Dictionnaire de théologie catholique/NOMINALISME III. Le nominalisme du XIVè siècle : Dieu

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 11.1 : NAASSÉNIENS - ORDALIESp. 386-400).

III. Le nominalisme au xiv siècle : Dieu.

Nous examinerons d’abord comment le théologien conçoit le Dieu de la foi, ensuite dans quelle mesure ce Dieu est accessible à la raison : chez un théologien, la raison se définit à l’intérieur de la foi. — Voici l’ordre que nous suivrons :
1° Les problèmes de distinction et d’ordre en Dieu ;
2° La connaissance et la volonté divines :
3° Le sens de la Toute-Puissance : problèmes de la connais sauce et de la justification ;
4° La Trinité ;
5° L’unité divine :
6° La raison devant Dieu.

Les problèmes de distinction et d’ordre en Dieu.

Nous avons noté que le problème des distinctions se posait en Dieu entre ses attributs : il ne peut être question ici de distinction réelle ; les distinctions formelle et de raison sont seules en cause ; nous allons voir se développer les conséquences de leur rejet.

1. La distinction entre les attributs.

Nous disons et pensons de Dieu qu’il veut, qu’il connaît ; nous affirmons de lui ces « perfections » ; entendement, volonté sont des « attributs divins ». Quel est le rapport de la multiplicité des attributs à l’unité de l’essence divine ? Quorum primo de unilate divinse essentise ad perfectiones altribulales. I Sent., riist. II, q. i, A. Le problème est traité en deux questions.

Voici la première : Utrum tanta sit identitas divinse essenliir, et omnibus modis identitatis ex natura rei, ad ver/ectiones attributales, et ipsarum perfectionnai attributalium inler se, qualis est divinse essentia’ad divinam essenlium, ibid. Le problème est posé avec une extrême netteté : soient les attributs, ces perfections de Dieu, pris en soi, à part de tout intellect qui les considère ; il s’agit de déterminer s’ils sont identiques à l’essence et entre eux autant que l’essence L’est à elle-même : ce que nie Scot, qui tient pour la distinction formelle de l’essence et des attributs et des attributs entre eux, toc. cit., B.

La distinction formelle rejetée, la deuxième question se pose : supposito quod perfectiones attributales non distinguantur ex natura rei a divina essentia cum qua sunt idem realiter, quæro utrum sint realiter ipsa essentia divina, loc. cit., q. ii, A. Les attributs sont multiples ; leur multiplicité ne peut être une distinction formelle ; reste qu’elle soit une distinction de raison ; sinon ceuxlà se trompent pour qui les attributs sont réellement Dieu ; comme ceux pour qui les universaux sont réellement les choses : les distinctions formelle et de raison étant inconcevables, c’est la même erreur, ici et là, que dissipe la vraie théorie des distinctions ; de même que la critique du réalisme des universaux montre à l’évidence combien l’individu est un, la critique du réalisme des attributs manifestera la simplicité radicale de Dieu.

Sur ce problème, comme sur celui des universaux, Occam a conscience d’innover, et de l’importance de son innovation. Voici comment il présente la thèse delà distinction de raison : est opinio multorum, et omnium prœter illos qui ponunt distinctionem ex natura rei, quod perfectiones attributales sunt ipsa divina essentia rééditer, sed inter se et ab essentia divina distinguuntur solum ratione, loc. cit., q. ii, B. Distinction formelle, distinction de raison : tous les docteurs admettent l’une ou l’autre. Et les questions sur les attributs sont de conséquence : Occam nous les propose propler multa quæ dicentur eliam in isto libro et in libris sequentibus, loc. cit., q. i, A.

2. La simplicité de l’essence divine.

Dès l’abord, il s’agit de l’unité de l’essence divine : qunram primo de unilate divinse essentia", ad eu jus evidentiam… quivram primo de unilate divina’essentiel ad perfectiones attributales, loc. cit., q. i, A. Voici comment paraît l’évidence de la simplicité divine :

Soit d’abord l’être de Dieu, pris en soi, avant qu’il ne tombe sous le regard de quelque intellect, les perfections divines n’introduisent aucune diversité dansl’unité de l’essence : sapientia divina omnibus modis est eadem essentia’divina’quibus essentiel divina est eadem essentiadivinse, et sic âe bonitate divina, et justitia, nec est penitus aliqua distinclio ex natura rei vel eliam non identitas, loc. cil., q. i, F. En Dieu, sagesse, justice, bonté et tous les attributs sont une seule et même chose : tous identiques à l’essence autant qu’elle l’est à soi-même.

Soit maintenant l’être de Dieu, mis en rapport avec un intellect qui le considère : cet intellect ne peut trouver en cet être aucune diversité de perfections. Un attribut, une perfection divine, c’est Dieu-même, alit qua perfectio quæ Deus est ; en ce sens, il n’y a pas plusieurs attributs, il n’y a qu’une perfection : dico quonon sunt plures perfectiones altribulales, sed tanliun esd ibi una perfectio indistincla re et ratione, quæ proprie et de virtute sermonis non debetdici esse in Deo vel in divina essentia, sed est omnibus modis ipsa divina essentia, loc. cit., q. ii, F. La même unité de l’essence divine qui exclut la distinction formelle, exclut la distinction de raison : ce n’est pas Duns Scot seulement qui est atteint, mais encore saint Thomas. Devant cette una perfectio indistincta re et ratione, on peut penser à Descartes, à condition de ne pas oublier qu’on ne trouvera joint au Dieu d’Occam le dynamisme intérieur du Dieu cartésien. — Sur cet aspect du Dieu cartésien ; cf. Gilson, Éludes sur le rôle de la pensée médiévale duns la formation du système cartésien, IIpart., c.v, Paris, 1930.

S’il n’existe pas et si nous ne pouvons trouver en Dieu plusieurs perfections, la multiplicité des attributs n’est plus que la diversité des noms et des concepts, dont nous nous servons pour penser à Dieu et en parler : magis proprie debent dici conceptus attributales vel nomina aitributalia quam perfectiones attributales, loc. cit., q. ii, F. La pluralité des attributs n’est qu’une pluralité de signes.

3. Les noms divins.

De même que les universaux sont seulement des signes, prédicables des choses, de même les attributs à l’égard de Dieu : non sunt nisi conceptus vel signa qua’possunt prsedicari vere de Deo, ibid. Avec la notion de signe paraît la théorie de la suppositio, qu’Occam emploie, comme très souvent, à éclaircir les difficultés qu’on lui oppose.

a) L’attribut comme signe.
Première difficulté : il nous faut un Dieu réellement intelligent, réellement voulant : comment cela est-il possible, si les attributs ne sont pas Dieu ? intellectus est realiter ipsa divina essentia, et similiter voluntas, quia aliter Deus non esset rééditer intelligens et volens, loc. cit., q. ii, A.

Dans cette proposition : intellectus et voluntas sunt rééditer divina essentia, Occam demande de préciser ce que signifient intellectus, voluntas : possunt habere suppositionem personalem, simplicem, vel materialem, loc. cit., L ; cf. supra, II, 2°, 3 (col. 737).

a. Suppositio personalis : Si on prend intellectus et voluntas pour la chose qu’ils désignent, notre proposition est vraie : intellectus et voluntas sunt realiter divina essentia. A tel point que l’intellect est identique à l’essence : intellectus divinus est omnibus modis ipsa essentia divina, nec plus dislinguitur ab essentia quam essentia ab essentia, ibid. Puis personaliter, essentia, intellectus, voluntas, désignent une seule et même chose. Mais ce ne sont pas vraiment des attributs, des prédicables : un intellect est une chose, et non pas un prédicable : nullus intellectus nec divinus, nec creatus est atlribulum, ibid. Au sens où entendement et volonté sont des réalités, ce ne sont pas des attributs.

b. Suppositio simplex vel malerialis  : si l’on prend intellectus et voluntas simpliciter ou materialiter, si on pense aux concepts ou noms, tune est suppositio pro ipsis conceptibus vel nominibus ; ces concepts, ces noms, sont bien des attributs, des prédicables, tam conceptus quam nomina sunt attribula, quia de Deo pra’dicabiles, ibid. Mais des concepts et des noms, ce n’est pas Dieu, au sens où entendement et volonté sont des attributs, ils ne sont pas Dieu. DxteUcctus et voluntas sunt realiter divina essentia : notre proposition est maintenant fausse.,

Les attributs divins signifient Dieu et ne sont pas Dieu : nec illi conceptus, nec illa nomina sunt realiter divina essentia quamvis supponunt pro ea, ibid. De même les universaux ne sont pas le réel, mais des signes du réel. Le noininalisme opère partout la même division de la réalité des choses et des termes que nous affirmons. Penser, c’est signifier.

b)La multiplicité des attributs.
Autre difficulté : les attributs divins sont multiples, c’est un fait : comment expliquer cette multiplicité si Dieu est radicalement simple ? Il semble bien qu’il faille concevoir en lui une certaine diversité, pour fonder par exemple cette vérité qu’il connaît par l’entendement et non par la volonté, Deus… intelligit per intellectum non per voluntatem et vult per voluntatem, non per intellectum, loc. cit., q. i, C.

— Réponse d’Occam : que signifient les termes intellectus, voluntas ?

Si, par ces termes, la pensée visait précisément ce qui est en Dieu entendement ou volonté, illa res quæ est formaliter intelleclus, illa res quæ est formaliter voluntas, ibid., IJ Ii, intellect et volonté signifieraient une seule et même chose, et il serait vrai de dire : Deus intelligit per voluntatem, car Dieu connaît par son essence, qui est volonté aussi bien qu’entendement : Deus intelligit per intellectum et per illam rem quæ est realiter et formaliter voluntas, ibid.

Mais, par les termes : intelleclus, voluntas, la pensée ne vise pas seulement Dieu qui est entendement et volonté, mais encore les créatures, objets d’entendement et de volonté. L’objet de l’entendement, ce sont toutes les créatures possibles, celles qui sont et celles qui ne sont pas ; l’objet de la volonté, ce sont les seules créatures existantes : Deus vult a : per istam importatur quod a sil ; hoc autem non importatur per istam : Deus intelligit a, ibid. On dit que Dieu connaît par son entendement, on ne dit pas qu’il connaît par sa volonté, parce que l’objet de la volonté ne couvre pas l’objet de l’entendement, dicitur tamen non intelligere per voluntatem, quia non omne quod intelligit intelligit universaliler per voluntatem, ibid. Ainsi les attributs divins signifient essentiellement Dieu qui est un, accessoirement le créé qui est multiple : ce sont des termes connotatifs. De la leur pluralité, aliqui lermini possunt eamdem rem principaliter importare et alia distincta connotare, propter quæ distincta connotata potest aliquid vere prædicari de uno et verc negari de reliquo, aliquid vere prædicari de uno et vere negari de reliquo, ibid.

c) Retour à Pierre Lombard.
La multiplicité des attributs divins n’est qu’une diversité de concepts ou de noms, qui se rapportent à l’unité de l’essence divine et la multiplient pour ainsi dire relativement à la multiplicité du créé. Occam retrouve sa pensée dans Pierre Lombard : hoc est quod dicit Magister, l. I, dist. XXV, quod Deus propter diversos effectus sortitur diversa vocabula sicut providenliam, prædestinationem, prœscientiam et sic de aliis, ibid, CC.

Occam a conscience de tenir une position traditionnelle : « les attributs divins », c’est une expression et une pensée récentes, « les noms divins » ; voilà la formule et l’idée anciennes : Sancti antiqui non utebantur isto vocabulo attributa, sed pro islo utebantur hoc vocabulo nomina. Unde sicut quidam moderni dicunt quod attributa divina sunt distincta et diversa, ita dicebant antiqui… quod nomina divina sunt distincta et diversa, ita quod non posuerunt distinctionem nisi in nominibus et UNITATEM in re significata et diversitatem in signis, sicut dicit Augustinus, VI de Trinilate : « Deus, inquit, cum mullipliciler dicatur, vere et summe simplex est. » Quod exponens Magister Sententiarum, l. 1, dist. VIII, dicit sic : « Hoc diligenler notandum est quod dicit Augustinus solum Deum vere simplicem, cum dicat eumdem multipliciter dici, sed hoc non propter diversilaiem accidentium vel parlium dici, sed propter diversilaiem et mulliplicationem nominum quæ de Deo dicuntur, quæ licet multa sint, unum tamen signifteant, scilicet divinam naturam. » Quodl., III, q. ii. Nous avons noté la même pensée chez Abélard (col. 732). Dans sa doctrine des noms divins, le nominal isme du xiv° siècle retrouve, à travers le Maître des Sentences, le nominalisme du xir 2 siècle.

4. Le problème de l’ordre en Dieu.

Si l’on trouve en Dieu quelque diversité, on peut y établir un ordre. Duns Scot le fait sans cesse ; pour lui, l’ordre essentiel quedes choses auraient entre elles, siellesétaient réellement distinctes, elles le conservent si elles ne se distinguent plus ainsi, quæcumque huberent ordinem essentialem, si essent distincta realiter, eodem ordine se habent quoeumque sint distincta ; sed si essenlia esset distincta ab aliis perfectionibus realiter quæ sunt in divinis, ipsa esset simpliciter primum origine et perfectione…, ergo simili modo ubi sunt distincta secundum rationem essenlia est primum… I Sent., dist. XXXV, q. iii, Ii. Il faudra reconnaître un ordre de dépendance et de perfection entre l’essence et les perfections divines, une primauté de l’essence sur tout le reste : omnia alia quasi ab essenlia fluunl, ibid. Il y aurait dans les choses divines comme un mouvement intérieur et plusieurs moments : dicunt quod isle est processus, quod in primo instanti originis sunt omnia essenlialia, pula : essenlia, intelleclus et voluntas, actus intelligendi, actus volendi, in secundo instanti vel signo originis, Pater générât Filium, et in tertio signo producit Spiritum Sanclum, et lotus iste ordo originis completur in primo instanti naturæ, et in secundo instanti naturæ intelleclus divinus et voluntas feruntur respecta objectorum secundariorum, ita quod iste est ordo, quod essenlialia sunt prius notionalibus et nolionalia sunt priora essentialibus respectibus ad extra. Isla declarantur in diversis locis a Subtili Doctore, I Sent., dist. IX, q. iii, E. A partir de l’essence, les choses divines, quoique réellement une, s’ordonnent comme si elles étaient plusieurs.

Tout ordre repose sur une diversité ; Scot l’admet ici, Occam la nie ; où l’un peut admettre quelque ordre, l’autre doit nier tout ordre : ex hoc ipso quod aliqua] ponuntur idem realiter nullum ordinem habent, nec secundum rem, nec secundum rationem. Scot fait procéder la sagesse de l’essence, mais la sagesse et l’essence ne font qu’un : oslensum est prius quod sapienlia divina nullo modo distinguitur ab essenlia, ergo nullo modo (luit ab ipsa, I Sent., dist. XXXV, q. iii, O. La simplicité de Dieu exclut tout ordre intérieur.

Avec de la dépendance, l’ordre essentiel mettrait dans les choses divines du plus parfait et du moins parfait, donc de l’imparfait, omne posterius perfectione est imperfeclius, sicut omne prius perfectione est perfectius, sed nihil in Deo realiter est imperfeclius quoeumque tune enim aliquid imperfectionis esset in Deo ; ergo nihi’est ibi posterius perfectione, ibid., C. La perfection des choses divines leur interdit de s’ordonner ; même distincts, l’entendement et la volonté de Dieu n’auraient aucune priorité l’un sur l’autre, posilo quod intelleclus et voluntas aliquo modo distinguerentur in Deo ex natura, non tamen sequeretur quia haberent talem ordinem perfectionis vel originis, I Sent., dist. XI, q. i, F. L’ordre n’est pas moins exclu par la perfection que par la simplicité divines : tout ce qui est en Dieu est Dieu, donc un et également parfait.

La multiplicité et l’ordre ne sont que dans les concepts et les mots, nullement dans la réalité divine.

5. La perfection divine.

Arrêtons-nous à cette réalité simple qui est Dieu ; considérons à quel point, dans sa simplicité, elle est donnée tout à la fois, et la force d’Occam à marquer ce caractère.

On a dit, par exemple, que l’essence comme essence était, en Dieu, principe de l’acte d’être et l’essence comme entendement principe de l’acte de connaître : tout cela n’a point de sens, et pour la même raison.

Considérons d’abord l’essence dans son rapport à l’existence : quando aliqua sunt unum et idem omnibus moclis ex parte rei, unum non est principium alterius ; sed essentiel et esse secundum istum sunt unum in Deo omnibus medis ex natura rei ; ergo essentiel non est principium esse plus quame converso. Entre essence et existence, pas de distinction formelle, ri de distinction de raison : Si dicatur quod difjerunt ratione, contra hec aryutum est prius : quia sic nulla res difjert ab aliquo reali, 1 Sent., dist. VI, q. i, C. L’essence est Dieu, l’existence est Dieu, esse quod est ipse Deus, ibid. De Dieu à Dieu, il n’y a aucune division ni priorité.

Considérons maintenant l’essence comme entendement, dans son rapport à l’acte de connaître, intelligere nullo modo est ab essentia divina in quantum ipsa est intellectus. quia intelligere nullo modo est ab essentia cum sit ipsa essentia divina omnibus modis ex natura rei, et ita non plus est intelligere divinum ab essentia divina quam essentia divina ab intelligere divino, loc. cit., F. En Dieu connaître ne dépend pas plus d’être qu’être de connaître. Si on accorde que les choses sont ainsi en soi, niais pas de notre point de vue, si dicatur quod intelligere est actus secundus, ergo saltem secundum modum nostrum intelligendi est ab essentia tanquam ab actu primo, Occam répond que notre point de vue est faux : dico quod intelligere divinum non est actus secundus plus quam essentia divina, et ideo non est ab essentia divina nisi secundum modum intelligendi falsum, quia atlribuil rei quod sibi répugnât, ibid. La loi de la pensée est dans son objet ; nous n’avons aucun droit à concevoir les choses autrement qu’elles ne sont, à mettre en Dieu les dépendances, les distinctions qu’il exclut. Certains disent : il n’en est pas ainsi en Dieu, c’est là notre manière humaine de penser et de parler. Occam reprend : nous devons changer de manière, si celle-ci est fausse, et il refuse toute analyse des choses divines.

Dans ces problèmes des attributs et c ! c l’essence divines, la théorie des distinctions commande, tout comme dans le problème des universaux et ce l’individu, et fait apparaître, dans les deux cas, l’unité du réel sous la multiplicité des noms et des concepts : universaux et attributs ne sont que des signes ; comme la substance individuelle est coulée d’un bloc, sans division ni degrés d’individualité, Dieu, Être parfait, est donné tout à la fois, sans distinction aucune ni degrés de perfection. Ici paraît l’unité du nominalisme : sa théologie n’est qu’une application de sa métaphysique, elle-même assurée sur sa logique.

La connaissance et la volonté divines.

Ayant traité de l’essence et des attributs en général, nous allons examiner les problèmes particuliers de la science et du vouloir divin.

1. La science divine.

Nous traiterons, avec Occam, de la science divine en n’oubliant jamais qu’elle est radicalement une avec l’essence de Dieu, [scientia] est tanta et omni identilate eadem divines essentia.’quam essentia est eadem divinæssentiæ, I Sent., dist. XXXV, q. i.

a) Dieu source des intelligibles ?
Duns Scot reconnaît un ordre des connaissances divines : ponitur quod Deus in primo intelligil essentiam sub ratione absoluta, in secundo instanti producit lapidem in esse intelligibili et intelligit lapidem, in tertio instanti, etc., / Sent., dist. XXXV, q. iv, D. — M. Gilson cite ce texte « très curieux » où paraît « une postériorité des essences par rapport à l’essence infinie de Dieu » et ajoute qu’ « un Dieu véritablement infini doit apparaître bien moins comme le lieu que comme la source des idées », La philosophie au Moyen Age, t. ii, p. 79, 84. Mais le dynamisme interne du Dieu scotiste n’apparaît que par l’établissement d’un ordre, d’un processus entre les choses divines.

Nous savons déjà qu’Occam refuse cet ordre : cela suflit à ruiner la doctrine de Scot : circa istam opinionem, potest argui per dicta prius, ubi oslensum est… quia talia inslaniia non sunt ponenda et ita impossibile est dari primo aliquod instans in quo prius intelligatur essentia quam creatura, ibid. Dieu ne connaît pas son essence avant de connaître les créatures ; toute sa connaissance, une avec son essence, est un acte indivis : Deus intelligil omnia quæcumque intelligit unico actu indistincto, ibid. Que ce terme d’acte ne nous trompe pas ; il ne faut voir dans la connaissance divine aucune production, car il n’y a pas d’intelligibles à produire : les créatures n’ont pas un être intelligible, éternel, esse intelligibile creatura’sibi conveniens ab œlerno, I Sent., dist. XXXVI, q. i, G, distinct de leur être réel, créé : esse cognitum creatura’est ipsa creatura, vel esse existere creatura, et sic est idem realiter cum creatura, ibid., X. Lorsque Dieu connaît la pierre, il n’y a en présence que le créateur et la créature : prœter Deum et ipsum lapidem intellectum nihil est imaginabile, ibid., S. On peut, si l’on y tient, dire que la pierre est en Dieu, mais elle est en Dieu de telle façon qu’elle n’est aucunement Dieu, aussi extérieure à Lui que la blancheur d’un mur est extérieure à l’œil qui la voit : isle lapis qui est cognitus a Deo isto modo continetur in Deo quod nullo modo est Deus, et isto modo, si esset usilatus modus loquendi vere posset diei quod albedo in pariete existens est vel continetur in oculo quia videtur in oculo meo. ibid., E. Pour une doctrine qui éloigne de la simplicité divine l’ombre de toute diversité, la connaissance divine ne peut être qu’une vision radicalement simple d’une multiplicité extérieure à Dieu : prsecise est pluralitas in cognitis et nulle modo in cognitione nec secundum rem nec secundum rationem, I Sent., dist. XXXV, q. v, F. De même que la pluralité des intelligibles scotistes, le nominalisme exclut la pluralité des idées thomistes.

b) Dieu, lieu des idées ?
Saint Thomas tient que Dieu connaît les créatures par leurs idées, unes en réalité avec son essence, mais distinguées par raison : idea est realiter divina essentia, et tamen difjert ratione ab ea ; l’idée, c’est l’essence divine considérée comme imitable par la créature : idea nihil aliud est de ratione sua formali quam respeclus imitabililatis ex consideralione intellectus in ipsa divina essentia, I Sent., dist. XXXV, q. v, B. « L’idée d’une créature, c’est donc la connaissance qu’a Dieu d’une certaine participation possible de sa perfection par une créature. » Gilson, La philosophie au Moyen Age, t. ii, p. 26. On peut dire que, pour saint Thomas, « Dieu trouve en soi, préexistants de toute éternité et déjà préformés, les types de toutes les choses qui peuvent exister, » ibid., p. 79 ; Dieu est le lieu des idées.

De même qu’il a identifié l’être intelligible à l’être réel, Occam identifie l’idée à la créature ; il garde le mot, mais en chasse le sens : ipsæ ideæ sunt ipsœmet res a Deo producibiles, I Sent., dist. XXXV, q. v, G. Les idées sont les choses mêmes que Dieu connaît, nullement ce par quoi il connaît : idea non est ratio cognoscendi, sed est illud quod cognoscitur. ibid., S. La métaphore de la vision s’impose encore à nous : Deus ipsasmet res cognoscit, quas postea producit, et illas aspicit in producendo, ibid., P. Dieu voit les choses mêmes qu’il produit.

Occam parle encore d’idées. Mais l’historien doit expliquer que, pour lui, Dieu étant radicalement simple, il n’y a pas d’idées divines ; son essence n’est donc, ni la source des idées, comme pour Scot, ni le lieu des idées, comme pour saint Thomas ; ici apparaît, pour ainsi dire, la personnalité du Dieu occamiste, en face du Dieu thomiste ou scotiste. et aussi du Dieu cartésien, radicalement simple, mais essentiellement actif : causa sui. Dieu est donné, et donné aussitôt comme connaissant : ex hoc ipso quod Deus est Deus, Deus cognoscit omnia ; sa connaissance, c’est encore son essence, cognitio… quæ est ipse Deus omni modo,

I Sent., dist. XXXV, q. v, R ; pas plus que l’essence divine, la connaissance que Dieu a des créatures n’a aucun principe : ipsa cognitio creaturæ est… omni no incausabilis, imo etiam omnino improducibilis, ibid., V.

II n’y a pas à expliquer la connaissance divinz.

c) Retour à Pierre Lombard.
Idées ou intelligibles, c’est toujours une façon pour les créatures d’exister en Dieu. Les saints aiment cette expression, qui signifie seulement que Dieu connaît toutes les créatures. C’est l’explication du Maître des Sentences, qu’Occam cite encore : Ex hoc ergo sensu omnia dicuntur esse in Deo et omne quod faclum est dicitur esse vita in ipso, non ideo quia Creator sit creatura, vel quia ista temporalia essentiuliter sunt in Deo, sed quia in ejus semper sunt scientia que vita est. Occam conclut : Ecce hic habetur expresse quod créature non sunt in Deo essentialiter, sed sunt in Deo sicut objecta cognita, et quod ipsa non sunt vita in Deo, sed quod scientia in qua fuerunt tanqua n objecta cognita est in Deo vita, I Sent., dist. XXXVI, q. i, II. Occam nous renvoie ailleurs aux dist. XXXV et XXXVI du Lombard, ibid., O, où nous lisons par exemple : Omnia sunt Deo præsenlia, in Deo sunt omnia, vel cum Deo, vel apud Deum, vel in eo vita quia, incfjabilis omnium cognitio est, P. L., t. cxcii, col. 619.

Avec cette connaissance identique à l’essence, c’est encore le point de vue d’Abélard que nous retrouvons. Il avait déjà noté que, devant la simplicité divine, il était vain de se demander comment Dieu connaît ; cf. supra, col. 731-732.

De la doctrine des idées, Occam conserve seulement la métaphore du Dieu artiste que nous avons trouvée chez Abélard ; cf. col. 731. Nous disons que la création est raisonnable, c’est donc que Dieu connaît ce qu’il fait : Deus ipsasmet res cognoscil quas poslea proiuvit, et illas aspicit in producendo ; ideo dicitur ralionabiliter operans, quia perjecte scit non lantum in universali, sed etiam in particulari et distinctissime quid operatur, I Sent., dist. XXXV, q. v, P. La perfection de Dieu exige qu’il connaisse ce qu’il fait, nec aliter diceretur ralionabiliter operans, nisi cognosceret illa quie operatur, ibid., R, et on doit lui accorder la connaissance la plus distincte, celle du singulier : quia… est in infinitum majoris intelligentise, ideo Deus de fiendis ab eo non habet tantum cognitionem de universalibus sicut habet artifex creatus de fiendis ab ipso, sed etiam habet cognitionem distinctam et particularem de quolibet particulari fiendo, ibid. La connaissance de Dieu est de fiendo. Comment Dieu connaît-il ce qu’il fera ? Comment a-t-il science du futur contingent ? Voici le problème de la prescience.

d) Le problème de la prescience divine.
Pour résoudre ce problème, Scot ne considère pas seulement l’entendement, mais encore la volonté de Dieu : il connaît ce qu’il veut avec une certitude absolue, car il est conscient de son vouloir, qui est immuable ; ce vouloir cependant est libre, et les choses restent contingentes : est determinatio intelleclus divini ad illud existens ad quod terminatur voluntas divina, et certiludo infallibilitalis, quia non potest voluntas determinari quin intelleclus determinate appréhendât illud quod voluntas déterminai, et immutabililer quia tam intellectus quam voluntas sunt immutabiles ; et cum islis slal contingentia objecti cogniti, quia voluntas volens hoc determinate contingenter vult hoc, I Sent., dist. XXXVIII, q. i, D. L’entendement connaîtrait les futurs contingents par le vouloir qui les crée.

Une telle analyse est dénuée de sens du point de vue d’Occam ; non seulement entendement et volonté ne sont aucunement distincts, mais encore s’ils étaient deux et que l’intellect dépendît du vouloir qui le déterminerait à connaître, l’intellect divin serait imparfait : concevoir l’entendement divin, c’est concevoir un entendement qui soit Dieu, radicalement indépendant de tout le reste ; Dieu connaît toutes cliii, es, mais sa volonté n’y est pour rien ; si, par impossible, il n’était point créateur, sa connaissance n’en serait pas amoindrie : hoc forte (se. scire proposilionem contingentem ) non est propter determinationem sum voluntatis, sed etiam posito per impossibile quod, ipsa divina cognilione exislente itu perfecta sicut modo est, (Deus] non esset causa ejjectiva nec totalis nec partialis effectuum conlingentium, ad hue esset nolilia qua evidenter scirctur, etc., ibid., M. Par cela même qu’il est, Dieu connaît tout le connaissable : per ipsammet divinam essentiam vel divinam cognitionem quie est notifia qua scitur quid est falsum et quid est verum et quid fuit verum et quid fuit falsum et quid erit falsum et quid eril verum, ibid. Occam nous ramène une fois de plus à une plénitude du connaître, identique à la plénitude de l’essence divine : potest dici quod ipse Deus vel divina essenlia est una cognitio intuiliva tam sui ipsius quam omnium aliorum factibilium et infactibilium tam perfecta quam tam clara quod ipsa etiam est notilia omnium prœteritorum, futurorum et pnesenlium, ibid.

e) Conclusion.
Occam affirme, mais renonce à expliquer la prescience : tenendum est quod Deus evidenter cognoscit omnia futura conlingentia, sed modum exprimere nescio, ibid. Cela nous est impossible icibas : modum quo (Deus ] scit omnia futura contingentia exprimere est impossibile omni intellectui pro slalu isto, ibid. D’ailleurs, en aucun cas, il ne peut expliquer comment Dieu connaît les choses, et toute explication lui est impossible : on ne peut faire l’amlyse d’un Dieu dont la simplicité exclut la distinction et l’ordre. Qu’il s’agisse du problème des intelligibles, de celui des idées, de celui de la prescience, le nominalisme d’Occam refuse les explications élaborées au xiii c siècle et nous ramène au point de vue d’Abélard : la plénitude de la science est donnée en Dieu, identique à la plénitude toute simple de l’essence ; cf. supra, I, 5°, 4, d) (col. 731). Si l’on entend par psychologie une décomposition de la pensée et une mise en ordre de ses éléments, le nominalisme exclut toute psychologie divine.

2. Le vouloir divin.

Dieu est volonté. C’est un point essentiel de la théologie d’Occam : il est classique de parler du « volontarisme » nominaliste ; cf. Feckes, Die Rechlfertigungslehre des Gabriel Biel und ihre Stellung innerhalb der nominalistichen Schule, Munster. 1925. Le mot est au moins imprécis et pose toutes sortes de questions :

a) Primat de la volonté ?
Peut-on dire que la volonté divine soit première : soit en Dieu, soit par rapport aux créatures ?

a. En Dieu d’abord. — Nous savons qu’il n’existe en lui rien de distinct : nulla penitus est distinctio inler essentiam et voluntatem, nec inler intellectum et voluntatem, I Sent., dist. XLV, q. i, C ; nous avons vu qu’en Dieu tout est également parfait ; cf. supra, 1°, 4. A l’intérieur de l’Être parfait et simple, aucune primauté n’est concevable.

b. Par rapport aux créatures. — Occam nous redit après tant d’autres : Voluntas divina est prima causa omnium, I Sent., dist. X, q. ii, G ; mais il n’oublie pas que, pour lui, la volonté et l’essence divines ne font qu’un : non magis est essenlia causu creaturarum quam voluntas nece converso, quia nulla est distinctio inter essentiam et voluntatem, I Sent., dist. XLV, q. i, C. Si, sous ce terme de volonté, je pense à ce qui est volonté en Dieu, c’est à Dieu même que je pense : il n’y a sur la créature d’autre primauté que celle du Créateur dont l’essence est un ;.

b) L’arbitraire de la volonté ? — Peut-on dire que la volonté divine soit arbitraire, puisque ce que Dieu fait est juste par là-même, sans plus : eo ipso quod ipse vult bene et juste factura est ? I Sent., dist. XVII, q. iii, F. Nous avons à nous demander s’il y a pour Occam une règle du vouloir divin, si l’entendement dirige la volonté ? Mais « vouloir » s’entend de deux façons, volitio divina diversimode accipitur :

a. Pro ipso actu existente realiter eodem cum essentia divina : en Dieu, essence, volonté et acte de vouloir ne font qu’un, et tout cela est également nécessaire, tanla necessitate est ipsa volitio quanta est ipsa voluntas quia est omnibus modis ipsa voluntas, ibid. On ne peut chercher de règle à ce qui est nécessaire.

A prendre la volonté en ce sens, l’entendement n’a pas à la diriger, non potest dirigere voluntatem in actu inlrinseco, ibid., K, et il n’y a aucune priorité de l’entendement sur la volonté.

b. Aliter accipitur volitio divina ut sit idem quod velle creaturam esse : si, en considérant le vouloir divin, nous avons en vue, avec Dieu voulant, la créature qu’il veut, sic [volitio] non præcise dicit voluntatem divinam, sed etiam connolat creaturam in esse reali, nous pensons à du contingent et nous pouvons chercher une règle à la volonté.

A prendre la volonté en ce second sens, on peut dire que l’entendement la dirige :. in producendo aliquid extra potest dirigere, non pas que la volonté soit faillible, mais parce qu’elle est contingente, non quia voluntas possit errare, sed quia voluntas contingenter potest efficere quicquid efficit extra, ibid. Ainsi mise en rapport avec le créé, qui est du contingent, la volonté de Dieu ne fait qu’un avec sa liberté : [libertas] est unum nomen connolativum importons ipsam voluntatem connotando aliquid contingenter posse fieri, 1 Sent., dist. X, q. ii, M. Dans la mesure où la volonté divine est liberté, on peut dire qu’elle trouve une direction dans l’entendement divin.

De ce point de vue, Occam peut accorder une priorité du connaître sur le vouloir : quod intellectus divinus prius intelligil creaturam quam voluntas velit eam ; ce qu’il explique ainsi : creatura vel lapis prius intelligitur quam voluntas velit eam esse, I Sent., dist. XXXVI, q. i, CC. En effet, l’intellection divine de la pierre n’implique pas que la pierre soit, alors que vouloir créer la pierre emporte son existence : la priorité n’est pas de Dieu à Dieu, mais de Dieu à la créature.

Ainsi, pour Occam, la volonté divine est dirigée dans la mesure même où elle peut l’être : la création est une œuvre de raison, Deus est rationabiliter opérons, Dieu connaît toutes choses et les crée selon cette connaissance ; ipsasmet res cognoscit quas postea producit. Dieu voit les choses avant qu’elles ne soient et, en ce sens, il les connaît avant de les produire. Mais, d’autre part, l’acte par lequel il les pioduit est un avec celui par lequel il les connaît, illas aspicil in producendo, I Sent., dist. XXXV, q. v, P ; c’est pourquoi, après avoir accordé que l’entendement divin dirige la volonté, potest dirigere, Occam ajoute que, la dirigeant, il se dirige aussi lui-même : et etiam seipsum dirigit in dirigendo voluntatem, I Sent., dist. XXXV, q. vi, K.

La volonté n’a aucun privilège sur l’entendement. Quand on pense au seul entendement divin, il faut penser qu’il est Dieu, en son acte indépendant de tout le reste ; de même, quand on pense à la seule volonté divine, el.’e est Dieu et rien ne la précède ; quand on pense à l’entendement et à la volonté à la fois, il faut concevoir qu’en Dieu ils sont un : la doctrine occamiste de l’entendement et de la volonté est dominée par cette pensée qu’en Dieu tout est également parfait et absolument simple.

Le sens de la toute-puissance : les problèmes de la connaissance et de la justification.

Avec l’idée de production contingente, nous touchons à la toute puissance divine, qui apporte de Guillaume d’Occam à Gabriel Biel un thème caractéristique du nominalisme des xiv et xve siècles : les nominalistes aiment à considérer les choses du point de vue de la toute-puissance divine, prise dans son indétermination radicale, de potentia Dei absoluta. Occam reçoit cette idée de la foi… articulum fidei : Credo in Deum Patrem omnipotentem, quem sic intelligo, quod quodlibet est divinse potentise attribuendum quod non incluait manifestant contradictionem, Quodl. VI, q. vi. Dieu peut faire tout ce qui n’implique pas contradiction : précisons d’abord cette notion de la puissance et la notion corrélative du possible. Nous en verrons ensuite l’application aux problèmes de la connaissance et de la justification.

1. Puissance et possible.

La puissance divine paraît double : puissance absolue, puissance ordonnée.

a) L’opposition potentia absoluta-potentia ordinata. —
Occam nous en donne le sens au Quodlibet VI, q. i ; Biel reprend son explication, Colleclorium circa IV Sententiarum, I, dist. XVII, q. i, a.3, dub.2, H.

D’abord, les interprétations à éviter : puisqu’en Dieu, il n’y a aucune perfection distincte, il n’existe pas deux puissances divines : hœc distinclio non est sic intelligenda quod in Deo sint aliquæ potentise, quorum una sit ordinata, alia absoluta, quia unica est potentia in Deo ad extra quæ omni modo est Deus. — Il ne faudrait pas non plus penser que Dieu a deux façons d’agir : avec ordre, ou sans ordre : nec sic est intelligenda quod aliqua potest Deus ordinate facere, et alia potest absolute et non ordinale : quia Deus nihil potest facere inordinate. La puissance divine est Dieu, toujours identique à soi, et réalisant toujours un ordre. D’où vient donc notre distinction ?

Il y a deux manières de définir le possible : selon l’ordre que Dieu a donné au monde, posse aliquid aliquando accipitur secundum leges ordinatas et institutas a Deo, et illa Deus dicitur posse facere de potentia ordinata ; — selon la toute-puissance qui, identique à Dieu, reste toujours égale à elle-même, cum enim Deus sit œqualis potentia, capable de réaliser tout ce qui n’implique pas contradiction, aliter accipitur posse pro posse facere omne illud quod non includit contradictionem fieri, sive Deus ordinavit se hoc facturum, sive non, …et illa dicitur posse de potentia absoluta. Quelques décrets que Dieu prenne, sa puissance reste en soi inchangée : penser les choses de potentia Dei absoluta, c’est ne pas oublier leur dépendance d’une liberté, montrer leur contingence radicale : ainsi de tout le créé et de l’ordre même que Dieu lui a donné.

b) La contingence de l’ordre.
Dès lors qu’elles ne sont point nécessaires sous peine de contradiction, toutes les lois du monde pourraient être autres qu’elles ne sont : tout le créé est contingent jusque dans son ordre.

a. Pas d’ordre antérieur au vouloir divin. — Identique à Dieu, parfaite de soi, la volonté divine n’a besoin d’aucune aide, n’est tenue à aucune règle extérieure ; cf. supra, 1°, 2 (col. 755). Biel écrit avec force : Deus non potest contra reclam ralionem, verum est, sed recta ratio quantum ad exteriora est voluntas sua. Non enim habet aliam regulam cui teneatur se conformare, sed ipsa divina voluntas est régula omnium contingentium. Nec enim quia aliquid rectum est aul justum, ideo Deus vult, sed quia Deus vult, ideo justum et rectum. Collect., i, dist. XVII, q. i, a. 3, coroll. 1, K. Dieu est rectitude suprême en tant que principe de toutes les règles.

Dieu étant libre, l’ordre du monde est contingent : aucune règle ne précède la création pour se l’assujettir, pas même ce principe d’économie que les nominalistes aiment à invoquer contre les métaphysiques du xuie siècle, et notamment contre la théorie des espèces : frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora. A la doctrine occamiste de la justification, cf. infra, col. 769 sq. on peut opposer ce principe d’économie : si non necessario requiritur caritas creata, ergo totaliter super/luum, sed nihil superfluum est in divinis actibus, etc., / Sent., dist. XVII, q. iii, D. Occani écarte l’objection : fréquenter facit Deus mediantibus pluribus quod posset facere mediantibus paucioribus, nec ideo mate facit quia, eo ipso quod ipse vult, bene et juste factum est, ibid., F. Si nos explications humaines sont tenues de respecter le principe d’économie, l’action divine s’en moque, en des points essentiels ; cf. infra col. 769 et col. 775 : Dieu n’est assujetti à aucun principe d’ordre, pas même celui de ne rien faire en vain.

b. Pas d’ordre intérieur au vouloir divin. — Cette volonté première, identique à l’essence divine et principe de l’ordre, est un acte simple, aussi rebelle à l’analyse qu’à l’explication : ayant exclu tout ordre antérieur, on pourrait admettre cependant un ordre intérieur au vouloir divin. Le Docteur Subtil applique à Dieu ce principe : ordinate volens finem et ea quee sunt ad finem, prius vult finem quam aliquid eorum quæ sunt ad finem et propler finem vult alia. Occam répond, une fois de plus, à cet essai de psychologie divine : non videtur bene dictum quod Deus velil prius finem quam illud quod est ad finem, quia non est ibi lalis prioritas acluum nec sunt ibi talia instantia qualia ponit, I Sent., dist. XLI, q. i, D, E. Toujours la simplicité radicale et la perfection absolue de Dieu : ce sont elles qui nous empêchent d’assigner une raison aux décrets divins, et même d’y trouver un ordre.

c. Un ordre postérieur au vouloir divin. — Dans nos propositions, nous trouvons une double nécessité, duplex est nécessitas, scilicet absoluta et ex supposilione, Nécessitas absoluta est quando aliquid simpliciter est necessarium ita quod ejus opposilum esse verum incluait contradiclionem, et sic hsec absolute est necessaria : homo est risibilis, Deus est, et hujusmodi, quia contradiclio est quod hsec sint falsse et contradictorise veræ. Nécessitas ex supposilione est quando aliqua condilionalis est necessaria quamvis tam antecedens quam consequens est contingens, vel quando aliqua talis consequentia est necessaria, tune dicitur nécessitas ex supposilione. Quodl., VI, q. ii. Il y a des propositions en matière nécessaire et en matière contingente : les unes ont une nécessité absolue, les autres une nécessité hypothétique. L’ordre institué par Dieu ne s’exprime point par les premières, mais par les secondes : supposé que Dieu ait établi telle loi, il suit que… Comme, identique à Dieu et absolument parfaite, la volonté divine est immuable, les lois qu’elle pose sont choses stables. D’après Biel, leur nécessité hypothétique est une nécessité d’immutabilité, nécessitas immutabilitatis, Collect., II, dist. XXVII, q. i, a. 3, dub. 4, O.

S’il y a des lois de la nature et de la grâce, ce n’est pas qu’il y ait un ordre antérieur ou intérieur au vouloir divin, c’est que l’immutabilité de ce vouloir assure la stabilité de l’ordre créé : voilà ce que devient toute loi quand le monde apparaît comme l’œuvre d’un Dieu absolument parfait et simple, qui est volonté et liberté, mais entendement aussi et raison, Deus est rationabiliter operans. Au principe de la création et de son ordre, il y a un choix.

c) Le sens du possible.
Un choix suppose un horizon de possibilités : Occam concède que l’entendement juge du possible avant que la volonté décide de le créer, intellectus divinus prius judicat creaturam creabilem quam volunlas velit esse creabile, I Sent., dist. XXXVI, q. i, CC ; l’entendement précède la volonté pour autant que l’entendement ne connote pas et que la volonté connote la réalité de la créature. C’est le lieu de rappeler que la créature n’a qu’un seul mode d’être : l’existence réelle, qu’il n’existe ni intelligibles ni idées ; cf. supra, 2°, 1, (col. 759). Aussi faut-il admettre une connaissance du possible sans imaginer un monde des possibles : nous croyons que Dieu n’ignore pas les possibles, ni même l’impossible, factibilia et infactibilia, (col. 761), mais nous ne pouvons dire comment.

Pour Duns Scot, le possible est un intelligible, qui a son principe dans l’entendement divin, primo intellect lus divinus producit rem in esse intelligibili in primo instanti naturæ, ’et secundo instanti naturæ habet seipso formaliter esse possibile ; des choses possibles séparément sont parfois impossibles ensemble : ce sont des incompossibles ; l’impossible paraît alors au regard divin, sicut Deus producit possibile in esse possibili, ita producit utrumque incompossibilium quai includuntur in impossibili, in esse formaliter possibili, et illa producta seipsis formaliter sunt incompossibilia ; de cette incompossibilité devant l’entendement procède l’impossibilité d’être réalisé, qui vaut pour toute puissance, même celle de Dieu, islam incompossibilitalem eorum sequitur incompossibilitas respectu cujuscumque agentis, 1 Sent., dist. XL III, q. ii, D. L’entendement divin produit des intelligibles ; ces intelligibles définissent du possible et de l’impossible ; le possible et l’impossible sont la loi de la puissance divine, qu’ils précèdent.

Pour Occam, le possible et le posse facere, l’impossible et le non posse facere sont des corrélatifs dont l’un ne saurait précéder l’autre, neutrum est magis causa alterius quame converso, loc. cit., D. Chercher au possible comme tel une cause ou un principe, cela n’a point de sens, car être possible n’est, en soi, rien, quicquid creatura habet reale tanquam aliquid sibi inhærens habet a Deo tanquam a principio, sed non quicquid sibicompetit principaliter a Deo, nisi illomodo quo habet taies prsedicationes a Deo, quia taies prædicationes quando sunt in actu et realiter, tune sunt a Deo, loc, cit. F, le possible n’a de réalité que dans le jugement où il entre, ce n’est rien qu’un prédicable, esse possibile competit creaturæ ex se, non realiter tanquam aliquid sibi inhærens, sed vere est possibilis ex se, sicut homo ex se est non asinus, loc. cit., F. Quand je dis : « L’homme est un non-âne », « non-âne » n’est pas une détermination réelle de l’homme, mais seulement un prédicat qui lui convient. Pas plus que l’universel, ou l’attribut de Dieu, le possible ne possède une entité propre. Ce nominalisme du possible doit cependant expliquer que nous jugions non seulement des réalités, mais encore des possibilités. Voici l’explication :

Pour que l’horizon du possible se découvre au regard de l’esprit, il suffit de considérer les choses de potentia Dei absoluta. Nous les pensons alors comme contingentes, pouvant être autres qu’elles ne sont, ce qui est opposer un possible au réel : comme la puissance divine s’étend à tout ce qui ne fait pas contradiction, en tout point où la réalité présente une distinction : l’unique distinction réelle ; cf. supra, II, 4° ; nous concevons comme séparables les choses qu’elle unit. Pour faire paraître le possible, il suffit d’une analyse du réel, du’point de vue de la toute-puissance : le réel, ce sont des choses ensemble ; le possible, c’est l’une sans l’autre ; cf. infra, col. 767 sq. ; 774 sq. Une pensée, qui part d’un Dieu tout-puissant et règle son mouvement sur la théorie des distinctions découvre le possible à partir du réel.

Nous connaissons le possible ; Dieu aussi le connaît ; mais nous ne pouvons dire comment. Devant Dieu, le comment n’a pas plus de sens que le pourquoi : la perfection de Dieu et la théorie des distinctions nous interdisent de trouver dans les choses divines un principe ou un processus quelconque. Pour comprendre le Dieu tout-puissant que confesse le Credo, les théologiens avaient multiplié les analyses de l’être divin. Occam les refuse toutes : Dieu connaît par cela même qu’il est Dieu ; Dieu veut par cela même qu’il est Dieu ; nous sommes ramenés à la déité, deilas, que sa simplicité fait incompréhensible.

Plutôt que par le terme confus de volontarisme, nous définirions la théologie d’Occam par les idées de perfection et surtout de simplicité divines poussées à fond.

2. La connaissance envisagée de potentia Dei absoluta.

Notre intellect saisit d’abord l’individu, donné au sens : c’est la connaissance intuitive, qui porte, d’après Duns Scot, sur ce qui existe réellement et nous est présent :

[notitia ] abstractiva potest indifferenter esse existentis et non existenlis, præsentis et non pressentis, intuiliva autem pressentis et existentis realiter Sent., prol., q. i, AA. Que devient cette définition de la connaissance intuitive par la présence réelle de l’objet, lorsque, se souvenant que toutes choses sont œuvre d’un Dieu libre, on les place dans la perspective de sa toute-puissance ?

a) Les principes.
La foi en un Dieu tout-puissant conduit à deux principes qu’Occam n’invente pas : son originalité tient dans l’application systématique qu’il fait de ces principes traditionnels :

Premier principe. — Dieu pourrait réaliser seul ce qu’il accomplit avec le concours de causes secondes, in illo arliculo (se. Credo in Deum Patrem omnipotentem) (undatur illa propositio famosa iheoloç/orum : Quicquid Dens producit medianlibus causis secundis, potest immédiate sine illis producere et conservare, Quodl., VI, q. vi ; cf. Sent., prol., q. i, BB : Quicquid potest Deus per causam efficientem mediatam, hoc potest immédiate. Dieu possédant la plénitude de la puissance n’a besoin d’aucune aide.

Second principe. — Si deux choses n’existent ni dans le même sujet, ni dans le même lieu, Dieu peut faire exister l’une sans l’autre, omnis res absoluta distincta loco et subjecto ab alia re potest per potentiam divinam existere alia re absoluta destructa, Quodl., VI, q. vi ; cf. Sent., prol., q. i, HH. C’est le point de vue auquel se placent ceux qui réalisent la matière à part de toute forme, illud principium commune : ubi quodlibet aliquorum convenil alicui contingenter, si non sil conlradictio, Deus potest lacère ipsum sine omnibus simul. Sic enim probatur potissime materiam posse esse sine omni forma, Quodl., VI, q. v.

Appliquons ces principes à la connaissance intuitive :

d’une part, la même connaissance dont l’objet est cause, Dieu peut en être la cause ;

d’autre part, la connaissance, qualité de l’âme, et l’objet sont deux choses, dont la première peut exister à part.

De ce point de vue, on aperçoit toutes les formes de la connaissance intuitive :

b) Les formes de la connaissance intuitive.
On peut les classer d’après la nature de leur objet :

a. Objet existant et présent. — Nous avons un objet réel, assez proche, debilo modo approximatum, præsens in débita distanlia, pour agir sur le sens et l’intellect selon l’ordre de la nature ; ici se vérifie la définition de Duns Scot : Cognilio intuiliva est præsenlis et existentis ut pressens et existens est ; c’est la forme naturelle de la connaissance intuitive, cognitio intuiliva qnæ naturaliter causatur, II Sent., q. xv, E.

b. Objet existant. — Supposons que l’objet s’éloigne, mais que Dieu conserve, par sa seule puissance, ce que l’objet avait d’abord causé (naturelle par son origine, la connaissance est surnaturelle par sa conservation ; cognitio nalundis quantum ad cuusationem et supernaturalis quantum ad conservalionem), — ou encore que l’objet soit à tel point éloigné qu’il ne puisse agir, mais que Dieu agisse à sa place (la connaissance est surnaturelle dès son origine : cognitio supernaturalitcr causata), — l’esprit verrait alors, grâce à Dieu, ce que naturellement il ne voit pas : nous avons une connaissance surnaturelle, qui se moque de la distance, atteint tout l’existant, et pas seulement ce qui nous est assez proche, présent, per istam possum judicare rem esse quando est quantumcumque distet objectum cognitum, II Sent., q. xv, E.

c. Objet non existant. — Supposons que l’objet se corrompe, ou qu’il n’existe point. Dieu peut en conserver, ou en créer, la connaissance intuitive. Ainsi peut-il y avoir connaissance intuitive d’un objet qui n’existe point, intuiliva nolitia tam sensitiva quam intellectiva potest esse de re non existente, Sent., prol. q. i, HH, par laquelle l’esprit connaît évidemment cette non existence, per notitiam intuitivam rei potest evidenler cognosci res non esse quando res non est, Loc. cit., ZZ.

De l’objet présent, nous sommes allés à l’objet simplement existant, puis à l’objet qui n’existe point ; en mettant le fait de la connaissance intuitive dans la perspective de la toute-puissance divine, nous nous sommes étendus à tout le possible ; nous reconnaissons alors que cette connaissance ne s’arrête pas de soi à ce qui existe, notitia intuiliva per se et necessario non plus est existentis quam non existentis, loc. cit., BB, qu’elle peut apporter les termes et faire l’évidence de tout jugement d’existence, affirmatif ou négatif, per istam [cognilionem ] possum judicare rem esse quando est… et non esse quando non est, II Sent., q. xv, E.

Hochstetter a insisté sur ce lien de la connaissance intuitive avec les jugements d’existence, Studien zur Metaphijsik und Erkennlnislehre Wilhem von Ockham, Berlin, 1927, p. 29 et 32 ; mais il ne faut pas oublier que l’affirmation et la négation d’existence n’ont pas, dans la doctrine, la même place : l’affirmation d’existence, l’évidence du fait sont la donnée première ; la négation évidente d’une réalité n’est qu’une possibilité ouverte devant l’esprit.

C’est la possibilité d’une vision dont l’objet n’est rien, illud quod ego intueor est purum nihil, II Sent., q. xv. E. Cela paraît contradictoire, conlradictio est quod visio sit et objectum visum non sit, Quodl., VI, q. vi. Occam distingue entre deux néants, le néant de l’impossible, et celui du possible non réalisé, dico quod conlradictio est quod visio sit et quod illud quod videtur non sit in effectu nec esse possil, ideo conlradictio est quod chymera videatur intuitive. Sed non est conlradictio, quod id quod videtur nihil sil in actu extra animam, dummodo possit esse in effectu vel aliquando fuerit in rerum natura, Quodl., VI, q. vi. La connaissance intuitive du non-existant est vision de ce qui n’est pas, mais pourrait être, nous sommes partis de la vision du réel, nous avons considéré que la réalité de la vision était séparable de la réalité de son objet ; mais cet objet, ayant perdu sa réalité, demeure possible, ne devient jamais vain comme une chimère.

La plénitude de la connaissance intuitive se réalise en Dieu, Deus habet notitiam intuitivam omnium sive sint. sive non sint, qui voit ce qui est et ce qui n’est point, quia ita cognoscit creaturas non esse quando non sunt sicut cognoscit esse quando sunt, Sent., prol., q. i, HH, qui connaît tout ce qu’il peut faire, avant que ce soit fait, Deus vidit ab œterno omnes res factibiles et tamen tune nihil fuerunt, Quodl., VI, q. vi.

Voilà ce que devient la connaissance intuitive, vision intellectuelle, quand on l’élargit à la mesure du Dieu tout-puissant.

c. La vérité de la connaissance.
Qu’elle trouve sa cause en son objet ou en Dieu seul, la connaissance intuitive est toujours vraie ; elle nous fait juger qu’une chose est quand elle est, qu’elle n’est pas quand elle n’est pas ; jamais elle ii, e nous abuse : la puissance même de Dieu ne peut faire intuitivement paraître présent un objet absent, Deus non potest causare in nobis cognilionem talem per quam evidenler apparcal nobis res esse præsens quando est absens, Quodl., Y. q. v.

Lue évidence trompeuse est chose contradictoire, impossible à Dieu même. En voici la raison : c’est la définition même de l’évidence que les choses soient telles qu’elle les montre ; un jugement évident dit exister ce qui existe, hoc incluait contradictionem, quia cognitio talis évident importât quod ita sit in re sicut denotatur per propositioncm cui fit assensus, ibid. L’évidence tient dans le rapport du jugement à la chose par le moyen de l’appréhension. Il y a, au point de départ d’Occam, un réalisme essentiel : le jugement qui dit être ce qui est et repose sur la connaissance intuitive, voilà le fait dont la condition, également donnée, est l’objet existant et présent au sens, comme cause de la connaissance ; le problème est seulement de déterminer si la même connaissance vraie peut se réaliser sous d’autres conditions, par la toute-puissance divine.

Dieu certes peut nous abuser, en nous faisant juger existant ce qui n’existe pas ; mais alors il nous fait croire, il ne nous fait pas voir ; il ne s’agit pas d’évidence, ni de connaissance intuitive, Deus potest causare actum credilivum per quam credo rem esse prsesentem quæ est absens. Et dico quod illa notitia crediliva erit abstractiva, non intuitiva. Per talem actum fidei potest apparere res esse prsesens quando est absens, non tamen per actum evidentem. Ibid. Ce Dieu dont la puissance peut nous décevoir fait penser au malin génie de Descartes ; cf. Hochstetter, op. cit., p. 19, 57. Mais Occam ne semble pas s’être posé le problème de discerner l’évidence des déceptions possibles : il ne se demande pas comment aller des idées aux choses, mais tient que, selon l’ordre naturel, la connaissance a sa cause dans l’objet ; il s’agit seulement de concevoir exactement cet ordre naturel, qui est contingent.

d) La contingence de l’ordre naturel.
Il y a un ordre naturel de la connaissance intuitive, cognitio intuitiva non potest naturaliter causari nisi quando objectum est prsesens in débita dislantia. II Sent., q. xv, E. L’ordre naturel se définit par la causalité des créatures ; l’ordre surnaturel apparaît celui où Dieu seul est cause. L’ordre naturel est essentiellement contingent : Dieu pourrait tout réaliser seul, mais il a voulu qu’il y ait d’autres efficients, Deus enim est tale agens quod potest esse causa totalis efjectus sine quoeumque alio ; quia tamen Deus sic res administrât ut eas motus proprios habere sinat secundum Augustinum, ideo non vult totum solus producere, sed coagit cum causis secundis lanquam causa parlialis, licet sit principalior, Il Sent., q. v, Q. Si Dieu agit ainsi en s’aidant de causes secondes, c’est que son action est libre, et point nécessaire, licet Deus agatmediantibus causis secundis vel propinquius cum eis non tamen dicitur Deus médiate agere nec causse secundæ frustra, cum sit agens voluntarium, non necessarium, et si esset agens necessarium, adhuc ageret immédiate. Ibid. Si les causes secondes ont quelque chose à faire, c’est que Dieu n’agit pas selon toute sa puissance : [non ] superfluunt causse secundss, quia Deus non agit in qualibel actione secundum totam potentiam suam. Ibid. Si les causes secondes ne sont pas inutiles, c’est que Dieu le veut ainsi, librement ; nous tenons un cas où l’action divine se moque du principe d’économie ; cf. supra, col. 765 ; l’ordre naturel est surabondant : dans la liberté divine, nous voyons paraître une libéralité.

3. Le problème de la justification.

Les nominalistes des xiv°-xve siècles ont été considérés comme des précurseurs de Luther, à cause de la doctrine occamiste de la justification. Nous demanderons cette doctrine à Gabriel Biel autant et plus qu’à Occam lui-même : le disciple a suivi et précisé la doctrine du maître, en la situant parmi d’autres, qui l’ont précédée ou suivie : notamment l’augustinisme de Grégoire de Rimini. Occam traite le problème de la justification au livre I, dist. XVII.au livre II, q. xv de son commentaire et, dans son Quodlibet VI, q. i, ii, iv ; Biel le reprend aux livres I, dist. XVII ; II, dist. XXVII et XXVIII ; et III, dist. XXVII de son Collectoriuni, en une remarquable série de questions que Leckes a récemment éditées à part, Gabrielis Biel quwsliones de justificatione, dans Opuscula et textus hisloriam Ecclesise ejusque vitam alque doctrinam illustranlia, Séries scholastica, fasc. 1, Munster, 1929.

a) L’acte méritoire.
Les actes humains sont susceptibles de bonté à trois degrés :

a. L’acte simplement bon, actus bonus ex génère, trouve dans la fin qu’il vise une certaine conformité à la raison ; il réalise de l’utile ou de l’agréable, évite un désagrément ou un péril, propler aliquod bonum utile vel delectabile consequendum aut incommodum vel periculum vilandum.

b. L’acte moralement bon, actus moraliter bonus, est accompli en conformité avec la raison, pour cette raison qu’il lui est conforme, actus secundum dictamen rectæ rationis, qui elicitur propler hoc quod ratio sic dictavit.

c. L’acte bon au degré méritoire, actus bonus meritorie, est accompli en vue de Dieu, propterDeum, et nous vaut comme récompense la vie éternelle, de merito vitse seternse.

Comme l’acte moralement bon, l’acte méritoire est accompli selon l’ordre de la raison, secundum dictamen rectæ rationis ; c’est un acte vertueux, actus virtuosus, l’acte vertueux parfait, actus virtuosus perfectus, par opposition à l’acte moralement bon qui n’est qu’imparfaitement vertueux, actus virtuosus imperfectus : il est meilleur, en effet, d’agir en vue de Dieu qu’en vue d’une fin morale quelconque, multo enim perfeclius est agere propler Deum, qui est summum bonum, et seternam felicitatem quam propler amorem virtutis honeslalis aut propler communem pacem naturæ vel reipublicse conservationem temporalem, autant que Dieu est supérieur à la droite raison, pro quanto Deus perfectius est recta ratione. Biel, Collect., II, dist. XXVIII, a. 1, n. 1, D ; éd. Feckes, p. 44. Le problème de la justification, c’est de savoir à quelles conditions il est possible de mériter la vie éternelle, de poser un acte méritoire.

b) Ordre de la justification et ordre moral.
Précisons le rapport de l’ordre de la justification avec l’ordre moral :

a. Il existe un ordre moral distinct de l’ordre de la justification. — Biel oppose les principes d’Occam à la doctrine de Grégoire de Rimini.

Pour Grégoire de Rimini, il n’existe d’action droite que celle visant notre fin dernière ; pour qu’un acte soit moralement bon, ad moralem bonitatem actus, il est requis que le sujet l’accomplisse en vue de Dieu, propter Deum ; cette référence à Dieu, fin suprême de notre activité, n’est pas seulement le propre de l’acte méritoire, mais la condition la plus essentielle de toute moralité, circumstantia debiti finis ultimi quæ est principalissima. Aussi les philosophes, les anciens Romains, les gentils, ont-ils pu accomplir des actes extérieurement bons, mulla agere de génère bonorum ; comme leur intention n’allait pas à Dieu, ils n’agissaient pas pour le bon motif, propler quod debuerunt, et leur action était proprement vicieuse, non solum non virtuose, sed etiam maie atque vitiose : au fond, ils aimaient pour elle-même et prenaient pour dernière fin une chose autre que Dieu, propter aliquod citra Deum amatum propter se prœcise, et omne taleamatur tanquam ultimus finis, car toute action qui ne vise pas Dieu se fait un Dieu de la fin qu’elle vise.

A cette doctrine, Biel oppose les principes d’Occam. Aimer quelque chose pour soi, propter se, ce n’est pas nécessairement l’aimer comme dernière fin, tanquam ultimus finis : dans le premier cas, il suffit que rien d’autre ne soit présenté à la volonté, quod amaretur, si nihil aliud ostenderetur voluntati ; dans le second, il faut que je pense viser l’objet le plus aimable qui soit, acceptatur tanquam omni alio magis amandum. L’action droite n’est pas nécessairement accomplie en vue de Dieu, non requiritur quod actus bonus moraliter semper referatur actualiter in Deum, qui est finis ultimus, quia aliquid titra Deum est eligibile proplerse. Il y a des valeurs qui s’imposent légitimement à notre raison, en dehors de la pensée de Dieu, aliquod quod non est finis ultimus est diligibile propter se et hoc secundum reclain rationern ; les philosophes : Aristote, Cicéron, Sénèque, ont connu cet ordre moral, qui assure la bonté des actes accomplis par vertu naturelle, ex civili amicitia, ex naturali pietate, ex humanu compassione. Biel, Collect, II, dist. XXVIII, q. i, A et E.

Une première conclusion s’impose : pour le nominalisme, toute morale n’est pas nécessairement d’autorité et de révélation ; il peut y avoir une éthique naturelle et rationnelle.

b. L’ordre moral et l’ordre de la justification reposent sur le libre arbitre.
Si la raison connaît naturellement des valeurs morales, la volonté peut naturellement les réaliser, car elle est essentiellement un libre arbitre : Biel insiste sur ce point, invoquant toujours Occam.

Grégoire de Rimini, qui accorde peu au libre arbitre, parum allribuens libero arbilrio, tient que, dans l’état présent, l’homme sans la grâce ne peut ni accomplir l’action droite, ni éviter le péché ; la rectitude, c’est Dieu aimé comme fin dernière, par-dessus toutes choses, et c’est naturellement impossible à l’homme qui, dans l’état présent, est tourné vers soi, et non vers Dieu, hoc autem non potest ex suis naturalibus, quia secundum prœsentem statum ex se non potest aliquid diligere nisi in relatione ad seipsum. Loc. cit., A.

Biel admet non seulement que toute action droite n’a point à viser Dieu ainsi, mais que la volonté est naturellement capable de l’amour de Dieu, dans la mesure où Dieu est accessible à la raison. En efîet, tout ce que la raison lui présente comme digne d’amour, la volonté, étant libre, peut l’aimer, voluntas ex sua libertate potest se conformare dictamini recta ; rationis. De quelque action que l’on parle, il faut se demander si la volonté est libre de l’accomplir ou non, circa quodlibel agibile voluntas est libéra aut non : si elle n’est pas libre, elle n’est plus une volonté ; si elle est libre, elle est capable des deux opposés, d’aimer Dieu par exemple comme de ne le point aimer. Quand on dit de la volonté qu’elle est naturellement tournée vers soi, on en fait une nature que son désir meut à un seul objet, quæ determinatur ad unum, on oublie qu’elle est, tout au contraire, une liberté, la puissance des deux opposés. Il est essentiel de pouvoir accomplir l’action droite, éviter le péché et aimer Dieu par-dessus tout, viatoris voluntas humana ex suis naturalibus potest diligere Deum super omnia. Biel, Collect., II, dist. XXVIII, q. i, J, K ; III, dist. XXVII, q. i, Q ; éd. Feckes, p. 50, 57 sq.

Seconde conclusion : le nominalisme n’est pas nécessairement une doctrine qui accorde peu à la nature ; il peut ouvrir le plus large horizon à la moralité naturelle qui repose sur le libre arbitre.

L’homme est un être libre ; l’acte méritoire est essentiellement un acte libre ; on peut concevoir, de potentiel Dei absoluta, un acte méritoire qui ne procède point de l’Iiabilus de charité ; on ne peut concevoir un acte méritoire qui ne procède pas du libre arbitre : Nihil est merilorium nisi quia voluntarium, et hoc nisi quia libère elicitum vel factum, quia nihil est merilorium nisi quod est in nobis, hoc est in noslra potestate ut possimus agere et non agere, nisi quia est a voluntate tanquam a principio movente et non ab habitu, quia cum habitas sit causa naturalis, nihil est indifferens propter habitum, ergo ratio merili principaliler consistit pênes voluntatem ex hoc quod ipsa libère elicit ; ergo ut actus sit meritorius non requiritur habitus, Occam, / Sent., dist. XVII, q. ii, C. Le libre arbitre est plus essentiel au mérite que la vertu infuse de charité. Nous pouvons concevoir que Dieu sauve des âmes sans leur infuser la grâce, nous ne pouvons concevoir qu’il accepte pour méritoires des actions qui ne soient pas libres : un mérite sans liberté est chose aussi inconcevable et impossible à Dieu même qu’une évidence fausse ; cf. Quodl., VI, q. v. De fait, nous ne méritons pas sans que la charité nous soit donnée, cf. infra, col. 774, mais ce n’est pas la charité qui mérite, c’est nous, qui sommes libres. Le libre arbitre définit un ordre de valeurs, qui fonde la récompense et la peine, sic [laudabile] est aliquod bonum existens in noslra potestate, dignum retributione et laude, sicut vituperabile est aliquod vitium existens in noslra potestate, dignum increpalione et pœna. Voilà l’ordre du mérite qui tombe sur ce qui est en notre pouvoir, nec sumus laudandi sic, quia Deus nobis infundil caritatem, quæ non est in potestate nostra, quamvis sumus aliquo modo laudabiles si nos disponimus ad recipiendam caritatem. Occam, Quodl. VI, q. n ; Biel, Collect., i, dist. XVII, q. i, a. 3, dub. 3, I ; éd. Feckes, p. 17. Ce n’est pas un mérite de recevoir la charité ; mais, d’une certaine façon, nous méritons de la recevoir en nous y préparant ; cf. infra, col. 776.

Troisième conclusion : le nominalisme d’Occam et de Gabriel Biel conçoit un ordre du mérite qui n’a de sens que par le libre arbitre.

c. Réalité et bonté de la nature.
Il paraît difficile de pousser plus loin l’idée de la réalité et de la valeur originales de la liberté, et de la nature, car la nature, c’est le pouvoir propre de l’homme : per pura naturalia intelligitur animæ natura seu substantia cum qualitatibus et actionibus consequentibus naturam exclusis habitibus ac donis supernaturaliter a solo Deo infusis. Biel, Collect., II, dist. XXVIII, q. i, a. 1, n. 2 ; éd. Feckes, p. 48. La nature, c’est la substance créée, et tout ce qui suit, qualités et actions, de cette substance une fois créée. La même substance peut recevoir ensuite des dons surnaturels, c’est-à-dire procédant de Dieu seul. Tout ce que nous avons dit du libre arbitre nous montre que, pour Gabriel Biel, la nature a une certaine solidité, paraît même chose indestructible : l’homme est libre, ou ne l’est point ; sa nature est ce qu’elle est, ou n’est point ; nous pouvons en définir la réalité, comme une essence. Nous ne nous demanderons pas comment de telles définitions demeurent possibles dans une doctrine où il n’y a plus ni idées, ni intelligibles. Retenons seulement que la nature s’y présente avec une réalité définie qui lui assure cette bonté propre qui paraît dans l’acte moral.

Voici donc une quatrième conclusion qui reprend les trois précédentes : le nominalisme admet, chez Gabriel Biel, disciple d’Occam, une réalité et une bonté propres de la nature humaine.

La nature a une telle capacité dans l’ordre moral qu’on peut se demander à quoi sert la prière : pourquoi demander ce qui est en notre pouvoir ? Sans doute, la volonté est toujours libre : le bien que la raison conçoit ne lui est jamais impossible, mais, blessée par la faute originelle, peccalo originali vulnerata in sua naturali potentia, elle n’agit souvent qu’avec beaucoup de difficulté, sans aller jusqu’au bout de son pouvoir, raro lamen vel nunquam operatur secundum ullimum suæ potentiæ propter di/ficultates et impedimenta. Cette nature blessée a donc besoin d’aide, même pour ses opérations naturelles. Quanta obtenir la vie éternelle, cela n’est pas en son pouvoir ; en ce domaine, tout est don divin, nihil habere possumus nisi a solo Deo. Biel, Collect. , II, dist. XXVIII, q. i a. 3, dub. 2, M ; éd. Feckes, p. 54-56. Ce qui justifie la prière, ce n’est pas seulement la faiblesse de la nature, c’est surtout la liberté de Dieu qui dispose de notre vie éternelle.

c) L’acceptation divine.
Ce qui fait le mérite du côté de l’homme, c’est le libre arbitre, nihil est merilorium nisi quod est in nostra potestate. Occam, QuodL, VI, q. i. Mais le libre arbitre ne suffit pas à mériter la vie éternelle : aucun acte simplement moral ne force Dieu de nous la donner sous peine d’injustice. C’est l’erreur de Pelage d’avoir nié ce point : Pelagius posuit quod, si aliquis habet actum bonum ex génère, Deus necessitatur ad conferendum sibi vitam œternam, et non mère ex gratia sua, ita quod necessario foret injustus si sibi non tribucret vitam œternam. Occam, I Sent., dist. XVII, q. i, L. Ici paraît la transcendance de l’ordre du mérite par rapport à l’ordre moral : Dieu ne doit pas la vie éternelle à la moralité.

a. Les objets de l’amour divin.
Pour préciser le rapport qui s’établit entre Dieu et ses élus, embrassons du regard l’amour de Dieu pour les créatures, complacentia Dei respeetu creaturse : l’acte d’aimer est en soi un avec la volonté et l’essence divines, aussi nécessaire que Dieu même tant qu’il n’entre pas en rapport avec la réalité contingente de la créature. C’est pourquoi :

Dieu se complaît dans tout ce qu’il peut faire, vult posse esse bona quæcumque esse possunt, aussi nécessairement qu’en soi-même ; c’est la complacentia generalis ;

Dieu aime librement les choses qu’il crée ou créera, vult aliqua possibilia esse vel futura esse bona ; c’est la complacentia specialis ;

Dieu n’aime pas seulement, il préfère ; c’est ainsi qu’il veut librement non seulement que toute créature soit bonne, mais encore que l’une soit meilleure que l’autre, vult aliquid esse per/ectius alio : c’est la complacentia specialior ;

Dieu enfin veut donner à des créatures la perfection suprême dont une créature est capable ; l’amour de choix, complacentia specialissima, qui tombe sur ces créatures, respeetu alicujus perficiendi secundum perfectissinuim genus perfectionum accidentalium, c’est l’acte même par lequel Dieu les destine à la vie éternelle, si elles ne pèchent point, vult creaturæ rationali non ponenti obicem per peccatum conferre vitam œternam. Biel, Collect., i, dist. XVII, q. i, a. 1, n. 2, B.

Cet amour de choix, voilà l’acceptation divine, per animam esse gratam, caram vel acceptam Deo (quod pro eodem habetur) nihil aliud intelligo nisi eam esse in tali stalu, in quo (nisi per mortale peccatum delinquat) Deus vult ei dure vitam œternam. Biel, loc. cit., a. 1, A. L’acceptation est libre.

b. La liberté de l’acceptation.
Il y a des doctrines qui prétendent trouver hors de Dieu quelque chose qui nécessite l’acceptation.

C’est d’abord le pélagianisme, pour lequel Dieu est nécessité à donner la vie éternelle par ces actes bons dont le libre arbitre est naturellement capable.

C’est ensuite la doctrine de Pierre Auriol qu’Occam et Biel critiquent longuement, Occam, / Sent., dist. XVII, q. i ; III Sent., q. v ; Biel, Collect., i, dist. XVII, q. i : elle tient en trois thèses :

L’âme justifiée porte en soi une forme où Dieu se complait nécessairement au point de lui donner la vie éternelle, est aliqua forma creata quæ ex natura rei de necessitate cadit sub Dei complacentia et per eufus existenliam in anima… Occam, / Sent., dist. XVII, q. i, C.

Cette forme qui rend raison de l’acceptation divine, ne saurait la précéder, Ma forma qua ex r< tura rei redditur anima Deo grata non profluit ex divina acceptatione in anima. Ibid., D ;

Cette forme est un amour de Dieu que l’âme ne produit pas naturellement, mais que Dieu lui infuse, forma qua anima fit accepta est quædam Dei habitualis dilectio quæ ab ipso infunditur, nec ex puris naturalibus generatur. Ibid., E.

Dieu est ici nécessité à donner la vie éternelle, non par un acte que l’âme produit, naturellement, mais par un don qu’il lui fait d’abord, surnaturellement.

La doctrine nominaliste de la justification est essentiellement dirigée contre cette doctrine de Pierre Auriol, qu’Occam critique en se plaçant au point de vue de la toute-puissance divine.

La question n’est pas de savoir si, en fait, de potentia Dei ordinata, Dieu accepte une âme en qui il n’a point créé la grâce, infusé la charité. Il faut répondre » non à une tel’e question : nunquam salvabitur homo nec salvari potest nec unquam eliciet nec elicere poteril actum meritorium secundum leges a Deo ordinatas sine gratia creata. Et hoc teneo propler scripturam sacram et dicta sanctorum, Occam, QuodL, VI, q. i. Mais cet ordre que Dieu a établi, et qu’il nous révèje dans l’Écriture et la Tradition, n’est point nécessaire de nécessité absolue ; il est contingent comme tout le créé, quidquid Deus agit ad extra contingenter agit et non necessario. Ibid. Et, dès lors, Dieu pourrait, de potentia absoluta, destinera la vie éternelle une âme en qui il ne créerait point la grâce : on le montre en faisant jouer les mêmes principes qui établissent l’indépendance de la connaissance divine à l’égard de son objet :

La grâce créée en l’âme est une chose, la vie éternelle en est une autre ; Dieu pourrait donc réaliser l’une sans l’autre, Deus potest omne absolutum ab alio separare. Ibid.

Dieu sauve l’âme en s’aidant de la grâce qu’il met en elle ; il pourrait la sauver par sa seule puissance, sans aucune aide, quidquid Deus potest facere mediante secundo causa in génère causæ efficientis vel finis, potest immédiate per se, Ibid.

La nécessité de la grâce créée pour mériter la vie éternel le n’est que la nécessité d’un ordre établi par Dieu.

d) L’ordre de la grâce.
Les éléments primordiaux du mérite sont le libre arbitre et l’acceptation divine ; la charité infuse y est surajoutée. Le mérite paraît ainsi rencontre de la liberté humaine avec la liberté divine, dont nous allons dégager ici le sens :

a. La gratuité de l’acceptation. — Occam nous livre le sens de sa doctrine de l’acceptation dans un texte capital que nous citerons en entier :

Ideo dico qued ad hoc quod anima sit grata et accepta Deo, de potentia Dei absoluta nulla forma supernaturalis requiritur in anima et quacuir que posita in anima potest Deus de potentia sua absoluta illam non acceptare (contre Auriol ) ut sic semper contingenter et libère et misericordiler et ex gratia sua beatificat quemeumque ut ex puris naturalibus nemo possit mereri vitam œternam (contre Pelage), nec etiam ex quibuscumque donis collatis a Deo (contre Auriol ) nisi quia Deus contingenter, libère et misericorditer ordinavit quod habens talia dona possit mereri vitam œternam (c’est l’ordre que Dieu a établi et révélé), ut Deus per nullam rem possit necessitari ad conferendam cuicumque vitam œternam ; et sic etiam propria opinio maxime recedit ab errore Pelagii : ipse etiam Pelagius posuit quod, si aliquis habet actum bonum ex ger.cre, Dei s necessitatur ad conferendum sibi vitam aeternam et non mère ex gratia sua, ita quod necessario foret injustus si sibi non tribueret vitam œternam. Opinio autem prædicta, quamvis non ponat actum elicitum ex puris naturalibus sic necessitare Deum, ponit tamen aliquam supernaturalem formam creatam a Deo necessitare Deum. Ego autem pono quod nulla forma nec naturalis nec supernaturalis potest Deum sic necessitare, quin non includat contradictionem quod talis forma quæcumque prœvia beatitudini sit in anima et tamen quod Deus nunquam velit sibi conferre vitam œternam, imo ex mera gratia sua liberaliter dabit cuicumque dabit, quamvis de potentia ordinata aliter non posset facere propter leges voh ntarie et contingenter a Deo ordinatas, et sic loquuntur Sancti in ista materia, et ista opinio maxime recedit ab errore Pelagii, quæ ponit Deum sic non posse necessitari et non magis gratuitam et liberalem Dei acceptationem esse necessariem cuicumque. / Sent., dist. XVII, q. i, L, M ; cf. III Sent., q. v, L ; QuodL, VI, q. i, et Biel, Collect., i, dist. XVII, q. i, F.

La vie éternelle et une qualité de l’âme, quelle qu’elle soit, qui la précède, sont deux choses, qu’une toute-puissance peut séparer : ni un acte moralement bon, comme le croyait Pelage, ni même la charité infuse, comme l’admet Auriol, ne nécessitent Dieu à donner la béatitude ; et la doctrine qui le conçoit comme n’étant nécessité par rien est celle qui s’éloigne le plus du pélagianisme.

Si l’on se fixe à ce point de vue de la toute-puissance, on ne voit dans la théologie nominaliste que l’idée d’un Arbitraire divin. Mais les textes nous invitent à ne point nous arrêter là.

Le Dieu de Pelage et celui même d’Auriol sont tenus, sous peine d’injustice, d’accepter certaines âmes ; cf. Occam, /// Sent., q. v, O : concluait quod (Deus] teneatur acceptare. La justification est une œuvre de justice, c’est pourquoi elle paraît nécessaire.

Occam et Biel s’éloignent de ces doctrines ; ils voient autrement la face divine : où prend-on que Dieu doive la vie éternelle à des créatures, de quelque perfection qu’elles soient douées ? Il n’est le débiteur d’aucune, ipse nullius debitor est. Occam, /// Sent., q. v, O. C’est le Dieu de saint Paul, à qui nul ne peut demander raison de ses actes, ipsc enim est cui nullus dicere potest : cut ita facis. Biel, Collecl., i, dist. XVII, q. i, F ; éd. Feckes, p. 12. Il est justice, mais cette justice qu’il est, justicia increata quæ Deus est, ne fait nécessité et obligation qu’à l’égard de Lui-même, dans l’amour nécessaire qu’il a de soi, neces’sario se diligit ; devant tout le reste, sa justice est aussi large que sa puissance, queecumque facere potest, faciendo justa sunt et justa sic ea facit, Biel, toc. cit., F. K, éd. Feckes, p. 12, 19-20, et son amour est toute liberté.

Cet amour, qui donne sans devoir, absolument libre de ses dons, c’est une pure libéralité, une miséricorde : nous avons souligné ces mots dans le texte d’Occam. Libéralité, miséricorde : c’est l’idée même de grâce que l’on sauve ainsi dans la théorie de la justification. Le Dieu de Pelage et celui d’Auriol sont nécessités par leur justice ; sa toute-puissance affranchit assez le Dieu d’Occam et de Biel pour qu’il ne soit, dans la justification, que miséricorde.

b. De la charité à la vie éternelle. — Envisager l’ordre de la grâce, tel qu’il nous est révélé, de potentia Dei absoluta, c’est montrer la contingence de la grâce créée ou de la charité infuse — pour Occam et Biel, c’est tout un — pour la justification. A travers cette contingence, c’est la libéralité divine qui paraît encore.

Si Dieu a lié l’acceptation à l’infusion de la charité, c’est par une initiative libre et miséricordieuse ; cf. le texte cité supra, col. 774. Il donne la grâce par pure bonté, libère et contingenter ex sua benignitate ; la grâce une fois donnée, c’est encore librement, gratuitement, qu’il accorde la vie éternelle, adhuc libère et misericorditer de gratia sua. Biel, Collect., i, d ; st. XVII, q. i, F ; éd. Feckes, p. 12.

Non seulement Dieu pourrait, dans l’œuvre de justification, se passer de la, grâce créée, mais il semble que, le pouvant, il aurait dû le faire, cf. supra, 1 (col. 765). Nous savons que ce point de vue est faux : avec la coopération de la grâce au salut, l’ordre de la justification n’est pas moins surabondant que l’ordre de la nature avec ses causes secondes, cf. supra, 2, d) (col. 769). L’ordre de la nature et celui de la grâce sont établis en dépit du principe d’économie, frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora. Nous sommes à l’opposé d’un Dieu qui, tel celui de Malebranche, agirait par les voies les plus simples ; cf. Henri Gouhier, La philosophie de Malebranche, Paris, 1926, p. 45 sq. ; l’amour divin n’est point réglé ici par un entendement qui le précède ; il est le principe radical de tout l’ordre créé.

c. De la bonne volonté à la grâce. — La même miséricorde qui est au principe de l’acceptation et fait le lien de la grâce avec la vie éternelle opère encore, pour Gabriel Biel, la liaison entre l’acte moralement bon et la première grâce.

Nous avons vu que, pour Occam, nous méritons en quelque façon que la grâce nous soit donnée ; cf. supra, b) col. 772. Mériter s’entend de deux manières : selon ce qu’autrui nous doit, en justice, de condigno, secundum debitum juslitiæ, ou selon ce qu’autrui nous donne, librement, de congruo, non ex debito justilix, sed ex sua liberalitate. Comme la vie éternelle est librement donnée à la grâce, la première grâce est librement donnée à la bonne volonté, selon la maxime : facienti quod in se est, Deus non denegat yratiam. Comme la vie éternelle, la première grâce est une récompense, prsemium, mais les récompenses ici ne sont point de justice, elles sont de libéralité, d’amour. De potentia ordinata, Dieu ne refuse point sa grâce à l’infidèle qui suit l’ordre de la raison, arbitrium suum conformât rationi, et désire la lumière de la vie, Mo corde petit ac queerit illuminari ad cognoscendum veritatem, jusliliam et bonum ; quant au fidèle qui a perdu la grâce par le péché, il faut qu’il déteste ce péché selon la règle de la foi, secundum régulant f’idei detestatur peccatum, et qu’il veuille obéir à Dieu pour Dieu même, volendo Deo tanquam summo bono obedire propter Deum. La grâce ne manque jamais à cet appel du libre arbitre, selon l’ordre de miséricorde que Dieu a établi et qui le fait paraître, selon une formule saisissante, plus prompt à donner par miséricorde et bonté qu’à punir par justice : pronior est ad largendium de sua misericordia et bonitate quam ad puniendum de sua justifia. Biel, Collecl., II, dist. XXVII, q. i, a. 2, concl. 4, K ; a. 3, dub. 4, O ; éd. Feckes, p. 31-35.

Nous avons dit que le mérite était la rencontre de deux libertés : sans que rien la nécessite jamais ni l’oblige, la miséricorde divine répond au libre arbitre de l’homme, en ne refusant pas plus la grâce à la bonne volonté que la vie éternelle à la charité.

4. Le Dieu de toute-puissance et de miséricorde.

Nous étions partis du Credo in Deum Patrem omnipotentem ; cf. supra, 1, col. 764. Il nous apparaît maintenant que Pater n’est pas ici moins important qu’omnipotens et qu’on pourrait le commenter, dans l’esprit d’Occam, par l’expression liturgique : omnipotens’et misericors Dominus. Nous sommes conduits à la miséricorde par la toute-puissance ; une toute-puissance conçue selon les principes essentiels du nominalisme, à partir de la théorie des distinctions.

Là où le monde créé présente une distinction réelle, Dieu aurait pu créer à part ce qu’il a créé ensemble : en découvrant le possible à partir du fait, nous reconnaissons la contingence du réel et la liberté divine ; comme, d’autre part, il ne peut exister en Dieu de distinction réelle, mais seulement une perfection radicalement simple, c’en est fait du monde des idées, de la priorité de l’entendement sur la volonté, de toute psychologie de Dieu et de toute possibilité de lui demander raison de ses actes. Ce Dieu, que sa simplicité dérobe à l’analyse, s’éloigne de ses créatures comme puissance et liberté totales, mais s’en rapproche, aussitôt et par là même, comme libéralité et miséricorde : tel nous apparaît le Dieu du nominalisme, dont rien ne nécessite ni ne règle l’activité, hormis le principe de non-contradiction.

La Trinité.

Le nominalisme conçoit un Dieu si radicalement simple qu’on ne voit pas comment il peut subsister en trois personnes : après avoir éloigné de Dieu l’ombre de toute distinction, comment pouvons-nous accorder au Père, au Fils, au Saint-Esprit, une réalité propre ?

1. L’unité de l’essence et la pluralité des personnes.

Voici notre question : peut-on tenir la pluralité des personnes malgré l’unité de l’essence, Ulrum cum unilate numerali divinx essentiæ stet pluralitas personarum realiter distinctarum ? Sent., dist. II, q. xi, A. Le Père est Dieu, le Fils est Dieu : une même essence. Le Père n’est pas le Fils : deux personnes. C’est donc que ce par quoi le Père est Père n’est point ce par quoi il est Dieu, Pater non est Pater co quod Deus. 1 Sent., dist. XXX, q. iv, B : la paternité n’est pas l’essence.

Mais la paternité ne convient au Père que relativement au Fils : c’est une relation, manifestum est palernitatem esse relation.em.Loc. cit., A. La distinction de chaque personne d’avec l’essence suppose qu’une relation possède une réalité propre ; la multiplicité des personnes suppose en Dieu une multiplicité de relations réelles.

" Le Père est Dieu, la paternité n’est pas l’essence : nous sommes en face d’une distinction formelle jointe à une identité réelle. C’est bien l’enseignement de la tradition : teneo propter dicta sanctorum quod paternitas vere et realiter est in Deo et quod paternitas non est formaliler divina essentia… quia secundum beatum Auguslinum Pater non est eo Pater quo Leus, et manifestum est quod loquitur de ilto a parte rei quo realiter Pater est Deus et quo realiter Pater est Pater. Loc. cit., B. La réalité propre des relations et des personnes divines se fonde sur une distinction formelle.

Pour tenir la Trinité, il faut admettre des relations réelles et la distinction formelle : ce qu’exclut expressément, à partir du principe de non-contradiction, par la théorie capitale des distinctions, la métaphysique du nominalisme ; cf. supra, II, 6°, 1 (col. 748). A suivre la notion du réel que nous impose la raison, on ne peut concevoir dans l’identité d’une essence une pluralité de relations et de personnes : difficultas istius quæstionis oritur ex identitale divinæ essentiæ cum relatione et persona, quia si essentia et relatio et persona sint simpliciter una res numéro indistincta, difficile est videre quomodo sunt plures relaliones et plures personæ et non plures essentiæ. I Sent., dist. II, q. xi, B. La difficulté est extrême ; nous allons le constater en examinant tour à tour le problème des relations réelles et le problème de la distinction formelle.

2. La difficulté des relations réelles.

Nous avons dit comment Occam dénie aux relations toute réalité propre ; supra, 11, 5° (col. 745 sq.). Au moment où il pose cette doctrine, il a soin de préciser le plan de pensée où il se tient ; on y considère les choses du point de vue de la seule raison, l’ordre d’autorité de la foi mis à part : utrum, omni auctoritate fîdei… exclusa, facilius posset negari omnis relatio esse aliquid a parte rei quoeumque modo distinctum ab omni absolulo et absolutis quam teneri. I Sent., dist. XXX, q. i, A. Il ne s’agit pas tant de la vérité des choses que des possibilités présentes de notre raison, et nous ne devons pas nous dissimuler qu’à vouloir suivre seulement cette raison, en rejetant toute autorité, nous serions conduits à nier la Trinité : circa islam quæstionem primo sciendum pro intellectu quod non est quæstio de verilate : quid secundum vcrilatem sil tenendum, sed est : quid teneret volens præcise inniti rationi possibili pro statu isto et nolens aliquam seclum vcl auctoritatem recipere, sicut qui vellet præcise inniti ralione sibi possibili, et qui nollet accipere quamcumque auctoritatem diceret quod impossibile est 1res personas realiter distinctas esse unam rem simplicissimam. Ibid., B. On n’éclaircit point la pluralité des personnes dans l’unité de l’essence en distinguant les personnes de l’essence et entre elles par des relations réelles, car, du point de vue de la pure raison, la réalité propre d’une relation n’est pas moins inconcevable que la Trinité elle-même : quidquid sit de verilate, volens inniti rationi, quantum est possibile homini judicare ex puris naturalibus pro statu isto, facilius teneret negando omnem talem relationem de génère relationis esse aliam rem modo exposilo priusquam ejus opposilum, quia rationes difflciliores sunt ad istam partem quam ad aliam. Imo etiam dico quod rationes quæ non innituntur Scripturæ et dictis sanctorum ad probandum talem rem in nullo penitus sunt efficaces. El ideo dico : sicut ille qui vellet præcise sequi ralionem et non recipere auctorilatem Scripluræ Sacræ diceret quod in Deo non possunt esse très personæ cum unitale naturæ, ila qui vellet præcise inniti ralione possibili nobis pro statu isto habet œque bene tencre quod relatio non esset aliquid tale in re sicut multi imaginantur, quia ex principiis notis ex puris naturalibus et non creditis nullum sequitur inconveniens ad negativam partem. Ibid., P. Bien loin que la réalité des relations puisse jeter quelque lumière sur le mystère de la Trinité, si nous n’acceptions pas ce mystère, nous n’aurions aucun motif d’admettre leur réalité ; tout au contraire, laissée aux forces présentes de sa nature, la raison dénie aux relations toute réalité propre. Quand la foi nous apporte le fait de la Trinité, nous n’avons pas en notre pensée de quoi l’assimiler : la raison et la foi restent extérieures, car leurs enseignements sont, en ce point, exactement opposés.

Nous savons que le problème de la relation est une question dedistinction ; supra, II, 5° (col. 745) ; en examinant la distinction dans la Trinité, nous préciserons davantage la position d’Occam.

3. La difficulté de la distinction formelle.

Nous avons vu Occam nier la distinction formelle dans les créatures ; supra, II, 4° (col. 742). Il ne l’accepte en Dieu qu’en raison de la Trinité.

Quand il refuse la distinction formelle entre les attributs divins, Occam note qu’elle est à tel point in concevable qu’il faut seulement l’admettre là où la fol l’exige ; c’est une conséquence de la foi, ce n’en est d’aucune manière un éclaircissement : quamvis talis distinctio vel non identitas formalis possit poni œque faciliter inler essenliam divinam et sapienliam divinam sicut inter essentiam et relationem, quia tamen est difficillima ad ponendum ubicumque ponatur, non credo eam esse faciliorem ad tenendam quam trinitatem personarum cum unitale essentiæ ; ideo non débet poni nisi ubi evidenter sequitur ex traditis in Scriptura vel determinalione Ecclesiæ, propter cujus auctoritatem débet omnis ratio captivari. 1 Sent., dist. II, q. i, F.

En dehors de l’autorité de la foi, il n’y a aucune raison d’ac’.mettre ici la distinction formelle, que l’on refuse ailleurs : entre les personnes et l’essence, et pas entre les attributs et l’essence ; en Dieu, qui est infini, et pas dans les créatures, qui sont finies. Partout elle fait la même difficulté ; Occam suivra donc la raison qui la nie partout où il le pourra, sans contredire la foi. : Et ideo cum omnia tradita in Scriptura Sacra et determinatione Ecclesiæ et dictis sanctorum possunt salvari non ponendo eam inter essentiam et sapientiam, ideo simpliciter nego talem distinctionem ibi possibilem, et eam universaliter nego in creaturis, quamvis posset teneri in creaturis sicut in Léo. Ha enim credo facile est tenere trinitatem personarum cum unitale essentiæ in creaturis, sicut in Deo, nec difficilius est quantascumque rationes in oppositum ; quia credo quod pro statu isto œque potest satisfieri ralionibus probantibus non esse très personas in una essentia in creaturis sicut in Deo, nec potest evidenter cognosci quod plus facit infmitas ad hoc quod sint plures personæ in una essentia quam fmitas. Quia tamen unum est expressum in Scriptura, et aliud non, et videtur repugnare rationi, ideo unum est ponendum et aliud negandum. Ibid.

La raison, qui va de toute sa force contre la distinction formelle, est limitée par un fait d’autorité, qui la contredit au cœur ; c’est l’égalité de toute contradiction qui nous a conduits à n’admettre qu’une distinction ex natura rei : la distinction réelle ; mais en Dieu le syllogisme qui partout fonde la distinction réelle : omne a est b, c non est b, ergo c non est a, ne la fonde plus du fait de la Trinité : quia essentia divina est Filius, et tamen Pater non est Filius, et tamen Pater est essentia ; le Père est réellement identique à l’essence, mais s’en distingue formellement par la paternité ; de même le Fils, l’Esprit. Nous sommes en face d’un cas unique qui est au delà de notre horizon de pensée : sicut est singulare in Deo quod très res sunt una res numéro, et ideo Ma res una numéro est quielibet illarum trium rerum, et tamen una illarum trium non est reliqua, ita est singulare et excedens omne intellectum quod non sequitur : essentia numéro est Filius, Pater non est Filius, ergo Pater non est essentia. El illud singulare non débet poni nisi ubi auctoritas Sacræ Scripturæ compellit. Ibid. ; cf. supra, II, 4°, 1 (col. 742).

Il y a opposition essentielle entre le mouvement de la raison et la donnée de la foi, mais la raison et la foi n’ont point une égale autorité : en croyant, nous adhérons à l’objet, qui s’est lui-même révélé ; en raisonnant, nous usons, autant que nous le pouvons, des puissances que possède actuellement notre esprit ; la raison ne peut que s’arrêter devant le mystère et constater que, de soi, elle le nierait.

4. Le sens de la position nominaliste.

Gomment se représenter ici l’attitude du nominalisme ?

Tout se passe comme si un théologien, dont l’office est de raisonner sur les choses de la foi, ne disposait, pour ce faire, que d’un instrument, la raison, que la logique, où il s’est formé à penser, lui a appris à manier et à définir. A suivre cette raison, l’esprit conçoit qu’il n’existe dans toute réalité qu’un seul type de distinction : celle qui s’établit entre plusieurs choses, que l’on peut, au moins en droit, séparer.

Quand il rencontre la Trinité, l’esprit n’y trouve pas cette distinction. Si, exposant le mystère, il parle de relations réelles et de distinction formelle, ces relations et cette distinction le ramènent à la même difficulté fondamentale : comment ce qui est plusieurs peut-il aussi être un ? La même raison qui a ramené à la simplicité radicale de l’essence la multiplicité des noms divins est incapable de concevoir, si faiblement que ce soit, comment la Trinité est possible. Notre esprit doit finalement constater que le pouvoir ne lui est pas donné de parvenir ici à quelque intelligence de la foi.

L’unité divine.

La Trinité échappe aux prises de la raison, l’unité de Dieu également, mais à un degré moindre.

1. Le Dieu de la foi et le Dieu de la raison.

Le mot « dieu » se prend en un double sens, hoc nomen deus potest habere diversas descriptiones, Quodl., i, q. t ;
a) una est quod deus est aliquid nobilius et aliquid melius omni alio a se ;
b) secundo quod deus est idem quo nihil est melius prius vel perfectius.

Parler de Dieu, c’est se placer dans la perspective d’une hiérarchie des êtres : le premier, le meilleur, le plus parfait, voilà Dieu. Mais sa primauté peut s’entendre de deux façons :
au premier sens a), c’est une primauté sur tout être possible ; nous avons un Dieu qui est Entendement parfait, Volonté souveraine, Toute-Puissance, celui-là même dont nous avons étudié les attributs ;
au second sens b), il s’agit seulement d’une primauté sur tous les êtres réels ; nous n’avons plus l’être le meilleur possible, mais le meilleur des êtres réels.

Ces définitions posées, à la question de savoir si la raison peut prouver qu’il n’y a qu’un seul Dieu, ulrum possit probari per rationem naturalem quod tantum sit unus Deus, ibid., la réponse d’Occam est parfaitement claire :

Au sens a), l’existence de Dieu est indémontrable, et donc son unité, accipiendo Deum secundum primam descriptionem non potest démonstrative probari quod tantum est unus Deus. Cujus ratio est : quia non potest evidenter sciri quod Deus est… — - D’ailleurs, si l’on pouvait démontrer qu’il y a un Dieu, en ce sens, on pourrait démontrer aussi qu’il n’y en a qu’un, secundo dico quod si possit evidenler probari sic accipiendo Deum quod Deus est, tune unilas Dei posset probari.

Au sens b), on démontre bien l’existence de Dieu, mais on ne peut démontrer qu’il n’y en a qu’un : tertio dico quod unitas Dei non potest evidenter probari accipiendo Deum secundo modo…, sciendum tamen quod potest demonstrari Deum esse accipiendo Deum secundo modo prius diclo. Occam nous indique le principe de sa démonstration de Dieu ; il est nécessaire de poser un premier être pour éviter la régression à l’infini dans l’ordre des causes efficientes : quia aliter erit processus in infinitum nisi esset in entibus quo nihil esset prius et perfectius, ibid. ; cf. Quodl., II, q. i : standum est ad primum efficiens et non est processus in infinitum. Il faut s’arrêter à une première cause, ou à des premières causes, puisqu’on ne peut démontrer qu’il n’y en a qu’une, ex hoc non sequitur quod possit demonstrari quod tantum unum est taie, sed hoc tantum fide tenemus. Quodl., i, q. i. L’unité de Dieu n’est point une évidence, c’est un article de foi.

Conclusion : Au sens où l’on pourrait démontrer de Dieu qu’il n’y en a qu’un, on ne peut démontrer qu’il existe ; au sens où l’on démontre qu’il existe, on ne peut démontrer qu’il n’y en a qu’un.

Si nous appelons Premier Être, Primum Ens, l’Être le meilleur possible, et premier efficient, primum efficiens, le meilleur des êtres réels, auquel s’arrête de nécessité la régression causale, nous pouvons dire que la raison prouve qu’il y a un premier efficient, sans pouvoir démontrer qu’il n’y en a qu’un ; pour ce faire, il faudrait qu’elle démontrât que le premier efficient est aussi le Premier Être, ce que tient la foi seule : la distance du premier efficient au Premier Être mesure la distance du Dieu de la raison au Dieu de la foi.

2. Le premier efficient.

La preuve par la cause efficiente est la preuve philosophique par excellence, est ratio omnium philosophorum. Occam l’expose comme suit : Quicquid realiter producitur ab aliquo conservatur quamdiu manet in esse reali, sed iste efjectus producitui, ergo ab aliquo conservatur quamdiu manet. De Mo conservato quæro : aut producitur ab alio, aut non, si non est efficiens primum, sicut est conservons primum, quia omne conservans est efficiens… Si autem producitur ab aliquo, ergo conservatur ab alio, et de Mo alio quæro sicut prius, et ita vel oportet ponere processum in infinitum vel stare ad aliquod primum quod est conservans et nullo modo conservatum et taie erit primum efficiens, sed non est processus in infinitum in conservantibus, quia tune aliqua infmita essent in actu, quod est impossibile sicut patet per rationes Philoscphi et aliorum quæ sunt satis rationabiles, sic ergo videtur per istam rationem quod est dare primum conservans et per consequens primum efficiens. I Sent., dist. II, q. x, O. Le point de départ de la preuve, c’est le fait de la conservation de choses d’abord produites ; il y a des choses qui naissent, qui sont produites ; une fois produites, elles continuent d’être ; c’est qu’elles sont conservées. Les causes qui assurent leur conservation doivent exister en même temps que ces choses qu’elles conservent : s’il y avait une infinité de causes conservatrices, nous serions en face d’une infinité actuelle, qui est impossible. Le poids de la preuve porte sur l’impossibilité de l’infini actuel. C’est pourquoi Occam préfère la preuve par les causes conservatrices, où cet infini est en question, à la preuve par les causes productrices, où il ne l’est point -.semper omne conservans sive médiate sive immédiate est cum conservalo, non autem omne producium requiril omne producens esse médiate vel immédiate cum producto, et ideo quamvis posset poni processus in infinitum in producenlibus sine infinitate actuali, non tamen in conservantibus cum actuali. Ibid. Il y a des choses qui, une fois produites, sont conservées dans l’être ; les causes qui expliquent cette conservation devant exister à la fois, ne peuvent être qu’en nombre fini ; il y a donc une première cause, que nous pouvons appeler dieu.

La nature de ce dieu est chose très incertaine pour notre raison ; la régression causale pourrait s’arrêter à un corps céleste dont la causalité est donnée dans l’expérience, illud ejflclau potest poni corpus cœleste, quia de illo experimur quod est causa aliorum. Nec potest probari quod sil unum tantum tale… Quodl, II, q. i. Avec le premier efficient, nous sommes très loin du Premier Être, unique et parfait, dont l’unicité se prouverait par la perfection.

3. Du premier efficient au Premier Être.

La preuve de Duns Scot, dont la critique précède, dans le commentaire, I. Sent., dist. II, q. x, l’exposé de celle d’Occam, établit d’abord longuement la notion de causes essentiellement ordonnées. Gabriel Biel en fait la remarque : ostendit Johannes qux causée sint essenlialiter ordinatie, sciliect quorum posterior dependet a priori in causando et est imperfectior eætestsimul ad causandum. Collect., I, dist. II, q. x, a. 1, n. 1. Pour Scot, les êtres que nous prenons comme effets et causes forment essentiellement une hiérarchie. Il en est de même pour saint Thomas ; cf. Gilson, Le thomisme, 3e éd., Paris, 1927, c. iv et v.

Sans pouvoir instituer ici une comparaison très difficile en l’état de nos connaissances sur Scot, nous devons signaler que, chez Occam, l’idée de hiérarchie ne possède plus la même évidence : pour montrer qu’il n’existe qu’un Être suprême, natura eminentissima, il faudrait poser d’abord une hiérarchie des essences, qui ne s’impose point, oporteret probare quod omnes formae se habent sicut numeri ita scilicet quod semper una esset perfectior et alia imperfectior, quod non sufflcienler probatur. I Sent., dist. II, q. x, N. Occam ne voit pas la nécessité de poser des essences qui ne diffèrent que par leur plus ou moins grande perfection.

Le premier efficient l’emporte sans doute en perfection sur tous les effets, mais cela ne signifie point qu’il ait primauté sur tous les êtres, car ce n’est point une évidence que tout être soit une cause ou un effet, quamvis probetur quod primum efficiens est nobilius omni effectu, tamen non probatur quod est nobilius omni alio ente, quia non probatur sufficienter quod omne ens est efficiens vel effectus alicujus efficientis. 1 Sent., dist. XXXV, q. ii, C. Le nominalisme ne voit pas la nécessité de diviser tout l’être en causant et en causé.

Si tout l’être n’apparaît pas d’évidence pris dans un ordre de perfection et dans un ordre d’efficience, c’en est fait de l’évidence qu’il y a des causes essentiellement ordonnées. Pour Biel la foi seule nous assure qu’il existe de telles causes : non est nobis evidens per experienliam nec per demonstrationem, sed solum opinalum vel creditum aliquas causas sic esse essentialiler ordinatas. Collect., I, dist. II, q. x, a. 3, dub. 2, cor. 1. Le nominalisme n’assure point la preuve de Dieu sur les mêmes notions que le scotisme ou le thomisme. Biel remarque encore que la preuve d’Occam vaut pour des causes accidentellement ordonnées aussi bien que pour des causes essentiellement ordonnées : illa ratio procedit tam in accidentaliter ordinatis quam essenlialiter ordinalis. Ibid., a. 2, concl. 1. "Voilà sans doute le principe de son impuissance : dans la régression causale à partir du fait de la conservation, il s’agit bien, comme dans le cas de causes essentiellement ordonnées, d’un ordre dont tous les termes existent à la fois, mais ces termes ne sont envisagés que dans leur existence, nullement dans leurs essences. La preuve atteint donc une première existence : aliquod primum quod est conservons et non conseruatum ; primum efficiens, nobilius omni effectu, mais non pas l’Essence première : Primum Ens, nobilius omni alio ente. On peut appeler dieu le premier existant, mais la raison ne prouve qu’une primauté de fait, quo nihil est melius, prius vel perfectius, nullement I une primauté de droit, aliquid nobilius elaliquid melius omni alio a se.

Avec les causes essentiellement ordonnées, le Premier Être se retire du domaine de la raison pour passer à celui de la foi : nous voyons que les choses qui existent sont produites, et ensuite conservées ; si cette production peut nous jeter dans une régression causale indéfinie, il faut nous arrêter dans l’ordre causal de la conservation, admettre une première existence, — unique ou multiple ? La raison ne peut décider. Mais la foi nous apprend que ce premier efficient est le Premier Être, absolument parfait, perfectissimum, donc unique.

La raison devant Dieu.

A situer par rapport au pouvoir de notre raison les problèmes que nous avons tour à tour examinés à propos de Dieu, nous obtenons la perspective suivante :

1. Le premier efficient.

Le monde est un ensemble de choses, dont certaines naissent et durent, sont produites, puis conservées parles autres. La conservation d’un effet suppose la coexistence de toutes les causes qui le conservent. Pour échapper à l’infini actuel, nous devons poser un nombre fini de causes, et une première cause non causée : ce premier efficient est l’être le plus parfait qui soit au monde, mais nous ne pouvons démontrer qu’il soit unique.

Voilà tout ce que, de ses forces naturelles, là raison établit.

2. La déité.

Nous croyons qu’il y a un seul Dieu : l’Être absolument parfait. Posé le Dieu de la foi, voici ce que la raison conclut en le considérant :

Tout ce qui est en Dieu est également parfait : entre les choses divines, on ne peut mettre une dépendance qui y ferait apparaître une hiérarchie.

Il n’y a point des perfections divines, mais une perfection simple d’où il faut repousser l’ombre de toute distinction.

L’Être parfait et simple connaît et veut les autres êtres. Mais, ne pouvant analyser ses actes sans mettre en Lui des distinctions et des dépendances, nous devons renoncer à dire pourquoi et comment Il connaît et veut. Toute question de ce genre nous ramène à cette donnée que Dieu est Dieu : à la déité.

La volonté de Dieu, radicalement une avec son essence et son entendement, n’admet aucun ordre antérieur ni même intérieur ; cela donne tout son sens à la liberté de la création du monde et de son ordre, naturel et surnaturel, où paraît un Dieu de toute puissance et de pure miséricorde.

3. La Trinité. —

Par la foi, nous ne tenons pas seulement qu’il y a un seul Dieu, mais encore qu’il est un en trois personnes. Après avoir considéré la simplicité radicale de l’essence divine, la raison ne conçoit aucunement la possibilité de la pluralité des personnes : laissée à la nécessité de son propre mouvement, elle la déclarerait absolument impossible.

Dans notre connaissance de Dieu, il y a ainsi trois zones, de plus en plus lointaines à notre raison.