Dictionnaire de théologie catholique/NESTORIENNE (Eglise) IV. L'Eglise nestorienne sous la domination arabe

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 11.1 : NAASSÉNIENS - ORDALIESp. 101-105).

IV. L'Église nestorienne sous la domination arabe. —

Lorsque les Villes Royales tombèrent, dans l'été de 637, aux mains des musulmans, les chrétiens de Perse avaient déjà pu faire connaissance avec ces vainqueurs, qui occupaient Hirâ depuis 633. Les sujets des Lehmides, chrétiens ou païens, étaient de race et de langue arabe : lorsqu’ils furent attaqués par les troupes de al-Mutannâ ibn Harîta, dont une partie seulement était islamisée, ils ne pouvaient s’imaginer que l’incursion dont ils étaient les témoins était le prélude d’un bouleversement radical de la situation religieuse en Orient. Dans l’intention des assaillants, pense le duc de Sermoneta, Annali dell' Islam, t. Il b, p. 915, il s’agissait seulement d’une razzia. Hirâ, s'étant rendue, fut soumise à un tribut global sans capitation.

Pour les chrétiens de Mésopotamie, toujours exposés à l’arbitraire des fonctionnaires mazdéens et soumis à une exigeante fiscalité, ces conquérants de la principauté voisine faisaient figure de libérateurs. Les Sassanides avaient redouté que les chrétiens de leur empire fussent les comparses et les espions des Byzantins ; voici qu’ils allaient se faire, tacitement peut-être, mais spontanément, les auxiliaires des Arabes. La Chronique de Séert raconte que le catholicos, dès l’année 632, avait envoyé au Prophète, pour obtenir sa bienveillance envers les chrétiens, une ambassade dirigée par Gabriel, évêque de May San ; elle ajoute que Yazdegerd s’en étant irrité, le catholicos expliqua son attitude : il sut ménager habilement les affaires de sa « nation » pendant le changement des empires. P. O., t. xiii, p. 618-620 [298-300].

A Hirâ cependant, les chrétiens ne furent l’objet d’aucun traitement de faveur : la Chronique de. Séert se plaint de ce que les Arabes, avant de partir à la conquête de l’empire perse, logèrent dans les églises et les couvents, en les profanant horriblement. Ibid. p. 527 [307]. Nous ne saurions dire s’il en fut ain ; i, pendant l’invasion des territoires soumis aux Sassanides : c’est une tactique assez naturelle aux conquérants, lorsqu’ils s’emparent d’une contrée divisée par des différences ethniques ou religieuses, de s’appuyer sur un parti pour réduire l’autre plus facilement. Le divide et impera fut appliqué par les Arabes, et ils tentèrent constamment, au cours de leurs premières conquêtes en pays païens, d’attirer à eux les « tenants du livre », chrétiens et Juifs. Ils se trouvaient d’ailleurs en Mésopotamie dans des conditions particulièrement favorables : les chrétiens étaient en majorité araméens, donc sémites comme eux, tandis que les mazdéens étaient plutôt des iraniens, différents par la langue et tous les caractères ethniques. Pendant plusieurs années, les Arabes ne dépassèrent pas les limites de la contrée où dominait l'élément araméen ; ils s’y arrêtèrent volontiers avant de monter à l’assaut du plateau persan. Annali dell' Islam, t. Il b, p. 912 ; t. iii, 1910, p. 715, 767 sq. : t. v, 1912, p. 4-6.

Omar ne désirait pas développer les conquêtes des fidèles du Prophète en dehors de l’Arabie : à ses yeux la religion de Mahomet n'était pas destinée à devenir

celle du monde entier, il suffisait qu’elle fut celle des Arabes. Encore n’avait-il pas imposé aux chrétiens de Nedjràn de se convertir, il s'était contenté de les transférer en 'Iraq, leur donnant une lettre de garantie, et leur faisant attribuer des territoires en compensation de ceux qu’ils avaient abandonnés. Annali…. t. iv, 1911, p. 358 sq. Lorsque les musulmans combattaient contre les troupes régulières des Sassanides, en 636-638, certains éléments des tribus chrétiennes nomades guerroyèrent à leur côté et eurent leur part du butin. Cette collaboration ne pouvait manquer d’inlluer sur leur attitude vis-à-vis de l’Islam. La création d’un centre militaire à Koufa, l’arrivée parmi eux des premiers groupes d'émigrants, durent accélérer la compénétration et l’assimilation. Les populations chrétiennes, sédentaires et nomades, qui étaient assez nombreuses sur la rive dioite, alors bien cultivée, de l’Euphrate, semblent avoir été absorbées en quelques dizaines d’années, si l’on excepte les habitants de Hirâ et du faubourg que les Nedjiânites y occupaient. Seuls quelques couvents subsistèrent un peu plus longtemps, derniers vestiges du christianisme en cette région. Annali…, t. iii, p. 758.

Mais le mouvement déclenché en Arabie par la prédication de Mahomet n'était pas de ceux que les hommes gouvernent à leur gré. Les populations qui se bousculaient, étroitement cantonnées dans la partie fertile de l’Arabie Heureuse, et celles que leur faiblesse avaient réduites jusque-là aux maigres pâturages du Xedjd, en voyant s’ouvrir devant elles des territoires nouveaux, avaient commencé de s'ébranler avec leurs troupeaux. Reprenant la vieille route des migrations, suivie déjà par les contribules d’Abraham, elles se portèrent en foule vers l’Euphrate, non plus pour une razzia, mais avec le dessein de s’installer définitivement. Cette deuxième phase de l’invasion eut lieu sous Othmân : les éléments qui arrivèrent alors en Mésopotamie étaient plus turbulents que les premiers, le nombre excessif des émigrés créa des difficultés économiques, il y eut des désillusions, du mécontentement et par conséquent des abus. Annali…, t. vii, 1914, p. 26-28. Iso’yahb II, qui faisait une visite des diocèses pour y affermir l’autorité des évêques, fut accusé de faire une collecte. Les autorités le sommèrent de livrer l’argent qu’il avait recueilli, et sur son refus on l’incarcéra. Barhébneus, Chronicon ecclesiasticum, t. iii, col. 131. A Nisibe, lorsque le métropolite Cyriaque mourut, l'émir de la ville fit enlever tous les objets de valeur qui se trouvaient dans la cellule du prélat et dans le trésor de l'église, Chrcnicon anonymum, dans Corpus scriplorum christianorum orientalium, Scriptores syri, ser. III, t. iv, p. 31. trad., p. 26, trad. Nôldeke, p. 34. Toutefois, les faits de ce genre sont des exceptions : les non-musulmans constituaient la matière imposable, les bonnes administrations ne tuent pas la poule aux œufs d’or. Aussi se gardait-on bien de provoquer des conversions intempestives : pourvu que chacun payât l’impôt, on le laissait libre de pratiquer sa religion. Annali…, t. vii, p. 248.

Mais cette liberté religieuse, que l’on constate de toute évidence dans les premiers temps de l’Islam, fut-elle garantie par quelque acte officiel de la nouvelle autorité? Les annalistes chrétiens l’ont prétendu : la Clironique de Séert contient une longue charte accordée par Mahomet lui-même aux chrétiens de Nedjrân et aux autres chrétiens de toute secte. Pour mieux authentiquer son texte, le chroniqueur a soin d’en retracer l’origine : « Cette copie a été faite sur un registre qui fut retrouvé en 265 (878-879 de notre ère) à Rirmantha chez Habib le moine. Selon le témoignage de celui-ci, la copie venait de la bibliothèque de philosophie, dont il avait été le conservateur avant

de devenir moine ; le pacte était écrit sur une peau de bœuf qui avait jauni, et portait le sceau de Mohammad, que la paix soit sur lui. » P. O., t. xiii, p. 601 [281 ] ; cf. Barhébneus, Chronicon ecclesiaslicum, t. iii, col. 115-118. C’est trop beau pour être authentique, et ainsi en est-il du traité accordé aux chrétiens de Syrie. Annali…, t. iii, p. 958. On peut même douter des lettres écrites par Omar ou Othmân en faveur des chrétiens de Nedjrân, bien qu’elles soient plus vraisemblables et permettraient d’expliquer comment on a osé forger des documents plus généraux et plus favorables aux chrétiens. Annali…, t. iv, p. 318 ; t. vii, p. 178 sq., 257. Iso’yahb II aurait reçu d’Omar pour les chrétiens une garantie écrite, « que l’on conserve jusqu'à ce jour », dit Mari, édit. Gismondi, p. 62, trad., p. 55 ; cf. Chronique de Séert, qui donne le texte de l'éciit, P. O., t. xiii, p. 620-623 [300-303].

La vie intérieure de l’Eglise nestorienne paraît pendant cette période avoir été normale : Mâr’emmeh, successeur d' Iso’yahb II, fut élu sans difficultés. On disait cependant qu’une certaine pression avait été exercée en sa faveur par un chef militaire arabe, dont il avait ravitaillé les troupes dans la région de Mossoul. Les nouveaux maîtres toutefois ne relevèrent pas la tradition sassanide de l’immixtion du pouvoir civil dans les affaires ecclésiastiques. 'Alï, dit Mari, lui avait remis pour lui-même et pour ses ouailles un sauf-conduit, l’autorisant à reqvérir l’aide des autorités musulmanes, p. 62, trad., p. 55. Mais la Chronique de Séert dit expressément qu’il mourut sous le * califat d’Othmân. P. O., t. xiii, p. 630 [310 ].

Iso’yahb III lui succéda, régulièrement élu à Séleucie-Ctésiphon. Il avait été élève de l'école de Nisibe, évêque de Ninive, puis métropolite d’Arbèles. Comme évêque, il avait accompagné Iso’yahb II dans son ambassade auprès d’Héraclius ; mais plus heureux que lui il n'était pas devenu suspect de complaisance pour les Grecs. Il avait d’ailleurs donné des preuves évidentes de son orthodoxie dans la lutte qu’il avait engagée contre Sahdonâ, son compagnon d’alors, qui était devenu chalcédonien et s’efforçait de gagner ses compatriotes à sa nouvelle conviction, Iëô'yahb III liber epistularum, édit. Rubens Duval, dans Corpus scriptorum christianorum orientalium, Scriplores suri, ser. IF, t. lxiv, Paris, 1905, p. 198, 202214, trad., p. 144, 147-155 ; cf. H. Goussen, MartyriusSahdona’s Leben und Werke…, ein Beitrag zur Geschichte des Katholizismus unter den Nestorianern, Leipzig, 1897.

A cette époque, le christianisme disparut presque entièrement sur la côte occidentale du Golfe Persique, dans l’Oman, Bahraynet ses îles, et toute cette partie du littoral arabe qui s'étend en remontant jusqu'à l’embouchure de l’Euphrate, et qu’on appelait en syriaque le Beit Qatarâyë. Comme les lettres d' Iso’yahb III ne sont pas datées, il est impossible de déterminer l’année précise des événements dont il parle, mais lorsqu’en 650 il devint catholicos, l’apostasie des chrétiens de l’Oman ou Mazûnâyë était déjà un fait accompli. Ils n’avaient pas eu besoin d'être contraints par les musulmans, ils avaient renié leur foi pour sauver la moitié de leur fortune. Liber epistularum, p. 248, 251, trad., p. 179 sq., 182. Le mal s'étendait dans le Beit Qatarâyë, dont les évêques avaient envoyé spontanément une formule d’adhésion aux autorités musulmanes. Iso’yahb s’efforce de sauver cette partie de son troupeau, convoque les évêques prévaricateurs, puis, après qu’ils ont été condamnés en synode par contumace, leur écrit avec charité, bien qu’ils aient porté leurs professions de foi musulmane signées et scellées devant les tribunaux, se fermant eux-mêmes toute possibilité de résipiscence. Ibid., p. 260-262, trad., p. 188 sq. Du moins

fallait-il essayer de retenir les fidèles. Iso’yahb réussit à enrayer le mouvement en s’appuyant sur les moines, qu’il n’hésite pas à dégager de l’obéissance envers les évêques. Ibid., p. 262-283, trad., p. 189 201.

Le Fars aussi, sur la côte orientale du Golfe Persique, était vacillant : Iso’yahb écrit à Siméon, métropolite de Rewardasir, le suppliant de ne pas persister dans ces idées séparatistes qui travaillaient depuis le schisme de Narsaï et Elisée la chrétienté de Peiside. Deux métropolites et plus de vingt évêques, des deux côtés du golfe, ont négligé de venir trouver le catholicos pour recevoir de sa main la plénitude du sacerdoce. Comment pourraient-ils résister efficacement à l’ennemi, s’ils ne s’appuient pas sur celui qui est poulies pays d’Orient le successeur de Pierre ? Le catholicos écrit, envoie comme visiteurs les évêques d’Hormizdardasir et de Suster. Ibid., p. 247-260, trad., p. 179-188. La chrétienté de Perside ne disparut pas toutefois, on a pu suivre ses traces jusqu’au début du xie siècle, mais il est certain qu’elle fut dès lors très réduite. E. Sachau, Vom Christentum in Persis, dans Sitzungsberichte der k. preuss. Akad. der Wissen., 1916, p. 973-976.

Ces régions mises à part, il semble que le christianisme ait plutôt prospéré, les mazdéens n’ayant plus rien à redouter des autorités civiles s’ils venaient à se faire baptiser. Iso’yahb plaisante ces mages, fonctionnaires q’un empire détruit, qui s’agitent contre une Église bien vivante. Liber epistularum, p. 287, trad., p. 171. Ailleurs, il déclare que les musulmans, « non seulement n’attaquent pas la religion chrétienne, mais recommandent notre foi, honorent les prêtres et les saints du Seigneur, sont les bienfaiteurs des églises et des monastères », p. 251, trad., p. 123. La situation devait être favorable surtout dans la Mésopotamie septentrionale, qui, dès 646, était passée sous le gouvernement de Mu’awiyyah et jouissait d’une bonne administration, car c’est généralement l’anarchie administrative qui a provoqué chez les Arabes les crises de fanatisme anti-chrétien, i

On peut dire que, dans l’ensemble du territoire de l’ancien empire perse, la situation des chrétiens fut dès lors ce qu’elle est restée jusqu'à nos jours en Turquie et en Perse : tolérés comme des citoyens d’une espèce inférieure, soumis par moments à des vexations plutôt qu'à de véritables persécutions, les nestoriens ont été les victimes d’un effritement perpétuel. Tant qu’il y eut des adorateurs du feu, il y eut encore des conversions, mais à partir des dernières années du vm c siècle en Mésopotamie et dans la partie occidentale de l’Iran, un peu plus tard pies de la Caspienne et vers l’Est, les chrétientés ne se sont maintenues que par le jeu des naissances. On n’a guère d’exemples d’apostasies en masse, mais, lassés par les vexations, plus accablantes à certaines époques ou dans tels cantons, tentés par des situations pécuniairement plus avantageuses, alléchés par la perspective d’un mariage avec une musulmane, nombreux au cours des siècles sont ceux qui abandonneront leurs croyances. Mais beaucoup plus nombreux, surtout dans les rudes régions de l’Adiabène, du Kurdistan, de l’Azerbeidjan, ceux qui accepteront de rester dans leurs humbles villages, exposés aux rapines et aux attaques sanglantes des Kurdes, par exemple Thomas de Marga, op. cit., p. 294, 320, trad., p. 524, 563, opprimés par les riches Arabes, qui se sont taillés de fructueux domaines, souvent par le vol et le massacre, par ex. ibid., p. 239-244, 314, trad., p. 450-457, 555, véritables martyrs de la foi chrétienne, puisqu’il suffirait pour échapper au danger de se déclarer musulman.

La vie des chrétientés nestoriennes devrait être décrite par canton, tant elle dépend de l’arbitraire de

autorités locales, s’il s’agissait d’en établir l’histoire. Au Beit-Qatarâyê, avant la disparition définitive du christianisme qui eut lieu probablement au début du vme siècle, lors des campagnes dirigées contre l’Oman par al-Hadjadj ibn Yûsuf, on trouve en 676 un essai de réorganisation tenté par le catliolicos Georges I", qui s’y porte de sa personne, y tient un synode avec le métropolite, les évêques de Dayrin, Tirhan, Mazonâyë, Hagar, Haltâ, et reste longtemps sur place, Synod. orient., p. 215-226, trad., p. 480-490 ; Thomas de Marga, op. cit., p. 95, trad., p. 219.

Sous Hënâniso' II, l'Église nestorienne souffrit à nouveau d’un schisme : Barhébrseus, en bon jacobite, donne, comme raison des malheurs qui l’atteignirent alors, une maladresse que le catholicos aurait commise en saluant le calife 'Abd al-Malik ibn Marwân. Chronicon ecclesiasticum, f. ni, col. 135. Quoi qu’il en soit, lemétropolite de Nisibe, Jean le Lépreux, réussit à supplanter Hënâniso', mais pour devenir la victime, 22 mois plus tard, de la dureté d’al-Hadjâdj. Celui-ci, qui terrorisa l’Iraq, la Perse, et d’une façon générale fous les pays de récente conquête qui étaient dans la dépendance des deux centres militaires de Koufa et Bassorah, empêcha Hënâniso' de rentrer dans le territoire de son gouvernement. Le catholicos, qui vécut jusqu’en 699, ne put donc plus administrer que les diocèses du Nord, Nisibe, Mossoul et le Beit Garmaï. Séleucie resta vingt ans sans pontife, et chacun y faisait à sa guise, dit Mari, p. 64 sq., trad., p. 57. Sous al-Hadjâdj, les chrétientés de la Mésopotamie méridionale perdirent beaucoup : les Nedjrânites, qui étaient arrivés 40 000 à Hirâ, n'étaient plus que 5 000 à l’avènement d’Omar II ibn 'Abd al’Aziz (717). J. Périer, Vie d’al-Hadjâdj ibn Yousof d’après les sources arabes, dans Bibliothèque de l'École des Hautes-Études, fasc. 151, Paris, 1904, p. 266.

Sans cloute, tous les gouverneurs n'étaient pas comme al-Hadjâdj : le catholicos Peihion (731-740) profil a des bonnes dispositions de Khâlid ibn 'Abdallah al-Qasri, dont la mère était une byzantine. Son successeur, Abâ II, grâce à son habileté, gagna la faveur de Yûsuf ibn Omar, qui s'était d’abord déclaré ennemi des chrétiens ; il résida un certain temps à Koufa. Mari, p. 66, trad., p. 58 sq.

Mais voici que le centre du monde musulman, après s'être transporté de Médine à Damas, allait se fixer pour plusieurs siècles en Mésopotamie : le gouvernement, de strictement arabe qu’il avait été depuis le début de. la conquête, allait subir d’autres influences ; il allait s’iraniser, comme l’ont bien reconnu les historiens arabes, par l’emploi du mot isti’djâm, du mot 'Adjam « Perse ». C'était un événement favorable pour l'Église nestorienne ; il vaut mieux, dit-on communément, avoir affaire à Dieu qu'à ses saints : les nestoriens, qui avaient souffert de plusieurs gouverneurs de l’Iraq, profitèrent du voisinage des califes abbassides. Pourtant l’avantage n’apparut pas immédiatement : al-Mansour trouva le frône patriarcal de Séleucie soumis à la compétition. Sourin s'était fait consacrer grâce à la connivence d’un gouverneur chèrement acheté, et en faisant violence au métropolite conséerateur ; il poursuivait l'élu, Jacques, ancien métropolite de Beit-Lapat. Circonvenu par les partisans de Sourin, le calife fit emprisonner Jacques, le relâcha, puis ordonna d’emprisonner les deux compétiteurs, si bien que, sur dix-sept ans de pontificat, Jacques en passa sept en prison. Mari, p. 09, trad., p. (il. Mais le développement de l’administrai ion exigea bientôt que l’on eût recours aux chrétiens, plus culiivés et plus instruits que les fils du désert. Tous les médecins, aslronomes, philosophes à la cour d’al-Mantsour ou de Haroun al-Rasid sont des chrétiens. Ct’ux-ci peuvent beaucoup pour leur commu nauté. Si celle-ci est divisée, les coups de l’autorite pleuvront sur le parti vaincu : les fonctionnaires musulmans concevront du mépris pour les chrétiens, il y aura de nombreuses apostasies. Mari, p. 68, trad., p. 60. Si, au contraire, les chefs de l'Église sont des hommes de valeur, l’influence des chrétiens sera grande.

Ainsi en fut-il sous le pontificat de Timothée I er (780-823), qui se prolongea plus de quarante ans sous les puissants califes que furent al-Mahdi, Haroun alRasid. Al-Ma’moun, voir art. Timothée I er, patriarche nestorien. Les débuts pourtant furent difficiles et remplis de compétitions : Timothée avait été élu, grâce à de fallacieuses promesses et avec l’appui d’un chrétien influent, Abu Nûh d’Anbar, secrétaire du gouverneur de Mossoul. Thomas de Marga, op. cit., p. 196 sq… trad., p. 382 sq. ; J. Labourt, De Timotheo 1 Nestorianorum palriarcha (728-823) et Christianorum orientalium condicione sub chalifis abbasidis, Paris, 1904, p. 6-13. L’affaire alla au calife ; le nouveau calholicos était instruit, habile, lenace, il finit par s’imposer en excommuniant les réfractaires, gagnant grâce à ses agenls à la cour, les médecins Jean et Gabriel Bokliso', une situation de plus en plus ferme. Il ne put cependant empêcher certains caprices des califes, tel celui de Haroun, qui, à la suite d’une infâme calomnie débitée sur les chrétiens par son favori, Hamdoun, fit raser plusieurs églises.

L'état de la chrélienfé nestorienne, vers la fin du vme siècle et le premier quart du ix c, est assez bien connue grâce à l’ouvrage souvent cité de Thomas, évêque de Marga, et aux lettres de Timolhée, dont quarante environ ont été publiées. O. Braun, Timothei Patriarchæ I epislulæ, dans Corpus scriptorum christianorum orientalium, Scriplores suri, ser. II, t. lxvii Après avoir joui sous les Sassanides, sauf une courte période, d’une situation privilégiée par rapport à celle des jacobites, les nestoriens se trouvaient, depuis l’invasion arabe, lutter à armes égales. Ce n’est plus le temps des coups de force ; on négocie. En 767, l'évêque de Tirhan est autorisé à bâtir une petite église adossée au mur de Takrit, la citadelle jacobite sur le Tigre, mais après qu’il a réussi à persuader à son collègue de Nisibe de reslituer aux jacobites la grande église de Saint-Domèce qui avait été leur. Barhébneus, Chronicon ecclesiasticum, t. iii, col. 155. Il y a des jacobites à Hérat, Timolhée ne songe pas à leur imposer : il se préoccupe seulement de trouver pour ce siège un évêque énergique et instruit. Epistulæ. p. 141 sq., trad., p. 96.

L’unité politique produite par l’Islam dans l’Asie antérieure provoque une recrudescence de relations avec l’Occident : un des moines dont Thomas de Marga raconte le plus longuement la vie, Rabban Cyprien, avant d’entrer au monastère, fait le pèlerinage des Lieux saints et de l’Egypte. Op. cit., p. 333-338, trad., p. 582-591. Il y a un métropolite nestorien à Damas, des évêques à Jérusalem et Alep. Timothée ordonne un évêque pour Sana’a, au Yémen. Labouit, op. cit., p. 40. D’un autre côté, le catholicos pousse l'évangélisation sur les bords de la Caspienne et dans la Transoxiane, toujours au moyen des moines, Thomas de Marga, op cit., p. 260, trad., p. 479 (voir ci-dessous), tandis que le christianisme s’affermit dans les régions incomplètement converties auparavant de Ray et de Holwân. Epistulæ, p. 131, trad., p. 88.

En même temps, Timothée s’efforce d’améliorer son clergé : il favorise de tout son pouvoir les écoles, dont beaucoup oui été fondées à cette époque. Thomas de Marga, op. cit., p. 143 sq., trad., p. 296 sq. Sa sollicitude est particulièrement vive pour l'école de Beit-Lapat, qu’il soutient pécuniairement, et pour

laquelle il multiplie les recommandations au métropolite, son ami Serge. Epistulæ, p. 132, trad., p. 89. Il est lui-même savant, ayant étudié le grec à l'école d’Abraham : il fait chercher partout les manuscrits intéressants, et manifeste un intérêt particulier pour les traductions du grec ; ses lettres, surtout celles à Serge, sont pleines de ses demandes et de ses remerciements. Les monastères continuent d’ailleurs à être des officincs où l’on copie et relie des livres, non seulement pour l’usage des moines, mais pour la vente. Thomas de Marga, op. cit., p. 100, 117, 264 sq., trad., p. 226 sq., 252, 487.

Timothée choisit ses évêques avec le plus grand soin, sans peut-être toujours se conformer aux usages, qui voudraient d’abord une élection, par exemple lorsqu’il consacre Iso’yahb métropolite d’Adiabène au début de son pontificat. Ibid., p. 197, trad., p. 383. Mais ces infractions aux règles ordinaires sont justifiées par les difficultés qui se présentent si l’on n’agit pas d’autorité. Timothée voulait nommer Iso' bar Nûn au siège très important de Nisibe : pour obtenir l’agrément du calife, il s’est servi de son intermédiaire habituel Gabriel Boktiso', mais celui-ci en a parlé devant témoins. Et voici que les habitants de Nisibe ont promis de l’argent à un des familiers du souverain, s’il fait avorter le projet du catholicos ; ils menacent de se faire jacobites, si celui-ci s’obstine à maintenir son choix. Epistulæ, p. 133 sq., trad., p. 89 sq. Une autre nomination, qui fut une source de nombreux déplaisirs pour le catholicos, montre la difficulté de la situation. Il s’agissait du siège de Sarbaziyah, en Gédrosie, dans une région où les prélats élaient distants de Séleucie et de longtemps peu disposés à l’obéissance. Timothée avait consacré le nouveau métropolite dans le plus grand secret, - seul à seul ; il lui avait imposé de parlir de suite et de ne rien dire à personne de son élévation, jusqu'à son arrivée dans son nouveau diocèse. Il fallait agir ainsi, confie le catholicos à son ami Serge, à cause de la cruauté des habitants du Fars. Mais voici que le vaniteux élu a fait connaître sa nouvelle dignité, avant même d’avoir quitté la capitale. Bien plus, il a voulu s’assurer des moyens d’existence, a quêté un peu partout avant départir, puis s’est arrêté dans le même but à Bassorah et Huballat. Après quoi, il trouva que l'épiscopat était lourd et voulut réintégrer son monastère ; il fallut que Timothée le frappât d’interdit s’il quittait le diocèse dont il lui avait confié la charge. Epistulæ, p. 107-109, trad., p. 70 sq. Il est souvent question des nominations d'évêques, surtout dans les lettres à Serge : on voit que Timothée les considérait comme la première fonction du catholicos.

Timothée eut pour successeur cet Iso' bar Nûn, qu’il avait voulu placer sur le siège de Nisibe, et qui, on ne sait pourquoi, avait écrit des libelles, tandis qu’il vivait dans son monastère, pour dénigrer le catholicos. A peine consacré, il raya le nom de Timothée des dyptiques, mais fut obligé de le rétablir devant la protestation universelle. Comment pourrait-il maltraiter celui qui lui avait personnellement donné le diaconat, et de qui tous ses électeurs avaient reçu les saints ordres, sans que cela rejaillît sur luimême ? Mari, p. 75 sq., trad., p. 67.

Les deux catholicos suivants furent encore élus sans trop de troubles, choisis, semble-t-il. plus par l’influence des membres de la famille Boktiso', médecins du souverain, que par l’unanimité des suffrages. A partir d’Abraham de Marga (837), on peut dire que, pendant deux siècles, il n’y eut pas une élection qui ne fut sujette à compétitions et à marchandages. Il arriva même que, faute de pouvoir se mettre d’accord, on recourut au tirage au sort. Mari, p. 113,

DICT. DE THÉOL. CATH.

trad., p. 100. Ce sont les chrétiens influents à la cour, médecins ou scribes, qui commandent ; les métropolites et les éêques n’ont qu’une ressource, si le choix se fait contre leur volonté, c’est de s’enfuir ou de se cacher pour que le quantum ne soit pas atteint. Ce n’est d’ailleurs qu’une manœuvre d’obstruction, laquelle ne peut être définitive ; comme on ne peut procéder à la consécration sans un firman, le dernier mot appartient toujours à ceux qui ont l’oreille du souverain.

Le catholicos est d’ailleurs devenu un fonctionnaire, du fait que son autorité sur les chrétiens est reconnue par le gouvernement. Il ne s’agit pas d’une simple autorité religieuse s'étendant seulement aux nestoriens, le catholicos a barre aussi sur les melkiles et les jacobites dans leurs différends avec des nestoriens, au moins depuis le règne d’al-Mutawakkil. Mari, p. 165, trad., p. 110. On trouve dans ce chroniqueur, p. 133-137 et 147-150, trad., p. 116 et 126 sq. les édits rendus en faveur d’Abdiso' II (1065) et Makkikâ I" (1092), et M. A. Mingana a publié avec traduction anglaise celui d’Abdiso III (1138), A charter of protection granled to the nestorian Church in A. D. 1138, by Muktafi II, caliph of Baghdad, dans Bulletin of the John Rylands librarꝟ. 1926, t. x, p. 126-133.

Voici en quels termes l’autorité y est conférée au catholicos : « La charte du suprême imamat de l’Islam (puissent ses ordres être toujours couronnés de succès) t’est conférée afin que tu sois le catholicos des chrétiens nestoriens qui habitent la « Cité de la Paix » (Bagdad) et toutes les contrées de l’Islam ; tu es qualifié pour agir comme leur chef et aussi comme le chef des Grecs, jacobites ou melkites, représentés ici ou non, qui pourraient s’opposer à eux en une contrée quelconque. Tu es le seul de tes coreligionnaires qui soit autorisé à porter les insignes connus du catholicosat dans vos églises et vos lieux de réunion… Si quelqu’un… entre en litige avec toi ou te résiste, se révolte contre tes ordres, refuse d’accepter tes décisions ou trouble la paix, il sera poursuivi et puni pour sa conduite jusqu'à ce qu’il se resaisisse et renonce à son obstination, afin que les aulres soient détournés d’une semblable conduite, et que les dispositions de vos canons soient préservées dans leur intégrité. » Le calife promet ensuite la protection des chréliens, personnes et biens, moyennant le paiement d’une juste capitation et demande les prières du catholicos, et l’obéissance de tous. Comme on le voit, la situation n’est pas très différente de ce qu’elle était sous les Sassanides, avec les persécutions générales en moins.

Dans ces conditions, il était naturel que le catholicos habitât au siège du gouvernement. Déjà Timothée I er avait abandonné Séleucie pour Bagdad. Lorsque les califes auront construit leur ville royale de Samarra, les catholicos les y suivront. Théodose en est chassé par al-Mutawakkil, et les églises de Samarra furent détruites lorsque ce prince, circon venu par les partisans d’Ibrahim ibn Nûh, se brouilla avec Boktiso', qui avait été le grand électeur de Théodose. Mais c’est un orage passager : quelques mois plus tard, ayant été bien reçu par le métropolite nestorien de Damas, le calife songe à déposer Théodose pour nommer catholicos à sa place le métropolite Serge. Son entourage lui fait comprendre que les catholicos ne sont pas des fonctionnaires ad nutum ; Théodose mort, Serge lui succède et rentre à Samarra. Les catholicos ne vont plus à leur ancien titre de Séleucie-Ctésiphon (pour les Arabes alMadâ'in), qu’au jour de leur consécration. Ils n’y séjournent guère et rentrent à Bagdad, en faisant une courte halte au monastère de Deir Qoni, près du tombeau de l’apôtre Mari.

XL — 7

Les troubles qui avaient accompagné les élections des catliolicos pendant la longue léthargie du califat abbasside, sous les amir-alumara bouyides ou chiites, disparurent à peu près à partir de l’entrée de Toghrulbeg à Bagdad en 1055. Les troupes de celui-ci. composées de sunnites convaincus, avaient pillé l'église principale et la résidence du catliolicos, mais les chrétiens profilèrent de l’ordre qui suivit cette intervention d’une main énergique.

A part deux périodes, pendant lesquelles les chrétiens sont contraints de porter à leurs vêtements des marques distinctives, ce qui provoque de nombreuses apostasies, Mari, p. 114, 144, trad., p. 101, 123, il semble qu’au total l'Église nestorienne ait coulé des jours tranquilles sous la dynastie abbasside. Sa hiérarchie restait nombreuse : en 31 ans de pontificat. Sahriso' V avail ordonné 75 métropolites ou évêques. Brusquement le 20 février 1258, Houlagou mit fin à cette situai ion. Mais tandis qu’il faisait mettre à mort le calife al-Musta’sim et une grande partie de la population musulmane, le terrible conquérant donnait une des demeures du calife, sur les bords du Tigre, au catliolicos Makkikâ II, qui y fondait aussitôt 1' i Église nouvelle ». Amr et Slibâ, édit. Gismondi, p. 120, trad., p. 60.

Sur l’ensemble de cette période : Mari, p. 62-109, trad., p. 55-134 ; Amr et Sliba, p. 55-121 ; trad., p. 32-90 ; J. Labourt, De Timolheo I … et christianonim orientalinm eondicione sub chalifis abbasidis, Paris, 1904, p. 1-49 ; suites pactes de garantie donnés par les souverains musulmans, L. Cheikho, Les édiis de Mahomet et des ealifes orthodoxes en faveur des chrétiens (en arabe), dans al-Masriq, 1909, t.xii, p. 609-618, 674-682 ; sur Timothée I", O. Braun, Der Kalliolikos Timotheos I. und seine Briefe, dans Oriens christianus, 1901, t. i, p. 138-152 ; Zwei Synoden des Katholikos Timotheos I., ibid., t. iii, p. 283-311 ; notice dans al-Ma.sriq (en arabe), 1923, t. xxi, p. 442 ; sur Sahdona : H. Goussen, Martijrins-Salidona’s Leben und Werke, ein Beilrag zur Geschichle des Kathelizismus unler den Neslorianern, Leipzig, 1897. Beaucoup de détails à prendre sur la première partie de la période dans Thomas de Marga.