à réfréner les plaisirs. Mais à cause de ta jeunesse, le temps n’est pas encore venu pour toi d’entrer en scène. » Flügel, loc. cit.

Ce ne fut que douze ans plus tard, lorsque Mani eut accompli sa vingt-quatrième année, qu’il entra dans la vie publique : « L’ange Eltawan revint vers lui et lui dit : “Le temps est maintenant venu pour toi de paraître en public et de proclamer ta propre doctrine.” Les paroles que l’ange Eltawan lui adressa sont les suivantes : “Salut à toi, Mani, de ma part et de la part du Seigneur qui m’a envoyé vers toi, et qui t’a choisi pour son messager. Il t’ordonne de t’adonner à ton enseignement, et d’annoncer la joyeuse promesse de la vérité qui vient de lui, et de t’y adonner avec tout le zèle possible.”

« Mani, racontent ses disciples, fit son apparition publique le jour de l’avènement et du couronnement de Sapor, fils d’Adraschir. C’était un dimanche, le premier jour de nisan, et le Soleil était dans le Bélier. Il avait deux compagnons qui marchaient à sa suite et s’attachaient à sa doctrine. L’un s’appelait Schamoum et l’autre Zachou. » Flügel, loc. cit.

On a remarqué les rapports qui unissent la légende de Mani à l’histoire de Bardesane ; cf. P. Alfaric, op. cit., t. I, p. 80, n. 3, p. 81 n. 1 et 4 ; F. Nau, Une biographie inédite de Bardesane. On a également signalé certaines ressemblances entre l’enfance de Mani et les récits de saint Luc sur l’enfance de Notre-Seigneur. Ces rapprochements montrent du moins que la légende de Mani a été en partie construite d’après des récits antérieurs et qu’on ne saurait prendre à la lettre les formules d’An-Nadim.

Les Acta Archelai racontent d’une manière toute différente les débuts de Mani. Suivant Hégémonius, leur auteur, le chef et l’inventeur de la secte manichéenne aurait été un certain Scythianus, contemporain des apôtres. Scythianus était de la race des Sarrasins ; il épousa une captive de la Haute-Thébaïde qui le décida à habiter en Égypte : il y apprit la sagesse des Égyptiens et s’attacha un disciple du nom de Térébinthe, qui, lui, écrivit quatre livres : les Mystères, les Principes, l’Évangile et le Trésor. Après la mort de Scythianus, Térébinthe commença à prêcher sa doctrine en Babylonie, sous le nom de Buddha. Mais l’enseignement du nouveau prophète suscita de nombreux contradicteurs, et Térébinthe ne put faire d’autres disciples qu’une vieille femme veuve chez qui il se retira. Un beau jour, Térébinthe se tua, en tombant de la terrasse sur laquelle il était monté pour prier. La femme recueillit son héritage, avec les quatre livres de Scythianus. Or cette femme vint à acheter un jeune garçon de sept ans comme serviteur, Calicius. Ce fut ce Calicius qui, cinq ans après, hérita des livres de Scythianus, passa en Perse où il prit le nom de Manès, acquit une grande sagesse dans sa nouvelle patrie, et se mit à prêcher la doctrine de Scythianus, non sans avoir considérablement augmenté ses ouvrages qu’il publia sous son propre nom. Acta Archel., 62-155, p. 90-95.

Kessler, art.  Mani, dans la Protest. Realencycl., t. XII, p. 20, a essayé de démêler un fond historique dans le récit d’Hégémonius. C’est là une entreprise assez vaine. Les noms mêmes de Scythianus et de Terebinthus sont imaginaires, et la chronologie qui fait remonter au temps des apôtres la première origine du manichéisme dépasse les bornes de la fantaisie. Du récit des Acta, on ne retiendra guère que les titres des grands ouvrages de Mani, et de plus cette idée juste que la doctrine manichéenne a dû beaucoup d’éléments aux sagesses étrangères, en particulier aux théories gnostiques et aux traditions persanes.

À cet égard, le rationalisme d’Hégémonius remplace avantageusement les apparitions de l’ange Eltawan dont parlait An-Nadim. De nombreuses influences humaines se sont exercées sur Mani, qui a été toute sa vie le lecteur attentif de toutes sortes d’ouvrages. L’habile metteur en œuvre d’une multitude d’idées acquises du dehors. De très bonne heure, les auteurs chrétiens qui l’ont réfuté ont mis en relief la ressemblance de ses théories avec celles des grands gnostiques. Saint Éphrem le rapproche de Marcion et de Bardesane. D’autres, comme Hégémonius, saint Cyrille de Jérusalem, Sérapion de Thmuis, le mettent en parallèle avec Basilide et Valentin. Il y a en cela une part de littérature : c’est un procédé de la polémique contre les hérésies que d’établir une sorte de succession entre les docteurs de mensonge et d’attribuer à la gnose l’origine de toutes les erreurs. Mais il y a aussi là une très grande part de réalité. La ressemblance du dualisme de Mani avec le dualisme de Marcion n’est pas douteuse ; les historiens arabes qui, ici, ne sont pas des témoins suspects n’ont pourtant pas hésité à prononcer les mêmes noms que les hérésiologues chrétiens. D’après Sharastani, Mani dépend de Bardesane sur tous les points sauf en ce qui concerne le médiateur. Flügel, Mani, p. 165. Mâsoudi voit en Mani le disciple de Cerdon, dont les premiers polémistes chrétiens font souvent le maître de Marcion. Nous savons d’ailleurs, par Mani lui-même, qu’il connaissait les écrits gnostiques et s’intéressait à leurs spéculations. Trois chapitres du livre des Mystères étaient consacrés aux Deisanites, qui sont des disciples de Bardesane (c. I, XII et XIII), et Birûni cite, de l’un de ces chapitres, le passage suivant : « Les partisans de Bardesane pensent que l’ame vivante s’élève et se purifie dans la carcasse. Ils ne savent pas que cette dernière est l’ennemie de l’âme, que la carcasse empêche l’âme de s’élever, que c’est une prison et une rude punition pour l’âme. » Birûni, India, trad. Sachau, t. I, p. 55. De même Masoudi nous apprend qu’un chapitre du Trésor était consacré aux marcionites. Le livre de l’avertissement et de la révision, trad. Carra de Vaux, p. 188.

« En somme, Mani fut un grand liseur. Et ses lectures portèrent de bonne heure sur les travaux récents des grands représentants de la gnose dont tout le monde parlait autour de lui. Il y trouva une doctrine plus vaste et plus compréhensive que celle qu’il avait apprise chez les moughtasilas. C’est ainsi qu’il fut amené à quitter ces derniers pour élaborer un système nouveau qui donnait à leur enseignement une forme plus large et plus systématique. » P. Alfaric, op. cit., t. I, p. 22.

Comme nous l’avons dit, d’après le récit d’An-Nadim, Mani devait avoir vingt-quatre ans lorsqu’il abandonna les moughtasilas et commença à prêcher sa doctrine. La date rappelée par l’historien arabe, le jour de l’avènement et du couronnement de Sapor fils d’Ardaschir, 20 mars 242, peut être traditionnelle et avoir un fondement historique. Mais on ne saurait être très affirmatif sur ce point.

La vie intérieure du prophète, pendant ses prédications, nous est tout à fait inaccessible. An-Nadim se borne à dire que, pendant quarante années environ, Mani parcourut divers pays. Mais il ne raconte rien qui se rapporte à ces missions. Il se contente d’ajouter, en un autre endroit de son récit que le nouvel apôtre apporta sa foi dans l’Inde, la Chine et le Khorasan. Flügel. Mani, p. 85.

La seule chose qui semble assurée, c’est que Mani ne put rester en Perse, et qu’il fut obligé de s’exiler, ou plus exactement qu’il fut exilé par Sapor. Yaqoubi et Masoudi racontent que le grand roi se serait d’abord rallié à la doctrine manichéenne, et même qu’il l’aurait professée pendant dix ans ; puis qu’il l’aurait abandonnée pour revenir à celle des mages. Kessler, Mani, p. 330 et 379 ; Flügel. Mani, p. 145. Cela est peu vraisemblable. Pour autant que nous connaissions Sapor, il nous apparaît comme un zélateur des traditions nationales, comme un défenseur acharné de la religion de Zoroastre, et on a quelque peine à croire qu’il ait déserté cette religion pendant un certain nombre d’années. Il est, au contraire, probable qu’il a fait partir Mani dès le début de sa prédication. En vain le prophète lui adressa-t-il un de ses ouvrages, le Shâpurakân, écrit en persan, et destiné à exposer au monarque les principes de la nouvelle doctrine. Sapor ne voulut rien entendre.

L’activité de Mani, durant ces années fécondes et laborieuses de prédication, dut être énorme. Le prophète prêchait. Il écrivait, non seulement de grands ouvrages didactiques, mais des lettres qui le maintenaient en contact avec les disciples qu’il avait faits au cours de ses voyages. Il y a eu des lettres à l’Inde, à Kashkar, ville persane de la région du Tigre inférieur ; à Ahvaz, province située à l’est du Tigre inférieur, et dans laquelle, suivant une légende rapportée par Bar-Hebræus, Histor. dynast., édit. Pococke, p. 82, Mani avait d’abord vécu comme prêtre chrétien, à Ctesiphon, à Édesse, à Babylone. Dans tous ces pays, Mani avait recruté des prosélytes. Ses lettres étaient destinées à affermir la foi de ces néophytes, et à résoudre quelques-unes des difficultés qu’ils avaient rencontrées dans la pratique de leur religion.

Les écrits de Mani étaient ornés de dessins et de miniatures, suivant une tradition chère aux gnostiques. Celse connaissait l’existence d’un diagramme de ce genre chez les ophites, et les écrits gnostiques en langue copte sont eux-mêmes remplis de figures destinées à représenter les demeures des éons et toutes sortes d’autres mystères. Saint Éphrem rapporte que Mani avait enluminé ses livres et y avait figuré les vertus lumineuses et les puissances des ténèbres sous les traits les plus propres à faire aimer les unes et à faire détester les autres, afin, expliquait-il, de compléter ainsi l’enseignement écrit pour les gens instruits et de le suppléer pour les autres ». S. Ephraim’s prose refutations of Mani, Marcio and Bardaisan, edit. C. W. Mitchell, Londres, t. I, 1912, p. xciii. Mirchond raconte également que Mani était un peintre d’un tel talent qu’avec son doigt il pouvait décrire un cercle de cinq aunes de diamètre, dans le pourtour duquel, si on l’examinait de près, on n’arrivait pas à découvrir la moindre inégalité. Kessler, Mani, p. 380.

Nous connaissons l’allure générale et le ton de la prédication de Mani par quelques fragments de ses écrits. Voici par exemple, d’après Birûni, le début du Shâpurakân :

« La Sagesse et les bonnes œuvres ont été apportées avec une suite parfaite et d’une époque à une autre par les prophètes de Dieu. Elles vinrent en un temps par le prophète nommé Buddha dans la région de l’Inde ; en un autre par Zoroastre dans la contrée de la Perse, en un autre par Jésus dans l’Occident. Après quoi, la présente révélation est arrivée, et la présente prophétie s’est réalisée par moi, Mani, le messager du vrai Dieu dans la Babylonie. » Chronologie, trad. Sachau, p. 209.

L’Épître du fondement ne débutait pas d’une manière moins solennelle et moins prometteuse : « Mani, apôtre de Jésus-Christ, par la Providence de Dieu le Père. Voici des paroles salutaires qui coulent de la source éternelle et vivante. Quiconque les écoutera et y croira d’abord, puis en gardera les leçons ne sera jamais sujet à la mort, mais jouira d’une vie éternelle et glorieuse. Bienheureux doit être estimé celui qui aura été instruit dans cette science divine. Par elle il sera délivré et établi dans la vie éternelle. » Dans S. Augustin, Contra Epist. fundam., 6, P. L., t. XLI, col. 176.

Ces deux exemples peuvent suffire à caractériser la manière du prophète. Certaines formules font penser à saint Paul ; mais l’emphase, la grandiloquence sont tout à fait significatives. D’autre part, la théorie de la révélation, dont Mani est le dernier représentant, donne la véritable explication de ce syncrétisme, qui emprunte des éléments à l’iranisme et même, dans une bien moindre mesure, au bouddhisme, mais qui n’en est pas moins une religion chrétienne par la place faite à Jésus, à son enseignement, à ses Livres saints.

Le Actes d’Archélaüs racontent que Mani envoya deux de ses disciples pour prêcher sa doctrine : Thomas en Égypte et Addas en Scythie, mais que le troisième, Hermas, préféra rester avec lui. À leur retour, continuent les Actes, les messagers racontèrent au maître ce qui leur était arrivé. Dans toutes les villes où ils étaient passés, ils s’étaient vus exécrés de tout le monde, mais surtout des adorateurs du Christ. Manès leur demanda de lui procurer les livres des chrétiens. Munis d’une certaine quantité d’or, ils se rendirent dans les endroits où l’on copiait ces livres. Puis, se présentant comme des catéchumènes, ils demandèrent qu’on voulût bien les leur vendre. Alors ce fourbe étudia nos livres pour les mettre au service de son erreur. Il en critiqua certains détails, en modifia certains autres et leur emprunta seulement le nom du Christ, auquel il affecta de tenir, afin de faire cesser l’horreur et l’aversion qu’inspiraient en tout lieu ses disciples. » Acta Archel., 65, p. 94.

Ce récit est sans doute légendaire, comme ceux que nous avons déjà rencontrés dans les Actes d’Archélaüs, et la mission des disciples de Mani semble calquée sur celle des apôtres dans l’Évangile. Il n’est cependant pas impossible que Mani ait envoyé, de son vivant, des prédicateurs chargés de répandre son enseignement. Le prophète se donnait comme le dernier des révélateurs ; il présentait sa religion, comme la manifestation suprême de Dieu. Il avait été d’abord envoyé aux Perses, il était destiné à prêcher ou à faire prêcher parmi toutes les nations. L’universalisme religieux était courant au IIIe siècle, et Mani en a sans peine accepté l’idée.

À s’en tenir aux chiffres d’An-Nadim, la prédication de Mani se serait poursuivie pendant une quarantaine d’années. La mort de Sapor en 272 et celle de son fils Hormuz en 273, l’avènement de Bahram Ier, un prince jeune et ami des plaisirs, semblent avoir été les motifs déterminants de son retour en Perse. Sans doute, An-Nadim prétend que Mani rentra dans son pays du vivant de Sapor et il raconte longuement le récit d’une entrevue accordée par la grand roi au prédicateur. Sapor, explique le chroniqueur, avait formé le projet de l’arrêter et de le tuer. Mais quand il se trouva devant lui, il fut intimidé, il le complimenta, et lui manifesta son intention de se convertir. Mani se borna à demander qu’en Perse et dans les autres pays soumis à l’autorité de Sapor, ses disciples eussent pleine liberté ; et le roi accéda à ses demandes. Flügel, Mani, p. 85. Un fragment de Tourfan raconte la même entrevue. F. W. K. Müller, Handschr., p. 80-82. Mais le récit de cette entrevue semble légendaire.

Il vaut mieux faire crédit à Yaqoubi qui place sous le règne de Bahram le retour de Mani. Kessler, Mani, p. 330, 331. Toutefois, Mani put bientôt s’apercevoir qu’il s’était trompé en espérant être tranquille en Perse. Car les mages restaient ses irréconciliables ennemis. Au bout de deux ans, Mani fut arrêté et confronté avec eux. Convaincu d’hérésie, il fut condamné par le roi Bahram à la mort par écorchement. Sa peau fut empaillée et exposée à la porte de la ville royale. La mort de Mani a peut-être eu lieu en mars 276 : le mois est indiqué par saint Augustin qui raconte que les manichéens célèbrent en mars la mort de leur fondateur, Contra Faust., xviii, 5 ; l’année peut se déduire de la donnée suivant laquelle Mani demeura deux ans avant d’être pris.

De bonne heure à ce qu’il paraît, des légendes coururent sur cette mort. Au ixe siècle, An-Nadim signale les récits divergents que répandaient les manichéens. « Mani, dit-il, fut tué sous le gouvernement de Bahram, fils de Sapor. Après quoi, son corps fut crucifié, coupé en deux, et suspendu aux deux portes de la ville de Dschoundisabour. D’autres racontent que Sapor le mit en prison, mais qu’à la mort de ce roi, Bahram le délivra ; d’autres, au contraire, qu’il mourut en prison. En tout cas, on ne peut douter qu’il n’ait été crucifié. » Flügel, Mani, p. 99.

Il est probable que, si nous possédions encore les anciens récits biographiques écrits par les manichéens, nous ne pourrions pas en tirer beaucoup plus de renseignements certains sur la vie du fondateur. Car cette vie n’avait pas tardée à être défigurée par la légende. Birûni signale l’existence de deux représentations opposées de l’histoire de Mani ; et son témoignage vaut la peine d’être cité : « Les disciples de Mani, écrit-il, se divisent en deux camps au sujet de sa personne. Un parti affirme qu’il ne disposait pas du pouvoir de faire des miracles, et raconte qu’il a enseigné que le don des miracles s’est retiré de ce monde avec le Christ et ses disciples. L’autre soutient qu’il possédait ce don des signes et des prodiges, et que le roi Sapor commença de croire en lui pour avoir été élevé avec lui dans les régions supérieures et s’être tenu avec lui dans les airs entre le ciel et la terre, en d’autres termes pour avoir constaté un de ses miracles. Le même parti ajoute qu’il avait coutume d’échapper à son entourage pour monter au ciel, qu’il y restait quelques jours, et qu’il revenait ensuite vers les siens. » Birûni, Chronologie, trad. Sachau, p. 191.

Inutile de se demander laquelle de ces deux représentations était primitive ; nous n’en saurions pas davantage sur la vie de Mani. De fait, cette vie peut se résumer en quelques lignes : Mani dut naître vers 215-216 à Mardin ; il fut élevé dans la secte des moughtasilas, qu’il abandonna vers l’âge de 24 ans, à la suite de révélations. Il commença alors à prêcher sa doctrine, dut quitter la Perse, et, pendant pris de 40 ans, mena une vie errante de missionnaire, écrivant et prêchant à travers les régions les plus diverses de l’Asie. Rentré en Perse sous le règne de Bahram Ier une conspiration de mages le perdit. Il fut écorché, décapité et empaillé vers 276-277 à Dschoundisbour, la nouvelle capitale des rois de Perse.

III. Expansion du manichéisme. 1o Dans l’Empire romain. La rapide diffusion du manichéisme pose un problème que nous ne pouvons pas entièrement résoudre. Nous avons vu déjà que, selon le récit des Acta Archelai, Mani, non content de prêcher lui-même sa doctrine, avait envoyé quelques-uns de ses disciples en Égypte et en Syrie. Nous ne saurions contrôler cette affirmation qui prend place dans un récit tissu d’invraisemblances. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’une douzaine d’années après la mort du fondateur, le manichéisme avait déjà fait assez de progrès pour inquiéter l’empereur Dioclétien et les hauts fonctionnaires de l’empire romain.

Vers l’an 290, le proconsul d’Afrique, Julien, dénonçait la nouvelle secte à Dioclétien. Celui-ci, préoccupé de maintenir la religion nationale contre l’invasion des cultes étrangers, répondit par un rescrit sévère qui est le premier document officiel relatif au manichéisme : « Au sujet des manichéens dont Votre Sagacité a parlé à Notre Sérénité, disait l’empereur, nous avons appris que la nation persane, notre rivale, les a envoyés ou fait germer tout récemment en ce pays, comme des monstres nouveaux et inattendus, et qu’ils commettent chez nous de nombreux méfaits. Ils troublent les populations paisibles. Ils causent de grands dommages aux cités. Et l’on fait craindre que, suivant leur coutume, ils ne travaillent dans la suite, avec leurs mœurs exécrables et les lois sauvages de la Perse, à infecter en quelque sorte de leur poison pernicieux le peuple romain, modeste et tranquille. Comme vous établissez tous les genres de maléfices flagrants exposés par Votre Prudence dans le rapport que vous nous avez présenté sur leur religion, leurs fictions laborieuses et vaines, nous portons contre eux les peines et sanctions qui leur sont dues. Nous ordonnons que leurs organisateurs et leurs chefs soient soumis aux dernières rigueurs et condamnés au feu avec leurs abominables Écritures. Nous prescrivons que leurs adeptes opiniâtres jusqu’au bout soient décapités. Et nous décrétons que les biens de ces gens seront revendiqués par le fisc. Si des honorables et d’autres dignitaires, même placés plus haut, sont passés à cette secte, vous ferez également saisir leur patrimoine par le fisc, et vous les enverrez eux-mêmes aux mines. » Cod. Gregor., l. XIV, tit. iv, n. 4-7.

La sévérité des mesures portées par Dioclétien laisse entrevoir que les manichéens étaient nombreux et influents dans l’empire dès la fin du iiie siècle. C’est à la même époque qu’un philosophe néoplatonicien, Alexandre de Lycopolis, rédige contre eux un opuscule De placitis manichæorum, qui tire toute son importance de la diffusion de la secte en Égypte.

Il n’est pas possible de rappeler ici tous les détails de l’histoire du manichéisme et nous devons nous contenter d’en marquer rapidement les traits essentiels. La secte commença naturellement par se répandre dans son pays d’origine, la Mésopotamie. Les Actes d’Archelaüs, dans la première partie du ive siècle, représentent Mani allant discuter avec l’évêque de Kashkar. Saint Aphraate, le sage persan, et saint Éphrem de Nisibe luttent avec ardeur contre la propagande manichéenne ; et l’on se rend compte, par leur insistance, que la nouvelle doctrine recrutait un nombre considérable d’adeptes. Dans la première moitié du ve siècle, Rabboulas d’Édesse poursuit la lutte contre les manichéens.

Des régions voisines de l’Euphrate, le manichéisme envahit la Syrie et la Palestine. Selon saint Épiphane, Hæres., lxvi, P. G., xlii, col. 29, les écrits de Mani auraient été apportés en Palestine dès la quatrième année du règne d’Aurélien, en 274, par un certain Akouas, venu de la Mésopotamie à Éleuthéropolis, où les adeptes de la secte restaient nombreux un siècle plus tard, du vivant de l’hérésiologue. Les réfutations de Cyrille de Jérusalem, d’Eusèbe d’Émèse, de Titus de Bostra, d’Épiphane lui-même, plus tard de Théodoret de Cyr, de Sévère d’Antioche, montrent la persistance du danger. Jusqu’à la fin du viie siècle et aux ouvrages d’Anastase le Sinaïte, on peut suivre l’histoire du manichéisme dans ces régions.

En Égypte, où la nouvelle religion était réfutée dès la fin du iiie siècle par Alexandre de Lycopolis, le ive siècle semble avoir été une période de progrès considérables. Les réfutations de Sérapion de Thmuis et de Didyme d’Alexandrie ne sont pas les seuls témoins de ces progrès. Nous connaissons le commentateur Aphthonius qui se rendit assez célèbre à Alexandrie pour qu’Aèce d’Antioche vînt engager avec lui une controverse. Philostorge, H. E., iii, 15, édit. Bidez, p. 46, 47. Vers le même temps, Hiérakas de Léontopolis faisait une propagande acharnée et recrutait de nombreux disciples. Épiphane, Hæres., LXVII, P. G., xlii, col. 172, 173. Au dire d’Eutychius, qui doit, sans doute, contenir beaucoup d’exagérations, presque tous les archevêques et évêques d’Égypte avec leurs moines étaient manichéens sous le patriarche Timothée d’Alexandrie ; Thimothée aurait même dû un jour ordonner à ses clercs de manger de la viande le dimanche pour voir qui, parmi eux, était rallié à la secte. Eutychius ajoute que les manichéens d’Égypte se divisaient alors en deux observances, les Saddikini, qui gardaient soigneusement les préceptes du Maître, et les Sammakini qui se permettaient de manger du poisson.

En Occident, l’Afrique semble avoir été la terre d’élection du manichéisme. Avant l’an 300, les fidèles de Mani y étaient nombreux et influents, puisque c’est à la requête d’un proconsul d’Afrique que fut portée la loi de Dioclétien. Malgré les mesures de rigueur prises contre les manichéens par Constantin et ses successeurs, la secte se maintint en Afrique, prospère et vigoureuse. Au temps de saint Augustin, elle comptait de nombreuses communautés, des chefs instruits et influents, des propagandistes zélés. Nous connaissons surtout, parmi les personnages les plus représentatifs de cette époque Fauste de Milève, le prêtre Fortunat et l’élu Félix. Fauste était le grand homme de l’église manichéenne. Doué d’une physionomie agréable, d’un esprit délié, d’un caractère avenant, il joignait à ces dons naturels une assez bonne culture littéraire… Son éloquence chaude et persuasive s’insinuait sans effort dans les âmes. Il la soutenait par le prestige d’un vie exemplaire… Mais son austérité n’avait rien d’arrogant et il plaisait par sa simplicité. » P. Alfaric, L’évolution intellectuelle de S. Augustin, t. I, p. 83. Fortunat et Félix avaient moins d’envergure l’un et l’autre étaient pourtant des disciples convaincus et ardents de Mani, et leur prédication avait entraîné de nombreuses conversions. Contre ces trois hommes, Augustin eut l’occasion de combattre. Il réfuta patiemment en un long ouvrage le livre où Fauste exposait la doctrine manichéenne ; il eut avec Fortunat et Félix des discussions publiques qui tournèrent à la confusion de ses adversaires. Malgré les efforts d’Augustin, malgré les nombreux ouvrages qu’il rédigea contre le manichéisme, la secte lui survécut en Afrique. Sous les règnes de Genséric et de son fils Hunnéric, les manichéens étaient encore nombreux : les persécutions qu’ils subirent alors les affaiblirent sans les abattre. À la fin du vie siècle, au temps de saint Grégoire le Grand, ils étaient toujours debout. 1866 Sans doute, en restait-il un certain nombre durant les premiers temps de la domination arabe, car sous le califat de Mansour (754-775), un iman de la secte. Abou-Hilal ad-Deihouri, venait des régions africaines.

Nous sommes beaucoup moins bien renseignés sur la propagande manichéenne en Espagne. Les écrivains chretiens de la fin du ive siècle ont souvent mis en relief les ressemblances qu’offrait l’enseignement de Priscillien avec le manichéisme. Il y a là un procédé de polémique qui ne doit pas nous faire illusion. Nous ne saurions affirmer qu’il y ait eu des relations entre les doctrines et la propagande de Priscillien et les théories proprement manichéennes. Quelques ressemblances de détail ne peuvent pas faire perdre de vue les différences essentielles ; pour autant que nous soit accessible l’histoire du priscillianisme, elle demeure indépendante de celle du manichéisme. Voir art.  Priscillien. Il est probable cependant qu’il y a eu des manichéens en Espagne ; mais, les témoignages à ce sujet font presque complètement défaut.

En Gaule, vers la fin du ive siècle, saint Augustin a entendu dire que les Gaulois pratiquaient à la lettre certaines théories de Mani exposées dans le livre du Trésor. De nat. boni, 47, P. L., xlii, col. 570. Au ve siècle, saint Vincent de Lérins, Gennade et Pomérius d’Arles se préoccupent encore du manichéisme. Mais il est difficile de dire si ces préoccupations ne sont pas exclusivement littéraires et si elles visent des manichéens réels.

En Italie, nous retrouvons, au contraire, une propagande manichéenne certaine et organisée. Au témoignage du Liber pontificalis, éd. Duchesne, t. I, p. 169, il y avait déjà des manichéens à Rome au temps du pape Miltiade, c’est-à-dire au début du ive siècle. En 372, ils se trouvaient encore assez nombreux dans la capitale pour que Valentinien adressât à leur sujet un important édit au préfet de la ville. Cod. Theod., l. XVI, tit. v, n. 3. En 382, un d’entre eux, du nom de Constance, réunissait dans sa maison les Élus de la région, qu’il avait décidés à observer en commun la règle de Mani, et il leur faisait lire une épître du Maître, qui devait servir de programme au nouveau monastère. Presque aussitôt après, Augustin, arrivant à Rome, y vivait au milieu des représentants de la secte, et il logeait chez l’un d’entre eux avec qui il discutait souvent sur la mythologie des livres de Manichée. À Milan, où leur recommandation le faisait bientôt nommer rhéteur par le préfet Symmaque, il les trouvait encore assez nombreux pour inquiéter Ambroise qui les prenait souvent à partie… Vers 405, un auditeur de Rome, nommé Secundinus, écrit à l’évêque d’Hippone, pour essayer de le ramener à l’orthodoxie dualiste. P. Alfaric, Les écritures manichéennes, t. I, p. 63. En 443, saint Léon constate qu’il y a encore de nombreux manichéens à Rome, et il ordonne la recherche de leurs Écritures. Plus tard, les papes Gélase, Symmaque et Hormisdas font faire des perquisitions analogues. Saint Grégoire le Grand enfin retrouve des manichéens en Sicile et en Calabre : les hérétiques étaient venus d’Afrique ; et il est vraisemblable que c’est aussi d’Afrique qu’étaient précédemment arrivés tous les prédicants manichéens en Italie. Si maintenant nous retournons en Orient, nous constatons que le manichéisme se répand davantage et se maintient plus longtemps en Asie Mineure et à Constantinople que dans les pays d’Occident. En Asie Mineure, les réfutations de saint Basile de Césarée, de saint Grégoire de Nysse, de Diodore de Tarse montrent la place que tenait le manichéisme dans les préoccupations des grands docteurs de la fin du ive siècle. Plus de cent ans après, la doctrine de Mani recrute encore des partisans dans les hautes classes de la société byzantine. Tour à tour, Anastase Ier et Justinien Ier prennent des mesures sévères contre les Écritures de la secte et contre tous ceux qui les détiennent. Héraclien de Chalcédoine, Paul le Perse, Zacharie le Rhéteur, discutent longuement les théories manichéennes. Jusqu’à la fin du ixe siècle, les écrits de Mani et ceux de ses disciples restent assez répandus pour que les théologiens y voient un danger réel pour l’orthodoxie : entre 867 et 871, un compilateur anonyme fait un recueil des principales réfutations du manichéisme et le dédie en vers pompeux à l’empereur Basile. Vers le même temps, semble-t-il, paraît la grande Histoire des manichéens, dont nous possédons quatre éditions légèrement différentes attribuées à Photius, à Pierre de Sicile, à Georges le Moine et à Pierre l’higoumène.

À ce moment, il est vrai, on s’en prend moins aux manichéens proprement dits qu’aux pauliciens, leurs continuateurs. La secte des pauliciens était née vers la fin du viie siècle en Arménie : ce pays avait de bonne heure connu le manichéisme, et dès le Ve siècle Eznik de Kolb attaquait la doctrine des deux racines exposée par les Zandiques. Vers 590, des missionnaires manichéens avaient travaillé avec succès à prêcher leurs doctrines et avaient traduit les livres de la secte en langue arménienne. Le paulicianisme, rameau détaché du tronc commun, se répandit dans l’empire byzantin. Les efforts réunis des théologiens et des autorités civiles eurent bien du mal à venir à bout de la subtilité et des résistances des hérétiques. Cf. Karapet Ter-Mekertschian, Die Paulicianer im byzantin. Kaiserreiche, Leipzig, 1893.

Nous achevons ainsi le tour de l’ancien Empire romain. Le manichéisme, réfuté par les docteurs chrétiens, condamné par le pouvoir séculier, sut résister à toutes les attaques. Sans doute, en tant que secte organisée, il disparut de l’Occident après le vie siècle, de l’Orient après le viiie ou le ixe. Mais il laissa des traces profondes dans l’histoire. Les cathares de la France méridionale, au xie et au xiie siècle, se rattachent d’une manière très étroite au manichéisme, dont ils professent les dogmes fondamentaux, et dont ils reproduisent, au moins en partie, l’organisation ecclésiastique. Il en est de même en Orient où les bogomiles du xie siècle conservent les traditions manichéennes. Nous n’avons à nous occuper ici ni des cathares ni des bogomiles : il fallait tout au moins signaler les rapports étroits qui les unissent au manichéisme primitif.

2o Dans l’empire perse. L’expansion du manichéisme n’est pas limitée au bassin de la Méditerranée. Il semble, au contraire, que la religion de Mani ait trouvé en Asie sa véritable terre d’élection : en tout cas, c’est en Asie qu’elle a connu ses plus grands triomphes.

Il va de soi que le manichéisme ait fait une longue et brillante carrière en Babylonie, dans le pays même où il avait pris naissance. An-Nadim raconte que « lorsque Mani s’éleva dans le paradis de Lumière, il laissa Sis après lui en qualité d’iman. Le disciple garda la religion de Dieu dans sa pureté jusqu’à sa mort. Puis, les autres imans se la transmirent l’un à l’autre. Aucune diversité d’opinions ne se fit jour parmi eux jusqu’à ce que parut une secte schismatique, connue sous le nom de Dênâvars qui se donna son propre iman et lui voua l’obéissance. » Flügel, Mani, p. 97.

En fait, le résumé d’An-Nadim est trop optimiste : et les manichéens de Perse n’avaient pas attendu aussi longtemps pour se diviser en sectes rivales. D’après Théodore Bar Khôni, sous le règne de Firou (458-484), un certain Battaï, élevé dans le groupe gnostique des kantéens, passa chez les disciples de Manès où il « recueillit et mit en ordre quelques-uns de leurs discours et quelques bribes de leurs mystères magiques ». Puis, il enseigna une nouvelle religion, faite d’emprunts au manichéisme orthodoxe et au gnosticisme qu’il avait abandonné.

Vers le même temps, un mendiant de l’Adiabène, nommé Ado, s’étant établi dans la Mésène, près du fleuve Karoun, y prêcha une doctrine où se mélangeaient des éléments manichéens, kantéens et marcionites. Cf. H. Pognon, Inscriptions mandaïtes des coupes de Khouabir, p. 221-227.

Toutefois, ce fut bien, comme le rapporte An-Nadim, au viiie siècle qu’un Élu, nommé Zadhommouz, fonda, à Madaïn, une secte qui se glorifiait de rétablir dans toute leur pureté les observances primitives de Mani et qui fit officiellement schisme avec l’Église établie. Après Zadhommouz, le groupe eut une série d’imans, dont la succession est indiquée par An-Nadim : Miklas, Bouzourmihr, Iazdanbacht, Abou-Ali Saïd, Nan ben Hommouz de Samarkand, et Aboul-Hasan de Damas. Flügel, Mani, p. 97-99.

Malgré le schisme, le manichéisme orthodoxe ne cessa pas d’être florissant. « Les imans orthodoxes de Babylone jouissaient d’une telle autorité qu’entre 724 et 738, l’un d’entre eux, nommé Mihr, reçut les distinctions les plus flatteuses de l’émir de l’Irak, Chalid ben Abdallah al-Kasri… Les mihrites eurent ensuite d’autres chefs éminents, par exemple, Abou-Hilal ad-Deihouri, qui, sous le califat de Mansour (754-775) s’appliqua à réparer le schisme de Miklas, et Abou-Saïd Raha, qui combattit un peu plus tard celui de Bouzourmihr. » P. Alfaric, Les écritures manichéennes, t. i, p. 73, 74. Cf. An-Nadim, dans Flügel, Mani, p. 98, 99.

Le règne de Mehdi (775-785) fut surtout marqué par la traduction en arabe des ouvrages de Mani. Le traducteur, Abdallah ibn al-Moqaffa, était l’un des plus savants hommes de ce temps, et il avait acquis la réputation d’un élégant écrivain. D’autres auteurs, plus originaux, exposèrent à la même époque la foi manichéenne : An-Nadim écrit à ce sujet : « Parmi les chefs manichéens, adonnés à la scolastique, qui se convertirent extérieurement à l’islam, mais adhérèrent intérieurement à l’incroyance, les principaux sont Ibn Talout, Abou Shakir, Ibn Achi Abi Shakir, Ibn al-Ada al-Harizi, Nou‘man, Ibn Abi’l’audja, Salih ben ‘Abdal Qaddouš. Tous ces gens-là écrivirent des livres pour la défense des deux principes. » Flügel, Mani, p. 107.

La traduction arabe des livres de Mani put contribuer à l’expansion de sa doctrine dans le pays des deux fleuves. Mais, c’est au delà de la Mésopotamie que le manichéisme eut la plus brillante fortune : « Déjà à la mort de Mani, beaucoup d’adeptes du novateur, pourchassés par Bahram, s’étaient réfugiés vers la frontière orientale du royaume persan. Ils s’étaient établis en grand nombre dans les contrées relativement paisibles du Khorassan, et ils y avaient formé un groupe très actif. Les émigrés, qui avaient tout quitté pour conserver leur foi tenaient à la garder en sa forme et sa vigueur premières. Bientôt, ils reprochèrent à leurs coreligionnaires, qui étaient restés sous la domination hostile des Sassanides et qui avaient dû recourir à certains compromis, de ne plus pratiquer la vraie doctrine du maître. Ils refusèrent de reconnaître l’iman de Babylone, et ils constituèrent une secte nouvelle, celle des Dênâvars qui eut son propre chef. C’est d’une ville du Khorassan, de Nishabour, que vint Mazdak dont la doctrine n’était guère qu’une interprétation particulièrement étroite et rigoureuse de quelques théories esquissées par Mani. C’est de là aussi que semble être parti le mouvement de renaissance dualiste qui se produisit dans le monde islamique, au temps des premiers Abbassides. » P. Alfaric, op. cit., p. 78, 79. C’est là encore que vinrent se réfugier sous le règne de Mouktadir (928-932) les manichéens chassés de l’Irak. Ils s’installèrent particulièrement à Samarkand, où l’iman orthodoxe de Babylone établit sa résidence. Vers l’an 1000, la masse de la population de cette ville adherait aux dogmes dualistes. Et dans La seconde moitié du xiie siècle, un écrivain de la même region Abou’l Fath Mohammed ach Sharastani, ne à Sharistan, petite ville du Khorassan, savait que des Mazdakites, ou disciples de Mazdak résidaient dans le pays d’Ahwaz, puis plus à l’est dans les régions de Fars, et de Shahrozour, et finalement aux environs de Samarcand (Transoxiane).

Dès le temps des Sassanides, les Turcs occidentaux s’étaient installés dans les mêmes contrées. À la fin du vie siècle, ils établirent leur suprématie au sud et à l’ouest de l’Oxus. Sans doute, un grand nombre d’entre eux adoptèrent-ils le manichéisme. En tout cas, au début du viiie siècle, un de leurs chefs, Ti-cho ou Tes le Borgne devait contribuer à répandre en Chine la religion de Mani.

3o Dans l’empire chinois. — À ce moment, le manichéisme n’était pas inconnu dans le Céleste Empire, si l’on peut ajouter foi au témoignage d’un compilateur chinois du xiiie siècle, suivant qui le premier livre de Mani fut introduit en Chine en 694. En 719, un manichéen de marque fut envoyé au souverain de la Chine par le chef turc Ti-cho : « Cet homme est d’une sagesse profonde, écrivait ce dernier au sujet de son ambassadeur. Il n’est aucune question à laquelle il ne sache répondre. J’espère humblement que l’empereur, dans sa bonté, le fera appeler auprès de lui et l’interrogera en personne sur l’état des choses chez votre sujet, ainsi que sur nos doctrines religieuses. L’empereur reconnaîtra que cet homme a bien de réelles capacités. Je souhaite et je demande que, par ordre de l’empereur, il soit subvenu à son entretien et en même temps qu’on établisse une église pour qu’il s’y acquitte du culte prescrit par sa religion. Chavannes et Pelliot, dans le Journal asiat., 1913, XIe sér., t. I, p. 152-153. En 732, un édit impérial autorisait la pratique du manichéisme tout en réprouvant ses doctrines.

4o Dans l’Asie centrale. — De la Chine, le manichéisme pénétra jusque chez les Turcs septentrionaux. Certains de ces derniers, les Quigours, venaient de fonder en Mongolie un grand empire qui s’étendait de l’Ili au Fleuve Jaune, et des rives de l’Orkhon aux montagnes du Thibet. Le 20 novembre 762, leur souverain ou qaghan, mettant à profit des intrigues de palais auxquelles venait de donner lieu la brusque disparition de l’empereur Hiuan-tsong et de son fils Sou-Tsong, traversa le Hoang-ho, s’empara de Lo-Yang, et s’y installa durant plusieurs mois. Or, il rencontra dans cette ville des missionnaires manichéens qui l’initièrent à leur foi et qui lui firent connaître leurs livres saints. P. Alfaric, op. cit., p. 81.

Une inscription découverte à Karabalgasoun, en Mongolie et rédigée en chinois, en turc et en soghdien, nous apprend ce que furent les résultats de la prédication manichéenne dans le royaume des Ouïgours. Un édit du souverain, raconte cette inscription, publia la proclamation suivante : « Cette religion est subtile et merveilleuse. Il est difficile de la recevoir et de l’observer. Par deux fois et par trois fois, avec sincérité, (je l’ai étudiée). Autrefois j’étais ignorant et j’appelais Buddha des démons ; maintenant j’ai compris le vrai et je ne veux plus servir (ces faux dieux)… que toutes les images du démon, sculptées ou peintes, soient entièrement détruites par le feu… et qu’on reçoive le religion de la lumière. » Cf. É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiat., loc. cit., p. 193 ; G. Schlegel, Die chinesische Inschrift auf dem uigurischen Denkmal in Kara Balgassun, dans les Mémoires de la Société finno-ougrienne, Helsingsfors, 1896 ; F. W. K. Müller. 1870 Ein iranisches Sprachdenkmal aus der nordlichen Mongolie, dans les Sitzungsberichte de l’Académie des Sciences de Berlin, 1909, p. 726-730. En peu de temps, tout le royaume ouïgour se trouva converti à la religion de Mani.

Mais ce royaume manichéen n’eut qu’une durée éphémère. En 840, les Kirghiz en détruisirent la capitale et s’emparèrent de son souverain. Les tribus turques qui le constituaient se dispersèrent et reprirent leur existence indépendante. Le manichéisme ne disparut pourtant pas de la région. Parmi les États qui se constituèrent sur les ruines de l’empire ouïgour, un certain nombre restèrent fidèles aux doctrines de Mani En 951, ceux de Kan-tchéou, envoyaient en ambassade auprès du gouvernement chinois un groupe d’Élus chargés de divers présents. Dix ans plus tard, ils faisaient également parvenir à l’empereur tout un stock d’objets précieux, dont plusieurs avaient été offerts par des maîtres manichéens. Vers le même temps, ceux de Kao-Tchang, les Toqouz-Oghouz ou Toghouzgouz, qui étaient de tous les plus puissants et les mieux organisés, gardaient dans l’ensemble la doctrine de Mani… En 981 et 984, un envoyé chinois, visitant leur royaume, y signalait la présence de temples manichéens. Plus tard encore, un voyageur arabe faisait observer que les disciples de Mani y subsistaient toujours, et que, dans la capitale, ils formaient même la majorité. » P. Alfaric, op. cit., p. 86. C’est précisément dans la région habitée par les Turcs Ouïgours, à Tourfan, à Chotso (Khotscho), à Touen-houang, qu’ont été retrouvés les textes manichéens dont nous avons déjà parlé, et qui témoignent de l’influence exercée par la religion de Mani sur les habitants du pays.

5o Régression, puis disparition progressive du manichéisme. — Les conquêtes du manichéisme en Chine et chez les Ouïgours marquent le terme de cette prodigieuse expansion. La religion de Mani, après s’être répandue dans toute l’Asie centrale, ne devait pas s’y maintenir. De bonne heure, elle fut persécutée par les autorités civiles et contredite par les théologiens ou les philosophes en face d’attaques menées avec vigueur et persévérance, elle se montra impuissante à résister. En Perse d’abord, les mazdéens ne cessèrent jamais de poursuivre de leur haine un culte qu’ils avaient déjà condamné en la personne de son fondateur. Sous le règne de Chosroès Ier (531-570) 80 000 manichéens dit-on, furent mis à mort : le roi rétablit dans ses États le culte du feu, et proscrivit les discussions, les controverses et les querelles religieuses.

Les musulmans ne se montrèrent pas plus favorables aux théories dualistes. La plupart des califes ordonnèrent des poursuites contre le manichéisme, ou tout au moins ne laissèrent à ses adeptes qu’une existence des plus précaires. Devant ces attaques, les manichéens perdirent très vite du terrain : vers la fin du xe siècle, An-Nadim écrivait : « Dans les pays de l’Islam, ils sont peu nombreux. Dans la ville du salut (Bagdad), sous le gouvernement de Mu’izz-ad-Daula, j’en ai connu environ 300. Actuellement, on en trouverait dans l’endroit à peine plus de cinq. Ces manichéens s’appellent les Adschari. Ils vivent dans les bourgs de Samarcand, de Sogd, et surtout à Nounkat. » Flügel, Mani, p. 106. Un peu plus tard, Birůni écrivait de même au sujet des manichéens : Il ne reste que quelques petits débris de ses partisans, qui se réclament de lui. Ils sont dispersés en divers endroits. On ne trouve pas un seul lieu dans le pays de l’Islam, où ils forment l’ensemble de la population, en dehors de la communauté de Samarcand où ils sont connus comme sabéens. » Biruni, Chronologie, trad. Sachau, p. 191.

En Chine, la campagne antimanichéenne a commencé plus tard que dans les pays soumis à l’Islam. Mais elle n’a pas été moins violente. L’édit de 732 qui autorisait la religion de Mani déclarait en même temps qu’elle était singulièrement perverse : une telle réserve ne faisait rien prévoir de bon pour l’avenir. Lorsqu’eut disparu l’empire des Ouïgours, qui était le plus puissant soutien du manichéisme, les autorités chinoises prirent une attitude foncièrement hostile. « Les manichéens furent aussitôt en butte aux pires vexations. Dès 812, leurs temples du Yang-tseu furent fermés, et leurs religieux ramenés vers le Nord. L’année suivante, un nouvel édit, applicable à tout l’empire, proscrivit leur religion, et ordonna la confiscation de leurs biens et la fermeture de tous leurs sanctuaires. D’après l’ordonnance impériale, dont un texte plus tardif nous donne le résumé, les fonctionnaires que cela concernait devaient recueillir les livres et les images des manichéens et les brûler sur la place publique Condamnés par la loi, les disciples de Mani ne purent plus subsister qu’en se dissimulant. Mais le mystère même dont ils s’enveloppaient se retourna contre eux. On leur reprocha de s’adonner en secret à toutes sortes de maléfices et de désordres. À propos d’une révolte qui se produisit en 920 dans le Ho-nan, et dans laquelle ils furent impliqués, un texte les accuse de se rassembler la nuit pour se livrer à des débauches obscènes. Un autre les montre vers le milieu du xe siècle, dans le Fou-Kien, se vouant à des pratiques ténébreuses, et allant de nuit, avec leurs livres saints, exorciser un possédé qui meurt dans l’année. » P. Alfaric, op. cit., t. 1, p. 106. Cf. Chavannes et Pelliot, dans le Journal asiat., loc. cit., p. 289-325.

Les manichéens ne disparurent pas tout de suite de la Chine. Au début du xie siècle, ils retrouvèrent même un dernier éclat, et leurs livres saints furent introduits dans un Canon taoïque entrepris par l’ordre de Tshen-tsong. Mais ce canon ne rencontra aucune faveur. Les persécutions reprirent leur cours. En 1166, un lettré, Lou-Yéou, adressa une supplique à l’empereur pour lui demander, entre autres choses, de prendre des mesures sévères contre les adeptes de la religion de la lumière : car, tel était le nom sous lequel étaient alors connus les manichéens. Nous connaissons mal la suite donnée à la supplique de Lou-Yéou. Du moins dans la première partie du xiiie siècle, savons-nous que le manichéisme était interdit dans tout l’empire chinois ; le bonze Tsong-Kien écrit en effet : « Selon les lois de la dynastie actuelle, ceux qui trompent le peuple par la transmission et la pratique du livre saint des Deux Racines, et du texte de livres saints sans fondement que les canons ne contiennent pas, seront condamnés du chef des doctrines hétérodoxes. » À la fin du xive siècle, un article du code des Ming condamne une dernière fois la religion du vénérable de la lumière. Son éclat était dès lors bien amoindri. Cf. É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiat., loc. cit., p. 353-368.

Dans l’Asie centrale, le manichéisme ne fut pas l’objet des mêmes persécutions. Mais il rencontra d’autres obstacles. L’un des plus redoutables fut le bouddhisme, dont la propagande se poursuivait sans cesse. Déjà les manichéens n’avaient pu s’installer qu’en présentant leur maître comme un nouveau Bouddha. À pratiquer un tel syncrétisme, ils couraient grand risque de perdre leur originalité et de voir leur doctrine se dissoudre dans les enseignements bouddhistes.

D’autre part, la fragilité des principautés turques, les perpétuelles invasions qui transformaient sans cesse l’état du pays, furent pour le manichéisme une cause de faiblesse. La chute de l’empire ouïgour, dont les souverains lui étaient tout dévoués, l’ébranla profondément. Les invasions mongoles complétèrent sa ruine. Sans doute, la religion de Mani ne disparut pas entièrement de ces régions où elle avait été, pendant une longue période, si florissante. Elle conserva un certain nombre de sectateurs fidèles. Du moins, son rôle historique fut-il achevé à partir du xie siècle : à cette époque, en 1035 d’après une tradition, furent cachés dans la grotte des mille Bouddhas les manuscrits manichéens de Touen-houang. Il était réservé à notre siècle de retrouver ces manuscrits et de rendre, par l’intérêt momentané qu’y portent les savants, une vie illusoire et factice aux idées dont ils renferment l’expression.

IV. Les doctrines manichéennes. — Quelles étaient donc ces idées, enseignées d’abord par Mani, et propagées avec le succès que nous avons dit, de l’Espagne jusqu’aux extrémités de la Chine ? Il semble bien que Mani lui-même, dans ses ouvrages et dans ses lettres, ait exposé un corps complet de doctrine, et que les prédicateurs manichéens se soient efforcés de transmettre intégralement l’enseignement du maître sans y rien changer. En fait, un système aussi compliqué que celui de Mani devait fatalement recevoir, selon les pays et par l’usure du temps, certaines modifications : le manichéisme dont parle saint Augustin diffère par un certain nombre de détails de celui des traités découverts dans le Turkestan chinois.

Dans l’ensemble pourtant, nous sommes assurés de connaître assez exactement la doctrine de Mani : nos documents, si variés par leur origine comme par leur date, sont d’accord sur les traits essentiels. Leurs divergences ne portent que sur des détails souvent importants, il est vrai, mais qui ne sont après tout que des détails.

Il est même remarquable que l’accord des textes soit poussé aussi loin qu’il l’est. Dans bien des cas, certains documents retrouvés dans le Turkestan chinois sont venus confirmer de la manière la plus inattendue, des renseignements fournis par saint Augustin et que l’on croyait particuliers au manichéisme occidental. Sans doute tout n’est pas éclairci dans le fatras des textes obscurs que nous possédons : et notre esprit a quelque peine à s’accommoder aux complications et aux aventures qui forment le centre de la cosmologie manichéenne. Mais cela n’a aucune importance ; nous n’avons pas à apprécier ; il s’agit seulement d’exposer avec autant de précision que possible un système assez embrouillé par lui-même.

Nous traiterons successivement de la dogmatique, de la morale, de l’eschatologie et de l’ecclésiologie manichéennes.

1o Dogmatique manichéenne. — La base du système manichéen, c’est le dualisme. Il y a de toute éternité deux principes opposés : le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres. « Chacun d’eux, déclare Mani, est incréé et sans commencement, soit le Bien qui est la lumière, soit le Mal qui est à la fois les ténèbres et la matière. Et ils n’ont rien de commun l’un avec l’autre… La différence qui sépare les deux principes est aussi grande qu’entre un roi et un porc. L’un est dans les lieux qui lui sont propres comme dans un palais royal. L’autre, à la façon d’un porc, se vautre dans la fange, se nourrit et se délecte dans la pourriture, ou comme un serpent est blotti en son repaire. » Sévère d’Antioche, Hom., cxxiii, trad. de Cumont, Recherches sur le manichéisme, fasc. 2, p.  91, 92, 97.

Dans son essence, la Lumière primitive est la même chose que Dieu. L’Épître du fondement en donne la description suivante : « Sur l’empire de la lumière dominait Dieu le Père, perpétuellement vivant dans dans sa souche sainte, magnifique dans sa puissance, vrai par son essence même, toujours heureux dans sa propre éternité. Il contenait en lui la Sagesse et les sens vitaux. Par eux, il comprenait aussi les douze membres de sa lumière, qui sont les richesses affluentes de son royaume, et en chacun desquels sont cachés des milliers de trésors incalculables et immenses. Le Père, souverain en sa gloire et incompréhensible en sa grandeur, possédait encore unis à lui les bienheureux et glorieux éons dont on ne peut apprécier le nombre ni l’étendue. Le générateur saint et illustre vivait donc avec eux sans qu’aucun indigent ou aucun infirme se trouvât dans son insigne royaume. Le royaume lui même, infiniment splendide, a été si bien fondé sur la terre lucide et bienheureuse qu’il ne peut être ébranlé ni renversé par personne. » Augustin, Contra epist. Man., 16, P. L., t. xlii, col. 182.

Éternels comme le Père de la lumière sont l’air et la terre, Aer ingenitus et terra ingenita, lucida, beata, illustris, sancta, S. Augustin, Acta cum Felice, i, 18, ibid., col. 532 : les membres de l’air sont au nombre de cinq : la douceur, le savoir, l’intelligence, la discrétion, le sentiment. Les membres de la terre sont pareillement au nombre de Cinq : la brise légère, le vent, la lumière l’eau et le feu. Les dix membres de l’air et de la terre du royaume de lumière forment ensemble la splendeur.

Il est à peine besoin d’ajouter que ce royaume de la Lumière est purement spirituel. Non seulement Dieu est un être Incorporel, mais il en est de même de l’air et de la terre Incréés. D’ailleurs « le Bienheureux Père s’identifie avec ses vertus : il les emploie comme des armes appropriées pour accomplir sa volonté. » S. Augustin, De nat. boni, 44, ibid., col. 568.

À l’opposé de la Lumière se trouvent les Ténèbres primitives. Celles-ci touchent la lumière et la limitent. Entre les deux mondes, il n’y a donc pas un abîme : l’un commence à l’endroit précis ou se termine l’autre. Ils sont juxtaposés sans se confondre. L’opposition de leurs natures suffit à les séparer. Voici comment Mani se plaisait à décrire les ténèbres : « D’un côté et sur un flanc de cette terre illustre et sainte se trouvait la terre des ténèbres, profonde et immensément grande, qu’habitaient des corps ignés, race pestiférée. Là se trouvaient des ténèbres infinies, émanées du même principe et viles comme lui, avec leurs rejetons. Au delà venaient des eaux fangeuses et troubles avec leurs habitants. À l’intérieur soufflaient des vents terribles et violents avec leur prince et leurs pères. Puis se présentait la région corruptrice du feu avec ses chefs et ses nations. Enfin au centre, s’étendait un pays plein d’obscurité et de fumée, où demeurait le souverain terrible de tout ce monde, entouré d’un nombre incalculable d’autres princes, dont il était comme la tête et l’organe unique. Telles étaient les cinq natures de cette terre pestiférée. » S. Augustin, Contra epist. Manichæi, 19, 31, col. 184, 194. Ce dernier chef, le prince des Bipèdes, est l’antithèse vivante du Roi de la Lumière : il ne fait jamais rien de bon, mais il est divisé contre lui-même, et chacune de ses parties corrompt ce qui est proche d’elle. Sévère, Hom., cxxiii, dans F. Cumont, op. cit., p. 117, 118.

Le prince des ténèbres n’est pas un second Dieu puisqu’il est par essence l’opposé de Dieu. Son nom propre c’est la matière, Hylê ; c’est aussi, selon le langage de la foule, le diable ou le démon. Aux cinq membres de la terre lumineuse s’opposent ceux de la terre ténébreuse : ténèbres, eaux fangeuses, vent de tempête, feu et fumée. Ce sont là les armes avec lesquelles le démon combattra, le moment venu, le prince de la Lumière.

Car la paix qui régnait entre les deux mondes était une paix précaire : elle provenait surtout de l’ignorance dans laquelle était le monde ténébreux à l’égard de son voisin. « Chacun des membres de la matière, explique Sévère d’Antioche en citant sa source manichéenne, ne connaissait rien de plus que sa propre voix ; et ils voyaient (seulement) ce qui était devant leurs yeux. Lorsque quelqu’un criait, ils entendaient. Ils percevaient cela et s’élançaient avec impétuosité vers la voix, ils ne connaissaient rien d’autre. Ils furent ainsi excités et intrigués les uns par les autres à se rendre jusqu’aux frontières de la terre glorieuse de la Lumière. Quand ils virent le spectacle (de la Lumière) admirable et splendide qui est bien supérieure à la leur, ils se réunirent et ils complotèrent contre la Lumière en vue de s’y mélanger. Ils ne savaient pas, à cause de leur folie, qu’un Dieu puissant et fort y habitait. Ils cherchèrent donc à monter et à s’élever, parce qu’ils n’avaient jamais remarqué qui était Dieu. Mais ils jetèrent un regard insensé, par suite du désir du spectacle de ce monde béni, et ils pensèrent qu’il allait devenir le leur. » Sévère, dans F. Cumont, op. cit., p. 122-125.

Telle fut l’origine de la lutte entre les deux mondes. Satan et les siens, arrivés aux confins du royaume de la Lumière, y produisirent un grand tumulte. Dieu le sentit et en fut effrayé. Il décida d’envoyer aussitôt des secours à ceux qui étaient en danger. Il évoqua la Mère de vie, et la Mère de vie à son tour évoqua l’Homme primitif ; Théodore Bar-Khoni, dans F. Cumont, Recherches, fasc. l, p. 14. L’Homme primitif se cuirassa alors avec les cinq genres qui sont les cinq dieux, le souffle léger, le vent, la lumière, l’eau et le feu. « Le premier dont il se revêtit fut le souffle, puis il mit la lumière, puis l’eau, puis il se couvrit avec le vent. Puis, il prit le feu comme bouclier et comme lance, et il descendit rapidement jusqu’à la frontière, dans le voisinage du champ de bataille. » An-Nadim, dans Flügel, Mani, p. 87.

Mais l’Homme primitif était impuissant à triompher de haute lutte du démon. Il eut recours à une ruse pour affaiblir son adversaire. Il se livra à ses ennemis comme une brebis au milieu des loups : ceux-ci se précipitèrent sur lui et le dévorèrent. Les portions de l’âme, subitement plongées dans la matière, perdirent avec l’intelligence le souvenir de leur condition première. Mais leur déchéance n’était que provisoire. Elle devait servir à préparer le triomphe du Père des Lumières.

Celui-ci, en effet, évoqua une seconde création, l’Ami des Lumières. L’Ami des Lumières évoqua le grand Ban ; le grand Ban évoqua l’Esprit vivant. Théodore Bar-Khoni, loc. cit., p. 20. L’Esprit vivant était destiné à libérer les éléments spirituels dévorés par les démons. Un premier effort lui permit de délivrer l’Homme primitif. Pour achever de dégager la lumière qu’avaient engloutie les ténèbres, l’Esprit se fit démiurge : il commença à organiser la matière, de façon à séparer les éléments lumineux de leur gangue obscure.

Le mélange qu’il avait à sa disposition comprenait les principes dont allait sortir le monde. Le souffle léger uni à la vapeur épaisse devait donner notre air ; le feu céleste, mélangé à la flamme, notre feu ; la lumière, combinée avec des éléments obscurs, tous les objets brillants et clairs, l’or, l’argent ; et le vent céleste joint au vent chaud, notre vent, et l’eau accordée avec les nuées, notre eau. Si, dans l’univers créé, tout à un double aspect, bon et mauvais, obscur et lumineux, c’est en souvenir de son origine, et parce que les éléments purs n’ont pas encore retrouvé leur véritable place.

L’Esprit créa donc dix cieux et huit terres, auxquels il assigna des places plus ou moins élevées, selon la quantité de lumière qu’ils possédaient. Avec le feu le plus pur, il fit le soleil ; avec l’eau la plus limpide, la lune. Il plaça l’Homme primitif dans la région des deux grands luminaires : mais lorsque celui-ci aperçut les esprits qui étaient encore retenus captifs par la matière, il se voila la face de tristesse. Le geste renouvelé est encore actuellement la cause des éclipses.

Des éléments les meilleurs qui restaient après la création du soleil et de la lune, l’Esprit puissant forma les cinq autres planètes chargées de présider aux jours et aux semaines. Les étoiles fixes par contre ne sont pas autre chose que des démons enchaînés dans les airs : elles passent aux regards des manichéens pour exercer une influence néfaste ; et tandis que le soleil et la lune, voire les cinq planètes, sont l’objet d’un culte, les étoiles excitent la défiance légitime des sectateurs de Mani.

Certains archontes ténébreux avaient été tués par le démiurge. Leur peau, préalablement desséchée et habilement tendue par la Mère de vie, donna naissance au firmament ; leurs chairs constituèrent la terre et leurs os les montagnes et les pierres. De leur chevelure naquirent les légumes, et de leur fiel se forme le vin.

Divers collaborateurs vinrent compléter l’œuvre de l’Esprit puissant. Ce dernier fit sortir de son intelligence l’Ornement de splendeur ; de sa raison, le grand Roi d’honneur, de sa pensée Adamas Lumière, de sa réflexion le Roi de gloire, et de sa volonté le Porteur. Théodore Bar-Khoni, loc. cit., p. 22. « Les cinq auxiliaires, ainsi créés, aident l’Esprit à gouverner la terre… Le premier, l’Ornement de splendeur, pourvu de six visages et étincelant de lumière, était établi dans la région de l’étoile polaire, au sommet de la machine ronde, et il la maintenait d’une main vigoureuse. Le second, le grand Roi d’honneur, trônait au milieu des airs, près des deux luminaires, veillant sur eux et dirigeant leurs rayons ici-bas, jusque dans les plus vils cloaques pour éclairer les âmes. Un troisième, le lumineux Adamas, tenant en sa main droite un glaive, en sa gauche un bouclier, luttait sur le continent et à travers les mers contre la survivance des démons. Un quatrième, le Roi de gloire, installé dans les entrailles de la terre, entre la partie haute et les régions inférieures, mettait en mouvement les trois roues des feux, des vents et des eaux. Enfin, le cinquième, Atlas, agenouillé vers le Sud, au bas de cette lourde masse, la retenait avec ses bras sur ses robustes épaules. Partout le mal se trouvait ordonné par le bien. » P. Alfaric, op. cit., t. i, p. 38.

Le soleil et la lune jouent un rôle de premier ordre dans la délivrance des parcelles lumineuses encore emprisonnées par les ténèbres. Les âmes qui ont le bonheur d’échapper aux liens de la matière se mêlent à l’air très pur. Elles s’y purifient complètement. Puis elles montent dans les navires lumineux qui ont été préparés pour les embarquer et les conduire à la patrie. S. Augustin, De nat. boni, 44, P. L., t. xlii, col. 368. Ces navires ne sont autres que le soleil et la lune. Les âmes passent d’abord par la barque lunaire : celle-ci se remplit durant 14 jours, et augmente de volume et d’éclat. Puis, elle déverse sa charge dans le soleil et revient peu à peu à sa forme première. Le soleil lui-même sort chaque matin par la fenêtre triangulaire qui lui appartient ; il traverse l’océan du ciel : et le soir, il disparaît à l’occident. La succession des saisons et des années s’explique, comme celle des jours et des lunaisons, par les exigences des voyages que doivent accomplir les grands luminaires à la recherche de la substance divine.

Au premier Homme et à l’Esprit puissant s’adjoignent le troisième Messager et la Vierge de lumière, qui résident l’un dans le soleil et l’autre dans la lune. Avec eux sont des vertus androgynes, dont le rôle propre est d’exciter la concupiscence des puissances adverses et de dégager ainsi tous les éléments lumineux qu’elles peuvent encore conserver. S. Augustin, De nat. boni, 44. Le soleil dégage ainsi la lumière qui était mêlée avec les diables ardents, et la lune, la lumière qui était mêlée avec les diables froids. Flügel, Mani, p. 89. Le même mythe explique l’apparition des divers phénomènes cosmiques : C’est ainsi que les éclairs proviennent de l’apparition soudaine des vertus androgynes. Le tonnerre est le cri de rage des archontes qui ne peuvent satisfaire leur passion ; l’averse résulte d’un relâchement soudain survenu dans leurs organes génitaux.

Jusqu’à présent, nous n’avons pas encore vu apparaître sur la terre les êtres vivants ; et surtout nous n’avons pas été mis en présence de l’humanité. Nous y arrivons maintenant, après une longue attente.

Les végétaux apparaissent les premiers sur la terre, qui ne les produit qu’après avoir été fécondée par la semence impure des démons célestes. La végétation est aussi l’œuvre du mauvais principe ; ce qui n’empêche pas qu’elle renferme, comme tout le reste, un certain nombre de parcelles lumineuses. Sous l’action vivifiante de l’Esprit puissant, la substance divine répandue à travers le sol, s’engage dans les racines et dans le tronc ; puis elle atteint les branches, et elle va s’accumuler dans les fleurs et dans les fruits, en quantité d’autant plus grande que ces fleurs ont une couleur plus belle et ces fruits une pulpe plus savoureuse. P. Alfaric, L’évolution intellectuelle de saint Augustin, p. 113.

Les animaux ont une origine analogue à celle des végétaux. Un certain nombre d’entre eux, les plus petits et les plus vils, tels les poux, les puces et les punaises, naissent spontanément de la matière. Les autres proviennent des puissances ténébreuses enchaînées dans les airs. « Les filles des ténèbres étaient grosses antérieurement, de leur propre nature. Par suite de la beauté des formes du Messager qu’elles avaient vues, elles avortèrent. Leurs fœtus tombèrent sur la terre et mangèrent les bourgeons des arbres. » Théodore Bar-Khôni, dans F. Cumont, op. cit., p. 40, 41. Les animaux ne sont autre chose que les descendants de ces avortons, qui, une fois arrivés sur la terre, s’accouplèrent et produisirent à leur tour des rejetons. Ils se divisent en cinq catégories : bipèdes, quadrupèdes, oiseaux, poissons et reptiles. Nés de la concupiscence, les animaux sont encore plus mauvais que les végétaux. Toutefois, comme ils font des plantes leur nourriture ordinaire, ils leur doivent un certain nombre d’éléments lumineux qu’il s’agit de délivrer. Cette délivrance est rendue particulièrement difficile parce que les vertus sidérales continuent à veiller sur les descendants de leurs avortons et poursuivent d’une haine farouche tous ceux qui essaient de leur donner la chasse. Cf. Augustin, De mor. manich., 60, P. L., t. xxxii, col. 1370.

L’origine de l’homme est expliquée d’une manière assez complexe. Elle se rattache à une conjuration des puissances mauvaises qui reproduit, dans une certaine mesure, la première tentative du royaume ténébreux contre la Lumière. « Un jour, rapportait Mani, le chef de la gent démoniaque, Saclas, réunit les principaux démons et leur proposa de former un homme nouveau, qui rivaliserait sur la terre avec l’Homme primitif, et concentrerait en sa personne tous les éléments lumineux restés en ce monde. Dans ce dessein pervers, il dit à ceux qui l’entouraient : « Que pensez-vous de cette grande lumière qui se lève ? Voyez comme elle ébranle le ciel, comme elle renverse la plupart des puissances ! Dans ces conditions, il vaut mieux que vous me donniez la part de lumière que vous avez en votre pouvoir. Avec elle, je produirai une image de ce grand être qui nous est apparu plein de gloire. Ainsi la royauté nous appartiendra, et nous serons enfin délivrés de la vie des ténèbres. » Après l’avoir entendu et l’être longuement concertée, tout jugèrent très juste d’accéder à sa demande. Comme ils n’avaient aucun espoir de garder toujours leur lumière avec eux, Ils trouveront préférable de l’offrir à leur prince, avec qui il ne désespéraient pas de régner, grâce à cet expédient… Comme la foule des assistants était composée de mâles et de femelles, leur chef les poussa à s’accoupler. Dans cet accouplement, les mâles communiquèrent leur semence, les femelles furent fécondées par elle. Les produits se trouvèrent en tout semblables à leurs auteurs, ils reçurent en qualité de premiers-nés la plus grande partie des forces de leurs parents. Le prince les prit, comme un tribut royal, avec contentement… Il les mangea, et il puisa beaucoup de force dans cette nourriture… Après quoi, il appela a lui son épouse, issue de sa race. S’étant unie à elle à son tour, il sema en elle l’abondance des maux qu’il avait dévorés, et il y ajouta quelque chose de sa pensée et de sa force, pour que son propre sens donnât forme et figure à tous ces éléments qu’il répandait ainsi. » Epist. fundam., citée par S. Augustin, De natura boni, 46, P. L., t. xlii, col. 569.

Ainsi apparut le premier homme, Adam, fruit de l’union de Saclas et de Nebroël ou Namraël son épouse. En lui se trouvaient réunis la plupart des éléments lumineux possèdes par les avortons. Son corps était un microcosme : on y retrouvait « la roue des révolutions, les constellations, les trois fossés et les autres enceintes : les grandes mers et les fleuves, les deux terres du sec et de l’humide, les plantes et les animaux, les montagnes et les cours d’eau, ainsi que les buttes de terre et les tertres, le printemps, l’été, l’automne et l’hiver, les années, les mois, les heures et les jours, et même le limité et l’illimité. » Traité manich., publié par É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiatique, 1911, Xe sér., t. xviii. p. 526, 527.

Comme le grand monde, l’homme réunit en lui-même les deux principes opposés, la lumière et les ténèbres. Plus exactement, il possède deux âmes, dont l’une est bonne et l’autre mauvaise. La première, qui émane de l’Être parfait, ne peut commettre aucune faute, elle n’a aucune capacité pour le mal. La seconde au contraire, faite d’éléments ténébreux, est portée au mal d’une manière presque invincible. Elle est soumise à toutes les impulsions de la concupiscence, et elle devient l’occasion du péché.

En Adam, cette âme perverse et obscure n’avait qu’une puissance très faible. Le premier-né du prince de ce monde avait reçu en lui la portion la plus pure de la substance de ses parents, et eux-mêmes s’étaient assimilé tout ce qu’avaient de bon les autres espèces vivantes répandues sur la terre. Il était ainsi fait avec la fleur de la première substance, et c’est ce qui explique qu’il s’est trouvé meilleur que tous ses descendants.

Malheureusement, Saclas et sa compagne ne se contentèrent pas de donner naissance à Adam. Ils s’accouplèrent une seconde fois, et ils produisirent alors un rejeton aussi mauvais qu’Adam pouvait être bon. Ève, la première femme, était comme une incarnation du mal. Remplie de puissances mauvaises, elle était l’antithèse vivante d’Adam, sur qui elle allait exercer la plus funeste influence.

Fait d’esprit et de matière, participant à la fois de Dieu et du Diable, Adam devait chercher à dégager les éléments lumineux qu’il possédait en lui. La renaissance s’opère lorsque l’esprit déchu retrouve la mémoire de son premier état et se rend compte de son actuelle misère. Le salut a la science pour condition essentielle. Cette science, il appartient à Jésus de la communiquer aux hommes. Seul, Jésus est le maître et le sauveur. Ainsi, pour la première fois, apparaît le christianisme dans la dogmatique manichéenne. Et il est essentiel de noter que la personne de Jésus semble bien jouer un rôle de premier plan dans l’économie du salut prêché par Mani. Le prophète se donnait lui-même comme l’envoyé de Jésus : « Mani, apôtre de Jésus Christ, par la Providence de Dieu le Père, écrivait-il au début de l’Épître du fondement, cf. S. Augustin, Contra epist. Manich., 6, P. L., t. xlii, col. 176, et dans l’Évangile vivant : « Moi, Mani, l’envoyé de Jésus, l’ami, dans l’amour du Père, du glorieux. » F. W. K. Müller, Handschrift. Reste, p. 23. Si tardive que soit la mention du Sauveur dans le système, elle ne constitue en aucune manière un élément adventice.

La rédemption de l’homme, celle d’Adam le premier, poursuit l’œuvre entreprise par le Père des lumières lorsqu’il axait cherché à réparer la première faute des puissances ténébreuses. Il veut également délivrer l’esprit enfermé en Adam et en sa compagne. « Lorsque les cinq anges, écrit An-Nadim, virent ainsi souillée la lumière de Dieu que la concupiscence avait secrètement ravie et emprisonnée en ces deux créatures (Adam et Ève), ils prièrent le Messager du salut de vie, l’Homme primitif et l’Esprit vivant d’envoyer quelqu’un à ce premier produit pour le délivrer et le sauver, lui révéler la connaissance et la justice et l’affranchir du diable. Ils envoyèrent donc Isa. » Flügel, Mani, p. 91.

Isa n’est autre que Jésus, le fils de l’Homme primitif. S. Augustin, Contra Faust., ii, 4, t. xlii, col. 211. « Celui-ci, poursuit An-Nadim, vint, s’adressa à… Adam et l’éclaira sur les paradis et les cieux, l’enfer et les diables, la terre et le ciel, le soleil et la lune, il lui montra la puissance séductrice d’Ève, le mit en garde contre elle et lui inspira la crainte de s’approcher d’elle. » Flügel, Mani, p. 91. À Jésus est due de la sorte, une révélation primitive ; il est possible que certains disciples de Mani, sinon Mani lui-même, aient identifié Jésus au serpent de la Genèse : Théodore Bar-Khôni dit, en effet, que Jésus fit tenir Adam debout et le fit goûter à l’arbre de vie.

En tout cas, Adam commença par se montrer fidèle aux ordres de Jésus et par garder la continence. Mais Ève, conformément aux tendances mauvaises de sa nature, s’unissait d’abord à son propre père, puis à Caïn qu’elle avait eu de ce commerce incestueux : elle faisait bientôt tomber Adam lui-même. Celui-ci pourtant ne pécha que par faiblesse et ne tarda pas à se convertir à une vie parfaite.

Plusieurs de ses descendants imitèrent son exemple. D’après Sharastâni, « la foi de Mani sur les lois et les prophètes était que Dieu avait envoyé avec science et sagesse en premier lieu Adam, le père du genre humain, ensuite Schit (Seth, ensuite Nuh (Noé) ensuite Ibrahim (Abraham), ensuite Bouddha dans l’Inde, et Zaradhust (Zoroastre) en Perse ; et le Messie, le Verbe de Dieu et son Esprit dans le pays des Grecs et l’Occident, ainsi que Paul après lui. » Trad. Haarbrücker. t. i, p. 290. Les hommes parfaits ne sont pourtant qu’une exception. La plupart des hommes ont suivi le déplorable exemple d’Ève et de Caïn, ayant transmis la vie par le moyen de la génération. Ainsi s’est perpétué le mélange du bien et du mal ; ainsi s’est trouvée retardée la délivrance des éléments lumineux et le retour vers le Père des lumières, qui est le but dernier de la création.

Toutefois, il dépend de chaque Individu de réaliser en ce qui le concerne le plan providentiel. Nés de la chair, nous avons le pouvoir et le devoir de vivre selon l’esprit, de pratiquer en toute rigueur les préceptes de morale qu’avaient déjà enseignés les grands réformateurs, Bouddha, Zoroastre, Jésus, et que Mani est venu rappeler à l’humanité. À la pensée obscure, au sentiment obscur, à la réflexion obscure, à l’intellect obscur, au raisonnement obscur, d’où naissent la haine, l’irritation, la luxure, la colère et la sottise, s’opposent en nous la pensée lumineuse, le sentiment lumineux, la réflexion lumineuse, l’intellect lumineux, le raisonnement lumineux qui engendrent la piété, la bonne foi, le contentement, la patience et la sagesse. É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiat. Xe sér., t. xviii, p. 537, 538. Il s’agit seulement de pénétrer la véritable nature de ce dualisme et de vivre selon l’esprit en mortifiant les passions et les désirs de la chair. La dogmatique manichéenne trouve ainsi dans la morale son aboutissement normal.

2o Morale manichéenne. — Les préceptes de la morale manichéenne, au témoignage de saint Augustin, se répartissent tous en trois groupes. Ce sont les trois sceaux apposés sur la main, sur la bouche et sur le sein. « Lorsque je parle de la bouche, expliquait Mani, je veux que l’on comprenne tous les sentiments qui sont dans la tête ; lorsque des mains, toutes les actions ; lorsque du sein, toutes les passions sexuelles. » S. Augustin, De morib. man., 19.

1. Le sceau de la bouche. — Le premier devoir d’un fidèle manichéen est d'éviter tout ce qui pourrait souiller sa bouche ; il faut donc ne laisser rien d’impur entrer dans la bouche ou en sortir. En vertu de cette règle, on fuira le mensonge, le blasphème, l’apostasie, le parjure, et même le serment, suivant la parole de l’Évangile qui interdit de jurer.

Au sceau de la bouche se rapportent naturellement les préceptes relatifs à la nourriture. Ceux-ci sont très sévères. Le manichéen doit avant tout s’abstenir de viande, et même plus généralement de tout produit animal. C’est que les animaux sont les créatures des démons, et qu’ils sont essentiellement mauvais. Sans doute, renferment-ils quelques éléments lumineux : mais ces éléments sont à tout instant expulsés de l’animal vivant par la respiration, par la digestion, etc., si bien que leur nombre et leur valeur ne cesse de décroître. La mort fait complètement disparaître du corps le principe divin qu’il contenait et le transforme en une masse immonde. Les œufs eux-mêmes perdent leurs éléments vitaux lorsqu’on les brise ; le lait, lorsqu’on le trait. Aussi tout cela est rigoureusement interdit : les auditeurs du Kouastouanift s’accusent ainsi : « Si, prenant des corps vivants en nourriture et en boisson avec les dix bouts des doigts à tête de serpent et les trente-deux dents,… nous avons fait du mal et de la peine à Dieu,… que notre péché nous soit remis. »

Seuls sont autorisés les aliments végétaux. Il est vrai que les végétaux, eux aussi, tirent leur origine du démon ; mais ils contiennent en plus grand nombre les éléments lumineux. En les mangeant, on participe donc à la lumière. Certains végétaux sont particulièrement recommandés à cause de leur richesse en principes vitaux ; ce sont les légumes forts, tels que les oignons, les poireaux, les truffes, les champignons ; ce sont aussi les fruits, surtout ceux dont la couleur chaude et dorée manifeste la valeur : le melon, par exemple, renferme de vrais trésors, auxquels il doit sa belle couleur et son goût agréable.

Parmi les boissons, le vin est strictement interdit : on sait qu’il est fait avec le fiel du prince des ténèbres, mais on permet mulsum, carænum passum et nonnullorum pomorum expressos succos… succum hordei. De morib. man., 29, 46, P. L., t. xxxii, col. 1357, 1365. Le mulsum peut être de l’hydromel, le carænum, un produit de raisins bouillis, le succus hordei, de la bière.

Il est à peine besoin d’ajouter que les éléments autorisés ne doivent être pris qu’en quantité raisonnable. Les vrais fidèles, loin de remplir gloutonnement leur ventre, doivent savoir s’abstenir de nourriture. An-Nadim sait que les disciples de Mani jeûnent le dimanche et le lundi, ce dernier jeûne étant réservé aux Élus ; il parle aussi des jeûnes du mois qui durent sept jours, et de ceux de l’année qui reviennent à diverses époques, et dont l’un se prolonge pendant un mois. Flügel, Mani, p. 95 sq. ; K. Kessler, art.  Mani, dans la Protest. Realenc. t. xii, p. 212, 213. Les jeûnes du dimanche et du lundi sont spécialement destinés à honorer le soleil et la lune, les deux grands luminaires.

2. Le sceau de la main. Le sceau de la main interdit d’une manière absolue le meurtre et tout ce qui lui ressemble : « Si nous nous sommes mal comportés contre les cinq genres d'êtres vivants, disent les auditeurs dans le Khouastouanift, premièrement contre les bipèdes humains, deuxièmement contre les quadrupèdes vivants, troisièmement contre les oiseaux vivants, quatrièmement contre les vivants aquatiques, cinquièmement contre les vivants terrestres qui rampent sur leur ventre,… si quelquefois nous les avons effrayés ou apeurés, si quelquefois nous les avons frappés ou battus, si quelquefois nous leur avons fait de la peine et du mal, et si nous sommes ainsi devenus les bourreaux de ces êtres qui vivent et qui se meuvent, que notre péché nous soit remis. » Khouastouanift, v, 79-94.

Les interdits portés en vertu du sceau de la main s'étendent fort loin. Défense de commettre l’homicide, de faire la guerre, de porter les armes ; l’homme, étant la créature la plus riche en éléments lumineux, est aussi la plus sacrée.

Défense de tuer les animaux : si impurs qu’ils soient, les animaux possèdent cependant un principe vital qui est bon ; et, d’ailleurs, en s’attaquant à eux on court le risque d’exciter la colère des archontes mauvais qui veillent sur eux avec un soin jaloux.

Défense de détruire les végétaux, puisque les plantes aussi ont une âme divine ; défense de moissonner, de couper les arbres, de cueillir les fruits. Celui qui moissonne passe après sa mort dans le corps d’un être dépourvu de parole, dans celui des plantes qu’il a moissonnées. Acta Archel., 10, p. 15, 16.

Défense même de porter atteinte aux pierres ou à l’eau, car les minéraux sont animés. Si quelqu’un marche sur la terre, il la blesse. S’il lève la main, il blesse l’air ; s’il se lave dans l’eau, il blesse son âme… Celui qui se sera bâti une maison passera dans tous les corps. Acta Archel., 10, p. 16. On comprend sans peine toutes les exigences d’un tel interdit. Le vrai manichéen ne devait ni labourer, ni couper les pierres, ni se laver, ni même marcher pour éviter de faire du mal à la terre.

En vertu de la même loi, les disciples de Mani s’abstiennent de prendre le bien du prochain : l’interdiction du vol est un des dix préceptes du maître. Flügel, Mani, p. 95. Ils ne prêtent pas à usure. Bien plus, suivant Birûni, Mani défendit à ses disciples de rien posséder à l’exception de la nourriture pour un jour et du vêtement pour une année. Chronology, trad. Sachau, p. 190.

C’est encore pour obéir au sceau de la main que les manichéens doivent renoncer aux honneurs et ne pas s’appliquer aux fonctions publiques. Ils ont sans cesse présents à l’esprit les préceptes de l'Évangile, surtout le Discours sur la montagne, dont ils s’efforcent de pratiquer l’enseignement relatif à la douceur, à la patience, au pardon des injures, au détachement et au mépris des richesses.

3. Le sceau du sein. — Celui-ci est peut-être plus important que les deux autres ; car il s’agit de s’op- poser à la propagation du mal. Pour cela le véritable moyen est d’éviter complètement toutes les relations sexuelles. La génération est mauvaise en soi. Le mariage est interdit : comment oserait-on risquer d’enfermer un élément lumineux dans une enveloppe matérielle en procréant des enfants ? D’une règle aussi absolue, les manichéens tiraient quelquefois d’étranges conclusions. Ils déclaraient que l’on pèche beaucoup plus gravement avec une épouse qu’avec une concubine ; qu’on encourt des responsabilités plus graves lorsqu’on veut avoir des enfants que lorsqu’on recherche le seul plaisir ; et par suite que, si l’on tient à prendre une femme, du moins l’on doit éviter autant que possible de la rendre mère. Mais ce n’étaient là que des concessions à la faiblesse humaine. La pratique de la virginité, non seulement conseillée, mais ordonnée à tous comme un devoir, était la règle de la morale manichéenne. Seuls, les vierges se montrent de véritables disciples.

4. Distinction des Élus et des Auditeurs. — Une morale rigoureuse dépassait évidemment le commun des hommes. Elle constituait un idéal que la masse ne pouvait réaliser. Si tous les adeptes de la secte avaient été tenus de se conformer au triple sceau, la diffusion du manichéisme se serait trouvée gravement compromise. De fait les manichéens n’ignoraient pas que la piété et la bonne foi… sont le chemin étroit sur lequel on marche, en se tenant de côté le long de la grande mer des tourments dans les trois mondes : parmi des centaines et des milliers d’hommes, rarement il s’en trouve un seul pour s’engager dans ce chemin. » Traité manichéen, publié par É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiatique, 1911, Xe sér., t. xviii, p. 564, 565.

Pratiquement on se tirait d’affaire en admettant que les préceptes n’obligeaient d’une manière rigoureuse que les Élus, c’est-à-dire les véritables fidèles, consacrés tout entiers à la religion de Mani. Ceux-ci étaient le petit nombre, et ils vivaient à la façon des religieux. On trouvait, parmi eux jusqu’à des femmes et des enfants : la plupart étaient des hommes.

Les élus manichéens pratiquaient avant tout la continence : « Pour ce qui est des femmes, écrit le traité manichéen que nous citions tout à l’heure, ils peuvent les considérer comme des apparences vides et trompeuses ; ils ne sont pas arrêtés et embarrassés par les charmes sensuels : tel l’oiseau qui, volant haut, ne périt dans les filets. » É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiatique, loc. cit., p. 583.

Ils observaient le sceau de la main avec tant de fidélité qu’ils évitaient de tuer quoi que ce fût de vivant. Ils n’avaient pas le droit de cueillir des fruits dans leur jardin, ni de couper un épi dans leur champ. Aussi auraient-ils couru le risque de mourir de faim s’ils n’avaient été nourris par les aumônes des autres hommes : « Avec une dignité parfaite ils attendent les aumônes, dit un fragment manichéen de Touen-houang ; si personne ne leur fait l’aumône, ils vont mendier pour subvenir à leurs besoins. » Journal asiatique, XIe sér., t. i, 1913, p. 111, 112.

Encore avant de prendre la nourriture qu’on leur apportait, les élus devaient-ils se purifier par la prière : « Quand ils veulent manger du pain, ils commencent par prier et par dire à ce pain : ce n’est pas moi qui t’ai semé, moulu, pétri et mis au four : c’est un autre qui l’a fait et t’a porté à moi ; je te mange innocemment. Ayant dit cela en soi-même chacun d’eux répond à celui qui lui a porté du pain : J’ai prié pour toi. Et là-dessus ce dernier se retire. » Act. Archel., 10, p. 16, 17. Seuls, les aliments végétaux étaient acceptés par ces saintes gens, qui repoussaient avec horreur toute nourriture animale. Les légumes et les fruits leur communiquaient une part plus abondante de vie divine, et ils s’appliquaient avec soin à ne rien perdre de ces éléments précieux.

À un degré inférieur se trouvaient les Auditeurs. Ceux-ci constituaient la masse, le peuple, ou encore les catéchumènes, car il semble bien que les élus seuls aient reçu le baptême. S. Augustin, Contra litt. Petit., iii, 20, P. L., t. xliii, col. 357. Ils entendaient la parole de vie, mais il ne la mettaient pas en pratique. Ce fut dans le rang des auditeurs que resta saint Augustin pendant les années de sa foi manichéenne.

Les auditeurs avaient pourtant une règle de vie assez précise. Tout d’abord, ils faisaient profession de la vraie foi. Ils rendaient leurs hommages au Père de la lumière, au Dieu du soleil et de la lune et au Dieu puissant. Ils prenaient part aux assemblées liturgiques et chantaient les hymnes et les cantiques en usage dans la secte. Puis ils gardaient certaines observances : c’est ainsi que, s’ils se mariaient comme les autres hommes, ils se contentaient d’une seule femme, et ils évitaient autant que possible d’en avoir des enfants. S’ils acceptaient de se nourrir de viande et de boire du vin, ils jeûnaient fidèlement tous les dimanches en l’honneur du Seigneur. S’ils violaient enfin le sceau de la main, en s’occupant de toutes sortes de choses défendues aux élus, même en exerçant la profession de boucher, leurs fautes trouvaient une compensation dans les aumônes qu’ils faisaient aux élus.

L’aumône tient, en effet, une grande place dans la vie de l’auditeur manichéen. Plusieurs des lettres de Mani portaient sur la dîme et les différentes sortes d’aumônes. L’auditeur du Kouastouanift, xi, 222, s’accuse de n’avoir pas donné exactement les sept sortes d’aumônes pour la loi pure. Ce sont, nous l’avons vu, les aumônes des auditeurs qui entretiennent les élus : ceux-ci en retour prient pour leurs bienfaiteurs dont les péchés sont ainsi remis. S. Augustin, De mor. manich., 60, 61, t. xxxii, col. 1370, 1371. Par contre ces aumônes doivent être réservées exclusivement aux élus : l’auditeur du Kouastouanift, xi, 231-213, s’accuse encore d’avoir peut-être donné la substance lumineuse des cinq bons éléments à des hommes de mauvaise pensée et de mauvaise vie, et de l’avoir ainsi dispersée et dissipée, et envoyée dans un mauvais lieu. Et le traité manichéen, publié par É. Chavannes et P. Pelliot, dit aussi en parlant de ceux qui sont arrivés au terme de leur progrès spirituel : « S’ils voient que des laïques qui ne sont pas des adeptes de la religion subissent quelque dommage ou éprouvent des chagrins, leur cœur ne s’en afflige pas. » Journal asiat., 1911, Xe sér., t. xviii, p. 583.

Élus et auditeurs sont les disciples de Mani. En dehors d’eux, il y a les pécheurs dont la morale manichéenne n’a pas à s’occuper, sinon pour s’efforcer de les convertir en leur faisant connaître la voie, de la Lumière. Car en dehors de cette voie, il n’y a pas de salut possible. Seuls, seront sauvés ceux qui auront cru à la doctrine de Mani, et qui auront pratiqué ses commandements. Comment s’opère ce salut ? C’est le problème que résout l’eschatologie manichéenne.

3o Eschatologie manichéenne. — Les doctrines de Mani sur la fin dernière des hommes devaient être exposées surtout dans le Shâpurakân, dont An-Nadim semble donner un résumé sous ce titre : Doctrines des Manichéens sur la vie future. Il faut citer en entier ce résumé.

« Quand la mort, dit Mani, s’approche d’un véridique, c’est-à-dire d’un élu, l’Homme primitif envoie un Dieu lumineux sous la forme du sage Conducteur, qu’escorte trois autres dieux avec le vase d’eau, l’habit, le bandeau, la couronne, le nimbe, et qu’accompagne aussi la Vierge, semblable à l’âme de ce juste. En même temps apparaît le Démon de la convoitise et de la concupiscence avec d’autres démons. Dès que le véridique les aperçoit, il appelle à son secours les dieux qui ont l’aspect du sage Conducteur et les trois autres dieux. Ceux-ci s’approchent de lui. Dès que les démons s’en aperçoivent, ils se retournent pour fuir. Eux prennent le véridique, le revêtent de la couronne (du bandeau ?), du nimbe et de l’habit, mettent dans sa main le vase d’eau et montent avec lui sur la colonne de louange à la sphère de la lune, vers l’Homme primitif, et vers Nahnaha, la mère des vivants, jusqu’au lieu où il se trouvait d’abord dans le Paradis de la lumière. Pendant ce temps, son corps reste gisant, pour que le soleil, la lune et les dieux lumineux lui arrachent les forces, c’est-à-dire l’eau, le feu et le vent léger, qu’il s’élève ainsi jusqu’au soleil et devienne un Dieu. Le reste de son corps, n’étant plus que ténèbres, est jeté dans l’enfer.

« Quand la mort s’approche de l’homme militant, bien disposé pour la religion et la justice, qui protège l’une et l’autre, ainsi que les justes, les dieux déjà mentionnés lui apparaissent et aussi les démons. Il appelle à son secours et cherche une médiation propice en récompense des bonnes œuvres qu’il a accomplies et de la défense qu’il a donnée à la religion et aux véridiques. Lui aussi est délivré des démons. Mais il reste dans le monde comme un homme qui voit en rêve des spectres, et qui tombe dans l’ordure et dans la boue. Il demeure en cet état jusqu’à ce que son esprit soit délivré, qu’il parvienne au rendez-vous des véridiques et qu’il revête leur habit après une longue série d’égarements. « Quand la mort apparaît à l’homme pécheur, sur qui la convoitise et la concupiscence ont mis la main, les démons s’approchent de lui, l’empoignent, le torturent et lui font voir les spectres. Les dieux aussi sont là, ainsi que l’habit mentionné. L’homme pécheur croit qu’ils sont venus pour le sauver. Mais ils ne sont là que pour l’accabler de reproches, pour lui remettre en mémoire ses actions et le convaincre de la faute qu’il a commise en négligeant de soutenir les véridiques. Alors, il erre sans cesse dans le monde, affligé de tourments, jusqu’au jour où cet état cessera, et où il sera jeté avec ce monde dans l’enfer. Telles sont, dit Mani, les trois voies par rapport auxquelles les âmes des hommes sont partagées. Une d’elles conduit au paradis : c’est la voie des véridiques ; une autre va dans le monde et ses terreurs : c’est la voie de gardiens de la religion, des bienfaiteurs des véridiques ; la troisième mène à l’enfer : c’est la voie des hommes pécheurs. » Flügel, Mani, p. 100, 101.

Un passage de l’Épître du fondement, conservé par Pseudo-Augustin renferme quelques données nouvelles sur le sort des âmes pécheresses : « Celles qui, par amour du monde, se sont laissé écarter de leur première vie lumineuse, qui sont devenues ennemies de la sainte Lumière, qui se sont armées ouvertement pour la ruine des saints éléments, qui se sont soumises à l’Esprit du Feu, qui ont en outre, par leurs persécutions, affligé la sainte Église et ses Élus, observateurs des préceptes célestes, seront exclues de la béatitude et de la gloire du saint Royaume. Parce qu’elles se sont laissé dominer par le mal, elles persévéreront dans cette même racine du mal ; elles seront exclues de la terre pacifique et des régions immortelles. Voilà ce qui leur adviendra pour s’être si fort attachées aux œuvres mauvaises qu’elles se sont éloignées de la vie et de la liberté de la sainte lumière. Elles ne pourront donc pas être reçues dans ces royaumes pacifiques, mais elles seront clouées sur ce globe horrible auquel il faut donner une garde. Ainsi ces âmes seront attachées à ce qu’elles auront aimé. Elles resteront abandonnées sur ce globe ténébreux. Et elles se seront attiré ce châtiment par leur faute, pour avoir négligé de s’instruire sur la destinée qui leur était réservée et de la détourner lorsque l’occasion leur en était offerte. » Ps.-Augustin, De fide contra manich., 5, P. L., t. xiii, col. 1141.

On voit ainsi combien sera différent le sort des âmes, suivant la manière dont elles se seront conduites ici-bas. Les élus entreront immédiatement après leur mort dans le Paradis de Lumière. Recueillis au sortir de ce monde par les anges de lumière, ils passent d’abord dans la barque lunaire ; puis ils sont conduits sur le vaisseau solaire jusqu’aux régions habitées par le Père ; et c’est là qu’ils demeurent pour l’éternité. Le sort des auditeurs est moins heureux : ils sont condamnés à rester en ce monde ; et sans doute passent-ils d’un corps dans l’autre jusqu’à ce qu’ils arrivent dans le corps d’un élu, ce qui est pour eux la dernière étape avant le salut définitif. D’après Birûni, Mani lui-même a enseigné cette doctrine de la métempsycose après l’avoir apprise des Hindous ; India, trad. Sachau, t. i, p. 54, 55. Et de fait, on la trouve exposée non seulement dans les Acta Archelai et dans les textes chrétiens qui en dépendent, mais aussi dans le traité chinois de Touen-houang, Journal asiat., Xe sér., t. xviii, p. 532, 533. Quant aux pécheurs, c’est l’enfer qui les attend, avec ses souffrances éternelles et sans espoir.

Toutefois, la séparation définitive des bons et des méchants ne s’accomplira qu’après un temps très long. Il faut d’incommensurables périodes pour permettre aux éléments lumineux tombés dans ce monde de se dégager de la matière et de retourner à leur source première. Les élus eux-mêmes ne peuvent empêcher certaines parcelles lumineuses de leur échapper, et de reprendre une existence errante. Peu à peu cependant s’accomplit la discrimination nécessaire. Les parcelles de lumière remontent à leur principe ; et la matière, de plus en plus abandonnée à elle-même, reste isolée.

Au dernier jour, se produit un immense incendie, qui doit, selon An-Nadim, dans Flügel, Mani, p. 90 et le fragment manichéen de Tourfan, dans F. W. K. Müller, Handschrift. Reste, p. 19, durer 1468 ans. « L’ange chargé de porter la terre se dirige vers la hauteur, et l’autre ange cesse de tirer le ciel après lui ; alors ce qu’il y a de supérieur se mélange à ce qu’il y a d’inférieur ; un feu éclate et se répand dans ces matières jusqu’à ce que la lumière qui y est répandue soit rendue à la liberté. » An-Nadim, dans Flügel, Mani, p. 90.

C’est alors la fin. La séparation s’opère pour toujours entre les justes et les pécheurs, et, plus exactement entre le monde de la lumière et le monde des ténèbres. Suivant An-Nadim « l’Homme primitif vient alors, dit Mani, du monde de l’étoile polaire ; le Messager du salut de l’Est, le grand architecte du Sud, l’Esprit vivant de l’Ouest. Ils observent le nouvel édifice qui est le nouveau Paradis. En même temps, ils tournent autour de cet enfer et regardent en ses profondeurs. Alors les justes viennent du Paradis vers cette lumière pour se jeter en elle. Ils se pressent au rendez-vous des dieux, et se rangent autour de cet enfer. Puis, ils jettent leurs regards sur les pécheurs qui se tournent et se retournent, errant çà et là et s’enfonçant toujours de plus en plus en cet enfer incapable de nuire jamais aux véridiques. Quand les pécheurs voient les véridiques, ils intercèdent auprès d’eux, et se jettent humblement à leurs pieds. Mais eux ne leur répondent qu’en termes accusateurs qui ne leur servent de rien. Les pécheurs n’y gagnent que d’accroître leur regret, leur chagrin et leur accablement. Tel sera leur lot éternel. » Flügel, Mani, p. 101, 102.

Et le royaume de Dieu s’étend brillant comme à l’origine, sans avoir plus à redouter aucune invasion des cohortes du Diable. L’ordre premier est rétabli entièrement et pour toujours.

4o L’Église manichéenne. — Suivant une tradition que connaît saint Augustin, et que rapportent d’autres auteurs, par exemple Agapius, Photius, Pierre de Sicile, Mani avait eu douze apôtres, comme le Christ. Ces derniers écrivains donnent même les noms de ces douze apôtres de Mani : Sisinnius et Thomas, Bouddas et Hermas, Adamas ou Adas et Adimante, Hiérax, Héraclide et Aphthonius, Agapius, Zarouas et Gabriabius. Photius, Contra man., 1, 14, P. G., t. CII, col. 41 : Pierre de Sicile, Hist. man., 16, P. G., t. cv, col. 1265. Ces noms semblent très peu sûrs ; et leur énumération, en trois séries binaires suivie de deux séries ternaires, est fort suspecte. Comme les Acta Archelai, 13, p. 22, mentionnent seulement trois disciples de Mani, Addas, Thomas et Hermas, il est vraisemblable que la liste primitive comprenait quatre séries de trois noms chacune. Ainsi Mani reproduisait-il l’exemple du Père de la lumière, entouré dès l’origine de douze éons répartis en quatre triades, et celui du troisième messager assisté lui aussi par ses douze vertus.

À l’exemple de Mani, la religion manichéenne avait à sa tête douze Maîtres soumis eux-mêmes à un premier chef. D’après An-Nadim la religion sainte comprend cinq degrés : celui des Maîtres, ce sont les fils de la douceur ; celui des Illuminés du soleil, ce sont les fils de la science ; celui des Prêtres, ce sont les fils de l’intelligence ; celui des véridiques, ce sont les fils du secret ; celui des Auditeurs, ce sont les fils de l’examen. Flügel, Mani, p. 95.

Le chef suprême du manichéisme est l’iman, qui en principe, réside à Babylone. Nous avons vu qu’à une certaine date, l’iman fut obligé de transférer sa résidence à Samarcand. An-Nadim nous fait connaître les noms de plusieurs imans, et dans la liste qu’il donne des épîtres de Mani sont insérés les titres de nombreuses lettres d’imans. Le traité manichéen de Touen-houang signale de la même manière un chef de la religion, É. Chavannes et P. Pelliot, dans le Journal asiat., Xe sér., t. xviii, p. 581, et n. 4 ; et un autre texte chinois nous fait voir le roi de la religion complimentant les Ouïgours. Ibid., XIe sér., t. i, p. 195.

Sur les douze maîtres, qui remplaçaient les douze apòtres de Mani, S. Augustin, De hæres., 46, P. L., t. XLII, col. 38, nous avons fort peu de renseignements ; nous savons surtout qu’ils étaient les chefs des évêques, au nombre de 72. Ce chiffre lui-même rappelle celui des disciples du Christ. Les évêques manichéens — Fauste de Milève était l’un d’eux à la fin du ive siècle — avaient la charge d’ordonner les prêtres et les diacres. Les textes chinois nous font connaître de hauts dignitaires de l’Église manichéenne auxquels ils donnent les noms de moucho et de fou-to-tan. On pourrait identifier les premiers avec les maîtres et les seconds avec les évêques.

Au-dessous des évêques, il y a des prêtres et des diacres. Fortunat, le contradicteur malheureux d’Augustin, était un prêtre manichéen établi à Hippone. Somme toute, cette hiérarchie, où l’on retrouve les souvenirs de l’Évangile, est manifestement calquée sur la hiérarchie catholique. Elle constitue un des points par lesquels les manichéens se rapprochaient le plus du christianisme.

Un autre trait de ressemblance se trouve dans les sacrements manichéens. Ceux-ci sont au nombre de deux, le baptême et l’eucharistie. Le baptême est réservé aux élus. Les auditeurs sont donc, dans l’Église manichéenne, regardés seulement comme des catéchumènes. Par le baptême sont remis les péchés et les grandes souillures. Cf. S. Augustin, Contra Faust., v, 3 ; Contra Felic., 1, 10, P. L., t. XLII, col. 221, col. 533 ; traité de Touen-houang, dans le Journal asiat., Xe sér., t. xviii, p. 587. Turribius d’Astorga, P. L., t. liv, col. 694, prétend que les manichéens se servaient d’huile pour administrer le baptême, et de fait nous savons qu’ils regardaient l’huile comme une substance purifiante. S. Augustin, De mor. man., 39, P. L., t. XXXI, col. 1362. Il semble pourtant probable que le baptême manichéen était donné dans l’eau. L’eucharistie, elle aussi, est réservée aux élus. S. Augustin, Contra Fortunat., 3, 1. xiii, col. 114. Mais nous avons fort peu de renseignements sur ses éléments et sur la manière dont ils étaient consacrés. La formule grecque d’abjuration, qui est un document tardif, anathématise les gens qui rejettent la conversion du précieux sang et du corps du Christ, tout en faisant semblant de l’accepter, et lui substituent mentalement les discours doctrinaux du Christ, sur la seule communication desquels il aurait dit, d’après eux, aux Apôtres : Prenez, mangez et buvez. » P. G., t. 1, col. 1469. Mais le reproche ici adressé aux manichéens d’entendre l’eucharistie dans un sens purement symbolique est peu vraisemblable. On a supposé qu’à côté du pain, les manichéens consacraient de l’eau, par laquelle ils remplaçaient le vin, regardé comme particulièrement impur. P. Alfaric, L’évolution intellectuelle de saint Augustin, p. 133, n. 2. Cette hypothèse est du moins probable, mais on aimerait la voir confirmée par des textes précis. Au témoignage d’Augustin, à l’eucharistie manichéenne se mêlaient parfois d’ignobles pratiques : le saint docteur rappelle que les catholiques reprochaient à leurs adversaires de manger en guise d’eucharistie un pain immonde, une masse de farine aspergée d’un liquide impur. De hæres., 46, t. XLII, col. 36. Les manichéens, il est vrai, niaient les faits allégués, et récemment on a essayé de diminuer la valeur des témoignages rapportés par saint Augustin ; P. Alfaric, op. cit., p. 165, n. 1. Il semble pourtant difficile de n’en tenir aucun compte.

Si nous ne possédons que peu de détails sur les sacrements du manichéisme, du moins connaissons-nous davantage ses prières et ses cérémonies. Suivant An-Nadim, Mani lui-même inspira à ses fidèles le commandement des quatre ou sept prières : voici, d’après l’historien arabe, comment doivent s’accomplir ces prières : Le fidèle se tient droit ; il se frictionne avec de l’eau ou une autre substance, et il se tourne vers la grande lumière. Puis, il se prosterne, et, cela fait, il dit : « Béni soit notre guide, le Paraclet, l’envoyé de la Lumière. Bénis soient ses anges, les veilleurs ; et louées soient ses armées lumineuses. Ensuite, il se relève promptement… Dans une seconde prostration, il dit : « Glorieux et lumineux Mani, toi notre guide, la racine de notre illumination, le rameau de l’honnêteté, le grand arbre, tu es notre unique salut. Dans une troisième prostration, il dit : « Je me prosterne et je loue avec un cœur pur et une langue sincère le grand Dieu, le Père des lumières… » Dans une quatrième prostration, il dit : « Je loue et invoque tous les dieux, tous les anges lumineux, toutes les lumières et toutes les armées qui sont devant le grand Dieu. » Dans une cinquième prostration, il dit : « J’invoque et je loue les armées et les dieux lumineux, qui, avec leur Sagesse, foncent sur les ténèbres, les rejettent et les domptent. » Dans une sixième prostration, il dit : « J’invoque et je loue le Père de la grandeur, le sublime et le brillant qui est venu des deux sciences. » Il continue ainsi jusqu’à la douzième prostration. Après avoir achevé les dix (douze ?) prostrations, il passe à une autre prière, où il formule des louanges que nous n’avons pas à reproduire. La première prière a lieu quand le soleil a dépassé son plein midi, la seconde entre ce moment et celui où il se couche, la troisième le soir après le coucher du soleil, la quatrième dans le milieu de la nuit, trois heures après le coucher du soleil. À chacune, dans ses prostrations, le fidèle se comporte comme dans la première, dite au Messager du Salut. » Flügel, Mani, p. 96, 97.

« Nous ne possédons plus ce livre des Prières, dont parle Timothée de Constantinople, De recept. hæret., P. G., t. lxxxvi, col. 21, et qui devait contenir les principales formules de la liturgie manichéenne ; mais nous avons encore, dans des manuscrits de Tourfan, des fragments et des titres d’hymnes du plus haut intérêt. Nous savions, depuis longtemps, et particulièrement par saint Augustin, que les manichéens aimaient beaucoup la musique dans laquelle ils voyaient comme un écho venu du ciel. Les textes récemment découverts nous permettent désormais de nous faire une idée plus exacte de ces hymnes et de ces cantiques : Une longue table des matières nous donne les premiers mots de près de deux cents de ces morceaux. Voici un fragment de cette table :

Souviens-toi des bienfaiteurs…
Je veux te louer Yazd Bag Mani…
Je veux te louer et t’invoquer…
Je veux te louer, lumière inviolée…
Je veux t’invoquer, Dieu, lumière…
Je veux t’invoquer, toi qui m’as…
Je veux t’invoquer, ô mon Dieu, sauve-moi…
Je veux t’invoquer, ô mon Dieu, toi…
Je veux te louer, ô mon Dieu…
Gloire à toi, ô mon Dieu, par…
Bienfaiteurs, élus, nous voulons te bénir…

F. W. K. Müller, Ein Doppelblatt aus einem manichäischen Hymnenbuch (Mahrnamag), dans les Abhandlungen de l’Académie des sciences de Berlin, 1913, p. 20. Cf. W. Bang, Manichäische Hymnen, dans le Museon, t. xxxviii, 1925, p. 1-55.

D’autres manuscrits de Tourfan complètent cette table des matières. « Ils contiennent des fragments nombreux et parfois importants d’hymnes manichéennes… Plusieurs se rapportent aux derniers temps, au départ, à la séparation du corps et de l’âme. D’autres formulent des vœux pour de grands personnages. La plupart adressent des louanges variées au Père de la lumière, aux grandeurs qui entourent son trône, aux Esprits qui l’assistent, aux deux luminaires, aux anges qui recueillent les âmes sur les barques célestes, et surtout au sage, au brillant, au divin Mani. Enfin, quelques-unes demandent pardon à Dieu pour les péchés commis.

« Certains de ces textes liturgiques portent encore leur notation musicale. Ils étaient destinés à être chantés. Sans doute, le chant se faisait-il avec accompagnement. D’après l’historien Ibn Shinah, Mani aurait inventé le luth. » P. Alfaric, Les écritures manichéennes, t. ii, p. 133.

Aux prières et aux hymnes, il faut joindre certaines pratiques de confession des péchés sur lesquelles nous n’avons que des renseignements incomplets. Une lettre de saint Augustin nous montre les auditeurs s’agenouillant devant les élus, dans l’attitude de la prière, pour recevoir l’imposition des mains, signe sensible du pardon de leurs fautes. Epist., ccxxxvi, 2, P. L., t. xxxiii, col. 1033 ; cf. Acta Archel., 10, p. 16, l. 15. Mais nous ignorons quelle était au juste la valeur de cette absolution. Un texte retrouvé à Tourfan et à Touen-houang, le Kouastouanift, est une sorte de pénitentiel : on y voit l’auditeur manichéen passer ses fautes en revue, et finalement en demander pardon à Dieu ; nous avons déjà indiqué les quinze catégories entre lesquelles sont réparties, d’une manière qui semble d’ailleurs assez arbitraire, les fautes commises et accusées. Voir col. 1851.

Les jeûnes des manichéens sont une de leurs pratiques de pénitence les plus caractéristiques. Nous n’avons plus à y revenir, ayant déjà eu l’occasion de les mentionner, col. 1880. Il suffit de rappeler que le plus long et le plus important d’entre eux précédait la grande fête de la secte, celle du Bêma. Cette fête était célébrée chaque année au printemps, pour commémorer l’anniversaire de la mort de Mani. Elle tombait donc à peu près à la même époque que Pâques, et le jeûne qui en était la préparation pouvait être plus ou moins confondu avec le carême.

Lorsqu’était arrivé le jour de la solennité, on dressait en évidence une estrade funéraire, munie de cinq degrés, et ornée de linges précieux : c’était à cette estrade, qui rappelait le souvenir du Maître que s’adressaient les prières des fidèles. S. Augustin, Contra epist. Man., 9, t. xlii, col. 178.

À côté de la fête du Bêma, les manichéens durent adopter l’une ou l’autre des solennités chrétiennes. C’est ainsi qu’au temps de saint Léon le Grand les adeptes de la secte célébraient à Rome le jour de Noël, mais le pape leur reproche d’honorer beaucoup plutôt le sol novus que Notre-Seigneur lui-même. Sermo xxii, 6, P. L., t. liv, col. 198. Il est évident que de telles fêtes sont sans signification pour l’intelligence du manichéisme.

Il est possible qu’à l’origine les manichéens n’aient eu ni temples, ni images, ni autels ; et Fauste de Milève expliquait, dans son ouvrage, que le seul temple de ses coreligionnaires est l’âme du juste, leur seul autel un esprit cultivé ; S. Augustin, Contra Faust., xx, 3, P. L., t. xlii, col. 370. Cependant cette absence de temples, de représentations figurées et d’encens liturgique, dont se glorifiait Fauste, doit tenir simplement aux conditions très dures faites au manichéisme africain par les autorités civiles. Nous savons l’importance que Mani donnait au dessin et à la peinture, et qu’il avait cherché, par la décoration de ses ouvrages, à attirer les yeux autant que les esprits. Les manichéens d’Orient avaient, au dire d’An-Nadim, des églises ornées de fresques, Flügel, Mani, p. 98 ; et ils faisaient une grande consommation d’encens. L’absence d’autels peut par contre tenir à des causes plus générales. Les disciples de Mani avaient en horreur le sang versé et le meurtre des animaux ; ils n’admettaient d’ailleurs pas que le Christ fût réellement mort et ne concevaient pas un sacrifice non sanglant, tel qu’est celui de la messe. N’offrant pas de sacrifices, ils n’avaient pas besoin d’autels, dans leurs lieux de prières.

Il est à peine besoin d’ajouter que les renseignements qui viennent d’être donnés sur la liturgie manichéenne sont loin d’être complets ; les prières les chants, les rites, en usage dans la secte ont varié suivant les lieux et suivant les époques. Si l’on met à part le commandement de la prière, imposé par Mani, et la grande fête du Bêma qui semble bien avoir été très ancienne et universellement célébrée, on n’a pas le droit de généraliser telle ou telle donnée particulière, qui ne vaut que pour l’époque et le temps où elle a été constatée.

V. Origines du manichéisme. — Nous avons dans les pages qui précèdent, essayé de décrire le manichéisme, tel que nous pouvons le connaître d’après les fragments de Mani ou les ouvrages de ses disciples, sans nous demander d’où viennent les doctrines enseignées par Mani, et quelle place il faut donner, dans l’histoire des religions au fondateur de la secte. Il est du moins nécessaire de poser la question, et surtout de marquer, dans la mesure du possible, les relations entre le manichéisme et le christianisme.

Il est certain que Mani connaissait les Écritures de l’Ancien Testament ; mais c’était pour les rejeter comme l’œuvre du diable, Titus de Bostra, Contra man., iii, 5, P. G., t. xviii. col. 1221. À certains égards, son enseignement est une protestation contre le judaïsme, religion essentiellement mauvaise et corruptrice. Dans ses livres, dit An-Nadim, il traitait irrespectueusement tous les prophètes ; il les accusait de mensonge et soutenait que les démons s’étaient emparés d’eux et parlaient par leur bouche ; en quelques passages de ses écrits, il les qualifiait même de démons. » Flügel, Mani, p. 100. Les Acta Archelai complètent ces renseignements. « Voici ce qu’enseigne Manès au sujet des prophètes : En eux réside l’esprit d’impiété et d’iniquité des Ténèbres qui se sont soulevés au début. Aussi ont-ils été trompés et trompeurs. L’Archonte a aveuglé leur entendement. Si quelqu’un se lie à leurs paroles, il mourra pour toujours et sera voué au globe de feu pour n’avoir pas appris la gnose du Paraclet… D’après lui, c’est le prince des Ténèbres qui a parlé avec Moïse, les Juifs et les prêtres : le Dieu de ces gens est donc le même que celui des chrétiens et des gentils : il les a séduits dans sa concupiscence, parce qu’il n’est pas le vrai Dieu. Quiconque espère en cette divinité sera comme elle livré aux chaînes pour n’avoir pas mis son espoir dans le Dieu véritable. » Acta Archel., 11 et 12, p. 18, l. 13, p. 20, l. 13.

Plus loin, le même ouvrage place dans la bouche même de Mani des reproches plus précis : C’est à Satan, est censé dire le réformateur, qu’on doit attribuer les enseignements de la Loi et des prophètes C’est lui qui a parlé par l’intermédiaire de ces derniers. Il leur a fait attribuer à Dieu toutes sortes d’ignorances, de tentations et de désirs mauvais : il le leur a fait présenter comme avide de chair et de sang, s’efforçant ainsi de rejeter sur le Père du Christ les caractères de Satan et de ses prophètes… La loi renferme un ministère de mort organisé. Elle est le voile mis sur le visage de Moïse pour en faire disparaître l’éclat. On ne peut sans danger, lui adjoindre le Nouveau Testament comme si celui-ci venait du même Maître. En effet, elle est usée, décrépite, et proche de la mort, tandis que l’enseignement du Sauveur se renouvelle de jour en jour. Lorsqu’un arbre a un tronc vieilli et que ses branches ne portent plus de fruit, on le coupe. Quand les membres du corps sont corrompus, on les ampute. Sans cela, le mal qui a causé leur corruption se répandrait dans l’organisme entier. De même, le maintien de la loi, issue de l’ignorance, amènerait la perte de l’âme. La Loi et les prophètes vont jusqu’à Jean Baptiste. Après lui vient la loi de la vérité, la loi de la promesse, la loi des cieux, la loi nouvelle donnée au genre humain. » Acta Archel., 15, p. 25.

Grâce surtout aux écrits de saint Augustin, et principalement au De Genesi contra manichæos, au Contra Adimantum et au Contra Faustum, nous connaissons bien le détail des objections que faisaient Mani et ses disciples à l’Ancien Testament. Ils lui reprochaient avant tout sa barbarie et la cruauté, l’immoralité d’un certain nombre de ses récits, l’invraisemblance de tel ou tel détail historique, le caractère grossier de sa législation. Ils se plaisaient aussi à l’opposer au Nouveau Testament et à faire voir les contradictions existantes entre la doctrine de Moïse et des prophètes et les enseignements du Sauveur.

Ces objections n’étaient pas nouvelles, et Mani n’avait pas eu à les inventer. Tout naturellement, nous rapprochons Mani d’autres adversaires bien connus de l’Ancien Testament, qui rejetaient la loi juive pour des raisons semblables aux siennes. Ceux-ci sont les gnostiques, Basilide, Valentin, et particulièrement Marcion. Dans un ouvrage, auquel il avait donné le titre significatif d’Antithèses, Marcion s’était attaché à faire ressortir les oppositions des deux Testaments de manière à prouver que les deux recueils ne pouvaient pas être l’œuvre d’un seul et même Dieu. Au Dieu juste, au Créateur du ciel et de la terre, il attribuait l’Ancien Testament : il voyait, au contraire, dans le Nouveau l’ouvrage achevé et définitivement parfait de la bonté de Dieu.

Les noms de Mani et de Marcion ont été de très bonne heure rapprochés l’un de l’autre. Saint Éphrem, par exemple, a combattu ensemble ces deux adversaires, en même temps que Bardesane. Toutefois, Mani était autre chose qu’un disciple de Marcion, et il allait plus loin que lui dans la négation : il le prenait même personnellement à partie dans un chapitre du Trésor. Au lieu d’attribuer les Écritures juives à un Dieu inférieur, Mani y voyait l’œuvre du diable. De la sorte, il était impossible de conserver quoi que ce fût de l’Ancien Testament.

Le Nouveau Testament était mieux traité par Mani, bien qu’il fût, lui aussi, soumis à une critique sévère. C’est que les livres qui le constituent nous instruisent sur le Christ, et que celui-ci tient une place des plus importantes dans le système manichéen. Aussi ancien que le monde, engendré par l’Homme primitif avec qui il peut être identifié, Jésus est le Fils de Dieu et le Sauveur. Il apparut d’abord à Adam, pour l’instruire de ses devoirs et le prémunir contre la séduction d’Ève. Il lui montra « sa propre personne exposée à tout, aux dents de la panthère et aux dents de l’éléphant, dévorée par les voraces, engloutie par les gloutons, mangée par les chiens. » Théodore Bar-Khôni, dans F. Cumont, Recherches sur le manichéisme, fasc. 1, p. 48. Dès lors, il continue à vivre dans le monde, toujours attaché à la croix de lumière, et souffrant de son union avec la matière ; mais poursuivant aussi l’œuvre du salut.

De telles doctrines, sans doute, ne figurent pas dans les livres authentiques du Nouveau Testament. Mais les manichéens, fidèles ici encore à l’exemple de Marcion, n’hésitaient pas à faire la critique du Nouveau Testament, gardant les parties qui leur plaisaient et rejetant impitoyablement tout le reste. À certains égards, la critique de Mani était moins destructrice que celle de Marcion, car celui-ci ne conservait que l’Évangile de saint Luc, tandis que les manichéens n’hésitaient pas à se servir des quatre évangiles. Mais ils n’en acceptaient pas le texte traditionnel. Ils y faisaient des coupures ; Ils supprimaient en particulier tous les passages dans lesquels Jésus présentait sa doctrine comme l’accomplissement de l’ancienne alliance, ceux qui renfermaient un éloge des Juifs. Ils rejetaient encore tout ce qui regardait l’enfance de Notre-Seigneur. Les récits relatifs à la conception virginale leur déplaisaient entre tous. « Je me garderai bien, fait dire à Mani l’auteur des Acta Archelai, d’admettre que Notre-Seigneur soit descendu dans le sein d’une femme… Il y a une quantité de témoignages qui montrent qu’il est venu parmi nous sans naître comme nous… Le Fils de Dieu est descendu tout formé et il s’est complètement transformé en homme. Comme dit Paul, il s’est trouvé extérieurement semblable à un homme… Puis, quand il a voulu, il a donné à cette humanité la forme et l’aspect du soleil. » Acta Archel., 59, p. 86 sq.

Les récits relatifs à la passion n’étaient pas moins violemment attaqués par les manichéens. Car Mani ne pouvait admettre que Jésus fût véritablement mort sur la croix. Un passage de l’Épître du fondement, cité par Évode, affirme que ce ne fut pas le Fils de Dieu, mais un suppôt du diable qui fut crucifié : » L’ennemi, écrit Mani, espérait bien avoir mis en croix le Sauveur, Père des justes. Mais ce fut lui qui se trouva crucifié. En cette circonstance, la réalité fut tout autre que l’apparence. Le prince des ténèbres se vit donc attaché à la croix ; il porta avec ses compagnons la couronne d’épines et fut revêtu du vêtement de pourpre. Il but le fiel et le vinaigre, qui, d’après certains, auraient abreuvé le Sauveur. Toutes les souffrances que celui-ci parut endurer furent réservées aux archontes ténébreux. Eux seuls furent atteints par les clous et par la lance. » Évode, De fide contra man., 28, P. L., t. xlii, col. 1147.

Il est facile de comprendre les principes selon lesquels étaient ainsi disséqués les récits du Nouveau Testament. Comme Mani estime que la matière est essentiellement mauvaise, il ne peut admettre que le Sauveur ait eu un corps véritable. De la chair, Jésus a pris l’apparence, il a été trouvé en toutes choses semblable à un homme ; mais il n’a pas eu la réalité de ce corps mortel et passible. Il n’a pas eu à naître ni à mourir. Cette doctrine n’est pas particulière au manichéisme. De nouveau, nous retrouvons ici le souvenir des gnostiques, qui condamnaient impitoyablement la chair comme la source de tous les maux : c’est en suivant l’exemple des maîtres gnostiques que Mani aboutissait au docétisme.

Avec les évangiles corrigés et mutilés, Mani acceptait encore les épîtres de saint Paul. Marcion avait agi de même ; et son canon du Nouveau Testament ne contenait que l’Apôtre à côté de l’Évangile de saint Luc. Naturellement l’Apostolicum de Mani avait été lui aussi l’objet d’une correction sévère, qui avait eu pour résultat d’en retrancher tous les passages favorables aux Juifs. Mais comme, tout compte fait, saint Paul restait celui qui avait le mieux compris l’opposition foncière de la chair et de l’esprit de la loi et de la foi, du vieil homme et de l’homme nouveau, ses lettres restaient l’arsenal incomparable où les manichéens cherchaient les arguments qu’ils pouvaient faire valoir dans leurs discussions avec les catholiques. Les écrits d’Adimante, de Fauste, de Secundinus, que nous connaissons par les réfutations de saint Augustin, sont remplis de textes empruntés aux épîtres de saint Paul.

On n’aurait pas une idée complète de la position prise par Mani et ses disciples à l’égard du christianisme, si l’on ne rappelait le rôle joué chez eux par les livres apocryphes. Récemment, M. P. Alfaric a essayé de dresser un inventaire complet des Écritures manichéennes : peut-être tel ou tel des ouvrages qu’il mentionne n’avait-il pas réellement droit de cité dans la bibliothèque religieuse des manichéens ; son inventaire permet du moins de se faire une idée de quelques-unes des sources de la pensée manichéenne.

Nous savons déjà que Mani lui-même avait composé un ouvrage auquel il avait donné le nom d’Évangile vivant. Peut-être ce livre n’était-il pas autre chose qu’un commentaire des récits évangéliques, assez analogue aux vingt-quatre livres des Commentaires évangéliques rédigés par Basilide. C’est du moins ce qu’on serait tenté de conclure d’un témoignage de Théodore Abou-Kourra, selon qui les zandiques ou manichéens parlent ainsi aux gens qu’ils veulent convertir : « Tu dois t’adjoindre aux chrétiens, et écouter les paroles de leur évangile. Et le véritable est celui que nous possédons, celui qu’ont écrit les Douze apôtres… Et personne n’en possède l’explication en dehors de Mani notre maître. » Traktat über den Schöpfer und die wahre Religion, trad. G. Graf, Munster, 1913, p. 27.

Dans ces conditions, Mani aurait commenté l’Évangile des Douze apôtres ; et c’est ce commentaire qui aurait pris le titre d’Évangile vivant. L’Évangile des Douze, mentionné par Origène, Hom. 1 In Luc., P. G., t. xiii, col. 1803, nous est d’ailleurs mal connu. P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 173-175, l’identifie à l’Évangile ébionite que cite Épiphane, Hæres., xxx, 3, P. G., t. xli, col. 409. Deux citations, faites par Birûni, pourraient provenir de l’Évangile ébionite : la première est donnée sans référence : « Les Apôtres interrogèrent Jésus sur la vie de la nature inanimée ; sur quoi il leur dit : “Si ce qui est inanimé est séparé de l’élément vivant qui lui est mélangé et apparaît seul avec soi-même, il est de nouveau inanimé et n’est pas capable de vivre, tandis que l’élément vivant qui l’a abandonné, retenant son énergie vitale inaltérée, ne meurt jamais.” » India, trad. Sachau, t. i, p. 48. La seconde est empruntée au livre des Mystères : « Comme les Apôtres savaient que les âmes sont immortelles et que, dans leurs migrations, elles revêtent toutes les apparences, prennent la forme de tous les animaux et sont moulées dans le moule de toutes les figures, ils demandèrent au Messie quelle serait la fin de ces âmes qui n’auraient pas reçu la vérité ou appris l’origine de leur existence. Et il leur répondit : « Toute âme faible qui n’a pas reçu tout ce qui lui appartient de vérité périt sans aucun repos ou bonheur. » India, t, i, p. 54, 55.

Somme toute, nous sommes mal renseignés sur l’Évangile des Douze ; nous ne le sommes pas beaucoup mieux sur celui des Soixante-dix, dont parle Birûni, et qu’il présente comme une copie du premier, faite parun certain Balamis. Chronology, trad. Sachau, p. 27 ; cf. P. Alfaric, op. cit., t. ii, p. 177-180.

Timothée de Constantinople, De recept. hæret., P. G., t. lxxxvi, col. 21, signale l’Évangile de Philippe et l’Évangile de Thomas dans la liste des Écritures manichéennes. Le second de ces ouvrages est également signalé par saint Cyrille de Jérusalem qui ne veut pas le recevoir ; « car, dit-il, il ne vient pas d’un des douze apôtres, mais de l’un des trois mauvais disciples de Mani. » Catech., vi, 31, P. G., t. xxxiii, col. 593. Ces deux livres n’ont pas une origine manichéenne, mais gnostique. L’Évangile de Philippe est cité par saint Épiphane, hæres., xxvi, 13, P. G., t. xii, col. 352, et sans doute aussi par la Pistis Sophia 42-44, édit. Schmidt, p. 44, 45. L’Évangile de Thomas est signalé par Origène, et par saint Hippolyte, Philos., v, 7, P. G., t. xvi c, col. 3314, qui en fait un livre sacré des Naasséniens.

Saint Augustin nous apprend d’autre part que les Manichéens regardent les Actes de Thomas comme des écritures tout à fait pures et véridiques. Contra Faust., xxii, 79 ; Contra Adim., xvii, 2, P. L., t. xlii, col. 452, 158. Cf. Bousset, Manichäische in den Thomasakten, dans la Zeitschrift für N. T. Wissensch., 1917, p. 1 sq. Il dit également que les manichéens ont en haute estime les Actes de Pierre, Contra Adim., xvii, 5, t. xlii, col. 161. Évode d’Uzalis reproche aux manichéens d’admettre la doctrine des Actes d’André, De fide ad man., 38, ibid., col. 1150, que Filastrius de Brescia regarde comme le premier des apocryphes admis par la secte, hæres., t. xxxviii (60). Les Actes de Jean sont encore nommés par Filastrius parmi les écriture manichéennes, loc. cit. Les Actes de Paul enfin étaient cités par Fauste de Milève. Tous ces livres nous sont bien connus ; car ils ont été maintes fois cités par l’antiquité chrétienne. Les uns, surtout les Actes de Jean, et ceux de Thomas ont une couleur gnostique et docète très accentuée. Les autres sont plus orthodoxes : encore est-il qu’ils devaient plaire aux manichéens par les discours qu’ils renferment en faveur de la chasteté, par le mépris qu’ils affichent de la chair et de la matière. Ce n’est pas sans raison que les manichéens, sinon Mani lui-même, s’inspiraient des ouvrages apocryphes plus volontiers que des textes canoniques. Ils y retrouvaient certaines de leurs doctrines. Ces doctrines d’ailleurs n’avaient pas été enseignées par la grande Église ; elles étaient celles de la gnose, et on les rencontre déjà chez les maîtres gnostiques du second siècle, Basilide, Valentin et Marcion.

C’est encore le nom de Marcion qui s’impose avant tous les autres lorsqu’on ne se contente plus d’examiner les livres rejetés ou acceptés par le manichéisme, et qu’on se met en face de la doctrine de Mani. Le fond de cette doctrine est l’antagonisme entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Marcion avait résolu cet antagonisme en admettant l’existence d’un Dieu bon à côté d’un Dieu juste. Justice et bonté étaient, pour lui, les deux attributs, disons si l’on veut, les deux vertus opposées. Mani est, en certain sens, plus logique que Marcion, car la justice en soi n’est pas un mal, et elle n’est pas contradictoire de la bonté. C’est le mal qui s’oppose au bien : la matière qui s’oppose à la chair, l’obscurité qui s’oppose à la lumière. Mani n’hésite pas à faire de cette opposition quelque chose d’éternel, de nécessaire, d’immuable. La lumière a toujours existé en face des ténèbres, et rien ne peut supprimer l’un de ces deux principes. La guerre qu’ils se font l’un à l’autre, qui se poursuit depuis l’origine de ce monde jusqu’à la consommation des choses, n’est qu’un épisode. Avant elle, les deux royaumes coexistaient l’un à côté de l’autre. Après elle, ils recommenceront à coexister, sans se mélanger et sans se connaître.

Le même dualisme se retrouve, plus ou moins accentué, exprimé de diverses manières dans toutes les sectes gnostiques. Le manichéisme apparaît donc comme une sorte de gnose, plus complète, plus logique et même, dans son ensemble, plus simple que la plupart de celles qui l’ont précédé. Mani lui-même est apôtre de Jésus-Christ. Acta Archel., 5 et 15. p. 5 et 23 ; Augustin, Contra epist. Man., 9 ; Contra Felic., 1, 14, P. L., t. XLII, col. 178, 529. Il est aussi le Paraclet annoncé par le Christ, Acta Archel., 15, p. 24. l. 3 ; cf. An-Nadim, dans Flügel, Mani, p. 85 : Biruni dans Kessler, Mani, p. 318. Il enseigne le commencement, le milieu et la fin. Il montre comment le monde s’est formé, pourquoi les jours y succèdent aux nuits, quel but poursuivent le soleil et la lune dans leurs courses lointaines. Augustin, Contra Felic.. i, 9, P. L., t. xlii, col. 525. C’est qu’il est le dernier des messagers divins, et qu’en lui se réalisent toutes les promesses faites par Jésus à ses Apôtres.

En ce sens, le manichéisme dépend du christianisme. Il n’aurait pas été ce qu’il est, si Mani avait enseigné avant le Christ, et s’il n’avait pas connu les doctrines chrétiennes. Les textes orientaux récemment découverts ont apporté ici de précieuses confirmations. Telles ou telles doctrines que l’on connaissait surtout par saint Augustin, et qui rendaient un son particulièrement chrétien, celle de la Trinité, par exemple, celles qui regardent le rôle du Christ dans le salut, pouvaient sembler particulières aux manichéens d’Afrique et avoir été influencées, à une date récente, par un contact prolongé avec le catholicisme. Le fait que ces doctrines figurent également dans les textes de Touen-houang suffit à prouver leur caractère authentique et original.

Mais le dualisme, en tant que système, n’a rien de chrétien. C’est plutôt en Orient qu’il faut en chercher les expressions les plus complètes. « Le manichéisme, écrit K. Kessler, est la gnose la plus achevée, d’une part, parce qu’il emprunte à la source primitive de toutes les gnoses de l’Asie antérieure, à la religion assyro-babylonienne, la matière mythologique la plus riche, sans aucun intermédiaire ; d’autre part, parce que son fondateur Mani a travaillé et systématisé cette matière d’une façon plus conséquente que tous les gnostiques en en faisant un corps de doctrine. Félix dit, dans Augustin, Contra Felic., ii, 1, P. L., t. XLII, col. 536, de l’Epistola fundamenti, qu’en elle Mani a résumé le commencement, le milieu et la fin. En fait, sur tous les problèmes qui excitent l’intérêt religieux au sujet du passé, du présent et de l’avenir, sur tous les problèmes relatifs à la véritable nature de Dieu et de l’homme, et des devoirs qui s’ensuivent de l’homme par rapport à Dieu. Mani a apporté des solutions non seulement détaillées, mais encore ordonnées et systématisées. Voilà ce qui, jusqu’à lui, avait manqué à la gnose. Le manichéisme devait ainsi, pendant le premier millénaire de l’ère chrétienne, exercer une profonde influence. Les anciens systèmes de la gnose dualiste, ceux dont Mani lui-même parle souvent, des marcionites, des bardesanites, des basilidiens, appelaient en quelque manière par leurs inconséquences mêmes la naissance d’un système plus conséquent, dans lequel ils viendraient historiquement s’achever. Mani donne à l’énigme la plus troublante pour la pensée, à celle des rapports entre la nécessité dans le cours de l’univers et la libre volonté de l’homme, une solution tout à fait radicale, entièrement matérialiste, quand il dit : « Il y a un bien primitif et un mal primitif, l’un et l’autre substantiels et tout s’éclaire par le mélange de l’un et de l’autre. » Mani est ainsi un philosophe, mais il revêt ses idées d’une foule d’images mythologiques. Celles-ci, il les emprunte tout comme les anciens gnostiques, non pas à sa fantaisie personnelle, mais à un matériel préexistant, à une tradition ancienne. Et celle-ci est la religion assyro-babylonienne. Tout s’explique par les relations de Mani avec Babylone et la Babylonie, dans sa vie comme dans son enseignement, aussi bien que lui-même, dans ses expressions et ses dispositions. C’est en Babylonie, dans le voisinage de Kutha qu’il est né, c’est à la Babylonie que, d’après ses propres déclarations, il a été envoyé comme prophète : c’est en Babylonie que devait résider après sa mort le chef de l’Église manichéenne. » K. Kessler, art. Mani, Manichäer, dans la Protest. Realencyclop., 3e édit., t. XII, p. 226.

Par suite, selon Kessler, tous les détails de la mythologie manichéenne seraient à expliquer par des survivances de l’ancienne religion babylonienne. Il doit y avoir, dans ce système absolu, une grande part d’exagération. Il est sans doute utile de rappeler que le père de Mani et Mani lui-même ont été agrégés à la secte des moughtasilas ou baptistes, et que le prophète a trouvé dans cette secte quelques éléments de sa propre doctrine. Peut-être se borne-t-on à reculer le problème sans le résoudre. Et il faut bien reconnaître qu’un aveu d’ignorance reste sans doute la plus sage des positions dans l’état actuel de nos connaissances. Nous pouvons saisir sans trop de peine les rapports du manichéisme, avec la gnose. Mais le problème de la gnose n’est pas encore résolu et c’est un de ceux qui méritent de retenir le plus l’attention des chercheurs. L’Asie orientale, dans les siècles qui précèdent l’ère chrétienne, et dans ceux qui la suivent immédiatement, est le creuset où se fondent, où se mélangent, où s’éprouvent toutes sortes de systèmes et de théories. Le manichéisme, s’il est l’œuvre propre d’un fondateur connu, s’il porte les marques de la personnalité puissante qui l’a conçu et organisé, résume aussi le travail obscur de tout un monde. Il faut croire seulement que ce système était puissant, puisque, pendant près d’un millier d’années, il est resté vivant et efficace et qu’il a réussi, malgré les persécutions dont il a été l’objet, à se répandre de l’Extrême-Occident jusqu’à l’Extrême-Orient.


Chr. Wolf, Manichæismus ante Manichæos, Hambourg, 1707 ; Is. de Beausobre, Histoire critique de Manichée et du manichéisme, 2 vol. in-4o, Amsterdam, 1734 et 1739 ; Mosheim, Commentar. de rebus christianis ante Constantinum Magnum, Helmstadt, 1753, p. 728 sq. ; Chr. Baur, Das manichäische Religionssystem, Tubingue, 1831 ; C. Trechsel, Ueber Kanon, Kritik und Exegese der Manichæer, Berne, 1832 ; G. Flügel, Mani, seine Lehre und seine Schriften, Leipzig, 1862 ; H. von Zittwitz, Acta disputationis Archelai et Manetis untersucht, dans la Zeitschrift für historische Theologie herausg. von Kahnis, 1873, p. 407-528 ; Oblazinski, Acta disputationis Archelai cum Manete, Dissert., Leipzig, 1874 ; A. Geyler, Das System des Manichäismus und sein Verhältnis zum Buddhismus, Iéna, 1875 ; K. Kessler, Untersuchungen zur Genesis des manichäischen Religionssystems, 1876 ; A. Newman, An introductory Essay on the manichæan heresy, 1887 ; K. Kessler, Mani, Forschungen über die manichäische Religion, t. i. Voruntersuchungen und Quellen, Berlin, 1889 ; voir les recensions suivantes de cet important ouvrage : Th. Nöldeke, dans la Zeitschrift der deutsch. morgent und. Gesellschaft, t. xliii, 1889, p. 535 sq. ; A. Rahlfs dans les Götting. gelehrte Anzeigen, 1889, n. 23 ; A. Müller, dans la Theologische Literaturzeitung, 1890, n. 4 ; E. Rochat, Essai sur Mani et sa doctrine, Genève, 1897 ; A. Dufourcq, De manichæismo apud latinos, Paris, 1900 ; A. Brückner, Faustus von Mileve, Ein Beitrag zur Geschichte des abendländischen Manichaismus, Bâle, 1901 ; R. Kessler, art.  Mani, Manichær, dans la Protest. Realencyclop., 3e édit., t. xii, 1903, p. 193-228 ; A. Dufourcq, Le néomanichéisme et la légende chrétienne. Études sur les Gesta martyrum romains, t. IV, Paris, 1910 ; W. Bousset, Hauptprobleme der Gnosis, Gœttingue, 1907 ; F. Cumont, Recherches sur le manichéisme, Bruxelles, 1908 et 1912, fascicules 1 et 2 ; A. E. de Stoop, Essai sur la diffusion du manichéisme dans l’empire romain, Gand, 1909 ; P. Alfaric, Les Écritures manichéennes, i. Vue générale ; ii. Étude analytique, 2 vol., Paris, 1918 ; du même, L’évolution intellectuelle de saint Augustin, t. i, Du manichéisme au néoplatonisme, Paris 1918, p. 65-225 ; P. Monceaux, Le manichéen Faustus de Milev, restitution de ses capitula, Paris, 1924 ; F. Burkitt, The religion of the Manichæans, Donnellan lectures for 1925, Cambridge, 1925. Cet ouvrage est très important. Son intérêt est de montrer que, depuis la découverte des documents de Tourfan et de Touen-houang, on n’a plus le droit de regarder les éléments chrétiens du manichéisme comme une addition tardive à la pure doctrine primitive. Le manichéisme est une doctrine dont le christianisme a fourni quelques-unes des solutions fondamentales ; J. Scheftelowitz, Die Enlslehung der manichæschen Religion und des Erlösungsmysteriums, 1922.

G. Bardy.