Dictionnaire de théologie catholique/PÉCHÉ IV. Les péchés comparés entre eux

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.1 : PAUL Ier - PHILOPALDp. 90-96).

IV. Les péchés comparés entre eux.

Les péchés se distribuent selon des espèces diverses. Il se pourrait « pie celles-ci fussent organisées de manière à ne former qu’un seul système, ainsi qu’il advient aux vertus qui n’existent pas en régime indépendant. Il se pourrait du moins que les péchés, divers et indépendants quant à leurs espèces, fussent égaux dans la privation qu’ils infligent. D’où les deux recherches distinctes que nous entreprenons sous le titre général des péchés comparés entre eux : 1° les rapports des péchés entre eux ; 2° l’inégale gravité des péchés.

1° Rapports îles péchés mire eux. Comme les

vertus sont connexes entre elles, il serait assez naturel rie rechercher si les vires ne le sont pas. Mais la théologie sans doute eût moins insisté sur ce point sans le texte célèbre de saint Jacques qui, au rebours du sentiment commun, semble rendre l’auteur d’un seul péché coupable de tous les péchés : Quicumque lolam legem servaverit, oflendat autem in uno, factus est Wimium reus. Jac, ii, 10. Ce versel a beaucoup troublé Mlnt Augustin, au point qu’il consulta à ce sujel saint Jérôme, non sans trahir son émoi, EpisL, ex xvii, /'. /… |. XXXIII, col. 733 sq. P, Lombard

i transmis aux théologiens médiévaux la question de saint Augustin avec la solution que ie Père proposait /// Sent., dist. X |.

Une théologie systématique, comme est celle de Mini Thomas, peut traitei ce poinl comme il suit. Xnl "' ' i l’intention du v< rtueux, autre celle du p< cheiir, par rapport à la raisin. Le premier entend se conformer à la raison, « i |e sou< i de mesurer son ai lion m < ette règle lui dicte sa conduite. Don la connexion

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de toutes les vertus, préposées aux actes divers de sa conduite, en cette vertu de la droite raison qui est la prudence. Le pécheur ne se propose point de se détourner de la raison, mais bien plutôt de poursuivre quelque bien, lequel est l’objet propre de son acte au point de conférer au péché son espèce. Il n’y a donc pas lieu de faire procéder tous les péchés d’une sorte d’imprudence foncière ; s’il y a entre eux quelque connexion, elle doit être cherchée du côté du bien qui est l’objet de l’intention volontaire. Or, y a-t-il là quelque unité? Certains thèmes célèbres de la littérature chrétienne le feraient d’abord penser, telles les antithèses augustiniennes : l’amour de Dieu faisant la cité céleste, l’amour de soi faisant celle de la terre De cio. Dei, XIV. xxviir, P. L., t. xli, col. 436 ; cf. Enarr. in ps. lxiv, t. xxxvi, col. 772 sq. Mais ces formules ne peuvent dérober à l’analyse la dissemblance des deux cas. Il est vrai que l’amour de Dieu opère l’unité de tous nos appétits du bien ; mais l’amour de soi n’opère pas l’unité de tous nos appétits du mal. Car aimer Dieu, c’est aimer cet objet qu’est Dieu ; s’aimer soi-même, c’est aimer comme objet tout ce qui pourra convenir à soi. Aimer Dieu, c’est aimer Dieu lui-même ; s’aimer, c’est aimer quelque autre chose en faveur de soi-même. Or, pour qui ne s’est pas fixé au bien absolu, la multitude des biens changeants séduit successivement son amour. Il n’y a pas de rapport nécessaire entre ce qu’il aimait hier et ce qu’il aime aujourd’hui. La séduction qu’il a subie d’un bien ne le rend pas insensible à quelque bien nouveau, qui est avec le premier sans commune mesure. Le pécheur est en proie à la multiplicité. Et cette douloureuse condition de sa vie, recedendo ab unitale ad muililudinem (Sum. theol., I a -Il^, q. lxxiii, a. 1), est du moins le signe qu’en faisant un péché il ne se rend pas coupable de tous les autres

Mais qu’advient-il en cette théologie du texte de saint Jacques ? Saint Thomas l’entend ex parle aversionis. L’apôtre enseigne, explique-t-il, que l’homme, en commettant un péché, s'écarte d’un commandement de la loi ; or, tous les commandements viennent d’un seul et même auteur, aussi le même Dieu est-il offensé dans tous les péchés. Et comme la peine du péché vient de ce qu’on y a offensé Dieu, on peut dire justement qu’un seul péché rend digne de la peine attachée à tous les péchés : omnium reus (ibid., ad lum). En somme, quel que soit le péché commis, et tout en n’encourant la culpabilité que d’un seul péché, le pécheur a offensé le même Dieu qui es1 offensé en tous les péchés : el de l’offense de Dieu vient qu’il est soumis au châtiment, Cette interprétation du théologien scolas liquc n’est point sans parenté avec celle que découvrait déjà saint Augustin : il y a, en tout péché, ce point commun qu’il est contraire à la charité, don dépend toute la loi : par là. il se rend coupable contre toute la loi puisqu’il offense le principe qui la contient floe. til.). L’exégèse moderne se rencontre, pour le principal, avec ces vénérables témoignages. L’objet de saint.la..pies est de faire sentir aux Juifs, ses correspondants, la gravité d’une seule faute, puisque, par cette faute, c’est la loi qui est atteinte, la même loi qui prohibe tous les péchés ; aussi, au %. 11. conclut il. non pas que Ton a commis <vu.rimes, mais que I on a transgressé la loi. Du reste. le rap inocliement que l’on peut faire entre le y. lu de saint Jacques et la littérature juive invite à voir dans l’es pression de l’apôtre, moins renoncé- d’un fin Idéal qu’un procédé juif d’amplification pour mettre en

relief la gravité d’un.- tauie.i Chaîne, L'épttre de

latnt JacqtUS, Paris. [927, p. 52. On retiendra.1. explications que le texte inspire ne saurait autoiin

ie qu’on appelle une connexion « les péi lies, mais qu’il

se prêt* a signaler les conditions privative ! dont est

affecté le péché, et qui louchent à cela même qui est le principe de notre rectitude morale : la raison, la charité, la loi, Dieu. Par là, il y a un certain retentissement universel de tout péché dans l'âme humaine. Là-dessus, voir VII, Les effets du péché. Ce n’est qu’un bien particulier où l’on tend ; mais c’est la majesté de la loi, etc., d’où l’on se détourne.

On pense bien que cette dispersion, où se répand le péché, ne fait guère l’affaire de la science morale, singulièrement de la théologie. Aussi, depuis longtemps, et ne fût-ce que pour contenter un besoin de l’intelligence, a-t-on essayé quelque organisation de cette matière décevante. La théorie des péchés capitaux est l’un des meilleurs bénéfices de cette recherche. La théologie en doit l’héritage à saint Grégoire le Grand, qui le reçut d’une tradition déjà formée. Entendue à la manière de saint Thomas, comme nous verrons, cette classification possède une valeur objective et dénonce une certaine connexion des péchés. L’amour de soi, qui porte le pécheur dans tous les sens, peut faire prévoir qu’il s’attachera à quelqu’un de ces biens que signalent les péchés capitaux. De plus, chacun des péchés capitaux est propre à susciter quelques péchés déterminés, le plus souvent associés à l’appétit déréglé de ce bien principal. Voir ci-dessous, VI : Les causes du péché.

Par ailleurs, saint Thomas ne s’interdit pas à l’occasion de relever quelque enchaînement de péchés quand il dit, par exemple, que des péchés moraux conduisent quelquefois à la perte de la foi, que des péchés plus légers conduisent à l’orgueil. Sum. theol., II 11 - !  ! 33, q. clxii, a. 7, ad 3um, ad 4um. De même, ne peut-on concevoir des hommes organisant systématiquement leur vie de péché, en ce sens qu’une fin étant par eux préférée, l’excellence propre par exemple, ils ordonnent ingénieusement à la servir les actes qui y sont le mieux adaptés ? On serait donc tenté de reconnaître, en ce monde du péché, quelques lignes constantes et quelques connexions partielles : grâce à quoi se trouve quelque peu dirigée, jusqu’au sein du mal, l’intention vagabonde du pécheur.

Inégale gravité des péchés.

 Nous avons reconnu

aux péchés une certaine communauté du côté de l’aversion. Par là, ne sont-ils pas tous égaux ? Et si l’aversion fait la gravité du péché, par là ne sont-ils pas tous également graves ?

1. Preuve de cette inégalité.

Une école philosophique a jadis enseigné l'égalité dans le mal de tous les péchés, comme elle enseignait l'égalité de toutes les vertus.

Saint Augustin a connu cette opinion stoïcienne qu’il rapporte dans la lettre à saint Jérôme déjà citée. Epist., clxvii, P. L., t. xxxiii, col. 733. Il eut même à la combattre chez des contemporains qui, sous l’influence de Jovinien, renouvelaient en plein christianisme ces dogmes stoïciens. Et cette circonstance nous a valu de la part de saint Augustin des distinctions expresses où se trouve définie ce qu’Harnack a appelé l'échelle de la vertu et du vice. Voir art. Augustin', t. i, col. 2440-2441. Il n’est d’ailleurs pas impossible que l’on puisse relever, chez certains auteurs ecclésiastiques, comme saint Basile et saint Isidore, des traces d’un sentiment suspect selon lequel les moindres péchés seraient déjà de grands péchés. On comprend le louable souci d’où proviennent ces pensées : mais elles sont en toute rigueur inacceptables (voir une pieuse interprétation de ces auteurs dans Billuart, op. cit., tr. De peccalis, diss. III). Saint Thomas a connu l’opinion stoïcienne, que Cicéron expose et approuve dans ses Paradoxa ad M. Brulum, par. m (en deux autres ouvrages, le même Cicéron réfute l’opinion stoïcienne : Pro Murena, c. xxix-xxx ; De finibus…, l. IV, c. xxvii, n. 74 sq.). Tout indique que l’auteur de la Somme théolo gique a vérifié ses informations par une lecture directe de l'écrivain latin.

Contre l’opinion stoïcienne, le sens commun se rebelle ; le sens chrétien aussi, en ce qu’il a de plus constant, que confirment soit des textes inspirés (Qhi tradidit me tibi majus peccatum habel, Joa., xix, 11 : etc.), soit l’enseignement ordinaire et les usages universels de l'Église. La nécessité de justifier l’inégalité des péchés contre la philosophie stoïcienne et tes adeptes renaissants conduira donc le théologien catholique à préciser très exactement ce qu’il a d’abord avancé sur la commune aversion des différents péchés. Pour nous, la connaissance que nous avons acquise de la nature du péché doit ici assurer notre étude. mais recevoir à son tour de celle-ci un surcroît de garantie et de discernement.

Les arguments des stoïciens étaient nombreux : voir Cicéron, loc. cit. Saint Thomas semble avoir dégagé justement leur pensée foncière quand il dit que ces philosophes considéraient le péché du côté de la privation ; or, croyant que toute privation est absolue, ils concluaient que tous les péchés sont égaux (le mot de privation est étranger au texte de Cicéron ; cf. cependant pour la pensée, quum, quidquid peccatur, perturbatione peccetur rationis atque ordinis, perturbata autem ralione et ordine, nihil possil addi quo magis peccari posse videalur…). Puisqu’il s’agit de l’aversion du péché, montrons que toute privation n’est pas absolue ; que celle dont souffre le péché est susceptible de plus et de moins. Un peu d’attention découvre qu’il y a les deux genres de privations : celles qui ne laissent dans le sujet absolument rien de la disposition contraire, comme la mort qui ôte complètement la vie. Ces privations-là ne souffrent ni plus ni moins, et il serait ridicule de dire que des morts sont plus ou moins morts. Mais il est des privations qui laissent dans le sujet quelque chose de la disposition contraire, comme la maladie qui ôte plus ou moins de santé. A celles-ci, on applique justement le plus et le moins, et tout le monde comprend qu’un homme soit plus ou moins malade. En ce cas, il est d’un grand intérêt que la privation soit petite ou grande, que la maladie soit légère ou grave ; s’il fallait être malade, on préférerait l'être peu que l'être extrêmement ; tandis que lorsqu’il faut mourir, ces différences perdent leur sens. Or, la privation dont souffrent les péchés est dans le genre des privations variables ; jamais, elle n’est une privation absolue. Ils sont privés en effet de la juste convenance à la raison : or, ils ne peuvent l'être au point d'ôter complètement l’ordre de la raison. Car le mal, s’il n’y a que du mal, se détruit lui-même. En l’espèce, il ne resterait rien de la substance de l’acte ni de l’affection de l’agent, s’il ne restait rien del’ordre de la raison. Aussi importe-t-il beaucoup à la gravite des péchés que l’on s'écarte plus ou moins de la rectitude raisonnable. Sum. theol., I*- !  ! 88, q. i.xxiii, a. 2.

On prendra garde que ce raisonnement concerne la privation dont souffre l’acte même du péché, non ces privations qui sont l’effet du péché. Quant à cellesci, elles sont absolues dans le péché mortel, qui ne laisse rien subsister dans l'âme de son rapport avec la vraie fin dernière, voir, n. VIII. Pour cette raison, beaucoup de chrétiens ne font plus guère entre les péchés d’autres différences que celles du mortel et du véniel : mais, si ce discernement est pratique et vrai, il est loin de représenter toute la variété et l’inégalité dont les péchés, même mortels, sont suceptibles : sans doute serait-il avantageux pour l'éducation des consciences qu’on divulguât davantage l’enseignement de la théologie que nous reproduisons ici. On y considère la privation dont souffre le péché en luimême, celle en quoi consiste ce que nous avons appelé plus haut, col. 147. la malice privative du péché, et ]

qui est l’accompagnement nécessaire de cette malice positive qui constitue le péché. Elle est faite du défaut de cela qu’eût mis dans l’acte la droite raison, mais nous en avons ci-dessus suffisamment débattu la nature.

Sur le plan même où il faut l’entendre, des théologiens ont néanmoins contesté la validité du raisonnement que nous venons de rapporter. Vasquez a dirigé contre lui une objection célèbre. Op. cit., disp. XCIX, c. ni ; cf. Salm., op. cit., disp. IX, dub. i, n. 3. La privation dont souffre l’acte mauvais ne laisse rien dans le sujet de la forme contraire. Il le prouve, car la forme opposée à la privation dont nous parlons est la rectitude et la bonté morale ; or, celle-ci est complètement détruite en quelque péché que ce soit, faute de quoi, cet acte serait à la fois bon et mauvais. Et, contre la démonstration de saint Thomas, ce théologien observe que ce reste de raison qui subsiste plus ou moins, mais nécessairement en tout péché, faute de quoi le péché se détruirait lui-même, n’est point la forme opposée à la privation dont on parle, mais son sujet, à savoir la substance de l’acte libre ; dès lors, qu’il y en ait plus, qu’il y en ait moins, cela ne fait rien à l’affaire et ne touche pas à la privation dont nous parlons.

Les thomistes ont tenté en plusieurs manières de justifier leur maître. Il fallait d’autant plus le faire que la propre position de Vasquez ne semble point satisfaisante. Selon ce théologien, l’on pourrait encore affirmer l’inégale gravité des péchés (et aucun théologien ne peut éviter de le faire), quand même la privation dont chacun est affecté serait absolue, car ces privations, égales en la raison de privation, seraient variables en la raison de mal, en tant qu’elles priveraient d’une perfection plus grande ; ainsi la privation de la vue est un plus grand mal que la privation de l’odorat, encore que l’une et l’autre soient des privalions absolues. Mais on voit aussitôt que cette expli. ut ion ne rend point compte des gravités inégales en la même espèce de péchés. Salmentic, op. cit., disp. IX, n. 19. La continuation que tire Vasquez des péchés d’omission tombe, si l’on avoue que dans une même espèce l’omission prise en elle-même n’est point susceptible d’inégalité. Ibirf., n. 21. Mais comment défendre le raisonnement de saint Thomas contre l’objection de Vasquez ?

Cajétan l’a tenté avant la lettre, quand il a expliqué ce raisonnement. On peut comprendre, dit-il, que le mal moral n’ôte point tout le bien opposé, en ce sens que tout acte, si mauvais qu’il soit, laisse subsister le rapport à la béatitude, donc au moins cette bonté morale commune. Ia-IIæ. q. XVIII, a. (i. Mais on peut chu tester que ce rapport a la béatitude, qui subsiste en elfet en tout acte libre, constitue une bonté morale et îKiii pas seulement une bonté physique ; de fait, Certains thomistes n’accordent pas cette thèse à Cajétan. (Cf. Salm., op. cit.. De bon. et mat. hum. ad.. dUp. Y. n. 4fi-47, éd. cit., t. VI, p. 118-110.) Négligeant quelques antres tentatives (voir ibid., tr. Dr ritiis et peccatis, disp. IX, n. 6-8). nous rapporterons les deux solutions qu’ont élaborées les Salmant icenses. et qui nous semblent sauver de la difficulté de Vasque/ la validité du raisonnement « le saint Thomas.

Selon ces théologiens (dont la subtilité n’< i pas superflue en ce difficile débat), la malice privative du péché s’oppose immédiatement non pas à la bonté

formelle del’acte humain, mais a ce qu’ils appellent

sa bonté fondamentale. Tandis que la boule formelle consiste en la tendance formelle de l’acte vers un objet actuellement réglé par la raison, la bonté fonda mentale consiste dans le contours et la convenance de

m lièrent s éléments : I' >bjet, la lin. les circonst qui, étant atteints librement et physiquement, ton

dent la bonté formelle ; plus brièvement, elle est la tendance physique de l’acte vers l’objet, etc., d’où va résulter la bonté formelle. Que ce mot de tendance physique ne fasse pas ici illusion : nous entendons bien que cette tendance physique a une valeur morale, car elle s’adresse à des termes en tant qu’ils sont réglés par la raison : elle est la tendance tombant sous la loi morale. On ne la confondra point avec la substance de l’acte libre, qui fait abstraction du bien et du mal, qui peut se vérifier plus parfaitement dans un acte mauvais que dans un acte bon. Nos auteurs prouvent leur proposition, savoir que la malice privative s’oppose immédiatement à la bonté fondamentale, non à la bonté formelle, par plusieurs raisons, dont la première est celle-ci : la malice privative doit consister immédiatement en la privation de cela que l’homme est tenu de mettre immédiatement en son acte ; or, il n’est tenu d’y mettre que la bonté fondamentale. La bonté formelle, en effet, n’est qu’un mode advenant à la substance de l’acte bon, résultant de cette bonté fondamentale que seule l’homme a le pouvoir de poser immédiatement. Disp. VI, n. 24-27.

Cette distinction établie et cette proposition prouvée, on réfute Vasquez en niant sa mineure, selon quoi la privation de rectitude dont souffre l’acte mauvais est une privation absolue. Car si, dans l’acte du péché, il ne demeure rien de la bonté formelle, il demeure et demeurera toujours quelque chose de la bonté fondamentale. Ce dernier point s’établit facilement. Il n’est point d’acte mauvais en effet dont soient corrompus tous les principes moraux concourant à le constituer : l’objet, la fin, les diverses circonstances : il y faudrait un hasard si peu probable ou une habileté si consommée que l’on peut tenir le cas pour chimérique. Mais concédons que l’événement n’en soit pas métaphysiquement impossible, et qu’il ne répugne pas absolument qu’un acte humain se rencontre qui soit corrompu universellement par tous ces endroits. Il en restera du moins un autre, qui sauve notre thèse Car en cet acte demeure sa relation avec la raison : or, nous pouvons dire que le fait même de procéder de la raison, et avec un regard à la raison, constitue une bonté fondamentale, celle-ci indestructible ; bien plus. sur ce rapport à la raison est fondée toute la bonté morale de l’acte, et à cause de ce rapport sont dus à l’acte objet, circonstances et fin bons : car, du fait que l’homme agit comme raisonnable, la loi de raison lui dicte d’agir avec un objet bon, etc., c’est-à-dire avec toute la rectitude raisonnable que demande la matière où il agit. Cf. disp. VI, n. 7. Ainsi subsistera-t-il, en tout acte humain, au moins cette bonté fondamentale, laquelle, au demeurant, est variable en sa raison de fondement de la bonté morale, selon qu’elle est conjointe à une plus ou moins grande malice. II. comme nous avons dit que la malice privative du péché s’oppose immédiatement à la bonté fondamen talc, on doil avouer que cette privation ne peut être absolue. Parla est réfutée la mineure de Vasques cl maintenu le raisonnement de saint Thomas. Disp. IX,

n. S- 12.

On dira peut-être c mitre cette solution qu’elle se détruil elle-même, car. ayant reconnu que la boule

formelle résulte de la bonté fondamentale, nos théons De doivent-ils pas avouer que tout péché relient quelque bonté formelle, selon ce qu’il retient Justement de boute fondamentale ? Mais la conséquence qu’on leur demande ainsi est vicieuse. des que se trouve Corrompu l’un des principes d’où vient

a l’acte s ; i moralité, les autres fussent Ils bons, lac te ne doit pas avoir lieu : s’il a lieu, il est formellement

mauvais. Il répugne a la droite raison cpie l’on fasse un

.(i i( (|ni lui suii c.mil.me par quelque point Nos théo

logiens ont démontré ailleurs que le même acte humain 171

PÉCHÉ. GKAVJTÉ 1NÉGALK DES FAUTES

!

ne peut à la fois être formellement bon et formellement mauvais. Op. cit., tr. De bon. et mal. hum. acl., disp. VI, dub.. Nous croyons que ces analyses ne font que répondre à l’extrême complexité de cette matière et que l’on comprend malaisément saint Thomas au prix d’un moindre discernement. Les mêmes théologiens ont proposé de l’objection de Vasqucz une seconde réfutation, qui tient en ceci : que, du fait qu’un acte est raisonnable, il peut lui être dû une rectitude toujours plus grande ; et donc la privation dont il est affecté n’est point la plus grande dont il soit susceptible, op. cit., tr. De vitiis et peccatis, disp. IX, n. 13-18 : il ne suffit point, pour qu’une privation soit absolue, qu’il ne reste rien dans le sujet de la forme contraire.

A l’occasion d’une opinion divergente, les carmes de Salamanque ont pris la peine d'étendre expressément la thèse de l’inégale gravité des péchés aux péchés contraires au seul droit positif. Il est seulement exact que certains de ces péchés ne croissent pas en gravité selon la quantité de l’acte prohibé ; que l’on ait plus ou moins mangé avant de célébrer la messe, le péché est égal. Cette singularité tient à, l’intention du législateur, qui a pu légiférer sur la substance de l’acte, non sur sa quantité. Ibid., disp. IX, dub. n. Quant aux péchés d’omission, où la privation ne se mesure point selon ce qui reste de droite raison dans l’acte qu’elle affecte, puisqu’ils peuvent être dépourvus de tout acte, la gravité en est inégale selon les préceptes affirmatifs dont ils sont l’omission. Voir Qusest. disp. de malo, q. ii, a. 9.

2. D’où se prend l’inégalité.

Les péchés sont donc inégaux entre eux. On l’a établi contre une école adverse et par un argument valide. Du même coup, nous nous sommes imposé une tâche que les stoïciens évitaient, et qui est d'évaluer la gravité des divers péchés.

Leur inégalité consiste en ce que ces actes humains sont privés plus ou moins de la rectitude raisonnable. Nous pouvons désigner par le mot de gravité une telle privation ; de même qu’une maladie est dite grave à proportion que l’organisme est privé de sa santé naturelle, de même un péché est grave à proportion que l’acte humain est privé de la rectitude raisonnable. La gravité désignera donc ce que saint Thomas appelle l’aversion du péché, consécutive à sa conversion. Nous avons bien établi ci-dessus que le péché consiste formellement dans la conversion, c’est-à-dire dans cette tendance de la volonté vers un bien déréglé, qui est un mal moral positif ; mais nous avons dit aussi qu’une telle conversion entraîne dans l’acte humain la privation de ce qui lui revient, privation où le mal moral se trouve rejoindre la raison de mal, absolument parlant, où le péché reçoit le complément qui achève de le faire mauvais : aversio, dit saint Thomas, in qua perficitur ratio mali. Sum. theol., l"-IV£, q. lxxiii, a. 3, ad 2um. Évaluer la privation sera donc révéler le mal-dont souffre le péché. Mais l’analyse que nous avons d’abord accomplie nous avertit que le mal ainsi déclaré et consommé est d’abord et principalement chose positive ; il en va comme de la maladie, où la privation de la santé dénonce quelque foyer d’infection qui est la maladie même. A qui serait surpris en outre que l’on désignât la privation d’un mot évoquant poids et lourdeur, on répondrait justement (saint Thomas, par une omission inattendue, emploie sans avertir le mot de « gravité » ) en signalant de la privation cette origine positive et déjà mauvaise que nous venons de rappeler.

a) Premièrement et principalement, la gravité d’un péché se tire de l’objet de ce péché. — On établit cette conclusion comme suit :

La gravité du péché signale ce désordre ou cette disproportion de l’acte humain privé de sa rectitude,

laquelle se prend de la raison : comme la gravité d’une maladie consiste dans ce trouble d’un organisme dérangé de son ordre naturel. Or, il est manifeste qu’une maladie est d’autant plus grave qu’elle atteint un principe plus fondamental du bon ordre de l « rganisme, soit le cœur ou les poumons, etc. ; de même un péché est d’autant plus grave que son désordre concerne un principe plus fondamental de l’ordre raison nable. La raison à son tour lire son ordre des objet-, auxquels adapter l’action, lesquels, à ce titre, ne sont pas seulement la matière, mais aussi les fins de l’action, d’où celle-ci, par conséquent, reçoit sa forme. Or, il y a entre ces objets, sur lesquels se forme l’action humaine, diversité et hiérarchie. A s’en tenir aux catégories les plus saillantes, on signalera Dieu, l’homme, les biens extérieurs. L’objet le plus élevé est celui qui constitue le principe radical de l’ordre raisonnable, c’est-à-dire la (in dernière : Dieu. On appréciera les autres selon la proximité où ils sont de Dieu. Pratiquement, l’ordre de la charité, que la théologie enseigne, donne la mesure exacte et concrète de la dignité des différents objets qui sont les fins de nos actions. On remarquera cette définition de l’ordre raisonnable et comme il mérite d'être appelé objectif.

Qu’un acte humain se dérègle, il est maintenant manifeste que son désordre est d’autant plus grave qu’il concerne un objet plus élevé. Le péché d’homicide, par exemple, qui trouble le bon ordre d’un acte par rapport à l’homme, est plus grave que le vol, qui le trouble par rapport aux biens extérieurs, moins grave que l’infidélité, qui le trouble par rapport à Dieu. On graduera les péchés selon la même règle à l’intérieur de chacune de ces catégories.

Ce que nous venons de dire de l’objet des actes s’entend aussi des fins ultérieures à quoi ces objets peuvent être ordonnés, des circonstances qui en spécifient la condition, puisqu’elles concourent avec ces objets à donner aux actes leur forme (voir ci-dessus, col. 150. la distinction spécifique des péchés).

Il apparaît que tous les péchés, selon cette doctrine, en dépit de leurs différences spécifiques, sont comparables entre eux sur le point de la gravité, car tous les objets de l’action humaine, comme toutes les fins ou circonstances qui les peuvent modifier, se distribuent selon une seule hiérarchie et pour ainsi dire un seul genre, à quoi préside l’unique fin dernière.

Que la gravité ainsi déterminée soit la première el la principale dont souffre un péché, comme nous disions dans l'énoncé de cette conclusion, cela ressort qu’elle est prise du principe même qui spécifie le péché, savoir : l’objet, l’nc telle gravité n’est que l’infirmité d’un acte considéré en cela même qui le fait ce qu’il est, d’un acte volontaire saisi en ce point même où va droit l’intention de son auteur. Elle l’atteint au cœur. Dans l’intérêt de l’exégèse, on remarquera que saint Thomas la nomme principale et non essentielle, marquant expressément qu’elle est consécutive à l’espèce, quasi consequens speciem. Sum. theol.. Ia-IIæ, q.Lxxiii, a. 3.

b) Applications. — De ce principe établi, il suit que l’on mesure justement la gravité principale du péché selon ces divisions que nous avons dit plus haut avoir valeur spécifique. Soit les péchés charnels et les péchés spirituels. Nous dirons que les péchés spirituels sont de soi, ceteris paribus, plus graves que les charnels, car ceux-là désignent un désordre relatif à un objet plus élevé, ceux-ci un désordre relatif au corps, qui est objet d’un moindre amour de charité. Encore doiton convenir que les péchés charnels sont plus honteux, mais c’est une distinction élémentaire en morale, quoique assez souvent inaperçue, que celle de la honte et de la gravité. L’une désigne le désordre de l’action, l’autre son caractère avilissant, dû à la prépondérance

du brutal sur l’humain. Sum. theol., Ia-II*, q. i.xxiii, a. 5 ; cf. un texte fort intéressant, IIa-IIæ q. cxviii, a. 5.

Par une autre application du même principe, on juge de la gravité d’un péché selon la dignité de la vertu à laquelle il s’oppose. Car la dignité de la vertu se prend précisément de l’objet, duquel dépend aussi, nous l’avons dit, la gravité du péché. I a -II ffi, q. i.xxiii, a. 4. Ainsi dirons-nous que les péchés contraires aux vertus théologales sont plus graves, de gravité principale, que les péchés contraires aux vertus morales ; ceux-là sont dirigés contre Dieu, suprême principe de l’ordre raisonnable, ceux-ci contre la créature. On peut confirmer cette appréciation en signalant que l’on se désordonné là non seulement par rapport à un objet plus haut, mais aussi d’une manière plus directe : car on y veut se détourner de Dieu ; l’aversion même — et la pire de toutes — y est l’objet de l’intention volontaire, égarée jusqu'à rechercher un bien dans ce désordre ; l’adhésion à quelque bien périssable n’est que consécutive à ce premier mouvement de la volonté. Tandis que, dans les péchés contraires aux vertus morales, l’on adhère directement à quelque bien périssable, d’où suit l’aversion dont cet acte est frappé : la volonté ne s’y porte donc [joint d’un mouvement droit vers cela même où se consomme la gravité du péché. Cf. Sum. theol., ID-ID', q. xx. a. 1. ad lum. Entre ces deux genres de péchés, se situe le cas singulier de l’orgueil, qui participe de l’un et de l’autre, et dont on peut dire, en un certain sens, qu’il est le plus grave de tous les péchés. Voir ORGUEIL, col. M23 sq.

Il arrive, notamment en matière morale, qu'à la même vertu s’opposent deux vices contraires (on cul l’occasion déjà de le dire plus haut) ; sont-ils également graves ? A la suite d’Aristote, saint Thomas énonce là-dessus une règle générale : c’est que ce vice est le plus grave qui s’oppose davantage à la vertu. Car des deux vices contraires, il advient toujours que l’un est plus semblable à la vertu, ne faisant que trop incliner dans le même sens, tandis que l’autre incline dans le sens contraire. On s’informera donc en chaque cas du sens où incline la vertu. La force, par exemple, est une vertu d’impulsion : l’audace, qui excède dans l’impulsion, ressemble à la vertu davantage que la crainte. Elle est aussi moins grave. La tempérance est une vertu de retenue : l’insensibilité <|ui est trop réservée, ressemble à la vertu plus que l’intempérance. On en déduit sa moindre gravité, etc. Eth. Nie, t. II, c. vin ; S. Thomas, leç. 10.

Sur cette règle de l’opposition à la vertu, les commentateurs de saint Thomas ont énoncé des précisions, dont voici la substance, Salin., disp. IX, dub. I v :

La règle vaut quand l’opposition porte sur l’objet premier et principal de la vertu, don celle-ci revoit sa dignité. I.e schisme, par exemple, oppose a la charité quant à son objet secondaire, savoir le prochain, est moins grave que l’infldéliti

La règle vaut si le peelié. oppose a une ertll in le

rieure. n’inclut pas en outre une opposition à quelque vert h supérieure. L’adultère, par exemple, contraire à la chasteté', est plus grave que le vol, contraire a l.i justice, car il inclut aussi une injustice. D’une façon générale, on observera que les pèches contraires i la tempérance, la moindre des vertus cardinales, ne sont tenus pour si graves que parce qu’ils Incluent opposition soit a la Justice, soit à quelque autre vertu supérieure a la tempérance.

La règle vaut pour les péchés s’opposanl de la même manière aux erlus. c’esl ; < duc toit pal mode de transgression, soit par mode d 'omission. Il est très probable que tel péché d’omission opposé > une vertu supérieure, l’abstention de la messe, par exemple.

est moins grave que tel péché de transgression opposé à une vertu inférieure, soit un homicide.

Dans le cas d’une matière tombant exclusivement sous la loi positive, il se peut que le péché soit plus grave qui était davantage interdit, encore qu’il ne s’oppose qu'à une vertu inférieure. Mais ceci ne vaut que peur les péchés d’omission.

Tout ce que l’on vient de dire de l’opposition aux vertus elles-mêmes s’entend aussi de l’opposition aux actes vertueux, en ce sens que, dans la matière d’une même vertu, ce péché est plus grave qui s’oppose à un acte plus élevé de la vertu.

L'évaluation de la gravité du péché selon les personnes contre qui l’on pèche, n’est qu’une" autre application de la mesure que nous avons dite. Car ces personnes sont de quelque façon objet du péché. L’on peut déterminer leur effet sur le péché, si l 'on considère leurs relations avec ce que l’on sait être les fins plus ou moins hautes de l’action humaine. Offenser une personne conjointe à Dieu soit par la vertu, soit par son office, c’est atteindre de quelque façon Dieu luimême : on aggrave d’autant son péché. Offenser une personne conjointe à soi-même, soit par les liens naturels ou par les bienfaits, ou autrement, c’est dequelejue façon pécher contre soi-même : le péché en est rendu plus grave. Offenser enfin une personne dans laquelle nombre d’autres se trouvent lésées, c’est atteindre son prochain beaucoup plus que dans le cas où l’offense n’aurait pas d’extension ; ainsi advient-il quand le péché porte sur une personne publique ou une personne célèbre : et le péché s’en trouve donc aggravé. Observons que, des trois catégori s de personnes que nous venons de recenser, la première ne donne pas lieu, dans tous les cas, aux péchés les plus graves : car il se peut que l’on doive aimer davantage de charité des personnes conjointes à soi-même qui, cependant, sont moins unies à Dieu. Sum. Iheol., l a -Il ; », q. i.xxiii. a. 9 ; cf. IIMI », q. i.xv. a. 4.

c) Secondairement, la gravité du péché se tire des circonstances du péché. Nous voulons dire, bien

entendu, celles qui demeurent Circonstances et ne

deviennent pas spécifiantes.

De même qu’il est en toute chose une perfection essentielle, due aux principes spécifiques, à quoi s’adjoint une perfection accidentelle, tirée des propriétés et des accidents ; de même, dans le péché, outre cette gravité principale, prise de l’objet, que nous venons de considérer, il est une gravité accidentelle que déterminent les circonstances. Comme une seule circonstance défectueuse peut donner lieu à péché, on conçoit aisément que la multiplication de telles circonstances cause dans le péché une gravité plus grande.

L’aggravation du péché par les circonstances a lieu de deux manières. Ou bien la circonstance est ellemême mauvaise, représentant pour sa pari une certaine corruption de l’ordre raisonnable. En Ce cas. sa propre malice s’ajoute a celle qui vient au pêche de son objet. Soit le prodigue qui, non content dl dépenser trop, dissipe sa fortune en folles largesses :

cette dernière circonstance aggrave, dans le cas, son

péché de prodigalité. Il en Va comme d’une maladie

déterminée qui gagnerait de nouvelles parties (w

corps. Ou bien la circonstance n’est pas de soi mau aisc ; mais, adjointe a ce qui fait le pèche, elle se trou ve augmenter le desordre de l’acte, donc aggrave le péché. Avoir beaucoup on peu d’argent de soi ne dit ni bien ni mal ; mais si c’est l’argent d’aulrui que l’on délient de la sorte, il n’est pas Indifférent que l’on en ail beau

coup ou peu ; la circonstance de la quantité, Joli

la possession indue, contribue ;. la gravité du p( Sum. theol.. I* 1 1. <|. i xxiii. a 7 : De nudo, <|. il. a. 7. t ii classement des circonstances selon leur ordrt d’aggravation, une fois les circonstances spécifiant !

mises à part, ne peut prétendre à une valeur constante. lu JV am Sent., dist. XVI. q. iii, a. 2, q. n ; cf. Sum. theol., Ia-IIæ, q. vii, a. 1. On dira dans l'étude du péché véniel, voir infra, que seule la circonstance spécifiante peut aggraver le péché à l’infini, c’est-à-dire de véniel qu’il était le rendre mortel.

L’une des circonstances les plus remarquables, quant à la gravité du péché, est la personne du pécheur, il faut tenir, en effet, qu’un péché délibéré est d’autant plus grave qu’il procède d’une personne plus considérable. Saint Thomas en a découvert quatre raisons. De telles personnes peuvent résister davantage au péché, grâce à leur science ou à leur vertu. Elles témoignent en péchant d’une plus grande ingratitude, ayant reçu de Dieu des biens plus grands : on voit que cette raison est applicable même à ceux qui n’abondent qu’en biens temporels (saint Thomas enseigne ailleurs que tout péché contient une ingratitude matérielle envers Dieu :.Sum. theol., II a -Il æ, q. cvii, a. 2, ad lum). Leur péché peut répugner plus spécialement à la grandeur où elles sont établies, comme un prince qui violerait la justice ou un prêtre la chasteté. Elles donnent un exemple plus illustre et donc plus fâcheux. Chaque cas particulier retiendra plus ou moins des raisons ici invoquées ; mais l’on voit qu’en aucun cas la condition de la personne n’est indifférente à la gravité du péché. Nous avons dit expressément : le péché délibéré. Car, pour les autres, qu’on peut appeler de surprise et qui échappent inévitablement à l’infirmité humaine, il faut tenir qu’ils sont moins imputables à mesure qu’ils procèdent de personnes plus vertueuses : on est assuré en effet qu’ils sont alors moins attribuables à la négligence et davantage à la nature. Sum. theol., I a -Il æ, q. lxxiii, a. 10.

d) La gravité des péchés est en tous les cas variable selon le volontaire. — La gravité jusqu’ici définie est celle qui vient au péché de ce qui le constitue dans son espèce ou le complète en ses accidents. Mais, comme le péché est tel dans la mesure très précise où il est un acte volontaire, on conçoit aisément que cette gravité objective (où nous employons l’adjectif dans son sens le plus général) varie à son tour selon la quantité du volontaire introduit dans l’acte. Plus on a voulu cet acte, plus grave est le péché. En revanche, tout ce qui concourt à affaiblir le volontaire, contribue également à diminuer le péché.

Le soin des moralistes fut de tout temps de déterminer quelles causes affaiblissent le volontaire. On peut dire en général que tout ce qui meut la volonté en dehors de l’ordre et de la nature de cette puissance, qui est appelée à se mouvoir soi-même librement selon le jugement de la raison, porte atteinte à l’intégrité du volontaire. Et donc, plus précisément, l’ignorance, qui diminue le jugement de la raison. Puis la passion, qui diminue le libre mouvement de la volonté : sous quoi se rangent la violence, la crainte et tout ce qu’on invoque d’ordinaire comme amoindrissant le volontaire. On trouvera ci-dessous, dans l'étude des causes du péché, une évaluation plus précise de ces influences sur la gravité du péché. L'étude des sujets du péché aura du reste déjà introduit en cette matière quelques déterminations, qui tiennent au même principe du volontaire. Il importait seulement ici d'énoncer ce principe dont on voit aussitôt l’universalité. Sum. theol., Ia-Ilæ, q. lxxiii, a. 6.

La considération de la difficulté dans l’objet de l’acte intéresse ce principe pour autant que la difficulté demande une volonté plus grande, dans le mal comme dans le bien. Et c’est pourquoi un péché plus difficile est plus grave, comme est meilleur un acte vertueux plus difficile, ceteris paribus. Où nous retrouvons cette opposition de la vertu et du péché dont nous avions plus haut tiré déjà un premier parti.

Ibid., a. 4, ad 2um. La gravité plus grande des péchés spirituels, que nous avions déduite de leur objet, se confirme avec le présent principe : puisque le volontaire n’y est point diminué par la concupiscence, comme il advient dans les péchés charnels. Ibid., a..").

e) Suffisance des mesures de gravité définies cidessus. — Aux règles que nous venons d'énoncer se réduisent les différentes mesures que l’on peut proposer de la gravité des péchés.

L’une d’elles est le dommage causé par le péché. Voici comment en juge saint Thomas, où l’on verra mis en œuvre les principes établis. Ou bien le dommage qui provient du péché est prévu et voulu d’intention, comme lorsqu’on fait quelque chose nuisant de soi au prochain, un homicide par exemple ou un vol ; en ce cas, la quantité du dommage augmente directement la gravité du péché, puisque le dommage alors n’est pas autre chose que l’objet propre du péché. Ou bien le dommage est prévu quoique non voulu d’intention, comme lorsqu’un homme traverse un champ qu’il sait ensemencé afin de forniquer plus vite ; en ce cas, la quantité du dommage aggrave le péché, d’une manière qu’on peut appeler indirecte, en ce sens qu’il procède d’une volonté fortement inclinée au mal de causer un dommage que l’on eût préféré éviter. Ou bien le dommage n’est ni prévu, ni voulu d’intention. Alors il peut suivre le péché, soit accidentellement : en ce cas, il n’aggrave pas le péché ; mais, pour avoir négligé de prendre en considération les dommages qui pouvaient s’ensuivre, le pécheur sera puni pour ces dommages étrangers à son intention. Soit nécessairement : en ce cas, quoique ni prévu, ni voulu, le dommage aggrave directement le péché ; car tout ce qui est consécutif nécessairement au péché appartient de quelque façon à l’espèce du péché. On peut ranger sous cette catégorie tous les péchés entraînant de leur nature un scandale, encore que le pécheur ne l’ait ni prévu ni voulu. Quant au dommage de la peine due au péché qui affligera le pécheur lui-même, il aggrave indirectement le péché s’il a été prévu, car il trahit alors une volonté plus résolue de pécher. Quant à l’aggravation que peut introduire dans un péché le dommage spirituel causé au complice, on tiendra compte premièrement, pour en juger, de l’intention du pécheur, voir Scandale. On retiendra que ce n’est pas le dommage causé qui fait la gravité du péché, mais le désordre de l’acte ; et le dommage n’aggrave qu’en tant qu’il fait l’acte plus désordonné. On s’explique ainsi que les péchés contraires au prochain, où se rencontrent les plus grands dommages, demeurent moins graves que les péchés directement contraires à Dieu, qui n’entraînent guère de dommage. Sum. theol., Ia-IIæ, q. lxxiii, a. 8.

f) Conclusion. — En présence d’un péché déterminé, on ne jugera parfaitement de sa gravité qu’en recourant aux trois principes ci-dessus invoqués. Et l’on ne comparera plusieurs péchés réels entre eux qu’en tenant compte aussi de toutes ces mesures. La comparaison est, dans ces conditions, chose complexe. L’objet fournira bien, nous l’avons dit, la gravité principale. Mais ne se peut-il pas que les circonstances et le volontaire fassent d’un péché spécifiquement moins grave un péché plus grave au total ? Les théologiens n’ont pas manqué de se le demander. II faut dire qu’un péché spécifiquement moins grave conservera toujours cette infériorité foncière d’où les circonstances les plus aggravantes comme le volontaire le plus énergique ne le peuvent retirer. Un vol, par exemple, si aggrave qu’on l’imagine, n’atteindra jamais à la gravité de l’homicide. Néanmoins, il demeure malaisé à la science morale d'évaluer exactement l’aggravation due aux circonstances et notamment au volontaire : il advient que, selon une prudente estimation., tel péché spécifiquement moins grave, comme l’homicide, soit jugé plus grave et en conséquence davantage puni que le parjure, par exemple, plus grave selon son objet. Les théologiens énoncent communément la distinction que nous venons de faire, avec les mots de gravité au sens physique et gravité au sens moral. Salmanticenses, op. cit., disp. IX, dub. ni. La distinction semble parfaitement légitime, pour autant que les circonstances et le volontaire modifient la gravité spécifique des péchés ; mais elle ne fait que trahir par ailleurs l’impuissance où nous sommes de réduire à l’unité les différents critères de gravité, et la part 'de convention que retiennent les jugements des humains sur le péché et, en général, sur la conduite morale.