Dictionnaire de théologie catholique/PIERRE LOMBARD . IV Luttes autour du Livre des Sentences . Succès définitif.

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.2 : PHILOSOPHIE - PREDESTINATIONp. 284-290).

IV. Ll’TTES AUTOUR DU « LIVRE DES SENTENCES ». Si < CES DÉFINITIF DE PlERRE LOMBARD. Le SOrt posthume des IV libri Sententiarum présente, dès le lendemain de la mort de leur auteur, une série de contrastes, comme l’histoire littéraire en a rarement à relater ; d’un côté, la rapide diffusion de l’ouvrage et les manifestations multiples de son succès ; d’autre part, les attaques incessantes dont il est l’objet, les condamnations dont on veut le frapper, et les désapprobations semi-officielles qui visent certaines de ses doctrines ; puis, finalement, un règne incontesté de près de quatre siècles dans tous les centres universitaires et un rôle sans pareil dans l'élaboration de la théologie catholique. Il faut brièvement rappeler ces Faits et en donner une explication.

I. LES LUTTES.— L’opposition antidialectique n’eut pas la part principale dans cette hostilité, bien que Gerhoch de Reichersberg et Gautier de Saint-Victor, qui n’omettent point de s’en prendre aussi aux doctrines, en voulussent surtout, au fond, à la méthode dialectique. Mais celle-ci ne cessa pas d’agrandir son champ d’action en théologie ; nombre de pages, même de Gandulphe de Bologne, surtout de Pierre de Poitiers et d’Etienne Langton, pour ne citer que quelques maîtres d'écoles différentes, se caractérisent par une acuité dialectique incontestable et contrastent avec la réserve et la simplicité de la discussion chez Pierre Lombard.

Les autres adversaires s’occupent surtout de questions de doctrine. Ceux-ci, non plus, n’y allaient pas de main morte : pour eux, il ne s’agissait de rien de moins que de faire condamner solennellement l’ouvrage dans un concile solennel, comme à Tours ou à Reims, ou dans un concile œcuménique, comme ceux du Latran en 1179, ou en 1215. Pierre Lombard trouva heureusement des défenseurs aussi décidés à sa défense que ses ennemis étaient acharnés à sa perte.

On peut, pour plus de facilité, distinguer trois phases dans la lutte : celle qui porte sur le nihilisme christologique, en France et en Bavière, et se termine en 1177 par une condamnation ; celle où intervient Gautier de Saint-Victor et qui se produit à l'époque du IIIe concile du Latran, en 1179 ; elle est sans effet ou à peu près ; enfin, une troisième offensive, dirigée surtout par l'école des porrétains et Joachim de Flore, après un moment de succès, échoue finalement et occasionne le triomphe de Pierre Lombard avec le IVe concile du Latran, en 1215.

Conflit autour du nihilisme christologique.

Le

conflit s’ouvrit dès 1 163, au mois de mai, au concile de Tours ; voir Hefele-Leclen q, Histoire des conciles, t. v b, Paris, 1913, p. 974-977 ; Mansi, ConciL.t. xxii, p. 119, et t. xxi, p. 1167 ; Denifle-Chatelain, Chartularium universilalis Parisiensis, t. i, n. 3 et 9, p. 4 et n. 8-9.

Il a pour objet la fameuse formule christologique ; An Christus secundum quod homo sit persona vel aliquid, t. III, dist. X ; voir aussi dist. VI et VII, p. 593-597, et 573-589. L’assemblée, fort nombreuse, puisqu’elle comprenait près de cent cinquante cardinaux et évêques et plus de quatre cents abbés, discuta longuement, non sans âpreté ; la remarque est de Jean de Cornouailles, qui ne sait quel parti l’emporta dans la dispute, in pugna verborum, mais qui ne reconnaît nullement la victoire aux arguments de ses adversaires. Eulogium, préface, P. L., t. cxcix, col. 1043 A.

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

Ce qui piquait l’intérêt dans ces débats, c’est que la proposition visée, fruit de renseignement abélardicn, se retrouvait dans les Sententise de Roland Bandinelli, lequel, en ce moment, occupait le trône pontifical stms le nom d’Alexandre 111. Voir Die Sentenzen Rolands, édit. Gietl, déjà citée, p. 177.

Le concile de Tours ne rendit pas de décision ; mais un pas de plus en avant ne devait pas tarder à se faire. L’année suivante, la veille de Noël 1164, dans une importante réunion tenue à Sens, où il avait convoqué tous les gens des écoles au nombre de trois mille et davantage, le pape porta la fameuse prohibition qui interdisait omnes tropos et indisciplinatas quæstiones in theologia, et ordonna à l'évoque de Paris, sous précepte d’obéissance, de faire cesser ces discussions par tout le pays. Annales Reicherspergenses, ; n. 1164, Mon. Germ. hist., Script., t. xvii, p. 471. Six ans après, le 2 juin 1170, nouvelle intervention d’Alexandre III, qui écrit aux archevêques de Bourges, de Beims, de Tours et de Rouen, de ne pas laisser se propager l’erreur : quod Christus secundum quod est homo non est aliquid. Jaffé, n. Il 809 ; P. L., t. ce, col. 684-685. Une autre lettre, du 18 mai, renouvelle l’ordre donné en 1164 à la réunion de Sens et ordonne à Guillaume aux blanches mains, archevêque de Sens, à qui cette mission avait jadis été communiquée de vive voix, de veiller à l’exécution de la défense en provoquant à Paris une réunion de ses suffragants. Jaffé, n. Il 806 ; P. L., ibid., col. 685 BC. Ces longs débats théologiques doivent avoir fait sensation, car l’historiographie anglaise ellemême y prend un vif intérêt ; voir plus loin les références à Roger de Wendover et à Matthieu Paris.

Sept ans plus tard, se produisit l’intervention finale et définitive d’Alexandre III dans la question. Par une lettre du 18 février 1177 au même Guillaume, devenu archevêque de Reims, il condamne la proposition : quod Christus secundum quod homo non sit aliquid, et le texte de sa défense entra dans la collection des Décrétâtes. Jafîé, n. 12 785 ; Mansi, t. xxi, col. 1681 ; Décret. Greg., t. V, tit. vii, c. 7 ; Denzinger-LTmberg, n. 393. La date de 1179, pour la condamnation faite en 1177, est donnée, sans preuve à l’appui, par Roger de Wendover, Flores historiarum, an. 1179, dans.Rer. Brit. script., t. lxxxiv, vol. i, p. 126, que transcrit ensuite Matthieu Paris, Historia Anglorum, an. 1179, même collection, t. xliv, vol. i, p. 414. C'était une rupture complète avec le nihilisme christologique d’Abélard. dont le pape lui-même, pendant son enseignement à Bologne, trente ans plus tôt, avait ressenti l’influence. Sur le sens de cette proposition, qui, chez Abélard, Boland, Pierre Lombard, ne niait nullement la réalité de la nature humaine, voir la note substantielle de Gietl, op. cit., p. 175-177 ; et ici, les art. Abélard et Adoptianisme au xiie siècle, t. i, col. 50 et 413-418.

Pendant ces années qui précèdent l’arrêt définitif, les adversaires de Pierre Lombard n'étaient pas restés inactifs. Un des magislri qui avaient puissamment contribué à ce résultat est Jean de Cornouailles, dont la carrière appellerait une étude critique, mais dont il nous reste une pièce importante pour le débat. C’est le fameux Eulogium ad Alexandrum III papam, quod Christus sit aliquis homo, P. L., t. cxcix, col. 1043 1086, qui insiste auprès du pape pour faire condamner la formule incriminée. Ce qui rend ce texte précieux, outre les nombreux détails qu’il contient sur les maîtres contemporains, et ce qui le fait singulièrement contraster avec l’Apologia de Yerbo incarnato, P. /… t. clxxvii, col. 295-316, c’est l’espèce de commentaire théologico-historique qu’il donne des dist. VI et VU du 1. III des Sentences. L’auteur y passe en revue les trois opinions exposées par Pierre Lombard sur l’union des deux natures, p. 573-589, et ajoute aux arguments des Pères les avis des docteurs orthodoxes contempo

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IMEMMK l, n.ll{. Ml). LUTTES AI Toi II DES SENTENCES

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rains, et cela, dit-il, « a lia de donner comme préludes aux gros bataillons des saints docteurs la cavalerie légère des maîtres actuels, ut fortissimis sanctorum cuneis etiam doctorum hujus temporis levior armalura prœludatur ». Eulogium, c. iii, P. L., t. exox, col. 1053 B. La thèse qu’il soutient est établie avec soin à l’aide des ftrmissima sanctorum testimonia et rationes fidei consentaneæ, comme il l’annonce lui-même, ibid., C. iv ; P. L., ibid., col. 1056 A. Mais, pour le reste, il ne manifeste aucune opposition à Pierre Lombard ; il le traite avec une respectueuse réserve, voir col. 1053 B, 1070 C, 1071 C. Il ne combat que cette doctrine, ou plutôt cette opinion du Maître, car Pierre Lombard, nous dit-il, ne la présentait pas comme définitive, col. 1053 AB ; et lui-même en avait longtemps été infecté, au point de n’avoir été guéri de son erreur qu’avec peine par Maurice de Sully et Bobert de Melun, col. 1055 A. La méthode qu’il applique est celle même du Lombard et la réserve qu’il professe pour accueillir la terminologie des logiciens dans la dogmatique, col. 1065 AB, n’est pas en contradiction avec ce qui a été dit plus haut de la modération du Magister.

La dissertation eut son effet auprès d’Alexandre III ; car, contrairement à ce qui est dit de divers côtés, la pièce porte sa date ; la préface dit clairement qu’il faut la placer à un moment où la lettre du pape à Guillaume, « alors archevêque de Sens, actuellement archevêque de Beims », ne promulgue pas d’anathème contre les adversaires ; c’est donc de la lettre de 1170 qu’il s’agit, laquelle suit de sept ans le concile de Sens, multo postmodum temporis suslentationis elapso ; en 1176, Guillaume aux blanches mains passe au siège de Beims, et Jean de Cornouailles déclare au pape qu’il est temps de recourir au grand moyen de la condamnation ; le décret de 1177 n’avait donc pas paru. Conséquemment, c’est entre 1175 et 1177 qu’il faut placer cet écrit, et non plus entre 1176 et 1181 ; ibid., préface, P. L., ibid., col. 1043-1044, et c. xx. col. 1085 B. Pour une analyse plus développée du contenu théologique, voir Grabmann, op. cit., p. 399-402, et Bach, op. cit., t. ii, p. 180-190 ; celui-ci ne date pas la pièce au milieu des événements contemporains ; Grabmann la fixe entre 1176 et 1181.

Un autre opposant de Pierre Lombard, qui occupe dans l’histoire doctrinale du xii c siècle une place beaucoup plus importante que Jean de Cornouailles, est Robert de Melun, contemporain du Magister Sententiarum et qui compose ses deux livres de Sentences entre 1152 et 1160. Dans son enseignement oral déjà, il attaquait fréquemment le Magister et son écrit s’occupe amplement des questions christologiques, entre autres du nihilisme ; il prend fréquemment à partie Pierre Lombard qu’il surpasse souvent en sûreté théologique. Voir B. Martin, O. P., L'œuvre théologique de Robert de Melun, dans Revue d’hist. eccl., t. xv, 19141920, p. 485, 489, 479, 459, etc. et Œuvres de Robert de Melun, t. i, p. ix, dans Spicilegium sacrum Loioaniense, fasc. 13, Louvain, 1932.

Un autre écrit hostile, attribué aussi à Jean de Cornouailles, VApologia de Yerbo incarnato, P. L., t. clxxvii, col. 295-316, et qui aurait été composé peu avant le concile de 1179, d’après un prologue encore inédit vu jadis par Oudin à l’abbaye de SaintVictor, Scriptor. eccles., t. ii, col. 1157, 1224 et 1530, demanderait une étude critique ; il argumente avec force, mais, contrairement à l’Eulogium, ne mentionne par son nom aucun théologien, ni partisan, ni adversaire ; l’auteur ne peut être Hugues de Saint-Victor, dans les œuvres duquel il a été publié.

A cette polémique des écoles françaises, se rattachent les ardentes initiatives d’un lutteur de l’Allemagne du Sud, Gerhoch de Reichersberg, dont une

thèse du De gloria Filii hominis est approuvée par le

concile de 'l’ours de 1 163. Les Annales de Reichersberg citées ont pris soin de nous conserver le souvenir de cette approbation, tout comme elles nous instruisent de la première interdiction des tropos et indisciplinalas qu.sestion.es, à propos des débats christologiques. Annales Reicherspergenses, an. 1161. Mon.Germ. hist., Script., t. xvii, p. 471.

La situation de Gerhoch dans les controverses de l'époque et sa place honorable parmi les principaux partisans de la réforme ecclésiastique faisaient de lui un redoutable adversaire. Dans l’histoire de la dogmatique, il se caractérise également par une activité littéraire et une fécondité polémique, qui fait sans cesse rencontrer son nom dans les écrits contemporains. On l’a comparé à saint Bernard, avec certaines restrictions ; lui-même ne se fait pas faute, en omettant ces réserves d’ailleurs, de s’attribuer un rôle identique à celui de l’abbé de Clair vaux. Voir Liber de simoniacis, préface, Libelli de lite, t. iii, p. 241. La bibliographie est fort abondante ; citons Bach, op. cit., t. ii, p. 390-446 ; Hauck, op. cit., t. iv, p. 134-450 ; et ici, t. i, p. 413-418 ; Sackur, bonne préface, donnant le curriculum vitse, avec les sources, dans l'édition citée, p. 131-136. Sa carrière n’est pas moins agitée, et aidé de deux de ses frères, Arno et Buediger, il la rend plus bruyante, sinon plus brillante ; voir la lettre xviii de Gerhoch, P. L., t. cxciii, col. 566 B, et V Apologelicwi contra Folmarum d’Arno, qui transcrit, sans le dire, un long passage de cette lettre, édit. Weichert, Leipzig, 1838, p. 14. Plusieurs fois, il fait le voyage de Bonis et se glorifie de la faveur dont il jouit près du Saint-Siège. Il a le talent du reste de faire valoir ses œuvres et de remémorer ses titres à la reconnaissance. Epist., xvii, P. L., t. cxciii, col. 567-568 ; xxi, col. 576-578 ; prologue du Liber de gloria et honore Filii hominis, t. cxciv, col. 1075-1078. Les Annales Reicherspergenses lui consacrent, à lui et à ses travaux, une fort élogieuse notice, Chronicon Magni presbtjteri, an. 1169, Mon. Germ. hist., Script., t. xvii, p. 490-497 ; ses lettres aux papes et aux membres de la curie romaine sont nombreuses ; ses autres écrits, qui s'échelonnent sur plus de quarante années (1126-1169), « remplissent à peu près tous les coins de la terre », au dire d’un contemporain, Éberhard de Bamberg, Epist., vi, P. L., t. cxciii, col. 500 C ; Sackur, op. cit., p. 135, donne à la collection de ses écrits l'épithète de moles. Une édition critique de toutes ses œuvres, si remplies de renseignements sur les contemporains, rendrait de grands services.

La position que prend ce fécond écrivain dans les questions sacramentaires, ou dans la querelle adoptianiste, ne doit pas nous arrêter ici : ardent défenseur de ce qu’il croit l’orthodoxie, Gerhoch pèche autrement que par excès de langage ; quelques exagérations confinent à l’hétérodoxie. Contre Pierre Lombard, ses attaques visent avant tout la christologie, et il multiplie les accusations contre le Magister et ses amis. Epist., xvii, à Alexandre III, P. L., t. exem, col. 565566 ; xv, à Éberhard de Bamberg, col. 547 D ; Libellus de ordine donorum sancti Spiritus, dans Libelli de lite, t. iii, p. 275 ; Epist., xxin.à Othon deFreising, où tous ses adversaires en christologie sont nommés gilbertins, P. L., col. 586-594 ; Epist., xviii, au cardinal Henri, col. 571 D, surtout à propos de l’adoration de latrie et du culte de dulie. Jadis, ardent partisan de la dialectique, il semble par moments se placer à l’extrême opposé et ne rien admettre au delà des expressions de la lettre. Epist., iii, à Othon de Freising, col. 491 CD ; xviii, au cardinal Henri, col. 571 BC ; Commentarius in psalmos, ps. xi, 4 et 5, et pars IV, prologue, ibid., col. 806 et col. 1374 A ; Liber de gloria et honore Filii hominis, préface, t. cxciv, col. 1073J007

    1. PIERRE LOMBARD##


PIERRE LOMBARD. LUTTES AUTOUR DES SENTENCES

2008

1070 ; Epist, xxi, aux cardinaux, t. cxciii, col. 570 B

et 584 B. Plus sage apparaît un de ses contradicteurs, Êberhard de Salzbourg. qui le rappelle à la modération avec une fermeté et une franchise qui réjouit. Epist., xvi. col. 555 BG et 562 AC.

Mais Gerhoch n’assista pas, avant de mourir, à la condamnation de Pierre Lombard. Toutefois, si, dans ses controverses antiadoptianistes, il se vit, tout comme ses opposants, imposer silence par Alexandre III, lettres du 22 mars 1164, Jaffé, n. 11011 et 11 012 ; P. L.. t. ce. col. 288-289, il eut au moins la satisfaction d’avoir une approbation, en plein concile, pour l’avis énoncé dans le De gloria et honore Filii hominis, et de recevoir de grands éloges pour son zèle. Mêmes lettres, ibid.. col. 288-289 ; Epist., xxi. col. 585 D. La prohibition de 1 164 contre les indisciplinatie quiestiones est rappelée par lui dans sa lettre au Sacré Collège, Epist., xxi, col. 584 B ; peut-être eut-il quelque part dans cette mesure par l’intermédiaire de ses agents, défenseurs de ses idées. La manière dont il accusait Pierre Lombard — et il n’y allait pas de main morte dans l’ouvrage présenté au concile de Reims — donne lieu de croire que son influence ne fut pas étrangère à la prohibition, Liber de gloria et honore Filii hominis, c. xviii, 5, t. cxciv, col. 1141 AB, et une étude plus étendue de la partie inédite de son œuvre aboutirait à faire constater sans doute une collaboration plus intense encore à cette polémique.

2° Offensive de Gautier de Saint-Victor et IIIe concile du Latran (1170). — On aurait pu croire que la mort de Gerhoch, en 1169, et surtout la condamnation portée en 1177 par Alexandre III allait mettre fin aux discussions. Il n’en fut rien. Déjà auparavant, Maurice de Sully, Robert de Melun et d’autres sans doute encore avaient attaqué les doctrines de Pierre Lombard, comme nous le rapporte Jean de Cornouailles, Eulogium, c. iv, P. L., t. cxcix, col. 1055 A. Mais, au même moment, ses gloses sur les psaumes et les épîtres pauliniennes avaient l’honneur d'être commentées et glosées non moins que ses Sentences dans les cours scolaires, voir plus haut, et bientôt, avant 1175 déjà, car il est dédié à Guillaume aux blanches mains avant son transfert à Reims, le grand commentaire en cinq livres de Pierre de Poitiers, le principal élève du Lombard, mettait davantage en relief les idéeset la manière du Magister Sententiarum. Est-ce ce renouveau de succès et ces signes de l’influence exercée qui donnèrent une nouvelle acuité à l’attaque ? Toujours est-il qu’au concile œcuménique du Latran, réuni peu d’années après (1179), se produisit, encore une fois, un fort mouvement contre le Liber Sententiarum. Les renseignements qui nous sont parvenus sur ces débats ne permettent malheureusement pas de se faire une idée bien complète des événements. Le principal garant que nous en ayons n’est pas en effet un des nombreux chroniqueurs de l'époque, français ou anglais, qui ont >ùt de la recherche et de la transcription du document original. Bach. op. cit., t. ii, p. 73, dit bien que las Annales de Reichersberg parlent d’une condamnation du nihilisme au concile du Latran ; nous n’avons rien trouvé à l’endroit qu’il cite. Mon. Germ. hist., Stript., t. xvii, p. 501 sq. ; le concile est décrit très brièvement, p. 506 ; voir Hcfcle-Leclercq, Histoire des conciles, t. v b. p. 1110, où l’erreur de Baronius, Annales, an. 1179, n. 13, est corrigée ; Mansi, t. xxii, p. 247, qui donne la rectification de l’agi.

est au seul témoignage de Gautier de Saint-Victor, polémiste violent jusqu'à l’injustice, que nous devons nos informations. Le pape Alexandre III avait eu l’intention de porter en plein concile une condamnation contre renseignement christologique de Pierre Lombard ; voir le texte dans Denifle, article cité de VArchiu far Literaturunrf Geschichte des M. A., t. i, p. 106

407 ; Hefele-Leclercq, loc. cit. Mais un certain nombre de cardinaux, opposés à son avis, lui répondirent qu’ils avaient à s’occuper d’atïaires plus importantes et, sur la réplique du pape, que la principale affaire était précisément la condamnation des hérésies, ils se retirèrent du consistoire. Un évêque du pays de Galles, Adam de Saint-Asaph, c’est-à-dire sans doute Adam du PetitPont, l’ancien professeur de Paris qui s'était fait remarquer jadis par sa lutte contre Gilbert de LaPorrée et dont l'œuvre avait été connue du Lombard, alla même plus loin dans son opposition à toute condamnation. Pour l’identification du professeur de Paris et de l 'évêque de Saint-Asaph, voir le Mouvement Ihéologique, p. 158, n. 3 ; Mansi, t. xxii, p. 458. La coïncidence des dates et le titre de Magister (Roger de Hoveden, Chrônica, pars post., an. 1175 et 1177, lier. Bril. Script., t. li b, p. 78 et 131) et de Canonicus Parisiensis (Raoul de Dicetum, Imagines historiarum, an. 1175, même coll., t. lxviii, p. 402, et Othon de Freising, Gesta Friderici imperatoris, t. I, c. li) donnent un grand poids à l’identification ; bonne notice par T.-A. Archer, dans le Dictionary of national biography, t. i, 1908. p. 75-76. Il sortit avec les cardinaux en disant : « Seigneur pape, moi qui ai jadis été à la tête des écoles de Pierre Lombard, je défendrai les idées du Maître. » La réflexion qui suit chez Gautier fait croire qu’il y eut pourtant une décision prise : Quid plura ! cessent jam putridæ ranarum garrulitates, apostolica Sede de Roma ita intonante ac diffiniente. Mais aucune trace n’en est restée, à part la lettre antérieure à l’archevêque de Sens, que Gautier rapporte ici tout au long et dont il est question dans l’appendice aux actes du concile : voir Mansi, t. xxii, p. 453 et 246. Sur Gautier, voir F. Bonnard, op. cit., t. i, p. 121, qui donne une traduction autre que ne le permet le texte de Denifle ; et Hofmeister, art. cité, p. 147, n. 2 ; p. 668, n. 3.

Quoi qu’il en soit, le pamphlet où Gautier de SaintVictor, au lendemain du concile, rappelle cet incident constitue à lui tout seul une des plus violentes attaques qu’eut à subir l’ouvrage de Pierre Lombard. Le titre qu’on lui donne habituellement, d’après une expression contenue dans l’introduction, Contra IV labyrinthos Francise, dit déjà le degré de véhémence auquel on peut s’attendre : Pierre Abélard, Pierre Lombard, Gilbert de La Porrée et Pierre de Poitiers sont violemment pris à partie ; analyse de l'écrit, dans Denifle, art. cité de VArchiv fur Lit. Gesch., t. i, p. 404 sq. ; longs extraits et tables des chapitres, dans Du Boulay. op. cit., t. ii, p. 629-670, et 402 sq. ; édition du IIe livre par Geyer, Die Sententisc divinitatis, dans les BeiIrdge, t. vii, fasc. 2 et 3, p. 173*-199* ; extraits dans Du Plessis d’Argentré, Collectio judiciorum, t.V Paris, 1628, p. 114, 110-118, avec apologie de Pierre Lombard. Le fougueux prieur de Saint-Victor, qui n’a plus rien de la ferme mansuétude d’Hugues son prédécesseur, pas plus qu’il n’a hérité de sa pénétration, reproche avant tout à Pierre Lombard ses erreurs christologiques, qu’il développe et réfute longuement. Il leur ajoute des erreurs sur la création, l'état primitif et la chute, la réparation des anges et des hommes, la résurrection, le sacrement de l’autel et de la confession. les définitions des vices et des vertus, les fins dernières. Mais il ne précise pas si chacun des quatre auteurs cites est responsable de chacune de ces doctrines : Sunt et alia milita de C.reatore rerum, de statu et lapsu, reparatione et resurrectione angelorum et hominum, de sacra mento altaris et confessionis, de deftnitionibus virtutum et vitiorum, de finibus universorum, in libris istorum contraria catholiese verilali, quæ prsetermisimus. Ms. de la Bibl. nation., lai. 17187, fol. 265 v°.

La véhémence du ton fut évidemment préjudiciable à l’exactitude de l’information et à la sûreté du juge ment. Trois exemples suffiront à le montrer. Gautier

attribue à Abélard un écrit qui se sépare formellement du maître Du Pallet et s’appuie sur saint Bernard ; ce sont les Sententise divinitatis déjà citées plus haut, édit. Geyer, op. cit., p. 34* et 08* ; Denifle, art. cité, p. Il 1-417. En même temps, il n’a pas d’expressions assez dures pour « les erreurs et les hérésies de.Jean de Damas, récemment introduit en Occident, ms. cité, fol. 234 r°, 239 r°, etc. ; Du Boulay, op. cit., p. 651 sq. : Quid Petrus Lombardus » el nescio guis Joannes Damascenus, scholastici, ad auctoritales luis orlhodoxorum (Auguslinum et Hieronymum)? Ailleurs, il prend pour l’opinion de l’auteur ce qui n’est qu’une objection Denitle, ibid., p. 416. Enfin, le reproche d’hérésie qu’il adresse à Pierre de Poitiers tombe non pas sur le texte du célèbre comhientateur du Lombard, mais sur une citation de saint Augustin, Sententiarum tibri V, I. I, c. xxii, et Augustin, -De Trinitate, I. VI, c. x ; voir Mathoud, préface, P. L., t. ccxr, col. 789-790. Cela nous dit la valeur que nous devons attribuer à ce pamphlet. S’il n’eut ni grande influence ni diffusion, ce que porterait à croire l’absence de toute copie autre que celle faite pour dom Martène, la véhémence de ses attaques et son ton virulent ont la valeur d’un document qui nous renseigne sur l’animosité du conflit.

3° Offensive des porrétains et IVe concile du Latran (1215). — Une troisième phase commença alors ; car l’opposition ne désarma pas après ce IIIe concile du Latran, comme le constate Roger de Wendover vers 1230, et après lui Matthieu Paris, Stetit autem hsec indeterminata allercatio… per mullos annos. Roger de Wendover, Flores historiarum, an. 1179, Rer. Brit. Script., t. lxxxiv, vol. i, p. 122-123 ; Matthieu Paris, Historia Anglorum, an. 1 179, même coll., t. xliv, vol. i, p. 415-417. Les accusations reprennent plus vives et plus nombreuses ; elles arrivent jusqu'à Innocent III qui se fait lire les Sentences durant les repas et constate, selon l’anecdote rapportée par Langton, que Pierre Lombard recule habituellement devant une affirmation : relatorem invenio non assertorem. Voir art. cite de Landgraf dans Recherches de théol. anc. et /nerf., t. iii, 1931, p. 144. Ce n’est ni plus ni moins que le rejet complet de l’ouvrage auquel aspirent les adversaires du Lombard. Sur tous les points de ce conflit la lumière n’a pas encore été faite, mais il n’est pas impossible que des découvertes inattendues ne grossissent un jour le dossier de la controverse.

A côté du Liber de vera et [alsa philosophia, ms. 1085 de la bibliothèque de Grenoble, qui attaque surtout l’enseignement trinitaire de Pierre Lombard, en même temps que celui d Hugues de Saint-Victor et de saint Bernard, se place l'œuvre de Joachim de Flore, qui s’en prend au Magister et reste fidèle à Gilbert. L'écrit cité en premier lieu se, place à la fin du xiie siècle ; le second ne peut lui être de beaucoup postérieur, Joachim étant mort en 1202. Voir P. Fournier, Joachim de Flore et le « Liber de vera philosophia », dans la Revue d’hist. et de litt. rcl., t. iv, 1899, p. 36-66 ; Un adversaire inconnu de saint Bernard et de Pierre Lombard, dans la Bibl. de l'École des Charles, t. xlvii, 1886, p. 394-417 ; Joachim de Flore et ses doctrines, son influence, dans ! a Revue des quest. hist., t. lxvii, 1900, p. 457-505 ; les trois études ont été reproduites avec retouches sous le titre : Éludes sur Joachim de Flore et ses doctrines, Paris, 1909 ; cf. ici Joachim de Flore, t. viii, col. 1430, 1432, etc. Les essais tentés jusqu’ici pour identifier le premier ouvrage, anonyme, n’ont pas eu de succès ; P. Fournier a modifié sa première opinion ; voir Études sur Joachim de Flore, p. 99, n. 3 ; Mandonnet, dans le Bulletin critique, t. xxii, 1901, p. 71-73. Par contre, le second ouvrage ne nous est plus connu que par la mention qu’en font les chroniqueurs, par quelques citations des théologiens, comme celles de Guil' laume d’Auxerre, Aurea doctoris aculissimi… Guil lelmi Altissiodorensis m IV Sententiarum libros perlucida explanatio, Paris, 1501, fol. (i, ou par des extraits des documents ecclésiastiques, comme les canons du Latran. Il se trouvait jadis dans la bibliothèque des papes d’Avignon, et la notice que lui a consacrée le catalogue reste des plus précieuses pour une identification éventuelle, si l’on peut en retrouver un exemplaire, comme jadis on en a conçu l’espoir, dans une bibliothèque du nord de l’Italie. Inventaire de 1359, à Avignon, n. 362, Ehrle, Historia bibliothecæ RR. PP., t. i. p. 31 1, dans la Bibliotheca delV Accademia slorico-giuridicu, t. vii, Rome, 1890. Un ms. d’Oxford contient, sous un faux titre, une simple analyse de la condamnation de Joachim en 1215 (Balliol Collège, 296, fol. 219-219).

La survivance des idées gilbertines sur la Trinité, un demi-siècle après le concile de Reims et dans un groupe compact, intelligent et décidé, allait-elle aboutir à une revanche de la condamnation de 1148, à laquelle avait contribué Pierre Lombard ? Le conllit devenait menaçant. Si l’un des auteurs, originaire vraisemblablement du Languedoc ou de quelque autre province du midi de la France, dérobe son nom sous le voile de l’anonymat, l’autre a eu une notoriété immédiate et une réputation posthume qui en fait un des hommes les plus en vue de la fin du xiie siècle. Converti sur le tard dans un fastueux voyage à Constantinople vers 1158, puis pèlerin mendiant, cistercien et prédicateur ambulant, le grand voyant calabrais, fondateur du monastère de San Giovanni in Fiori, sans cesse en rapport avec les papes, les rois et les grands personnages ecclésiastiques, pouvait devenir un terrible adversaire pour les destinées du Magister Sententiarum. Mais le moine illuminé n’avait, pas plus que ses prédécesseurs Gerhoch ou Gauthier, le sens de la modération dans l’attaque. D’autres parties de son œuvre jetèrent sur sa mémoire une ombre d’hétérodoxie, ce qui ne facilita pas le succès de ses tentatives. Sans nous attarder aux vicissitudes de la lutte, sur lesquelles les renseignements complets font encore défaut, rappelons seulement que ce qui fait surtout l’intérêt de cesattaques, dans l’histoire posthume de Pierre Lombard, réside dans le résultat extraordinaire qu’elles obtiennent : elles aboutissent à la plus solennelle consécration qu’ait jamais reçue ouvrage de théologie. Le concile du Latran de 1215, qui devait, d’après les visées de ses adversaires, donner le coup de grâce aux IV Libri Sententiarum, assure définitivement leur triomphe dans l’enseignement de la chrétienté et inscrit le nom du Magister à une place d’honneur dans un des premiers canons dogmatiques du concile.

Non seulement l’ouvrage de Joachim fut condamné, avec preuves scripturaires à l’appui, mais l’enseignement trinitaire de Pierre Lombard, incriminé par ses adversaires, fut solennellement reconnu orthodoxe. Son nom même intervient dans la formule de foi qui introduit cette partie : Nos autem, sacro et universali concilio approbanle, credimus et confitemur cum Petro (Lombardo). C. ii, 2 (Mansi, t. xxii, col. 983) ; Décrétai. Greg. IX, t. I, tit. i, c. 2 ; voir les Sententise du Lombard, t. I, dist. V, p. 42 sq. Il eût été difficile pour le Maître, qui s'était montré si réservé dans sa préface, de souhaiter triomphe plus complet ; celui-ci est unique peut-être dans l’histoire des canons conciliaires qui, habituellement, ne citent pas les auteurs dont ils s’inspirent. En tout cas, il dut faire sensation, car deux des principaux chroniqueurs de cette époque, Roger de Wendover et Matthieu Paris, ont soin de transcrire ce texte tout au long dans leur relation de ra victoire du Magister. D’autres chroniques mentionnent avec soin la condamnation de Joachim et la victoire du Lombard, par exemple, les Flores temporum, déjà cités, de 1292-1294, Mon. Germ. hist., Script., t. xxiv, p. 248, 20| I

PIEKRI. LOMBARD. TKIOMPHI. DES SENTENCES

20 12

Albéric des Trois-Font aines († 1252), qui ménage toutefois JoacMm, Chronica, an. 1201, ibid., t. xxiii. p. 879, et le délicieux Salimbene. qui agrémente son récit, comme d’habitude, de réflexions originales, Chronica, an. 1248, dans les mêmes Monum., série in- 1°, t. xxxii, p. 238.

II. L/ ; TRIOMPHE. SUCCÈS DÊFWITIF ET VOQUE DES i LlBRl SENTENTIARVif. - A partir de cette solennelle proclamation de l’orthodoxie lombardienne à propos de la question trinitaire et de la simplicité divine, l’ouvrage ne connut plus les retours offensifs de l’opposition. Les propositions abandonnées au cours du demi-siècle suivant par l’enseignement de Paris ou d’ailleurs ne jettent aucune ombre rétrospective sur la réputation d’orthodoxie du Maître. L’on se contente de dire : Hic non tenetur Magister, voir l'étude sur Les notes marginales de Pierre Lombard, p. 534-536 ; Oïl verra, col. 2014, la liste de ces propositions dont le nombre, jamais inférieur à huit, monte parfois à quinze, à vingt-deux ou à vingt-six. Mais ces prohibitions ne portent nullement préjudice au succès de l’ouvrage ou à la réputation du Maître. L’on se contente de rappeler que l’opinion n’est plus maintenue, ou l’on écrit une note en marge dans les mss., sans aucune réflexion ni qualificatif. On croirait qu’une espèce d’accord tacite des maîtres de Paris a fait abandonner ces thèses sans condamnation.

L’ouvrage a bientôt une fortune cosmopolite. Il trouve son chemin en quelques années par toute l’Europe : il se répand en Bavière où, du vivant de son auteur, il est étudié par Éberhard de Bamberg, Arno et Gerhoch ; en Angleterre, où deux bibliothèques de cathédrales, celles de Lincoln et de Durham, et une d’abbaye, Peterborough, le mentionnent avant 1200 ; dans les Pays-Bas et en Allemagne, où il figure parmi les livres des abbayes des Dunes et de Prùfening. Même les abbayes cisterciennes et bénédictines lui ouvrent leurs portes, comme à Clairvaux, où il est transcrit dès 1158. au Bec et à Corbie, à Andres, en Artois, où il est donné en cadeau en 1197. L’on en fait très vite des résumés, parfois sous les yeux et avec l’aide du Maître, s’il faut en croire un ancien texte des bernardins de Cambron. t’n canoniste de bruyant renom, comme Gandulphe de Bologne, l’abrège avec plus de liberté, mais sans rien abandonner de ses idées personnelles. L' Abbrei’iatio de magister Bandinus, /'. L.. t. cxcii, col. 905-1112, suit de plus près l’idée de Pierre Lombard, mais présente dans les mss., d’un livre à l’autre, des divergences qui appelleraient une étude. Il y a des résumés en vers, voir Mediæval theology in verse, dans The Irish theological quarlerly, t. ix, 1914, p. 330, comme en possèdent plusieurs bibliothèques anglaises. Libri Sententiarum versificati. des nomenclatures de questions, des tables analytiques ou s noptiques, des explications de termes en liste alphabétique, des abrégés de certaines matières seulement OU des résumés avec remaniements partiels ou commentaires écourtés, comme la Filia Magistri, attribuée

i tort à Hugues de Saint-Cher. Sur tout ceci, voir

H. Martin, Filia Magistri. un abrégé des Sentences de Pierre Lombard, dans The bulletin o/ the John Rylands libranj, oct.-déc. 1915, p. 6-8 du Reprint. Le nombre et la diversité de ces résumés et aide-mémoire témoiil de l'énorme diffusion du livre ; quelques-uns de abrégés mnémotechniques en vers, qui se rencontrent souvent dans les bibliothèques, ont même été imprimés, voir édit. Quaracehi. p. i xi.

Ce qui témoigne tout autant de la diffusion du livre, c’est le nombre des commentaires. Moins de quinze ans après la mort du Magister, on commence déjà à interpréter son œuvre à l’aide de courtes gloses, tels Pierre de Poitiers et plusieurs autres, anonymes. Les commentateurs, à commencer par Pierre de Poitiers avant

1176, le prennent pour liber texlus ; d’autres, qui veulent une tendance plus pratique et développent les applications morales de la théologie, supposent connu tout ce qu’enseigne le Liber Sententiarum et y ajoutent des compléments ; tel Pierre le Chantre, qui insiste sur les parties trop brèves ou omises par le Magister ; tels Etienne Langton et Gui d’Orchelles, qui s’y réfèrent fréquemment. Le plan de ses traités est suivi par tous les maîtres, peut-on dire, si bien qu’il ne se fait plus guère de livre de théologie qui ne prenne les Sententiie comme texte à commenter. Bientôt, les ordres religieux établissent des chaires pour commenter le Lombard, et chaque étudiant dominicain de Paris en reçoit un exemplaire, en même temps que la Bible et Y Historia scolastica de Pierre Comestor. Voir Franklin, Les anciennes bibliothèques de Paris, t. i, p. 192, et sur le chapitre de Montpellier en 1265, Reichert, Acta capitulorum generalium, t. i, p. 129, lig. 28-29, dans les Monumenta ordinis pnvdicatorum, t. iii, Rome et Stuttgart, 1898 ; pour les franciscains, voir Felder, Geschichte der wissenschaftlichen Studien im Franziskanerorden, Fribourg, 1904, p. 529-546. Le bachalarius sententiarius prend place à côté du biblicus ; voir Déni fie. Quel livre servait de base ù l’enseignement des maîtres en théologie ? dans la Revue thomiste, t. ii, 1894, p. 151, au point d’exciter l’indignation du maussade Roger Bacon, qui s’irrite de voir le professeur des Sentences plus honoré que celui de la Bible. Opus minus, édit. citée, dans les Rer. brit. script., t. xv, p. 328-329 ; ou dans Denifle-Chatelain, Chartularium, t. i, n. 419, p. 473-474 ; Felder, op. cit., p. 534 ; édit. Quaracehi, p. lix-lxi. Jusqu’en pleine Asie, le franciscain Guillaume de Rubrouck, envoyé en 1253 par saint Louis au grand khan des Tartares, mentionne, parmi les volumes compris dans ses bagages, les IV libri Sententiarum. Voir Les franciscains en Chine aux xiwXIVe siècles, t. i, p. 34, dans Xaveriana, t. xlit, Louvain, 1927.

A ce fait, on peut joindre celui des quinze exemplaires offerts vers 1360 à la bibliothèque du collège de Merton, à Oxford, et celui des cinquante exemplaires reçus en cadeau, avant le milieu du xiv c siècle, par le collège de la Sorbonne à l’usage de ses étudiants. F. M. Powicke, The mediæval books oj Merton Collège, Oxford, 1931, p. 54-55 ; Delisle, Cabinet des manuscrits. t. iii, Paris, 1881, p. 23-25, liste de 1338. Tout cela montre l’utilisation continuelle des Sentences et la place qu’avait prise l’ouvrage dans la vie intellectuelle de l’Europe médiévale. Pour des siècles, il alimente désormais les leçons des bachalarii à l’université de Paris et aux autres centres théologiques de l’Occident.

Vincent de Beauvais et ses copistes ne rflanquent pas de le relater et, longtemps avant eux, l’anonyme de Laon et Albéric de Trois-Fontaines avaient fait déjà constater cette vogue. Memoriale omnium temporum. dans Mon. Germ. hist., Script., t. xxiv, p. 157, extrait du Spéculum historiale, xxix, 1 ; Jacques de Voragine. ibid., p. 171, voir aussi, ibid., p. 219 ; Chronicon nniversale anonumi Laudunensis, an, 1163, édit. Cartellieri, Paris et Leipzig, 1909, p. 7 ; Albéric. Chronica, an. 1 156, t. xxiir, p. 843. Le nombre de ces commentaires, dont la grande partie est inédite, atteint plusieurs centaines ; on peut en juger par les chiffres que donnent deux bibliographies des siècles passés. Bien que pour l’Angleterre. Pits en compte au moins cent soixantetrois, De illuslribus Angliæ scriptoribus, t. i, le seul paru, des Relationes historiés de rébus anglicis, Paris, 1619, p. 947-952, et Quel if et Échard donnent les noms de deux cent cinquante dominicains, Scriptores ordinis prxdicatorum, t. n. Paris, 1721, p. 951-952, qui ont commenté les Sentences. Ces listes sont loin d'être complètes ; les dépôts de mss. permettraient de les grossir considérablement. Thomistes, scotistes, occa2013

PIKKRK U)MHAI{I>. TRIOMPHE DES SENTENCES

n|

mistes, augustiniens, tous les docteurs commentent,

chacun à sa façon, le livre du Lombard. Les recherches en tous sens dans les vieux fonds de mss., inaugurées jadis par les PP. Ehrle (cardinal) et Denifle, reprises. depuis la grande guerre, avec une ardeur nouvelle et des résultats grandissants, par Grabmann, Mandonnet, Glorieux, le P. Pelster, le R. P. Martin, le P. Hocedez, J. Koch, dom Lottin, A. Landgraf, Schmaus, etc., aboutissent à mettre toujours plus en relief la vogue énorme dont ont joui les IV libri Sententiarum jusqu’en plein xvie siècle. Un répertoire Thesauri theologorum pars prima… quarla, primo libru Sententiartun (…quarto) correspondes doctorum et mayisirorum in sacra paqina professorum decisiones compleclens, Milan, 1506, incomplet évidemment, mais fort précieux cependant, imprimé au début du xvie siècle et dû à Jean Picard, énumère, pour chaque question théolo- « ique, distinction par distinction, les commentateurs qui ont traité de ces matières avec indication de l’endroit de leurs ouvrages. Durant les séances du concile de Trente, l’avis du Lombard est fréquemment invoqué par les Pères et par les congrégations des théologiens ; on en parle avec respect et déférence même quand on s'écarte de ses idées et l’on ne veut rien faire qui puisse nuire au succès scolaire de son livre ; voir Concilium Tridentihum, Fribourg-en-Br., édit. Gœrresiana. Voir les Index alphabétiques à la fin de chacun des volumes i, v, vii, ix.

L’introduction de la Somme de saint Thomas dans l’enseignement théologique, chez les dominicains d’abord, comme à Fribourg, à Rostock, etc., puis dans les centres universitaires, n’aboutit que lentement à faire remplacer les Sentences par le chef-d'œuvre de saint Thomas. A la fin du xve siècle, le volume de Pierre Lombard est encore en possession tranquille à peu près partout ; les éditions incunables, on l’a vu plus haut, se multiplient au nombre de seize au moins avant l’année 1500, et le xvi c siècle connaît plus de soixante éditions ou réimpressions. Les commentateurs n’abandonnent pas encore le vieux manuel des universités médiévales. La Réformation de l’université de Paris en 1508, Paris, 1611, p. 111, parle encore de l’utilisation des Sentences de Pierre Lombard dans ses Statula facullatis sacræ theologiæ. Au xviie siècle, quelques commentaires continueront encore à se produire : Dominique Soto donne le sien en 1557, Estius en 1615, Mastrius en 1655, ainsi que d’autres scotistes comme Antoine Castel (1698-1703) et J. Perez Lopez (17141 723), etc. (Hurter, Nomenclator, t. iv, col. 676 et 1014) ; mais ce sont des commentaires de Scot plutôt que du Lombard. L’ouvrage du célèbre Ripalda († 1648), Brevis expositio litleree Magistri Sententiarum, cum quæslionibus quæ circa ipsam moveri possunt et authoribus qui de illis disserunt, Salamanque, 1635 ; Cologne, 1635 ; Lyon, 1636, 1696 ; Venise, 1737, etc., le seul jésuite peut-être, en dehors de Jacques Peltan (commentaire inédit), qui ait commenté les Sentences, eut plusieurs éditions ; la préface nous dit la vogue du Magister encore à ce moment ; car, en Espagne, les examens pour les bénéfices ecclésiastiques comportaient un travail sur une des distinctiones de l’ouvrage et c’est à la demande des étudiants de Salamanque que Ripalda composa son livre.

A partir du début du xviie siècle cependant, le règne du Livre des Sentences touche à sa fin. C’est la Somme de saint Thomas qui le remplace chez les dominicains, les carmes, les jésuites, les sorbonnistes, et ailleurs ; des chaires sont fondées pour commenter au cours le Docteur angélique ; Bellarmin inaugure à Louvain ce genre de commentaire avant 1570, trente ans avant que Philippe II fonde, en 1595, la chaire de saint Thomas dont van Malderen (Malderus), ensuite évêque d’Anvers, sera le premier titulaire, tandis que

les disciples de François de Vitoria, à Salamanque, répandent partout l’usage de la Somme théologique, qu’ils substituent aux Sentences. Mais le volume de Pierre Lombard n’en reste pas moins la base sur laquelle se sont élevées les grandes constructions théologiques. oir Le mouvement théologique, p. 167-168.

/II. LES PROPOSITOma REJETÊB8. (Hic non tenetur Magister). — Dès la première moitié du xiir siècle, s'était fixée une liste de huit opinions qui ne sont pas suivies communément : Istm sunt opiniones Magistri Sententiarum quæ communiter non tenentur. C’est saint Bonaventure qui nous en a conservé le texte — en fail il en a neuf — à la fin du 1. II de son commentaire sur les Sentences (dist. XLIV, Dubia circa lilleram Magistri, Opéra omnia, édit. Quaracchi, t. ii, 1885, p. 1016), mais il n’exclut pas un nombre plus élevé d’opinions à rejeter ; in aliquibus locis declinuverit ab opinionibus communibus… præcipue in octo locis. La proposition sur le nihilisme christologique, Denzinger, n. 393, ne figure pas dans cette liste, ni dans les autres ; c'était plus qu’une simple opinio. Saint Bonaventure excuse le Maître des Sentences, qui a parfois utilisé, dit-il, ses « autorités » minus recte. 'on tamen est mirandum si in lot et tam bonis dictis Magister dixit aliquid minus complète, nec ei est propler insultandum, ajoute t-il.

Peu après, le franciscain Salimbene de Parme, qui achève sa chronique vers 1287, mentionne le même nombre de passages : octo loca in quibus Magister Pelrus in Sententiis maie dixit. Mais l'œuvre à laquelle il renvoie pour le détail n’a pas été retrouvée ; ce qui nous prive des réflexions ou anecdotes parfois naïves, toujours piquantes, dont sans doute il accompagnait cette fois encore son récit, voir Chronica, édit. citée, Mon. Germ. hist., Script., série in-4o, t. xxxii, p. 238, 217, et p. xix, xxv.

Les mss. des IV libri Sententiarum présentent souvent une liste de ces opinions, mais le nombre de celles-ci dépasse plus d’une fois les huit de Bonaventure ; voir édit. Quaracchi, p. lxi ; ainsi, sur quatre exemplaires de la bibliothèque Vaticane, deux mentionnent 8 opinions, un en a 19, un autre en a 21 ; voir A. Pelzer, Aposlolicæ bibliotheese… codices Vaticani latini, t. i, p. 3, 5-6, 12 sq.

La liste s’accroît davantage encore chez l’inquisiteur Nicolas Eymeric, O. P. († 1399), qui compose un traité en 1397 sur les 22 articles rejetés, traité demeuré inédit : Super declaratione 22 articulorum Magistri Sententiarum, in quibus communiter non tenetur ; voir Quétif et Échard, Scriplores ord. præd., t. i, p. 713, n. 34. Une liste de 26 numéros a été publiée par Du Plessis d’Argentré, Collectio judiciorum, t. i, p. 118, qu’il date de l’année 1300 environ ; elle est reproduite dans P. L., t. cxcii, col. 961-964. C’est celle que nous donnons cidessous, en marquant d’une astérisque les opinions que mentionnait déjà saint Bonaventure ; mais celui-ci réunissait sous un même chef les deux opinions relatives au mérite des anges contenues dans les dist. V et XI du 1. II. Nous donnons textuellement le libellé fourni par Du Plessis ; l’on n’aura pas de peinera rectifier l’indication des chapitres, qui s'était modifiée au cours de deux siècles et qui ne correspond plus toujours à la division antique rétablie par l'édition de Quaracchi. On trouvera dans Denifle et Châtelain la liste de saint Bonaventure et quelques renseignements complémentaires, Chartularium universitatis Parisiensis, t. i, Paris, 1889, n. 194, p. 220-221. Les opinions ajoutées par la liste de la fin du xine siècle concernent surtout le t. IV, principalement la circoncision, le mariage et les pouvoirs des simoniaques et des hérétiques.

In I libro. — * 1. Quod charitas qua Deum et proxinuim diligimus est Spiritus sanctus. Disl. XVII, cap. 2. Vel quod charitas quæ est araor Dei et proximi non est aliquid créa201

.)

PIERRE l, uMHKI>. CONCLUSION GENERALE

! 016

tum. — * 2. Quod nomina numeralia dicta de Deo dicuntur soliim relative. Dist. XXIV, cap. Etsi diligenter. Vel hæc Domina numeralia trinus il Trinitas non dicunt positionem sed privatiouem tantum. : ï. Quod simile et squale - : mi li ter dicuntur de Deo privative. Dist. XXI, cap. Et hoc idem. 1. Quod Deus setnper potest quicquid aliquando potuit, et vull quicquid voluit, et scit quicquid scivit. Disl. XLIV, cap. Pneterea quwri solet.

In II libro. — * 1. Quod Angeli non meruerunt beatitudineni per gratiam sihi datam ; sed quod prsemium prsecessil meritum, et postea meruerunt per obsequia fidelibus exhibita. Disl. V, cap. Hic quæri solet. Vel quod angelis » nt>mium pnecessit, el meritum respectu pracmii substantialis habet subsequi. * 2. Quod angeli in merito, respectu essentialis pnemii, et in ipso prsemio proflciunt usque ad jodicium. Dist. XI, cap. Pneterea illud. — 3. Quod charitas est Spiritus sanctus, scilicet illa quss anima’qualitates informat atquc sanctificat. Disl. XXVII, cap. Cum igitur.

  • —1. Quod in veritate humanse natunv nihil transit extrinsecum ; sod quod ab Adam descendit per piopagationem,

auctum et multiplicatum resurget in judicio. Disl. XXX, eap. permit. Quibus responderi potest, vel quod nihil de cibis transit in veritatem humanse naturse, nec per generationem, nec per mitritioucm.

In III libro. — 1. Quod anima, a corpore exuta, sit persona. Dist. V, cap. Hic a quibusdam opponitur. — 2. Quod Christus convenienter mortuus et non mortuus dicitur, passus et non passus. Disi. XXI, cap. ail. — * 3. Tertio quod Christus in triduo mortuus fuit homo. Disl. XXII, cap. l.

In 1’libro. — — 1. Quod Sacramenta legalia non justiticabant etiamsi cum fide et devotione fièrent. Dist. I. cap. Non igitur. — 2. Quod homo sine medio videbat Deum ante peccatum. Eadem disl., cap. Triplici. — 3. Quod circumeisio non conferebat gratiam ad bene operandum, nec virtutes ad augmentum ; sed solum ad peccata dimittenda valebat. Eadem dist., cap. Duo igitur. — 1. Quod parvuli, ante octavum diem morientes incircumeisi, peribant ; et quod, causa neeessitatis, poterant ante circumeidi. Eadem dist., cap. Si vero. — 5. Quod quædam sacramenta novæ Legis instituta sunt in remedium tantum, ut matrimonium. Dist. II. cap. 1. Jam ad sacramenta. — * 6. Quod baptizati baptismo .loannis, non ponentes spem in illo, non erant baptizandi baptismo Christi : ita quod baptizatus baptismo Joannis, non erat baptizandus. Dist. II, cap. ult. Hic considerandum.

  • 7. Quod Deus potuit dare potentiam creaturæ creandi

et interius abluendi, id est, peccata dimittendi. Dist. V, cap. ult. Hic quæritur quæ sit. Vel sic : quod Deus poterat dare potestatem aliis baptizandi interius, et quod creatura potuerit suscipere. Et similiter quod Deus potest potestatem creandi creatura’communicare et creare per creaturam, tanquam per ministrum. Dist. V. — 8. Quod schismatici, degradati, præcisi ab Kcclesia ha-retici, excommunicati, non habent potestatem consecrandi corpus Christi. Disl. XIII, cap. Illi vero. — 9. Quod brutum non sumit verum corpus Christi, etsi videatur. Dist. XIII, cap. Illud etiam sane. — 10. Quod scientia discernendi, ut notât habitum scientia-, sit clavis. Dist. XIX, cap. 1. — 11. Quod episcopi simoniaci degradati non possunt conferre ordines. Dist. XXV, cap. De simoniacis. — 12. Quod secundus maritus alicujus mulieris, incognita— carnaliter a primo, sit bigamus per cognitionem illius, et prohibeturab ordinibus. Disl. XXV II, cap. ult. — 13. Quod cognoscens sororem uxoris sua— non tenetur uxori petenti debitum reddere. Dist. XXXIII, cap. De bis. — 14. Quod ille qui, uxore vivente, duxit a lia m in aliéna patria, qui rediens ad conscientiam vult eam dimittere et non potest, si cogitur ab Ecelesia remanere et debitum reddere, quia sibi non creditur : dicit Magister quod incipit excusari per obedientiam et timorem, et tenetur reddere debitum si petatur. Disl. XXXVIII, cap. ult. — 15. Quod peccata deleta non pâte fient aliis in judicio. Disl. XLIV, cap. Hic quæritur utrum electis.