Dictionnaire de théologie catholique/PHILOSOPHIE II. Philosophie et religion

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.2 : PHILOSOPHIE - PREDESTINATIONp. 22-29).

II. Philosophie et religion.

Le préjugé est très répandu que la philosophie grecque a donné à notre christianisme occidental une part énorme de son contenu doctrinal. Sans aller jusqu’à cette thèse monstrueuse, qui enlève à Jésus son rôle unique, beaucoup croient que la philosophie grecque avait préparé aux prédicateurs de l’Évangile des voies toutes tracées et des doctrines métaphysiques définitives.

Les enseignements de l’histoire impartiale sont beaucoup plus complexes. Platon, Aristote, et même le néoplatonisme (qu’on pense à Denys l’Aréopagite !) ont été pour la pensée chrétienne des auxiliaires très précieux et, pour qui voit seulement le côté humain des choses, indispensables. Mais, d’un autre côté, ils ont été pour la religion de Jésus-Christ souvent un obstacle ou un grave danger de déviations. Et tant s’en faut qu’ils aient apporté, sur les bases naturelles de la religion, des doctrines définitives, car ils avaient enseigné les plus pernicieuses erreurs. Parcourons très rapidement cette histoire des rapports entre philosophie et religion dans l’antiquité païenne ; nous la poursuivrons ensuite dans le christianisme.

I. LA PHILOSOPHE ANTIQUE.

La philosophie de Platon.

Toute la philosophie de Platon va à poser la suprématie de la vie morale, qui se ramène à imiter Dieu dans la mesure du possible : « D’ici-bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible ; or, on s’assimile en devenant juste et saint dans la clarté de l’esprit. » Théètète, 176 a. Du premier coup, Platon monte à Dieu, et sa doctrine touche à la religion. On sait comment il la fonde : la dialectique dégage, dans le monde sensible, des déficiences, qui sont des exigences de l’intelligible. La multiplicité des choses changeantes est organisée en espèces, elle réalise des modèles, elle ne s’explique donc que par des unités en dehors d’elle. Ces unités sont les idées, qui, elles-mêmes, forment une multiplicité ordonnée ; leur ordre s’explique donc par une unité supérieure, l’idée du bien. De même, nos vérités, changeantes dans les choses changeantes, ont la raison d’être de leur nécessité et de leur immutabilité dans un domaine de vérités subsistantes, où règne une unité supérieure. Ainsi, rien n’existe que par l’idée du Bien : « Le Bien ne procure pas seulement à ceux qui sont connus d’être connus, mais il leur donne aussi l’être et la nature. » République, vi, 509 b.

Mais les idées, et l’idée du Bien qui les régit, est-ce là un intelligible inconscient, ou la pensée d’un être personnel ? L’idée du Bien est-elle identique à l’Artisan suprême qui, d’après le Timée, fait le monde et l’âme du monde ? Il faut avouer qu’aucun texte ne répond directement à ces questions primordiales, et c’est là une effrayante lacune. Certains interprètes de Platon, et parmi les meilleurs (tout récemment, M. Diès et le P. Lagrange) soutiennent que Platon s’est posé nécessairement ces questions, et qu’il a laissé voir sa réponse. Quand il attribue au Démiurge du Timée la perfection, la puissance, la sagesse, l’omniscience, la justice, il l’égale à l’idée du Bien. Et il est impossible, pour un penseur absolument épris de l’unité, que le monde ait deux causes de son existence. Platon a donc affirmé le Dieu unique personnel, cause du monde, idéal de perfection, fin de l’action humaine.

C’est là une conception d’une hauteur incomparable, et on comprend que les Pères de l’Église aient voulu s’y appuyer. Malheureusement, le Dieu de Platon est seulement le Dieu des philosophes ; il ne serait pas prudent de faire connaître à tous « le Père et auteur de cet univers qu’il est difficile de découvrir », et on doit laisser le peuple pratiquer les cultes idolâtriques établis. Ajoutons que la notion du divin est moins nette chez Platon qu’on ne le croirait d’après les Pères : pour lui, les astres sont divins, et l’âme du monde ; le peuple doit leur offrir un culte. Sur l’âme, sur l’immortalité, les enseignements de Platon sont splendides : mais ce sont des mythes, et nous ne savons au juste quelle doctrine précise se cachait sous leurs figures. La préexistence des âmes, la métempsycose étaient insinuées, doctrines fausses et dangereuses.

La philosophie d’Aristote.

Les preuves de l’existence de Dieu, proposées par Aristote, sont si connues que nous ne les mentionnons même pas.

Là aussi, il y a une pensée singulièrement haute : le Dieu acte pur, perfection suprême, pensée de la pensée, principe de tous les mouvements du monde que le désir entraîne vers la perfection divine. Mais, à côté de ces affirmations recueillies par saint Thomas, les erreurs sont beaucoup plus graves que chez Platon : Dieu, enfermé dans sa perfection solitaire, ne s’occupe pas du monde et ne le connaît même pas ; le monde est éternel ; l’âme, forme du corps, périt avec lui. Même l’unicité de Dieu est en question : pour expliquer le mouvement des planètes, qui devrait être circulaire, et ne l’est pas, Aristote pose des premiers moteurs, qui sont, dans la Métaphysique, des substances séparées (dans la Physique, chaque astre a son âme, qui reçoit par accident son mouvement du premier moteur). Ainsi, à côté du Dieu vers lequel s’élèvent les désirs de notre monde, il y a d’autres mondes, chacun avec son dieu. Nous sommes dans un pluralisme.

Il y a bien, chez Aristote, certains textes d’une saveur platonicienne et presque mystique : quand il dit, par exemple, que le principe de la raison est quelque chose de supérieur à la raison, et qu’en nous la vertu est mise en branle par une cause divine. Mais il semble que, à mesure qu’il avançait en âge, la pensée d’Aristote soit devenue de moins en moins religieuse ; elle ne s’intéresse plus qu’aux sciences. Les hommes doivent bien aimer et admirer les dieux, c’est-à-dire les moteurs immobiles : Aristote, qui parle avec un souverain mépris de la mythologie, laisse au peuple ces fables utiles à l’ordre social, et lui-même s’acquittait ponctuellement, quand il en avait l’occasion, des pratiques polythéistes. En somme, pour Aristote, la question de la religion, si, par là, on entend un rapport vivant avec Dieu, ne se pose pas.

Les successeurs de Platon et d’Aristote.

La philosophie cynique est la plus irréligieuse des philosophies, si être irréligieux est se passer de Dieu : son sage a pour idéal la liberté d’une indépendance qui se suffit parfaitement à soi-même ; le sage ne doit rien qu’à soi. Si Antisthène a dit qu’il n’y a qu’un seul Dieu, jamais il ne s’est occupé de lui.

L’Académie issue de Platon abandonne peu à peu les conceptions sublimes du maître et invente des méthodes habiles pour justifier le polythéisme vulgaire. Déjà Speusippe, le neveu de Platon, au lieu de mettre le Bien (Dieu) au principe des choses, le met seulement au terme de leur évolution. Xénocrate de Chalcédoine introduit des explications pythagoriciennes alambiquées pour faire admettre que les astres sont des dieux, et qu’en dessous des astres existent des démons, les uns bons, les autres méchants. La voie était ouverte à tant de philosophes de toutes les écoles qui, jusqu’à Julien l’Apostat, fonderont la mythologie sur la philosophie, abandonnant des récits le sens littéral pour leur donner des significations allégoriques. L’Académie tardive n’est plus guère que de nom disciple de Platon : Carnéade prétend que Dieu ne peut être incorporel, car alors il n’aurait pas d’âme ; ni corporel, car il serait alors corruptible. Au fond, il estimait que seuls les corps sont réels et il rejetait l’existence des dieux.

Les stoïciens ont réalisé l’étrange paradoxe d’enseigner le matérialisme et d’enseigner en même temps une philosophie religieuse à contenu réel. Mais cette philosophie religieuse est, au fond, bien peu religieuse ; elle le deviendra seulement quand les derniers stoïciens se feront éclectiques et parleront de Dieu comme d’un être personnel, Providence. On sait que Zénon de Cittium est panthéiste et matérialiste : le monde et Dieu ne font qu’un, Dieu étant dans le monde l’élément actif, organisateur, rationnel, qui est le feu. De lui sortent, par émanation, les dieux des astres, les dieux forces de la nature, les héros, la raison même de l’homme. Les noms des dieux, ayant été imposés par la nature, révèlent ce qu’ils sont : voilà, justifiés, les noms par lesquels la mythologie désignait Zeus, Héra, etc. Mais les dieux, étant produits, ne sont pas éternels : ils seront de nouveau absorbés dans le tout au moment de la conflagration générale, après quoi l’univers recommencera le cycle de l’existence qu’il a déjà parcouru.

Si le stoïcisme apportait une explication matérielle du polythéisme, jusqu’à admettre les présages et la divination, grâce à une sorte d’harmonie préétablie entre les phénomènes de la nature, il séparait radicalement la vie spirituelle de toute ingérence religieuse. La fin de l’homme est de vivre conformément à la nature, selon la raison qui la manifeste, par son impulsion qui est la vertu. Le sage accepte donc ce que la nature (et, par conséquent, Dieu) lui impose ; il accepte le destin. Mais son mérite n’est pas dans le destin, il est dans l’acceptation libre, dans la hautaine résignation qui l’élève au-dessus de son destin. Le sage n’a que sa vie intérieure, mais il l’a pleinement et, par là, il est au-dessus des dieux, qui n’ont pas à surmonter les difficultés que surmonte le sage. On voit qu’une semblable conception est antichrétienne et fondamentalement antireligieuse : la religion est mise bien en dessous de la vie spirituelle.

Il en est tout autrement dans le néoplatonisme : ici la philosophie s’achève en vie religieuse. La plus haute connaissance est la connaissance de Dieu, et elle ne s’acquiert pas par des procédés discursifs ; elle est une intuition, une contemplation ineffable supérieure à la raison. Par ailleurs, les néoplatoniciens expliquaient le polythéisme et la mythologie de la même manière que les stoïciens. Leur mystique grandiose (la procession des choses hors de l’unité et leur retour à l’unité) pénétrera dans le christianisme par l’Aréopagite, par Scot Érigène et ses successeurs. Mais il y faudra une assimilation, ou plutôt une transformation radicale. Car le néoplatonisme a mené, contre la religion de Jésus, la plus acharnée des luttes. Son Dieu n’est pas le Père des miséricordes, il n’est pas même le Dieu personnel ; il est, au delà de l’intelligible qui en découle, l’unité absolue à quoi seuls les sages s’unissent. S’il y a là une religion, c’est une religion de quelques aristocrates de la pensée et fermée au reste de l’humanité ; c’est une religion où toute l’action vient de l’homme et où révélation et rédemption seraient des non-sens : c’est une religion qui n’établit pas entre l’infini et l’homme une relation vivante de tout l’être, mais une relation de connaissance. L’intelligence et l’orgueil du monde antique trouvèrent là leurs armes les plus redoutables pour arrêter la conquête chrétienne.

Nous voyons donc que les philosophies païennes, si elles ont produit des spéculations religieuses, étaient pour le christianisme beaucoup plus un obstacle qu’une aide. Nous voyons qu’elles ne soupçonnèrent jamais ce qui est l’essence d’une philosophie religieuse véritable : le problème des rapports entre le Dieu vivant et l’homme, entre la révélation et la raison, entre la foi et la science.

II. LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE.

Les origines.

Le Nouveau Testament, nous l’avons vii, suppose une doctrine intellectualiste et réaliste. Il ne l’enseigne pas directement, sauf le texte célèbre de saint Paul, Rom., i, 18-20, mais il met en garde contre les dangers des philosophies païennes ; contre la science qui s’arroge faussement ce nom, I Tim., vi, 20, contre les discussions dont tout le résultat est de démoraliser les auditeurs, II Tim., ii, 14, contre les vaines questions de mots, I Tim., vi, 4, contre la séduction des philosophies qui expliquent tout par les éléments de la nature et ignorent le Christ. Col., ii, 8.

Il y avait là, en germe, toute la théorie des rapports entre la raison et la foi. Les premiers apologistes, pleins d’une immense bonne volonté, admettaient bien implicitement cette théorie en germe. Mais ils étaient en présence de philosophies déjà constituées et dont l’une, au moins, semblait toute prête à fournir à l’Évangile des démonstrations péremptoires. C’était vrai en partie, ce n’était pas vrai complètement. De là le langage imprécis et parfois matériellement faux des apologistes ; de là leurs imprudences quand, par exemple, ils tâchent d’expliquer les mystères de la vie divine. Notre devoir, quand nous les lisons, est d’excuser ces imprudences, de laisser tomber des expressions malheureuses et de nous attacher aux intentions profondes. De même, lorsque nous verrons Minucius Félix présenter une apologétique purement « laïque », montrant que le christianisme est la véritable philosophie, mais sans exposer aucun de ses dogmes essentiels, nous nous dirons qu’il écrit pour des païens et veut les amener graduellement à la foi, des certitudes naturelles jusqu’à l’entrée dans l’Église. Nous regretterons d’autant plus les erreurs que l’admirable Origène a empruntées à la philosophie grecque et qui ont compromis son œuvre pour des siècles. Mais, s’il a erré, le martyr philosophe n’a jamais voulu manquer à la foi et à l’Église ; et, le premier, il a construit une synthèse immense de dogme et de philosophie. Aux iie-iiie siècles, les penseurs chrétiens savent fort bien distinguer la raison et la révélation : Justin, par exemple, les oppose l’une à l’autre comme l’abstrait au concret, comme un résidu sans efficacité à la vie pleine. Mais cette distinction n’a pas encore amené, comme conséquence, une distinction nette de la philosophie et de la théologie. On se contente de juxtaposer les doctrines de Platon et celles de Jésus-Christ et, par suite, on se jette dans des embarras inextricables (Justin, Origène). On tâche d’assimiler la philosophie à la théologie, en rattachant les vérités connues par les Grecs à une révélation primitive ; on va jusqu’à prétendre que les Grecs ont appris de Moïse tout ce qu’ils ont affirmé de vrai. Quant aux hérétiques, ils ne cherchent guère à légitimer leur folie raisonnante au nom d’une philosophie autonome ; ils s’efforcent bien plutôt de la placer sous le couvert de soi-disant révélations. Ainsi, le domaine et l’indépendance de philosophie et théologie ne sont pas absolument déterminés.

A moins que saint Irénée, le premier des grands théologiens, n’ait tracé les frontières. Car il a très distinctement séparé la connaissance naturelle de Dieu de la connaissance surnaturelle que nous donne l’Évangile : connaissance naturelle, obtenue par des raisonnements humains et qui ne va qu’à affirmer Dieu ; connaissance surnaturelle, donnée par l’amour divin qui veut nous faire pénétrer en lui, qui nous imprègne alors de sa lumière et nous vivifie. A ces deux connaissances doivent évidemment correspondre deux systèmes scientifiques distincts. Mais Irénée craint tellement les abus auxquels donne lieu la philosophie profane, il se fie si peu à des efforts tant de fois dévoyés, qu’il est beaucoup plus porté à proscrire la philosophie qu’à lui assigner un rôle propre.

Saint Augustin.

Il faut venir jusqu’à saint Augustin pour que le problème des rapports entre philosophie et théologie soit posé et résolu.

Il est facile de rassembler, dans l’œuvre immense d’Augustin, des multitudes de démonstrations rationnelles qui formeraient un traité complet de philosophie, sans faire intervenir la révélation. Augustin démontre par la raison l’existence de Dieu, la destinée de l’âme, Dieu fondement de toute connaissance ; bien plus, il démontre rationnellement la légitimité de la foi, le fait de la révélation, les convenances des mystères. Ainsi, la raison, par ses seules forces, est capable de bâtir une philosophie ; et il est nécessaire que la raison justifie le bien-fondé et prouve le fait de la révélation. Une philosophie autonome, semble-t-il, a donc le droit d’exister. Ne tirons pas si vite semblable conclusion : Augustin, en effet, n’a pas l’habitude de se préoccuper des droits théoriques, des possibilités idéales mais des situations de fait ; et son existence antérieure l’a rendu très sévère pour les théories profanes qui l’ont trompé. Loin donc d’assigner à la philosophie une autonomie (qui serait sans doute justifiée pour des hommes qui ne seraient pas pécheurs ; mais Augustin ne se pose pas une telle question), il enseigne qu’il faut d’abord croire, et la lumière de la foi nous éclairera pour que nous cherchions et trouvions les autres lumières, même les lumières qui éclairent les avenues de la foi. Si la raison de l’homme est naturellement faite pour connaître Dieu, si l’existence de Dieu est d’une clarté qui touche presque à l’évidence, elle n’est pourtant connue que des cœurs purs et de ceux qui, déjà, désirent vaguement Dieu. Pour ceux qui sont engagés dans le péché, la démonstration de Dieu restera incompréhensible. Il faut donc d’abord les amener à souhaiter la béatitude et à former un acte de foi en celui seul qui les éclairera : le premier article de l’enseignement de saint Augustin est le credo ut intelligam. Il restera le premier article de l’enseignement des théologiens jusqu’à saint Thomas, et, par conséquent, nous devrons attendre jusqu’au xiiie siècle une élaboration complète de la théorie des rapports entre philosophie et théologie. Bien entendu, la doctrine augustinienne n’est absolument pas un fidéisme », selon le sens commun de ce mot, mais un intellectualisme : l’acte de foi implique des motifs rationnels qui le justifient, d’où la formule : intellige ut credas, crede ut intelligas. L’activité intellectuelle naturelle précède, accompagne et suit l’acte de foi : seulement elle diffère du tout au tout selon qu’elle précède ou selon qu’elle suit : intellige ut credas verbum meum, crede ut intelligas Verbum Dei.

Le haut Moyen Age.

1. Après saint Augustin, Boèce est sans doute celui qui a exercé l’influence prépondérante sur les destinées de la philosophie et de la théologie. Dans son De consolatione philosophiæ, il a donné l’exemple d’une pensée qui, sans user de vérités fournies par la révélation, établit une doctrine complète de la recherche de Dieu, de la nature de Dieu, du gouvernement du monde et de la vie humaine. La philosophie prouve son autonomie en s’exerçant de manière autonome. Boèce avait conçu le projet de composer une concordance de Platon et d’Aristote ; s’il ne l’a pas exécuté, il a enseigné la logique d’Aristote au Moyen Age, logique se justifiant par ses seules forces. Enfin, Boèce nous a laissé, parmi ses opuscules théologiques, un De Trinitate qui donnera plus tard lieu à saint Thomas de traiter les questions fondamentales de la connaissance théologique. Serait-il inexact de dire que Boèce a infléchi la spéculation chrétienne venant de saint Augustin sur le chemin qui aboutira à saint Thomas ?

2. La renaissance carolingienne se caractérise par un hyperconservatisme ; on n’ose rien affirmer qu’en le fondant sur une autorité. Par réaction contre cette timidité, Jean Scot Érigène use de la philosophie avec une hardiesse démesurée. Ses intentions sont foncièrement chrétiennes, l’autorité de Dieu révélant est suprême. Mais la raison possède, en droit, une dignité que n’a pas la croyance par autorité, majoris dignitatis esse quod prius est natura, quam quod prius est tempore. Rationem priorem esse natura, auctorilatem tempore didicimus. Sans doute, la raison, déclare Érigène, ne l’emporte qu’en cas de conflit avec une autorité humaine, avec un Père. En pratique, il se comporte comme si la spéculation humaine n’était justiciable que de ses règles à elle-même, et il propose de la genèse du monde une interprétation qui ne peut s’accorder avec le dogme. Loin donc de s’être précisés, les rapports entre philosophie et théologie se sont obscurcis au IXe siècle.

Les débuts de la scolastique.

Cependant, l’influence de saint Augustin reste prépondérante ; elle continuera à dominer jusqu’à la fin du xiiie siècle, et elle va produire deux systématisations philosophiques qui sont la gloire de la pensée chrétienne : celles de saint Anselme et de saint Bonaventure.

Les livres de saint Anselme (1033-1109) donneraient, à un lecteur inattentif, l’impression d’un rationalisme se fiant à ses forces : une doctrine de la vérité, une doctrine de l’existence et de la nature de Dieu sont établies par la dialectique, et, chose plus grave, la Trinité et l’incarnation sont aussi démontrées par la dialectique, comme si elles étaient du ressort de la philosophie naturelle. Mais cette première impression se dissipe vite ; en réalité, Anselme cite sans cesse les Pères, surtout Augustin, dont il a pénétré jusqu’au fond la doctrine vivante. Lui-même nous dit, dans la préface du Monologium, n’avoir rien affirmé quod non catholicorum Patrum et maximum beati Augustini scriptis cohæreat. Comme Augustin, il use tant de la raison que, en droit, sa philosophie pourrait être une philosophie indépendante de la loi. Mais en fait, toujours comme Augustin, il estime qu’une pensée ne commençant pas par la foi est une pensée entourée d’un nuage d’erreurs. La foi, qui naturellement porte avec elle ses fondements rationnels, doit donc être le point de départ du philosophe, qui cherche à avoir de sa foi une intelligence plus pleine. En effet, la nature de la vérité est si immense qu’elle ne saurait être épuisée par un esprit créé ; toujours nous aurons à y faire de nouvelles découvertes. Le Christ nous donne sa et ses dons pour comprendre, et l’Écriture elle-même nous y exhorte : nisi credideritis, non intelligetis.

Ainsi, pour Anselme, philosophie et théologie ne font qu’un. Si la philosophie établit des doctrines, c’est pour éclairer les vérités révélées, sans d’ailleurs réussir jamais à en éliminer le mystère radical ; les preuves apportées pour montrer la nécessité de l’incarnation ne valent pas ce que confirme major auctoritas, Cur Deus homo, i, 2, et « quoique l’homme en puisse savoir, il ignore encore des principes plus profonds d’une chose si grande ». Ibid. En dehors des démonstrations spécifiquement rationnelles de vérités rationnelles, La philosophie éclaire les données de la foi en approfondissant les analogies entre le naturel et le surnaturel ; mais elle ne progresse que grâce à la pureté morale de l’âme et au travail de sa sanctification. Car le chrétien pénètre les raisons de ce qu’il croit fidem indubilanter tenendo, amando et secundum illam vivendo. De Trin., 2. Bien plus, l’expérience chrétienne est nécessaire pour que grandisse la lumière intellectuelle : qui experlus non fuerit, non intelliget. Nam quantum rei auditum superat experientia, tantum vincit audientis cognitionem experientis scientia. Ibid.

Il est juste de dire, avec Mgr Grabmann citant Hasse, « qu’Anselme a rajeuni saint Augustin, pour poser un fondement à Thomas d’Aquin ». Cependant, une ambiguïté demeurait concernant la nature et le sens de la philosophie : pour Augustin et Anselme, en fait, la théologie, dès son début, s’aide des données de la foi, et sa fonction est de comprendre ces données. Mais, en droit, une philosophie autonome, se constituant par ses seules forces en vue d’obtenir des clartés naturelles, est-elle légitime ? La question n’était pas résolue, et ce serait le rôle de saint Thomas de la trancher.

La grande scolastique.

L’occasion serait fournie par l’invasion de la philosophie arabe en Occident. Jusqu’au xiiie siècle, les écoles catholiques connaissaient et utilisaient surtout Aristote comme logicien ; Abélard avait bien popularisé sa doctrine de l’abstraction, mais l’ensemble du système était encore étranger. Or, non seulement les œuvres d’Aristote s’introduisent dans des traductions arabes, mais des traductions latines sont faites directement sur le texte grec (par exemple, celle de la Métaphysique, exécutée par Guillaume de Moerbeke à la demande de saint Thomas), et les ouvrages des grands disciples arabes d’Aristote, Avicenne, Averroès, etc., se répandent. Si Avicenne, pour le principal de ses théories, était encore près du christianisme, Averroès s’y opposait absolument. Devant cette invasion, les penseurs catholiques se partagèrent en trois groupes. Les uns, continuant l’augustinisme, estimèrent qu’une philosophie bâtie absolument en dehors du christianisme était, par là même, condamnée : ce qui manquait à ses auteurs, en fait de dispositions morales, les avait rendus inaptes à trouver le vrai. Pour la rejeter, il suffisait de rappeler les données fondamentales de la vie chrétienne et les conditions de la connaissance de la vérité. D’autres, au contraire (en particulier les maîtres de la faculté des arts, à Paris), moins connaisseurs en fait de théologie, se laissèrent influencer par des philosophies dont l’appareil dialectique les éblouissait et, même, ils les adoptèrent, au risque de compromettre leur foi. Un troisième parti (Albert le Grand et saint Thomas) comprit que le christianisme, pour continuer à diriger la civilisation, devait s’assimiler toutes les conquêtes de la pensée profane. Il s’agissait donc, tout en en rejetant les erreurs, de faire servir à l’Évangile une philosophie construite uniquement par les seules ressources de la raison, une « philosophie séparée ». Impossible de le faire sans préciser non seulement en fait, mais en droit, les relations entre philosophie et théologie.

La première tendance, l’augustinisme, trouve son expression la plus parfaite en saint Bonaventure (1221-1274). Le point de départ est la foi, beaucoup plus certaine que tout le reste, et dont il importe de pénétrer peu à peu, dans la mesure de nos forces et de notre grâce, les données. Le point d’arrivée doit être Dieu : la philosophie est un itinéraire de l’âme vers Dieu. La méthode elle-même est liée à la foi : n’oublions pas, en effet, en quelles conditions nous avons été mis par le péché : prière, grâce, purification du cœur sont conditions essentielles de la recherche du vrai. S’il en est ainsi, une philosophie séparée est chose dangereuse et qui déviera vers l’erreur. Bonaventure, qui réside à Paris au temps où l’averroïsme et le thomisme s’y propagent, les connaît ; il réprouve l’averroïsme et n’accepte pas le thomisme, qui signifie pour lui la philosophie autonome. Nous venons d’en voir les motifs. Mais nous comprenons par là-même que Bonaventure ne pose pas les mêmes questions que Thomas d’Aquin et, par conséquent, il n’a pas à leur apporter de réponse. Comme le dit M. Gilson, « la philosophie de saint Thomas et celle de saint Bonaventure se complètent comme les deux interprétations les plus universelles du christianisme, et c’est parce qu’elles se complètent qu’elles ne peuvent ni s’exclure ni coïncider ». La philosophie de saint Bonaventure, p. 473.

Le parti averroïste, tout en prétendant respecter les enseignements du christianisme, apportait, au problème des relations entre philosophie et théologie, une solution absolument opposée à celle de saint Bonaventure. La philosophie, science de la vérité rationnelle, ne procède que par démonstrations ; elle a ses principes à elle, sa méthode, sa certitude. Elle explique ce qu’ont cherché et trouvé les philosophes de l’antiquité et leurs commentateurs. Procédant ainsi avec une autonomie absolue, elle arrive, en certains points, à des résultats contraires à la révélation. Sur ces points donc, on constatera le désaccord, on croira ce qu’enseigne la révélation, car la parole de Dieu est bien au-dessus des démonstrations humaines. Telle était l’attitude du célèbre Siger de Brabant. Il nous est impossible de savoir si c’était une attitude de façade, exigée par l’opportunité, ou si, réellement, Siger restait croyant, tout en enseignant une théorie inconciliable avec la foi. Plus tard, les thomistes mirent les averroïstes en présence de la contradiction qu’implique la thèse d’une double vérité ; si ce qui est vrai, prouvé pour la philosophie, peut être faux pour la foi, et réciproquement, les principes de la pensée croulent. Mais Siger envisageait peut-être cette opposition de manière moins nette ; il pouvait, par exemple, estimer que des démonstrations fondées sur des causes créées conduisaient à des propositions vraies dans la sphère d’un monde déterminé et fausses au regard de l’incréé. La contradiction d’une telle théorie était évidemment moins nette que celle de la « double vérité ». Aujourd’hui encore, les bizarres discussions sur la valeur du principe du tiers exclu montrent que certains de nos contemporains sont disposés à admettre une logique analogue à celle de Siger de Brabant. Voir, dans la Rev. de métaph. et de mor., de 1925-1926, la discussion entre M. Rolin Wavre et M. Lévy, portant sur la théorie de M. Brouwer. Toujours est-il que, pour l’esprit lumineux qu’était saint Thomas, la position de Siger était aussi absurde en philosophie qu’hérétique en théologie.

Contre les averroïstes, saint Thomas pose donc la nécessité de l’accord de la vérité avec elle-même, de la philosophie avec la théologie ; mais il estime aussi qu’il faut distinguer le domaine et les méthodes de l’une et de l’autre ; et, par là, il prend, aux regards des augustiniens, une apparence de révolutionnaire. La philosophie a son domaine à elle, celui des vérités connaissables par la raison ; la théologie a le sien, celui des vérités révélées. Ce qui est objet de foi ne peut en même temps et au même titre être objet de science ; ce qui est objet de science ne peut en même temps et au même titre être objet de foi. La philosophie est par conséquent autonome ; elle possède en elle-même ses principes, sa méthode, sa légitimité, sa certitude. Puisque la vérité ne peut contredire la vérité, dans le cas où un système philosophique se manifesterait contraire à la foi, ce désaccord serait le signe d’une erreur, et il faudrait trouver à quel endroit le philosophe a commis une faute de raisonnement, ou admis sans examen une proposition fausse. Par ailleurs, la philosophie, si elle peut aider par ses méthodes à mieux comprendre le dogme, doit s’interdire de le démontrer ; les objets de la foi ne peuvent, en tant que tels, être objets de science, car, s’ils ont été révélés, c’est qu’ils surpassent l’intelligence humaine.

La révolution thomiste pouvait paraître hardie et plus que hardie aux tenants des vieilles habitudes de pensée. En effet, elle séparait absolument philosophie et théologie, science et foi, alors qu’en pratique on les mélangeait par piété. Elle marquait les limites des efforts humains en matière de foi, alors qu’on se laissait aller à traiter les mystères comme presque pénétrables. Elle revendiquait la légitimité de la philosophie autonome, de la philosophie des païens, et cela paraissait du paganisme. En réalité, nous l’avons vu, il n’y avait nulle opposition de fond entre saint Thomas et saint Bonaventure, du moins en ce qui concerne raison et foi ; l’un se plaçait au point de vue théorique de la vérité abstraite, l’autre se plaçait au point de vue concret de la vie des âmes. Mais saint Thomas eut raison de se placer aussi au point de vue purement théorique. Pour théorique qu’il fût, ce point de vue était, en réalité, celui de l’ « humanisme » ; il acceptait, en effet, toutes les conquêtes de la pensée païenne, en leur ordre de valeur, il les distinguait du christianisme. Mais il montrait aussi l’inachèvement des bases païennes, et qu’elles étaient comme des pierres d’attente sur quoi s’édifierait la synthèse chrétienne totale.

Désormais, au moins dans ses grandes lignes, la doctrine de la philosophie et de la théologie est élucidée : chacune d’elles a son objet, ses principes, sa méthode ; les domaines sont exactement délimités, et les conflits sont impossibles, puisque Dieu est auteur aussi bien de la vérité rationnelle que de la vérité révélée. En cas de conflit apparent, ce n’est pas la philosophie qui se trompe, mais les philosophes, et leur devoir est de s’en rapporter à ce qu’enseigne l’Église infaillible. L’Église fait sienne cette doctrine parfaitement respectueuse des droits de Dieu et de la nature humaine.

La scolastique des xive et xve siècles.

Malheureusement, à peine le thomisme était-il parvenu à s’exprimer, que déjà, sous l’influence de forces sociales que nous n’avons pas à indiquer ici, la philosophie du Moyen Age s’engageait dans d’autres voies.

La philosophie d’Aristote n’expliquait pas la nature, elle lui substituait des abstractions : les maîtres de Paris et d’Oxford, qui voulaient avoir des choses un savoir réel, rejetèrent donc les pseudo-explications de la physique. Mais avec elles, ils jetèrent par-dessus bord la métaphysique et la théorie de la connaissance. Les « terministes » ou « nominalistes » furent des empiristes radicaux ; il n’y a plus pour eux d’idées universelles, la seule source de connaissance est l’expérience sensible et la conscience. Par là-même, la logique n’est plus qu’une théorie du langage, et la métaphysique disparait. La philosophie est hors d’état d’établir les vérités préliminaires de la théologie, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la valeur des principes moraux. Elle est naturellement hors d’état de prêter son concours à la théologie pour gagner quelque intelligence des mystères. Entre une science purement empirique et une théologie se bornant à exposer matériellement les dogmes, il n’y a plus de place pour une spéculation rationnelle. Mais alors, les dogmes manquent de toute justification rationnelle, l’adhésion à l’Évangile n’est plus fondée sur aucun motif et, par là-même, la théologie va crouler. Les novateurs n’ont probablement pas tous vu ces conséquences de leur empirisme ; certains restent parfaitement attachés à la foi, sans se rendre compte que leur nominalisme la ruine (par exemple, Pierre d’Ailly). D’autres, au contraire, comprennent où va leur philosophie. Occam enseigne que, sur nombre de points, les probabilités scientifiques vont en sens inverse des dogmes de la foi. A s’en tenir à ce que révèle l’expérience, on admettrait que l’âme est une forme étendue et corruptible, et l’on n’aurait pas même l’idée d’une âme immortelle. La foi va à l’encontre de ce que l’expérience suggère. Quant à la moralité, il est impossible d’en établir rationnellement les principes. S’il y a une morale, c’est un fait qui dépend totalement de la volonté arbitraire de Dieu ; si celui-ci avait voulu, il eût pu faire que le haïr fût une bonne action. Avec Occam, nous sommes déjà arrivés à cette extrémité de l’empirisme où la foi, si elle tient encore, ne tient plus que par habitude ou par un coup de force de volonté. Voir les deux art. Nominalisme et Occam.

Mais Nicolas d’Autrecourt (voir ce nom) fait porter aux principes posés par Occam leurs plus extrêmes conséquences ; a-t-il sûrement abandonné la foi ? est-ce seulement par opportunité ou par ironie qu’il feint d’en maintenir absolument les données ? Il pose en tout cas le principe que l’on ne peut admettre que les connaissances immédiatement évidentes, et il n’y a d’évidentes que la connaissance sensible ou l’affirmation qu’une chose est identique à soi-même. Avec une semblable théorie de la connaissance, croulent les preuves de l’existence de Dieu et de la spiritualité de l’âme, ainsi que tous les arguments qui étayent l’adhésion de la foi à l’Évangile. Bien plus, Nicolas, acceptant crûment les conséquences de son matérialisme, ramène tous les événements de la nature à des associations et séparations d’atomes ; ces atomes, recommençant le cycle de la vie cosmique un nombre infini de fois, ramèneront de nouveau à l’existence les vies humaines. C’est là l’immortalité que la philosophie promet aux bons et aux méchants. Nicolas, après avoir proposé ces doctrines antichrétiennes, conclut que nous devons, pour l’autre vie, nous en tenir à ce que l’Église enseigne. Nous ne sommes plus en présence de la théorie de la double vérité, mais d’une philosophie qui a rompu délibérément avec le christianisme.

III. LES PHILOSOPHES MODERNES.

Nicolas d’Autrecourt est mort vers 1350. On voit que, longtemps avant ce qu’on appelle la Renaissance, s’était déjà constituée une philosophie qui pouvait être résolument antichrétienne.

Nous n’avons pas à suivre les phases de l’histoire de la philosophie, et nous nous arrêterions ici, si l’histoire moderne ne connaissait, au long de son histoire, qu’une philosophie chrétienne et une philosophie antichrétienne, dressées l’une contre l’autre. Il importe, pour notre but, de marquer l’origine de courants de pensée qui ont modifié les conditions de la philosophie chrétienne, et de noter les directions données par l’Église pour parer à des dangers qui, parfois, furent pressants. Il faut voir aussi que les philosophies antichrétiennes, selon les époques et les nations, ont feint d’ignorer le christianisme, ou l’ont attaqué furieusement, ou ont prétendu le remplacer, ou même ont essayé de le conquérir pour elles en le transformant et, par conséquent, en le vidant de sa signification surnaturelle.

La Renaissance.

La résurrection de l’antiquité est ce à quoi nous songeons d’abord, quand nous voulons caractériser la Renaissance. Qu’elle ait rendu le sceptre à Platon, qu’elle ait fait connaître Épicure et le Portique, qu’elle ait fait douter de l’interprétation thomiste d’Aristote, ce fut sans doute moins grave pour la philosophie chrétienne que la formation d’un « humanisme ». Des hommes comme Valla, Vives, Ramus, surtout Montaigne popularisent l’idéal d’une étude de la nature humaine qui vaut par elle-même et s’obtient surtout par les lettres antiques : de cette étude naît une sagesse apte à gouverner la vie et au de la de laquelle toute spéculation est incertaine. La religion n’est pas rejetée, du moins par Vives et Montaigne ; mais, pour ce dernier, elle n’est pas le tout de l’homme, elle est comme une puissance surajoutée ; elle met de l’ordre, elle conserve les valeurs humaines. Nous avons là le germe empoisonné qui engendra plus tard l’Aufklärung : l’homme, sa pensée, son vouloir sont les premières valeurs ; s’il y a une religion, c’est pour les servir et les garder. La philosophie, par conséquent, l’emporte sur la foi, et il ne reste rien de l’accord promulgué par saint Thomas.

Second caractère philosophique de la Renaissance ; elle a découvert, à la suite de Copernic, l’infinité du monde. Ce n’est là, pour un penseur qui ne se laisse pas tromper par l’imagination, qu’une découverte sans importance au regard de la métaphysique pure. Mais les hommes, même les philosophes, sont entraînés par leur imagination, et, dès le xvie siècle, nous avons, en Giordano Bruno, un penseur dont toute la philosophie est inspirée par l’idée de l’infini matériel. Pour qui le monde est infini dans l’espace et dans le temps, le monde risque aussi d’être infini dans tous les ordres et d’être Dieu : c’est le cas de Bruno. Surtout, quand on s’en laisse imposer par l’infinité matérielle, on renonce à tous les points de repère fixes, on tient toute mesure et toute appréciation pour relative ; et la foi chrétienne elle-même est placée dans le domaine des choses à valeur relative. Après avoir découvert les espaces infinis pleins d’astres, les hommes de la Renaissance découvrirent des continents nouveaux où habitaient des infidèles. La suite des découvertes de ce genre (la préhistoire, la science des religions) continuera, au xixe siècle, à ébranler les esprits, jusqu’à ce point qu’ils tiendront le christianisme pour un simple moment de l’évolution universelle (Hegel et les modernistes catholiques et protestants). Les hommes du Moyen Age n’avaient pas eu besoin de concevoir pour leur monde autre chose que des hiérarchies d’essences immobiles ; les cadres manquaient donc aux xve-xvie siècles, et encore plus au xixe, pour recevoir les résultats de l’astronomie, de la biologie, de l’histoire et de la préhistoire. La pensée catholique s’est mise enfin à accomplir l’effort nécessaire pour intégrer ces découvertes ; ce sera l’œuvre de la philosophie catholique du xxe siècle. Ce qu’elle en a déjà fait suffit à prouver que l’achèvement (si tant est qu’on puisse parler d’achèvement en ces matières) répondra glorieusement au plan et aux efforts.

La formation de la science moderne.

Malheureusement, dès le xive siècle, les tenants de la philosophie aristotélicienne étaient uniquement des philosophes et des hommes à raisonnements par concepts ; les premiers essais de science expérimentale avaient été tentés par des disciples de leurs adversaires, par des gens de l’école d’Occam. Cette division et ce malentendu tragique sont loin d’avoir encore produit tous leurs effets. Aux xvie-xviie siècles, la division s’accentue. La science moderne s’est constituée en dehors de la physique scolastique et contre elle. D’une part, on prétend connaître la nature en interprétant directement les apparences sensibles telles quelles et en bâtissant sur des généralisations par concepts un édifice déductif. Dans l’autre parti, on tient les apparences sensibles pour trompeuses, parce qu’il en faut analyser le complexe pour retrouver les lois simples ; on ne connaîtra la nature qu’en réduisant les mouvements composés en lois mathématiques plus simples ; la seule méthode qui réussira est une méthode qui unit expérience et mathématiques et résout les phénomènes qualitatifs en lois quantitatives nécessaires. Copernic, Kepler, Léonard de Vinci, Galilée enfin fondent définitivement la science expérimentale contre l’autorité d’Aristote. L’aveuglement des péripatéticiens du xvie-xviie siècle est la cause du décri où la scolastique tombe pour trois siècles. Ce n’est pas qu’on l’ait réfutée, elle meurt d’avoir été étrangère à la naissance de la science moderne, et il faudra, au xixe siècle, qu’on la redécouvre. Si elle vit cependant encore en certains cloîtres du xviie siècle (Jean de Saint-Thomas), pour le monde elle n’existe plus.

Le cartésianisme va-t-il la remplacer ? René Descartes a été sincèrement chrétien. Il s’est cru appelé, à la suite d’une « Pentecôte rationnelle » (expression de M. Maritain), à réformer toutes les sciences pour le bien de l’humanité. Bérulle lui a déclaré que Dieu lui confiait une mission, et lui-même a eu des intentions nettement apologétiques. Avant Malebranche, une théologie cartésienne commençait à s’esquisser. Descartes a posé nettement le problème des rapports entre la raison et la foi, et l’a résolu d’après les principes de saint Thomas. L’enchaînement des thèses fondamentales de sa philosophie rappelle absolument celui des thèses de saint Augustin (la pensée du doute implique la certitude de la connaissance et de l’être, la connaissance de l’âme est la première de toutes, on connaît Dieu par l’âme, etc.). Les matériaux du cartésianisme sont en majeure partie des matériaux déjà chrétiens ; l’intention du constructeur du système est chrétienne. Que nous faut-il de plus ? On sait pourtant que Descartes fut mis à l’Index, donec corrigatur.

Ce n’était pas par une erreur. Le cartésianisme recèle bien des principes dont les conséquences mettront la pensée chrétienne dans les plus graves dangers. Nous ne parlons pas seulement d’une tendance subjectiviste à ne connaître le monde que par la connaissance du moi : ce subjectivisme latent ne produira ses pleins effets que plus tard. Il y a, au début de la méthode, l’entreprise radicale de tout mettre en question pour ensuite tout rebâtir sur un fondement d’évidence rationnelle. On croirait que, pour Descartes, l’autorité n’a aucun droit à se justifier rationnellement. Sans doute, il met à part les vérités de la foi : il ne reconnaît pas qu’on ait le droit d’en douter. Mais comment aura-t-on le droit de les mettre en dehors du doute, si le doute atteint tous les moyens rationnels de les tenir pour justifiées ? Il eût fallu, pour que l’exception en faveur des vérités de la foi fût recevable, donner une explication dogmatique du doute méthodique. Il eût fallu dire, par exemple, que le doute méthodique ne consistait pas du tout à douter réellement, mais qu’il avait pour rôle, dans les complexes certains donnés à notre connaissance, de discerner le fond objectif de ce que notre esprit y ajoute. Ou encore, il eût fallu dire que le doute méthodique avait simplement pour rôle de séparer les vérités dérivées, sur lesquelles un doute hyperbolique peut mordre, de la vérité première qu’aucun doute ne peut effleurer. Mais ces explications nettes ne cadrent pas avec les textes du Discours et des Méditations. Il y avait donc à craindre, pour l’Église, que la pensée philosophique ne voulût désormais, en une autonomie sans limites, mettre en question les données premières de la foi et les juger souverainement. Le cartésianisme pouvait être un danger pour l’Église.

Le subjectivisme qui était en germe chez Descartes est beaucoup plus manifeste chez Malebranche. Les sens n’ont qu’un rôle d’utilité vitale ; ils nous trompent, ils ne sont pas bons à fonder une connaissance.

La vérité est vue par nous dans le Verbe. Mais c’est la vérité rationnelle, la vérité des sciences mathématiques. Entre le système des vérités nécessaires vu en Dieu et nos sens impuissants à connaître le réel, où trouver un moyen d’atteindre le monde contingent ? Malebranche n’a pu se tirer de cette question embarrassante qu’en faisant appel à la foi. Or, nous savons que l’Église a besoin d’une philosophie réaliste. Celle de Malebranche devait donc lui être suspecte, et c’est pourquoi le grand oratorien figure au catalogue de l’Index. Sans compter qu’en plaçant la connaissance humaine en Dieu et en refusant aux créatures toute activité. Malebranche engageait la philosophie sur une voie qui conduit au panthéisme.

Le kantisme.

Le principe de l’autonomie de la pensée, latent chez Descartes, prend chez Kant une ampleur monstrueuse. Tout le monde sait que Kant a prétendu opérer, dans la théorie de la connaissance, un renversement analogue à celui qu’avait opéré Copernic en astronomie : au lieu que la connaissance tourne autour des choses, les choses reçoivent leurs lois du sujet pensant. Source de subjectivisme très inquiétant. Mais, surtout, principe de l’absolue suffisance de la raison humaine, ou, pour mieux dire, de sa divinisation. Rien ne peut être accepté qu’en tant que requis par la pensée. L’impératif catégorique, expression de la raison en ce qui concerne la pratique, est donc la première valeur. Dieu n’intervient que comme adjuvant de la morale : il est, peut-on dire, rigoureusement subordonné à la morale, puisque son rôle est simplement d’en rendre l’accomplissement possible. La philosophie issue de Kant sera donc, pendant tout le xixe siècle, l’adversaire le plus redoutable du christianisme. En Allemagne, elle opère une dissolution du protestantisme, dont nous n’avons pas à retracer l’histoire. En France, elle inspire les doctrines qui travaillent directement à la ruine du catholicisme ; et, cependant, elle s’infiltre quelquefois chez des catholiques et l’on a pu reconnaître son influence dans le modernisme. Si l’Église n’a pas mené contre le kantisme la même lutte qu’elle a engagée contre le modernisme, c’est parce que, comme dit saint Paul, elle n’a pas à condamner ceux du dehors.

La remarque, en effet, doit être faite. L’Église, qui est intervenue contre les philosophies, d’une allure si hautement spirituelle, de Descartes et de Malebranche, qui, au xixe siècle, a arrêté la propagation de doctrines nobles comme celle de Rosmini et des ontologistes, n’a pas pris la peine de condamner des systèmes infiniment plus corrupteurs. Nous en savons le motif : elle veille sur ses enfants et les garde des doctrines qui pénètrent chez eux. Il est probable que, si M. Bergson n’avait pas eu, parmi les catholiques, des disciples qui donnèrent au bergsonisme des applications au moins hasardées, jamais plusieurs de ses livres n’eussent été mis à l’Index.

Le XIXe siècle.

Au xixe siècle, l’Église a plusieurs fois, et de plusieurs manières, donné des directions à ceux de ses enfants qui philosophaient. Condamnation du traditionalisme et du fidéisme ; malgré leurs bonnes intentions, Lamennais et Bautain ruinaient les certitudes rationnelles dont nous savons que l’Église a besoin. Condamnation nette de l’ontologisme de Rosmini, qui restaurait les thèses aventureuses de Malebranche et risquait, comme lui, de compromettre la transcendance de Dieu et la distinction entre le naturel et le surnaturel. Mesures prises également contre les ontologistes français qui, beaucoup plus retenus que Rosmini, avançaient cependant sur la même voie. Ce ne furent là que des épisodes sans lendemain. Mais, pendant que l’Église catholique semblait ainsi jouir de la paix, une tempête bien autrement grave se préparait en dehors d’elle. Les philosophies post-kantiennes opérèrent en Allemagne, pendant cette période, une véritable dissolution du protestantisme. Elles prétendirent, en effet, découvrir l’essence de la religion et en décrire l’origine ; une fois en possession de l’essence de la religion, elles en interprétaient tous les dogmes et leur donnaient une signification qui les vidait de leur sens surnaturel. Au terme de cette évolution, si l’on se demande ce qui, chez certains protestants théologiens, subsiste encore de christianisme, on ne trouve pas autre chose qu’un vague sentiment du divin, un attachement aux formules chrétiennes prises pour des symboles et un désir d’union des âmes par la charité. Quand cette transformation du protestantisme orthodoxe fut à peu près achevée, le prestige de la philosophie et de la science allemandes entraîna un groupe d’exégètes, d’historiens, de théologiens catholiques. Les uns consciemment (Tyrrell, Loisy), les autres, dans une mesure d’intelligence plus ou moins claire, conçurent le projet de faire subir au catholicisme le même traitement que Schleiermacher ou Ritschl avaient fait subir au protestantisme. Le catholicisme resterait cependant catholicisme, parce que l’expérience religieuse y serait toujours une expérience sociale et traditionnelle organisée par l’Église.

La question du modernisme n’était donc pas une question concernant les rapports entre la foi surnaturelle et la raison, c’était l’alternative entre l’interprétation authentique du christianisme et l’abandon des mystères chrétiens. L’Église devait condamner ou périr. Mais il y avait, dans l’esprit de beaucoup d’hommes qui n’étaient modernistes que par tendance vague, le préjugé que les recherches philosophiques, historiques, exégétiques, etc., doivent être poursuivies, dans leur domaine propre, sans tenir compte des principes posés par l’autorité ecclésiastique. Il s’agissait, en somme, comme le montre M. Rivière dans son Histoire du modernisme, d’une conciliation entre l’autorité de l’Église et la critique. Si, en théorie, un conflit entre la vérité de la foi et la vérité de l’histoire, de la philosophie, etc., est impossible ; et si, encore en théorie, une recherche intelligente et désintéressée ne peut aboutir à l’erreur, il est évident qu’en pratique maintes recherches, soi-disant scientifiques, sont conduites par des préjugés, comme, à l’inverse, l’autorité a eu parfois un attachement excessif pour des habitudes de penser soi-disant traditionnelles. Une logique ou une jurisprudence de ces conflits est-elle possible ? Les cas individuels sont peut-être par trop nombreux et imprévisibles.

La victoire de l’Église sur le modernisme fut due, en partie, aux mesures de rigueur prises par Pie X, à « l’état de siège » qu’il décréta. Elle fut, sans doute, due aussi, en grande partie, à la restauration de là philosophie thomiste. Jamais, sans doute, cette philosophie n’avait été abandonnée. Mais elle sommeillait, elle ne produisait rien. Déjà, vers le milieu du xixe siècle, des travailleurs consciencieux et intelligents s’employèrent à la mieux faire connaître ; même aujourd’hui, les œuvres de Gonzalez, Libératore, Zigliara ont encore une valeur. Mais ce fut le grand pape Léon XIII qui donna l’impulsion décisive. Les universités catholiques, récemment fondées en divers pays, fournirent des penseurs et propagèrent le mouvement. Au début, il s’agissait avant tout de posséder saint Thomas, tout saint Thomas, et de le faire connaître ; les initiateurs, de quelque originalité de pensée qu’ils fussent capables par eux-mêmes, furent forcément des vulgarisateurs, par exemple, Mgr d’Hulst, le cardinal Mercier. Malgré sa fidélité à l’Aquinate, le mouvement néoscolastique ne pouvait pas se propager autrement que dans des nations données et selon des conditions extérieures données. Il se colora donc quelque peu de nuances diverses, selon les époques et selon les pays. En France, où le positivisme et le scientisme » étaient florissants, les disciples de saint Thomas tinrent à montrer qu’eux aussi connaissaient l’expérience ; leurs essais furent teintés d’empirisme et présentèrent trop la pensée comme une puissance à peu près passive. Plus tard, en Italie, où l’hégémonie de la « philosophie de l’Esprit » (Benedetto Croce) et de l’« idéalisme actuel » (Giovanni Gentile) semblait absolue, les néoscolastiques tinrent naturellement à posséder l’universel concret et à ce que leur philosophie pénétrât le devenir historique. Le renouveau de l’idéalisme a amené plus récemment les néoscolastiques de tous pays à se demander s’ils devaient faire précéder leur philosophie d’une critique de la connaissance ; les livres profonds, et en quelques points contestables, du P. Maréchal furent le produit de cette réflexion. Louvain, Paris, Milan se lancèrent dans les voies de la psychologie expérimentale et y firent de très bon travail. Enfin, on se rendit compte que, pour repenser personnellement et totalement saint Thomas, il est indispensable d’abord de l’avoir compris pleinement en lui-même, tel qu’il fut en son temps. De là, l’œuvre vraiment immense entreprise, et qui ne va à rien de moins qu’à une résurrection de la pensée du Moyen Age ; il y aurait là à citer des multitudes de noms illustres, Hertling, Bäumker, Grabmann, Gilson, Michalski, de Wulf, et toute une pléiade de dominicains et de jésuites, sans compter des franciscains (en particulier, ceux de Quaracchi).

Le courant que Léon XIII a commencé à faire couler est devenu aujourd’hui un fleuve immense et puissant. Des décisions récentes de l’Église ont de nouveau insisté pour que saint Thomas d’Aquin soit le guide de l’enseignement catholique : en particulier, les universités et les séminaires doivent proposer une théologie et une philosophie dirigées par les principes thomistes. Mais la fécondité de ces principes est justement en train de se manifester dans beaucoup d’autres domaines et de justifier ainsi la faveur que leur donnent les papes. Le droit et la philosophie du droit (Georges Renard), le droit international (Le Fur, le P. Delos), la sociologie (mouvement des Semaines sociales en France, Italie, etc.), la poétique (le P. de la Brière) ont produit des doctrines nouvelles fort intéressantes et dont la justesse est due à ce qu’elles sont inspirées par les principes thomistes. Les noms cités ici sont mis au hasard, nous pourrions donner de longues listes de savants authentiques qui ont saint Thomas pour maître.

Cependant, le triomphe du thomisme suscite deux difficultés que dissimulent aujourd’hui des compromis personnels, la docilité, la politesse et la charité, mais qui n’en sont pas moins réelles. De grandes sociétés religieuses ont, en fait, leurs doctrines théologiques et philosophiques, et ces doctrines ne cadrent qu’en partie avec le thomisme ; elles tiennent à ces doctrines, qui ont pour auteurs des maîtres illustres, et qui sont la gloire de l’Église. Devront-elles les abandonner ? D’autre part, si la philosophie de saint Thomas est formulée en thèses que tous doivent accepter parce que ce sont les thèses maîtresses de saint Thomas, la philosophie, qui est essentiellement démonstration rationnelle, est remplacée par l’autorité ; elle cesse d’exister. La philosophie ne peut pas consister en autre chose qu’à prouver ce qui est vrai ; tout autre procédé la supprime.

Sur le premier point, les papes ont fait comprendre que les grands ordres religieux ont à maintenir leurs traditions doctrinales, comme les Églises très anciennes ont à garder leurs liturgies. L’Église entend n’enterrer pour toujours aucun de ses trésors. Il semble déjà que l’accord tends à se réaliser entre traditions différentes. Par exemple, certains jésuites abandonnent telles théories élaborées par quelques-uns de leurs Pères du xvie siècle et adhèrent non seulement à l’essentiel du thomisme mais à peu près au thomisme entier. Par contre, une renaissance de l’augustinisme, assez sensible en Allemagne et en France, a lieu sans inquiéter le thomisme. Saint Bonaventure est goûté comme il doit l’être par toute âme chrétienne. Accord et diversité sont possibles si l’intelligence et la charité règnent vraiment.

La difficulté est peut-être plus grande en ce qui concerne la définition du thomisme essentiel. Certains auraient voulu que fussent imposées à l’acceptation de tous « les xxiv thèses censées essentielles. Leur argument était que l’Église impose l’enseignement du thomisme, et qu’on ne peut enseigner le thomisme si l’on n’enseigne ce que saint Thomas a tenu pour le fond de sa pensée. A quoi l’on répondait que, si la philosophie devient affaire d’autorité, elle n’existe plus, et qu’ainsi est anéantie l’œuvre même de saint Thomas, la fondation d’une philosophie distincte de la théologie.

Il nous semble que la conciliation se fera de la même manière qu’entre l’esprit critique et les directives du magistère ecclésiastique. Nul doute que l’Église n’ait le droit de déterminer certaines vérités historiques. Nul doute que l’historien n’ait le droit d’user de la critique et le devoir de s’arrêter devant certaines barrières dogmatiques qui indiquent risque d’erreur. En pratique, pourtant, des conflits auront encore lieu, et, remarque M. Rivière dans son Histoire du modernisme, ce sera surtout une question de tact, de réserve, d’humilité, de charité. Nous en dirons de même en ce qui concerne les xxiv thèses thomistes. Les philosophes catholiques tiennent, à la fois, à suivre les principes essentiels de saint Thomas et à n’accepter jamais une thèse en philosophie qu’en raison de sa vérité intrinsèque. Saint Thomas leur a donné l’exemple, et par sa fidélité respectueuse envers les Pères, et par la rigueur intraitable de son intellectualisme.

Nous ne voulons pas fournir une bibliographie scientifique, ce qui serait évidemment infini. Nous voulons seulement donner quelques indications pratiques pour une première étude.

Introductions à la philosophie : nous recommandons celle de E. Baudin, Introduction à la philosophie, Paris, 1927, et celle de M. Jacques Maritain, Éléments de philosophie, t. i. Introduction générale, Paris, 1920.

Pour une première initiation à la philosophie scolastique : Sertillanges, Les principales thèses de la philosophie thomiste, dans la Bibliothèque des sciences religieuses, Paris ; du même, La philosophie de saint Thomas d’Aquin, 1910 ; du même, La morale de saint Thomas, Paris, 1916 ; Étienne Gilson, Le thomisme, Paris, 1927.

Sur les rapports entre la philosophie antique et la religion : Pinard de la Boullaye, La science des religions, t. i, Paris, 1922 ; divers articles du P. Lagrange publiés dans la Revue thomiste, à partir de mai 1926 ; le premier a pour titre : Platon théologien.

Le lecteur trouvera les indications bibliographiques concernant les grands philosophes chrétiens, saint Augustin, etc., aux articles qui leur sont consacrés dans ce Dictionnaire.

Pour une première initiation à la philosophie du Moyen Age : Gilson, La philosophie du Moyen Age, 2 vol. in-12, Paris, 1922 ; Maurice de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, Louvain et Paris, 1912, nombreuses éditions à partir de 1912.

Sur Descartes : Henri Gouhier, La pensée religieuse de Descartes, Paris, 1924 ; du même, La philosophie de Malebranche et son expérience religieuse, ibid., 1926.

Sur Kant et les philosophies de la religion en Allemagne au xixe siècle : Gaston Rabeau, Introduction à l’étude de la théologie, 1926, Ire partie, c. v.

Sur le mouvement moderniste : J. Rivière, Le modernisme dans l’Église, étude d’histoire contemporaine, Paris, 1930.

G. Rabeau.