Dictionnaire de théologie catholique/THÉOLOGIE II. HISTORIQUE I. Avant saint Augustin
Chez Diadoque de Photicée, milieu du ve siècle, la θεολογία implique, avec une semblable connaissance supérieure de Dieu, une certaine impulsion et une certaine grâce qui font exprimer en louange la douceur et la gloire du Dieu contemplé. Kattenbusch, art. cité, p. 203-204 ; D. M. Rothenhæusler, La doctrine de la « Theologia » chez Diadoque de Photikè, dans Irénikon, 1937, p. 536-553.
2° Les Latins.
Jusqu’à saint Augustin inclusivement, le mot theologia n’a pas, chez les Latins, son sens ecclésiastique propre. Plusieurs Pères ne le connaîtront même pas : ainsi Minucius Félix, saint Cyprien, saint Ambroise, Arnobe, Boèce et saint Grégoire. On l’utilise, dans la polémique avec les païens, au sens où ceux-ci l’entendaient. Augustin, cependant, emprunte le mot aux païens, s’appuie sur son sens étymologique pour argumenter contre eux et, au nom des exigences d’une vera theologia, les orienter vers le christianisme. De civ. Dei, l. VI, c. viii, P. L., t. xli. col. 186. Batiffol, art. cité, p. 209-210. Mais cette vera theologia n’est pour lui qu’une philosophie digne de ce nom, dont il trouve un exemple authentique chez les platoniciens. Au delà de la theologia fabulosa des poètes, au delà même de la theologia naturalis de Varron et des stoïciens, qui n’est qu’une interprétation du monde et une physique, Augustin revendique une théologie plus fidèle à son objet, Dieu, et qui est pour lui la philosophie platonicienne. De civ. Dei, t. VIII, c. i et v, col. 223 sq., et 229
Il semble bien qu’il faille attendre jusqu’Abélard pour trouver le mot theologia avec le sens qu’il a pour nous. J. Rivière, theologia, dans Revue des sciences rel., t. xvi, 1936, p. 47-57, qui a fait une étude critique détaillée de ce point, écarte les auteurs qu’on aurait pu faire prétendre à une priorité, comme Raoul Ardent et Honorius d’Autun avec son Elucidarium sive dialogus, P. L., t. clxxii, dont le sous-titre, De summa totius christianæ theologiæ, est d’une authenticité douteuse ; il montre que, si les titres d’Introductio ad theologiam et d’Epitome theologiæ christianæ sont dus non pas à l’auteur, mais aux éditeurs, si ce dernier ouvrage, désigné par Abélard comme un Theologiæ tractatus, est une monographie sur le dogme trinitaire où theologia n’aurait que le sens admis par plusieurs Pères grecs, par contre Abélard avait conçu une Somme de la doctrine chrétienne, dont il ne put rédiger que les premières parties et qu’il désignait lui-même et laissait désigner par les autres du nom de theologia. Encore le mot sert-il ici à désigner le contenu concret d’un ouvrage portant sur l’ensemble des dogmes chrétiens et non abstraitement, une discipline comme la géométrie ou la philosophie. Ibid., p. 54. Au reste, dans l’école d’Abélard, la tradition se maintiendra, selon laquelle theologia ne désigne que la doctrine portant sur le Dieu invisible, un et trine ; ce qui concerne la christologie et les sacrements sera désigné par le mot beneficia : ainsi en est il dans les Sententiæ Parianenses, éd. Ostlender, Bonn, p. 12 ; dans les Sententiæ Parisienes, éd. Landgraf, dans Écrits théologiques de l’école d’Abélard, Louvain, 1934, p. 29 ; dans les Sententiæ Rolandi, éd. Gletl, p. 151-155, moins le mot beneficia ; enfin, cf. Abélard lui même, Introd. in theol., l. I, c. iv. P. L. t. clxxviii, col. 986 D et Epitome, c. iii et xxiii, col. 1697 et 1730 ; mais l’Epitome est, d’après Ostlender, l’œuvre du disciple d’Abélard, Hermann.
Il faudra quelque temps encore pour que theologia prenne son sens épistémologique. Il semble bien que celui-ci ne sera définitivement acquis que dans le courant du xiiie siècle. Et même trouverons-nous long temps encore la théologie désignée par l’une ou l’autre des expressions qui avaient servi jusque là à la nommer : doctrina christiana (saint Augustin), sacra scriptura, sacra eruditio, sacra ou divina pagina, voir ci-dessous, col. 354, enfin, sacra doctrina, qui est le terme dont saint Thomas se sert dans la première question de la Somme théologique.
Les éditeurs ont, dans la suite, introduit le mot theologia dans le titre de plusieurs articles de cette question ; mais, dans le texte authentique, ce mot ne se rencontre que trois fois, I{e|a}}, q. i, a. 1, obj. 2 et ad 2um ; a. 3, sed contra, tandis que l’expression sacra doctrina ou hæc doctrina se rencontre près de quatre-vingts fois : et encore theologia n’y est-il pas pris au sens actuel du mot théologie, mais au sens étymologique de considération ou discours sur Dieu. Dans d’autres œuvres de saint Thomas, on rencontre theologia, soit au sens moderne, pour désigner une certaine discipline bien définie, l’explication rationnelle du révélé, ainsi In Boet. de Trin., q. ii, a. 3, ad 7um ; Contra Gent., IV, c. xxv, soit dans le sens objectif concret d’une considération faite du point de vue de Dieu ou de la cause première, et non du point de vue de la nature propre des choses créées prises en elles-mêmes, ainsi Sum. theol., Ia-IIæ, q. lxxi, a. 6, ad 5um, soit encore dans un sens qui comprend les deux précédents, Resp. super xlii art. ad Mag. Ord., art. 42 ; enfin, il arrive à saint Thomas d’évoquer la distinction des trois théologies de Varron, Sum. theol., IIa-IIæ, q. xciv, a. 1 ; Com. in Rom., c. i, lect. 7 fin, et aussi d’éviter l’emploi des mots theologia, theologus, comme à Contra Gent., t. II, c. iv, où l’opposition entre la connaissance naturelle et la connaissance surnaturelle n’est pas exprimée par l’opposition entre theologia et philosophia, mais par l’opposition entre doctrina philosophiæ et doctrina fidei d’une part, philosophus et fidelis d’autre part. Mais, évidemment, seule une enquête exhaustive permettrait des conclusions fermes. Ce que nous venons de dire suffit à inciter à la circonspection dans l’interprétation du vocabulaire de saint Thomas sur ce point.
II. LA THÉOLOGIE. ÉTUDE HISTORIQUE.
Lorsqu’on aborde l’histoire de la notion de théologie proprement dite, on est tenté de prendre son point de départ à la fin de la période patristique : saint Jean Damascène († 719), pour l’Orient, le siècle qui s’étend entre la mort de saint Isidore († 636), et celle de saint Bède († 735), pour l’Occident. C’est ce que fait, par exemple, M. Grabmann dans sa Geschichte der katholischen Theologie, Fribourg-en-Br., 1933. Peut-être une telle manière de procéder est-elle Inspirée par une conception un peu rigide de la théologie, entendue d’emblée comme une synthèse systématique des doctrines chrétiennes. Par quoi plusieurs auteurs sont amenés à noter que les Pères n’ont guère fait de la « théologie », puisque nous ne trouvons guère chez eux une synthèse systématique de l’ensemble du dogme, mais plutôt des traités spéciaux visant à illustrer, pour l’édification des âmes, ou à défendre contre l’erreur, ici dogme particulier ; ainsi Dublanchv. à l’art. Dogmatique, ici, t. iv. col. 1540 sq., et 1517 : Grabmann, op. cit.. p. 16. En conséquence, ces auteurs, lorsqu’ils énumèrent les œuvres théologiques des Pères, s’en tiennent-ils à recueillir les synthèses systématiques ou ce qui s’en rapproche le plus. L’exposé suivant justifiera, pensons nous, un traitement plus large, et commencera avec les origines mêmes du christianisme.
I.Avant saint Augustin.
II. Saint Augustin (col. 350).
III. L’héritage du VIe siècle (col. 353).
IV. D’Alcuin au XIIe siècle (col. 360).
V. La Renaissance du XIIe siècle : la théologie sous le régime de la dialectique (col. 361).
VI. L’Age d’or de la scolastique : la théologie sous le régime de la métaphysique (col. 374).
VII. Problèmes nouveaux et lignes nouvelles de la théologie moderne (col. 411)
VIII. Coup d'œil sur la théologie du XVIIe siècle à de nos jours (col. 431).
I. Avant saint Augustin.
Le christianisme se proposait, dans les origines, comme un fait, et un fait nouveau : le fait d’une vie nouvelle donnée par Dieu dans le Christ et au nom du Christ. Le Christ était toutes choses et l’on trouvait en lui tout ce qu’on pouvait désirer de beau, de vrai et de pur. « Aussi le premier sentiment chrétien était, trouvant tout dans le Christ, de ne rien chercher en dehors de lui, c’est-à-dire en dehors du Christ crucifié. »
Cette idée de la suffisance du Christ se répercutait en celle de la suffisance de l'Écriture : idée qui sera commune aux Pères et aux scolastiques. Aux origines, cette idée était poussée jusqu'à la volonté non seulement de ne rien dire d’autre, c’est-à-dire de différent, que ce qu’on trouve dans l'Écriture, mais même de ne rien dire de plus. L’idée traversera le Moyen Age et on la retrouvera encore chez les augustiniens du xiiie siècle : Richard Fishacre, Roger Racon, saint Ronaventure. Mais il faut bien ajouter que la manière de traiter l'Écriture donnait à cette restriction des limites relativement larges et surtout que ce principe de la suffisance de l'Écriture sera partagé par des chrétiens qui feront une place aux sciences humaines et qu’il n’implique pas par lui-même la position radicale que nous venons d'évoquer.
Pour les partisans de cette position, la philosophie et les philosophes étaient les grands ennemis, ou du moins des maîtres insuffisants et généralement trompeurs. Petau a rassemblé, loc. cit., Proleg., c. iii, p. 1521, un grand nombre de textes des Pères contre la philosophie : cf. Thomassin, Dogmata theologica, t. v, De proleg. theol., c. xxxv, éd. Vives, 1868, p. 211 sq., et c. xliv, n. 9. p. 275 sq. Il faut ajouter d’ailleurs que cette attitude à l'égard des philosophes et même de la philosophie ne repose pas, chez les Pères, sur une théorie de la corruption radicale de celle-ci, mais plutôt sur le sentiment que les choses du salut appartiennent à un ordre supérieur à celui de la sagesse païenne, qu’elles ne sont pas un objet de pure spéculation ou de pure curiosité intellectuelle. On sait d’autre part que, suivant une voie ouverte par l’apologétique juive, l’apologétique chrétienne déclarera empruntées aux Livres saints les vérités élevées qu’elle trouvait exprimées par les philosophes grecs, idée que le Moyen Age héritera de saint Augustin, soit directement, soit par l’intermédiaire de Cassiodore, Inst., . I, c. xvii, et qu’on retrouvera encore chez saint Thomas.
Il y avait donc, dans le christianisme primitif, tout un courant défavorable à une démarche proprement spéculative en matière de foi et donc à la constitution d’une théologie. Et cependant c’est un fait que, dans le christianisme, une science a procédé de la foi et qu’on s’y est formé très tôt une conception systématisée au sujet de Dieu et du monde. Ad. Harnack, Dogmengesch., t. i, 3e éd., p. 123 sq. ; Die Entstehung der christl. Theologie und des kirchl. Dogmas, Gotha, 1927, p. 3 sq., et cf. aussi p. 78 sq., 84-87 ; F. Kattenbusch, art. Theologie, dans la Prot. Realencyklopädie, t. xxi, p. 903 sq., et Zut Entstehung einer christlichen Theologie, dans Zeitsch. f. Theologie und Kirche, 1930, p. 174 sq. À la source de cette nécessité, pour la foi chrétienne, de se produire en une théologie, ces deux auteurs reconnaissent l’existence d’un fait : le fait du Christ, et l’obligation où les chrétiens étaient, pour croire, de concevoir le fait du Christ et, bientôt, de construire intellectuellement le mystère du Christ-Jésus.
Au vrai, plusieurs raisons rendaient nécessaire un effort pour exprimer et élaborer l’intelligibilité humaine du mystère du Christ et du christianisme lui-même, c’est-à-dire rendaient nécessaire une activité proprement théologique. Et nous voyons ces raisons jouer effectivement dans l’antiquité chrétienne.
Et d’abord, la philosophie païenne était un fait, la culture païenne existait. Fatalement, une confrontation du christianisme avec elle devait s’imposer tôt ou tard. Voir dans cette philosophie et cette culture un emprunt à l'Écriture ou une appartenance du christianisme engageait plutôt à ne pas les rejeter et à composer avec elles. De fait, la théorie de l’emprunt ou de l’appartenance fut d’abord celle des apologètes. Aussi le christianisme que nous présentent les écrits des Pères apologistes du iie siècle, s’il est en son fond reçu de la tradition apostolique et vécu dans l'Église, est aussi intellectuellement reconstruit selon des catégories homogènes à celles de la culture païenne. Cela est particulièrement sensible chez Justin, cf. ici, t. viii, col. 2228, mais aussi chez Tatien, Athénagore, Minucius Félix. Les apologistes ont ainsi donné, dans l'Église, la première construction théologique de la foi chrétienne.
Tout n'était pas dû, dans cette construction, au besoin de la défense et au désir de lancer un pont entre la foi et le paganisme. Un second motif était dès lors à l'œuvre : le besoin spontané qu’a le croyant de penser sa foi, même pour son propre compte, d’une manière qui en mette les données en liaison avec ses connaissances humaines et au niveau de sa culture. Le cas typique, ici, est celui de Clément et de l'École d’Alexandrie. Clément, en effet, a conçu sinon avec une totale clarté, du moins avec résolution, un rapport positif entre le christianisme et l’activité de la raison. De ce rapport, il a donné une formule concise en disant : « La philosophie grecque, pour ainsi dire, purifie l'âme et la prépare d’avance à recevoir la foi, sur laquelle la vérité édifie la gnose. » Strom., vii, 20, éd. Stählin, t. iii, p. 14. La philosophie et les sciences humaines ont pour lui une valeur de propédeutique à l'égard de cette contemplation ou gnose, laquelle est l'état le plus élevé de la foi et de la vie chrétienne. Ainsi la philosophie coopère-t-elle à l’appréhension de la vérité, laquelle s’obtient sur la base de la foi commune, mais au delà d’elle, dans cette foi développée et parfaite qu’est la gnose. Clément définit les rapports de la foi et de la gnose d’une manière qui montre que sa notion de gnose et notre notion de théologie sont de proches parentes : « La foi est pour ainsi dire une connaissance, gnosis, élémentaire et abrégée des choses nécessaires. La gnose est une démonstration ferme et stable de ce qu’on a reçu par la foi ; elle s'édifie sur la foi, par l’enseignement du Seigneur et passe à un état de fermeté et de saisie intellectuelle. » Strom., vii, 57, p. 42 ; cf. aussi vii, 55, p. 40. Nous sommes loin de l’attitude intransigeante et raide de Tertullien.
Ce n’est pas que Clément n’admette, lui aussi, la suffisance du christianisme. Le christianisme est pour lui « la vraie philosophie » ; selon lui aussi, le Christ est notre seul maître : « Puisque le Verbe lui-même est venu du ciel vers nous, nous ne devons plus aller vers un maître humain, ni nous occuper indiscrètement d’Athènes et du reste de la Grèce, ni non plus de l’Ionie… Maintenant le Maître enseigne et désormais tout est devenu pour nous Athènes et la Grèce, grâce au Verbe. » Protrep., 112, éd. Stählin, p. 79. Mais, à l’intérieur de la foi, une forme de contemplation intellectuelle se constitue, qui en développe supérieurement l’intelligibilité, les virtualités. Le portrait du gnostique ou chrétien parfait est aussi celui d’un contemplatif de la foi et serait assez bien le portrait idéal du théologien.
E., de Faye, Clément d’Alexandrie. Étude sur les rapports du christianisme et de la philosophie grecque au IIe siècle, Paris, 1906 ; H. Meyer, Jüdisch-alexandrinische Religions-philosophie und christliche Väterspekulation, dans Festgabe G. von Hertling, Fribourg, 1913, p. 211-235 ; P. Camelot, Les idées de Clément d’Alexandrie sur l’utilisation des sciences et de la littérature profane, dans Rech. de science relig., t. xxi, 1931, p. 38-66 ; le même, Clément d’Alexandrie et l’utilisation de la philosophie grecque, ibid., p. 541-569.
Il faut dire d’ailleurs que, si Clément a esquissé déjà une théorie de la spéculation théologique, il n’a pas lui-même composé cet exposé synthétique et systématique de la vérité chrétienne que son programme appelait. Les Stromates, comme leur nom l’indique, forment plutôt « une esquisse bigarrée ». Mais le mouvement était créé, la valeur propédeutique de la philosophie et des sciences humaines par rapport à une activité contemplative du croyant, nettement définie. Tout un mouvement de spéculation va se développer. Vers la fin du iie siècle, nous trouverons en Orient des écoles de théologie : en Cappadoce, à Édesse, Jérusalem, Césarée, Antioche, mais surtout à Alexandrie, où le » didascalée de la science sacrée » remonte au delà de Pantène. On avait déjà pu voir, à Rome, avec Justin, Tatien, Rhodon, une sorte d’école catéchétique et apologétique ; on a maintenant en Orient de véritables écoles de spéculation religieuse ayant chacune sa tradition et son esprit.
Origène est le créateur de la première grande synthèse de théologie scientifique.
Du point de vue méthodologique, il occupe, dans le développement de la notion de théologie, une place autrement importante qu’Irénée. Et ceci à trois titres : il a fondé l’exégèse scientifique de l’Écriture ; il a formulé une théorie de la connaissance religieuse ; il a composé le premier écrit de théologie proprement systématique.
1° Origène est demeuré, jusqu’en ses spéculations les plus hasardées, un bibliste ; son œuvre systématique, le Περὶ ἀρχῶν, est un commentaire de textes bibliques qui a engagé la théologie, telle que la pratiqueront Athanase et les Cappadociens, dans un sens profondément ecclésiastique et biblique.
2° Origène a proposé et mis en pratique une théorie de la connaissance religieuse qui accentuait la distinction faite par Clément entre la foi et la gnose. Beaucoup moins philosophe que Clément, beaucoup plus homme d’Église aussi, il a pourtant séparé davantage la connaissance supérieure de la gnose et la foi commune, mettant ces deux connaissances en relation avec les deux sens de l’Écriture, le sens matériel et le sens allégorique ou spirituel. La gnose représente ainsi, chez Origène, un mode de connaissance et un motif d’adhésion autres que le mode et le motif de la simple foi. Comme la foi pure, elle concerne certes les mystères, mais elle les aborde et s’en nourrit non par la voie des faits historiques et de leurs énoncés, mais par la voie d’une spéculation et de raisons d’ordre idéologique, que seule la sagesse discerne.
3° Origène a composé le premier grand ouvrage de théologie systématique, le Περὶ ἀρχῶν, en quatre livres, où il est traité successivement de Dieu et des êtres célestes, du monde matériel et de l’homme, du libre arbitre et de ses conséquences, enfin de l’Écriture sainte. Après avoir, dois le prologue, distingué les objets que la prédication ecclésiastique impose a la croyance et le domaine des élaboration ! ou des explications laissé à l’initiative du chercheur, Origène profite largement de la liberté de recherche ainsi définie. Mais on a noté supra, art. Origène, t. xi, col. 1527 sq., et R. Cadiou, Le développement d’une théologie. Pression et aspiration dans Rech. de science rel., t. xxiii, 1933, p. 411-429, qu’Origène a su se corriger lui même et qu’en lui le croyant et l’homme d’Église ont rectifié plusieurs fois le philosophe ou le spéculatif hardi. Il a eu le souci très vif, dans son œuvre, d’assumer tout ce qu’il était possible d’assumer. Un maître de pensée exigeante et exacte, un homme soucieux d’assimiler synthétiquement dans la pensée religieuse tout élément de vérité et de profiter de tout pour grandir spirituellement, tel nous paraît Origène dans le souvenir fidèle de Grégoire le Thaumaturge, évêque de Néocésarée. Orat. paneg., cf. surtout n. 8, 11, 13, 14 fin, P. G., t. x, col. 1077, 1081, 1087, 1093.
Malgré leur grande importance au point de vue dogmatique, nous ne nous arrêterons pas sur les Cappadociens qui, ayant exercé vraiment une activité spéculative, n’en ont pas fait la théorie méthodologique. Mais Basile affirme très vigoureusement la nécessité de croire d’abord, Hom. in ps. cxv, n. 1, P. G., t. xxx, col. 104 sq. ; Epist., xxxviii, n. 5, P. G., t. xxxii, col. 336 ; mais quand on voit, par exemple dans cette Epist., xxxviii, col. 325, 340, la fermeté et l’acribie avec lesquelles il distingue les notions d’essence et d’hypostase, on doit conclure que la pensée chrétienne est armée pour élaborer, construire et systématiser le révélé, sur la base de la foi. Rien au delà d’une simple répétition des affirmations scripturaires, bien au delà d’un concordisme apologétique avec la philosophie païenne, nous avons ici, au service d’une perception et d’une expression plus précises du donné chrétien, un usage de la raison et de ses ressources, qui est d’authentique théologie. D’ailleurs, Grégoire de Nazianze dira expressément qu’il ne faut pas craindre d’innover en matière d’expressions, pour les besoins de la clarté. Oral., xxxix, n. 12, P. G., t. xxxvi, col. 348 B.
De saint Jérôme nous ne ferons mention que pour sa lettre fameuse à Magnus, qualifié d'Orator urbis Romæ, P. L., t. xxii, col. 664-068. Cette lettre, en effet, où Jérôme justifie l’usage des lettres profanes, fut pour l’Église occidentale et singulièrement pour le Moyen Age latin, le « lieu » propre où l’on alla chercher la tradition sur le point de l’utilisation des sciences humaines, des lettres et, d’une manière générale, des éléments rationnels dans les sciences sacrées.
II. Saint Augustin.
Saint Augustin a conçu une théorie très forte de la contemplation théologique ; l’ayant lui-même appliquée, il a eu, sur le développement de la théologie dans l’Église d’Occident, une influence absolument prépondérante.
Les textes concernant cette conception de la théologie sont épars, mais on peut se référer à quelques exposés plus explicites et plus formels, qu’on trouvera par exemple dans : Serm., xi. iii, P. L., t. xxxviii, col. 254 sq. (commentaire du Nisi credideritis, non intelligetis) ; Serm., cxvii, n. 5 et 6. col. 665 sq. (sur l’usage des similitudes) ; Epist., cxx, ad Consentium, t. xxxiii, col. 452-462 (sur les rapports de la ratio et de la fides ; 410) ; Enarr. in ps. cxviii, serm. xviii, surtout n. 3, t. xxxvii, col. 1552 (sur les rapports du credere et de lintellectus ; 415) ; De Trinitate (entre 398 et 416), surtout le l. XV, t. xlii, col. 1057-1098 ; De doctrina christiana, l. II, t. xxxiv, col. 35-66 (397 ; seconde rédaction en 427).
Sur la contemplation théologique chez saint Augustin: M. Schmaus, Die psychologische Trinitätslehre des hl. Augustinus, Munster, 1927, surtout p. 169-190 (sa position théologique) et 285-291 (scientia et sapientia) ; F. Cayré, La contemplation augustinienne. Principes de la spiritualité de saint Augustin, Paris, 1927, surtout les c. vii-ix ; Ét. Gilson, La philosophie de saint Augustin, Paris, 1929, chap. sur la foi, sur la sagesse, et conclusion sur l’augustinisme (sur le point de vue de Gilson, cf. les remarques de B. Romeyer, dans Archives de philos., t. vii, 1930, p. 201-213) ; Ch. Boyer, Philosophie et théologie chez saint Augustin, dans Revue de philos., 1930, p. 503-518 ; H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 1938, surtout la IIe et la IIIe partie; R. Gagnebet, La nature de la théologie spéculative, dans Revue thomiste, 1938, p. 3-17.
M. H.-I. Marrou, op. cit., a établi que saint Augustin était d’abord converti, en 386, à la recherche exclusive de la sagesse, comportant la seule connaissance de soi-même et de Dieu, et se subordonnant, pour cette connaissance, l’usage des arts libéraux, puis que, en 391, ordonné prêtre et évêque, il s’était ouvert au souci de l’action et à ce que celle-ci exigeait de connaissance de l’ordre temporel, c’est-à-dire de scientia : le De doctrina christiana et la seconde partie du De Trinitate sont l’expression de cette introduction de la scientia au service d’une recherche, d’abord exclusive, de la sapientia, avec prédominance de celle-ci. En sorte que, finalement, ce changement dans la position d’Augustin, capital au point de vue de ses idées sur la culture, n’affecte pas la structure de sa pensée sur l’intellectus fidei, sur la contemplation théologique et sur le rapport des connaissances humaines à cette contemplation, qu’elles aillent ou non jusqu'à englober les sciences profanes. Nous pouvons donc prendre la pensée de saint Augustin en son état le plus développé, celui du De doctrina christiana et du De Trinitate, l. VIII sq., qui seront d’ailleurs les sources principales du Moyen Age, pour définir sa position sans tenir autrement compte du changement introduit dans ses vues vers 391.
Saint Augustin est un homme qui a trouvé la lumière, la vie et la joie de son intelligence dans la foi. Il a lui-même fait l’expérience que la foi ouvre les yeux intérieurs de l'âme. Il y a une accession à la foi, dans laquelle la raison et les raisons jouent un rôle et il y a, par la foi et dans la foi, une guérison, un approfondissement, un élargissement de l’esprit par un effort d’intelligence et une activité de contemplation, en quoi consiste ce que nous appelons théologie. Ces deux temps ont été très nettement marqués dans la double formule bien connue : intellige ut credas, crede ut intelligas. Serm., xliii, c. vii, n. 9, t. xxxviii, col. 258. La seconde partie de cette formule a été elle-même reprise un très grand nombre de fois par Augustin, sous la forme d’un texte d’Isaïe cité d’après les Septante, Nisi credideritis, non intelligetis (l’hébreu eût voulu : non subsistetis), Is., vii, 9. Augustin cite ou commente ce texte, par exemple : Serm., xliii, t. xxxviii, col. 254-258 ; Serm., cxxvi, n. 1, col. 698 ; De lib. arb., t. I, c. ii, n. 4, et t. II, c. ii, n. 6, t. xxxii, col. 1224 et 1243 ; De doctr. christ., t. II, c. xii, n. 17, t. xxxiv, col. 43 ; Epist., cxx, n. 3, t. xxxiii, col. 453 ; En. in. ps. cxviii, serm. xviii, n. 3, t. xxxvii, col. 1 552 ; Tract, xxix in Joan., n. 6, t. xxxv, çol. 1630 ; De magistro, c. xi, n. 37, t. xxxii, col. 1216. Cette formule augustinienne est reprise très souvent au Moyen Age. Par exemple chez saint Anselme, Proslogion, c. i, P. L., t. clviii, col. 227 ; De fide Trinitatis, c. ii, col. 263 ; Hugues de Saint -Victor, Miscell., v, tit. 104, P. L., t. clxxvii, col. 804 ; Richard de Saint-Victor, De Trin., i, 4, P. L., t. cxcvi, col. 892 ; Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, præf. ; Alexandre de Halès, Sum. theol., l. I, tract, intr., c. i, ad 3um et c. ii, contra, b, éd. Quaracchi. t. i, p. 3 ; Kilwardby, De natura theol. éd. Stegmüller, p. 36 ; Saint Thomas, In Ium Sent., prol., a. iii, sol. 3 ; Sum. theol., IIa-IIæ, q. iv, a. 8, obj. 3 et q. viii, a. 5, obj. 3 ; Saint Bonaventure, Sermo « Christus unus omnium magister », n. 15, éd. Quaracchi, t. v, p. 571 ; Hervé Nédellec, Defensa doctr. S. Thomæ, Ia pars, De causis theol., a. v, éd. Krebs, 1912, p. 13*, etc.En cours
Nous ne nous étendrons pas sur la première activité de l’esprit, prenant place dans l’accession à la foi. Saint Augustin lui donne une grande importance et cela suffit à montrer le simplisme de tout jugement attribuant à Augustin une méconnaissance de la nature ; cf. Epist.. cxx, n. 3, P. L., t. xxxiii, col. 453, etc. ; Schmaus, op. cit., p. 172 ; Gilson, op. cit., p. 34 ; Homeyer, art. cité ; enfin ici, art. Augustin, t. i, col. 2338.
La foi ayant été reçue dans l'âme n’y est pas sans vie ni mouvement. Elle est, au contraire, une entrée dans le monde de la vie éternelle et son mouvement interne va à une certaine pénétration, une appréhension, bref une intelligence de son objet. De lib. arb., t. II, c. ii, n. 6, t. xxxii, col. 1243. Augustin appelle intellectus ce fruit de la foi.
Augustin note d’ailleurs constamment que cet intellectus n’est pas le fruit d’une foi quelconque, une pure connaissance ou un pur renseignement. Il est le fruit d’une foi « pieuse », c’est-à-dire pour laquelle Lieu n’est pas un pur objet connu, mais aussi une fin aimée vers laquelle s’oriente toute la vie. C’est cette pia fides, qui nous revêt de piété, qui a pour effet de purifier l'âme, de la guérir, de la mener enfin à cette vision ou à cette intelligence qui est le commencement de la vie céleste ; cf. Schmaus, op. cit., p. 174 ; Cayré, op. cit., p. 219 sq. ; Gilson, op. cit., p. 36-39.
Tel est Y intellectus augustinien : une contemplation de l’esprit croyant, aimant, qu’une vie conforme à sa foi et à son amour purifie et dilate. La foi, ici, joue son plein rôle de forme totale de la vie humaine. L’homme se perfectionne, même en son intelligence d’homme, en croyant et en obéissant au mouvement de la foi. On tient là une attitude spécifiquement augustinienne : le refus de séparer la connaissance, qu’elle soit « science » ou « sagesse », de son usage et de sa valeur morale, le refus d’en faire une pure réalité épistémologique, n’ayant pas, dans sa substance même, une référence à la fin dernière, à la béatitude ; ultérieurement, le refus d’une philosophie autonome et séparée ; cf. Gilson, op. cit., p. 148 sq., et L’idée de philosophie chez saint Augustin et chez saint Thomas d’Aquin, dans Acta hebd. augustinianœ-thomisticæ (Romse, 1930), Turin-Rome, 1931, p. 75-87.
Cependant, pour englober toute la réalité de la vie morale, la contemplation théologique augustinienne n’en implique pas moins l’usage de toutes les ressources des sens et de l’esprit. Augustin a conçu ici toute une dialectique de l’ascension de l’esprit vers Dieu, dont la vision d’Ostie constitue un immortel exemple, et le De Trinitate une mise en œuvre systématique. Pour monter vers Dieu dans ce mouvement de recherche en quoi consiste l’exercice de la sagesse, l'âme utilise d’abord les objets corporels, puis les ressources de la mémoire, c’est-à-dire les acquisitions de l’esprit, enfin elle trouve Dieu en soi, dans la partie supérieure de la mémoire. Cf. Cayré, op. cit., p. 201 sq. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’utilisation, par l'âme en quête d’intelligence des mystères, de similitudes sensibles d’abord, de toutes les ressources des sciences et des arts ensuite. C’est cet aspect de la théologie qu’Augustin qualifie de science, parce qu’il concerne directement l’usage des choses créées, en vue de la compréhension des divines, et dont il dit que la foi, la foi salutaire, qui mène à la béatitude, en est engendrée, nourrie, défendue et renforcée. De Trin., t. XIV, c. i, n. 2, t. xlii, col. 1037. Augustin a fait de cet usage des connaissances créées, pour la nourriture de la contemplation théologique, une application au mystère de la Trinité. Le plan du De Trinitate est à cet égard significatif. Les sept premiers livres représentent assez bien le stade du credere ; Augustin y établit l’existence des trois personnes, étudie leurs attributs et répond aux objections qu’on peut faire au dogme, tout cela en mettant en œuvre les sources de la théologie, l'Écriture d’abord, les Pères ensuite ; cf. Schmaus, op. cit., p. 179 sq. Les 1. VIII à XV forment une seconde partie, dont Augustin dit lui-même qu’il y procédera modo interiore et qui répond assez bien à la recherche de Y intellectus. Or, l’intelligence du mystère sera cherchée par l’examen et l'élaboration extrêmement poussée des images ou analogies du mystère que nous pouvons connaître. Ainsi tendra-t-on à Yintellectus de la foi, c’est-à-dire à ce que videatur mente quod tenetur fide, t. XV, c. xxvii, n. 49, col. 1096, grâce à des analogies multiples et de plus en plus élevées allant, suivant un ordre qui n’exclut pas les digressions, des images tirées des activités naturelles de l’homme, 1. IX-XI, en passant par les images tirées de l’activité morale du chrétien, 1. XII-XIII, jusqu'à l’image la plus parfaite, qui est celle de la sagesse, 1. XIV. Bien entendu, ces analogies ne sont pas des preuves, mais des moyens de tendre à l’intelligence, qui ne valent que pour le croyant ; de ce chef, elles ne "sont entendues que des aures populi christiani et l’évêque d’Hippone les présente jidelibus. non infidelibus loquens, L. XV, c. xxvii, n. 48, col. 1095 et 1096. Au reste, on ne soulignera jamais trop que tout cela suppose la foi, que l’intellectus repose essentiellement sur le credere dont il est le fruit, et que ce credere lui-même est principalement réglé et défini par les Écritures.
C’est dans cette perspective qu’Augustin a revendiqué très vivement la légitimité et l’utilité des études profanes pour l’œuvre même de la sagesse chrétienne. Attitude capitale, qui devait déterminer, avec des nuances diverses, celle de tout le Moyen Age et de toute l’Église d’Occident ; avec des nuances diverses, disons-nous, car l’anUintellectualisme extrême en procédera, ou du moins s’en réclamera, tout autant que l’humanisme chrétien d’un saint Anselme ou des Victorins, ou même l’initiative de saint Thomas. Le texte essentiel est ici celui du De doctrina christiana, 1. II. Augustin veut mettre, au service de l’intelligence des Écritures, toutes les ressources aptes àprocurerce service : la connaissance des langues sacrées, celle de la nature des êtres, celle de la dialectique, qui permet de déceler et de réfuter les sophismes et enseigne l’art de la définition et de la division des matières, sans lequel aucune exposition de la vérité n’est possible ; la connaissance de l’éloquence, la science des nombres, l’histoire et le droit. Cf. Gilson, op. cit., p. 151 sq. Programme immense, dont Augustin lui-même, puis le Moyen Age, ne réaliseront en somme qu’une partie, le Moyen Age t héologique se limitant, dans son ensemble, à la culture de la grammaire et de la dialectique ; cf. Marrou, op. cit.. p. 2.Î7-275. Ainsi Augustin a-t-il su, sans rejeter le principe primitif de la suffisance du christianisme et des Écritures, assumer dans l’étude de celles-ci et dans la pratique de celui-là, toutes les ressources viables du monde antique. Le programme et l’esprit encyclopédiques du Moyen Age procéderont tout entiers de cette attitude.
III. L’héritage du vie siècle.
La chrétienté latine, au point de vue de la manière dont elle concevra et pratiquera la théologie pendant près de dix siècles, est déterminée, au VIe siècle, par deux grands facteurs : d’une part, l’héritage des Pères, au sein duquel s’affirme incontestablement l’hégémonie religieuse de saint Augustin, d’autre part l’héritage philosophique reçu de l’antiquité et en particulier de cer tains écrits d’Aristote traduits et transmis par Boèce (+ vers 525).
1° L’héritage patristique.
Avant d’aborder l’histoire de la notion de théologie dans la préseolastique, puis dans la scolastique médiévales, il est bon de fixer quelques-uns « les traits de l’époque qui commence, principalement en son attitude à l’égard du donné théologique, telle que cette attitude s’est trouvée déterminée par l’héritage reçu des Pères, el singulièrement de saint Augustin. L’influence de celui ci a été immense, (.rabmann, Gesch. dtT BChol. Méthode, t. i, p. 125 sq., caractérise par ces quatre points les principaux aspects de cette influence : l. L’idée de la valeur propédeutique de la dialectique ; 2. I ne idéologie de l’autorité s’appliquanl aux rapports de la raison et de la foi et fondant une manière positive d’envisager ipports ; 3. I.’exemple et l’influence d’une synl hèse fortement s si c mat ise’-c. formulée dans clés iruvres qui s’imposeront romme des modèles ; l. L’élaboration de plusieurs grandes questions, la création de la procé dure i luivrc dans les controverses, de manières d’argumenter, de toute une théorie de la connaissance-n li ifln d’une langue dogmatique. Cf. aussi M ii rabmann. AugustitlS l.ehrr von (.luuheii imd i sen und ihr Einfluss auf das mittelallerliche Denken, dans M ittelallerliches Geistesteben, t. il. Munich, 1936, p. 35-62 ; W. Schulz, Der Einfluss der Gedanken Augustins iïber das Verhàltnis von ratio und fides in der Théologie des 8. und 9. Jahrhunderis, dans Zeitsch. I. Kirchengesch. , t. xxxiv, 1913, p. 323-359 ; …im 11. Jahrhundert. ibid., t. xxxv, 1914, p. 9-39.
Du point de vue qui est le nôtre ici, l’héritage patristique semble comporter particulièrement les points suivants :
1. Utilisation de l’Écriture.
L’activité théologique est un effort pour pénétrer le sens et le contenu de l’Écriture, qui est la parole de Dieu. Le principe de la suffisance de la Bible est le premier legs des Pères. Ce principe sera maintenu et vécu par le Moyen Age sans atténuation : saint Anselme n’introduira des activités de spéculation qu’en disant que l’Écriture les contient, De conc. præsc. Dei cum lib. arb., q. iii, c. vi, P. L., t. clviii, col. 528 C ; Abélard présentera la synthèse théologique qu’il tente pour la première fois comme une « Introduction à l’Écriture sainte » :
Sit tibi, quirso, frequens Scripturæ lectio sacra". Cætera si qua legasomnia propter eam (P. L., t. c.lxxviii, col. 1760).
Jusqu’à la fin du xiie siècle, la théologie sera essentiellement et, on peut dire, exclusivement biblique ; elle s’appellera sacra pagina ou sacra scriplura (voir plus loin).
Le Moyen Age héritera aussi des Pères, et singulièrement de saint Augustin et de saint Grégoire les méthodes d’aborder et de traiter le texte scripluraire. Ces méthodes lui seront transmises tant par les textes originaux que par les florilèges, les Sententise et ultérieurement par les Closes. Cette exégèse est caractérisée en particulier par :
a) Un usage des transpositions allégoriques, devenu, au delà du sens historique, comme une seconde manière de lire ou d’entendre le texte. Exemple : du fait que les proportions assignées par la Genèse à l’arche de Noë sont celles-là mêmes que la tradition attribue au corps humain. Augustin déduit que l’arche est la figure (h ; l’homme par excellence, le Christ Jésus, auquel nous devons le salut comme Noé au vaisseau de bois. De civ. Dei, 1. W, c. xxi. n. 1, P. /… t. xi. i, col. 172 : cf. Marrou, op. cit., p. 418 sq.
b) Un traitement du texte biblique avec les ressources de la grammaire latine beaucoup plus qu’avec celles de l’histoire, de la connaissance des langues bibliques, hébreu et ^ree. et du milieu géographique, historique et culturel dans lequel les faits bibliques se sont déroulés et les récifs bibliques furent rédigés. D’OÙ un effort et une subtilité d’interprétation dépensés pour eles textes dont la connaissance de l’histoire aurait livré le sens exact, sans mystère. Exemple : l’interprétation, par saint Augustin. Enar. in ps. vin, n. 10, P. /… t. xxxvi, col. 113, de cet hébralsrhe : « Qu’est-ce que l’homme pour que lu le souviennes de lui. le fils de l’homme pour que tu en prennes soin ? »
2. Utilisation des arts libéraux.
Le Moyen Age reçoit des Pères, ci surtout de saint Augustin, l’idée que les sciences on les arts profanes, les arts libéraux, appartiennent de droit au Christ et qu’il faut les rendre a leur vrai maître-en les faisant servir a une intelligence plus approfondie des Écritures. Les anathèmes du début contre h’savoir humain ne se sont pas gênéralises et n’ont pas dure. Très tôt on a su. sans rien abandonner du principe de la suffisance du christla ni, me et elne aræ 1ère-absolument original et nouveau des faits ehreliens. leur annexer et leur subordonner les ressources élaborées par la raison païenne. On a fris le’il exploite en ce sens l’allégorie eles I IcbreUX emportant les vases d’or et d’argent êtes Égyptiens, Ex., xi, 2 ; iii, 22 etxii, 35, ou encore l’allégorie de David tuant Goliath proprio mucrone, ou enfin, à la suite de Philon, l’allégorie de Sara et d’Agar, celle-ci représentant la science humaine dont il fallait qu’Abraham eût un fils avant d’en avoir un de la femme libre. Ces symboles illustrant l’idée de la valeur propédeutique et auxiliaire des sciences profanes, traverseront tout le Moyen Age ; on les retrouve jusqu’en plein xiii c siècle.
Cette conception de la valeur auxiliaire et propédeutique des diverses branches du savoir humain est commune dans la période que nous abordons. Formulée par saint Augustin, De ordine, t. II, c. xvi, P. L., t. xxxii, col. 1015, et par Cassiodore, Institutiones, P. L., t. lxx, col. 1105 sq., par saint Grégoire, In I Reg. expos., v, 30, P. L., t. lxxix, col. 355 D et Epist., ]. XI, ep. liv, P. L.. t. lxxvii, col. 1171, et par saint Isidore, etc., cette conception s’exprimera à l’état d’institution dans le régime scolaire établi par Alcuin. D’une manière plus générale, cette notion existera, au Moyen Age, dans la structure même de la culture, laquelle est caractérisée comme un ordre déterminé par la subordination à la science sacrée et la mise à son servicedetous les éléments de culture, alors qu’elle-même est essentiellement conçue comme l’explication, la pénétration et l’illustration d’un texte, la Bible. Ceci est caractéristique du Moyen Age et de sa civilisation essentiellement théologique. Sans nier que cette civilisation n’ait englobé bien des tendances laïques, sans affirmer que la culture profane ou scientifique n’y ait jamais été conçue ou pratiquée que comme une chose subordonnée à la théologie, la culture médiévale sera en effet, dans son ensemble, caractérisée par sa référence à la Révélation et au salut. Aussi bien est-elle essentiellement une chose d’Église, un bien de chrétienté, puisque le monde cultivé s’identifie à celui des clercs et que l’enseignement est exclusivement aux mains de l’Église. Les écoles et les universités obéiront, bien ou mal, à la loi de cette culture théologique et à l’idéal de la théologie-reine, servie et précédée par les arts et les sciences, ses servantes ; cf. H. Denifle, Die Enlstehung der Universitàten des Mittelalters bis 1400, t. i, Berlin, 1895, p. 98 sq. Nous retrouverons au xm° siècle, dans cette pure ligne augustinienne, la lettre de Grégoire IX à l’université de Paris et l’opuscule de saint Bonaventure, au titre étonnamment suggestif, même s’il n’est pas æ Bonaventure lui-même, Reductio artium ad theologiam.
On connaît la formule célèbre dans laquelle la tradition a fixé le rapport à la théologie des autres éléments de culture : Philosop Ma ancilla theologise, scientia ancilla theologise. Cette formule n’est pas une création du Moyen Age. On la trouve chez Philon pour exprimer l’effort d’un premier humanisme théologique au bénéfice de la sacra pagina de l’Ancien Testament juif, E. Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie, 2° éd., Paris, 1925, p. 287-293 ; on la trouve équivalemment chez les Pères grecs, utilisée dans le même sens : chez Clément d’Alexandrie, Grégoire de Nazianze, Jean Damascène ; cf. Grabmann, Gesch. der schol. Meth., 1. 1, p. 109 ; on la trouve chez les auteurs médiévaux avec une telle abondance qu’on doit renoncer ici à faire un relevé des textes.
3. Importance du « texte » et du commentaire.
On en revient complètement de l’idée d’un Moyen Age qui ne serait, entre deux grandes époques créatrices, l’Antiquité et les Temps modernes, qu’une longue léthargie de l’esprit. Il est cependant indéniable, au point de vue de la pensée religieuse et plus spécialement de la théologie, que le Moyen Age s’est considéré surtout comme ayant reçu un héritage et devant le garder et l’assimiler. On a noté, comme l’un des traits du Haut Moyen Age, une certaine passivité dans l’utilisation des sources, la rareté des traductions nouvelles d’eeuvres anciennes, un certain caractère de monde fermé. A. Van de Vyver, Les étapes du développement philosophique du haut Moyen Age, dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. viii, 1929, p. 425 sq. Plus tard encore, même lorsqu’ils feront effectivement preuve de la plus grande initiative, les penseurs du Moyen Age couvriront leur production personnelle d’une étiquette homologuée. Il y a là un fait notable et qui intéresse au premier chef le développement delà méthodologie théologique. Pour le Moyen Age il y a un donné qui doit être reçu tel quel et qu’on doit seulement chercher à commenter. L’œuvre intellectuelle se présente comme l’assimilation d’un texte, le commentaire d’un auteur reçu. L’enseignement, dans les écoles, revêt essentiellement la forme d’une explication de texte. L’acte essentiel et le régime normal de la pédagogie médiévale sera la lecture, lectio ; le maître, le docteur, s’appellera un lector. Paré-Brunet -Tremblay, op. cit., p.. 110 sq.
Qu’on relise le prologue des Sentences de Pierre Lombard ; on verra que ce livre, qui servira lui-même de « texte » jusqu’en plein xviie siècle, se présente comme une pure compilation de ce que les Pères ont dit : In quo majorum exempta doctrinamque reperies… brevi Volumine complicans Patrum sententias, éd. Quaracchi, t. i, p. 3. Ailleurs, se demandant quid sil originale peccatum, le Lombard fait cette réflexion qui en dit long sur les catégories habituelles et l’attitude spontanée de son esprit : De hoc sancti doctores subobscure locuti sunt, atque scholaslici lectores varie senserunt, t. II, dist. XXX, c. vi, p. 462. Ainsi, pour un homme du Moyen Age, l’ensemble des penseurs chrétiens se divise en deux catégories : il y a d’une part les sancti doctores, ou tout simplement les sancti, qui font désormais autorité, et, d’autre part, les scholaslici lectores, ceux qui, dans le régime scolaire en vigueur dans l’Église, « lisent », c’est-à-dire commentent les précédents. Abélard lui-même, dans le prologue du Sic et non, laisse percer la conviction générale du Moyen Age, selon laquelle il faut interpréter les Pères, dont on n’a plus l’inspiration et la grâce créatrice. Il est important à cet égard de noter que les œuvres des Pères furent souvent rangées dans la Scriptura sacra, avec les conciles et les canons faisant, avec la Bible elle-même, l’objet de la lectio ou du commentaire : assimilation relative, dont personne ne sera dupe et qu’un saint Thomas mettra plus tard au point. Sum. theol., I », q. i, a. 8, ad 2um.
Les auctores, ou adores, ou autores, sont les écrivains qui, en chaque matière, font « autorité », auctoritates, et servent de modèle. Déjà, dans la langue classique, auctor désignait non seulement celui qui avait fait une œuvre quelconque, mais celui qui avait qualité juridique ou dignité pour la faire. Le Code de Justinien opposait aux exempta les authentica et originalia rescripta et, dans le droit ecclésiastique, le pape Grégoire emploiera ce même vocabulaire. Par métonymie, le mot auctoritas signifiera non plus la dignité dont est revêtu un auteur ou son œuvre, mais le texte même qu’on invoque. C’est avec cette ultime signification que le mot circule, appliqué aux textes patristiques, dans tout le haut Moyen Age chez les compilateurs île sentences, (Yauctoritales. Le mot implique, avec celle d’origine, l’idée d’autorité. Le fameux Dccretum de libris recipiendis et non recipiendis attribué au pape Gélase, qui pénètre au ixe siècle dans les collections canoniques, apportait officiellement un premier discernement entre les livres rejetés et ce qu’on appellera la dfseriptio authenticarum scripturariim (Hincmar de Reims), les libri aulhenlici quos recepit Ecclesia (Yves de Chartres). Abélard s’y référera pour composer son Sic et non, P. L., t. clviii, col. 1549. L’usage attribua 357 THÉOLOGIE. L’HÉRITAGE DU Vie SIÈCLE 358
d’une manière assez constante la qualité d’auctorilales aux textes des Pères et de certains auteurs ecclésiastiques. Et ces auctoritates furent considérées comme un donné indiscuté, qu’on pouvait bien interpréter, mais non récuser ou nier. Cf. M.-D. Chenu, « Authentica » et « Magislrali a ». Deux lieux théologiques aux XIIe xiii e siècles, dans Divus Thomas, Plaisance, 1925, p. 257-285.
Le Moyen Age reprendra un procédé déjà employé avant lui : il constituera, de ces textes qui étaient pour lui un donné de base, des recueils accessibles et pratiques. On recourra d’abord au procédé de la defloratio, constitution de flores des Pères, de « chaînes » et de « florilèges », puis aux recueils de Sententiæ, assumant un certain travail d’harmonisation. Beaucoup de citations, d’» autorités » reproduites dans les œuvres théologiques du Moyen Age viendront non d’une lecture directe des textes intégraux, mais d’une utilisation de florilèges et de recueils. Cf. Grabmann, Gesch. der schol. Méthode, t. i, p. 92, 114-116 et t, ii, p. 82, pour les Grecs ; t. 1, p. 182-188 et t. ii, p. 81 sq. pour les Latins.
Dès qu’on travaille sur un donné considéré comme l’imposant sans discussion, on doit en affirmer l’homogénéité et l’on est ainsi conduit à s’engager dans la voie d’une exégèse plus ou moins laborieuse, qui réduise les discordances et résolve les conflits. Dès le début, les Pères avaient tait ce travail pour le texte biblique, en particulier en vue d’établir la concordance de l’Ancien et du Nouveau Testament ; quand les Pères furent eux-mêmes traités comme un « texte », un travail analogue fut poursuivi à leur sujet. Le Moyen Age, en effet, ignorait le point de vue historique qui permet, en situant un texte dans les circonstances de ses origines, d’établir son sens et sa portée et ainsi de réduire son apparente opposition avec un autre texte de sens et de portée différents. D’où, à côté d’interprétations d’un sens historique et critique tout à fait notable, loute une jurisprudence Idéologique d’inlerprél al ion des lextes. La fortune d’un au leur de second ordre, comme Pierre Lombard, viendra en partie (le son succès a établir une espèce de via média I héologique et a concilier, dans un respect total, les autorités. On consultera sur tout cela : J. de (ihellinck, op. cit., p. 22-28, 45 sq., 73 sq., 102 sq. (.S/Y et non d’Abélard), 137 sq. (Pierre Lombard), 317-338 (les canonistes), 351-355 (sur le principe Non sunt adversi, sed diversi, qu’Abélard évoque au début du Sic et non, en suggérant son insuffisance ci son inefficacité) ; Chenu, art. cité, en particulier p. 276 sq. (sur Vexpositio reverens) ; M. Piquet, Saint Thomas et les « Auctoritates » en philosophie, dans Areh. de philOS., t. iii, 1925, p. 117 155 ; J. Cottiaux, dans Revue d’histoire ecclés., 1932, p. 796.
2o L’héritage philosophique.
Il ne s’agit pas pour nous ici de relever le contenu matériel de l’apport philosophique a la pensée des Pères mi même du Moyen Age : voir les articles Aristotélisme de la scolastique et Platonisme des Pères ; mais bien de noter brièvement l’héritage que le Moyen Age reçoit de l’Antiquité quant a la structure méthodologique du til théologique. De ce point de vue, il s’agit surtout d’Aristote.
1. Aristote chez les Pères.
Aristote intervient relalivement peu chez les Pères ; ceux-ci le soupçonne raient plutôt d’inspirer des hérésies. Si l’on se plaie au poinl de vue de la méthode, son influence se montra plu, considérable, mais elle fut plutôt tardive. La méthode aristotélicienne du problema et de Vaporie’Imposa ei eui une uiiliieiiee dans le néoplatonisme .premiers, iècles chrétiens avanl d’en avoir une la patriotique proprement dite des w et vil* sic lors. Aristote joue un mie. en technique théologiqui. dans la pensa di - Pi r< orientaux i i liez Léonce de Byzance, chez qui l’on trouve non seulement la technique de la « question » aristotélicienne, mais une utilisation, d’ailleurs nullement servile, des catégories philosophiques du Stagirite dans l’approfondissement de la christologie. Cf. M. Bichard, Léonce et Pamphile, dans Revue des sciences philos, et lhéol., t. xxvii, 1931, p. 27-52.
Mais c’est surtout chez saint Jean Damascène que cette double influence d’Aristote, méthodologique et idéologique, est remarquable. On a pu faire, entre Jean Damascène et les scolastiques, des rapprochements qui ne sont pas tout extérieurs. De fait, la Source de la connaissance représente un exposé synthétique de la doctrine chrétienne. Mais il est encore plus notable que Jean Damascène commence par des XEspâXaia cpt, XoaoqHxâ, des chapitres philosophiques, qui groupent, à titre d’introduction à l’exposé des dogmes, des définitions philosophiques empruntées aux philosophes, surtout à Aristote et à Porphyre, ainsi qu’aux Pères de l’Église. Par ce souci de précision technique, par l’usage fait de la philosophie d’Aristote en plusieurs questions théologiques, par exemple en morale, par une certaine élaboration du traité méthodologique De nominibus Dei, Jean Damascène a exercé une réelle influence sur le développement de la théologis. Influence d’ailleurs assez tardive pour ce qui est de l’Occident, puisque notre docteur n’y fut connu que vers le milieu du xiie siècle.
Sur Aristote chez les Pères : P. d’Hérouville, Quelques traces d’aristotélisme clœz saint Gréijoire de Nazianze, dans Recft. de science rclig., 1918, p. 395-398 ; G. Hardy, Paul de Satnosate, Paris, 1923, p. 292 sq. ; P. Hendrix, De Alexandrijnsche Hsresiarch Basilides…, Dordrecht, 1926, p. 114117 ; V. Valdenberg, La philosophie byzantine aux IV et V siècles, dans Byzantion, t. iv, 1929, p. 237-208 ;.1. de (jhellinck, Quelques appréciations île la dialectique d’Aristote durant les conflits trinitaires du I Ie siècle, dans Revue d’Iiist. ecclés., 1930, p. 5-42 ; G. Hardy, Uri<jène et lUwistotélisme, dans Mélanges Glotz, Paris, 1932, t. r, p. 75-83 ; A. -M. Festugière, L’idéal religieux des Grecs et l’Evangile, Paris, 1932, p. 221-263 ; H. Arnou, Unité numérique et unité de nature chez les Pères après le concile île Sieée, dans Gregorianum, 193 1, p. 212-254.
2. Introduction d’Aristote en Occident par Boèce.
On ne sait exactement si Boèce (t vers 525) traduisit Pieuvre entière d’Aristote, mais il est bien certain que seules furent connues du Moyen Age les œuvres logiques du Philosophe dans la traduction de Boèce : à sa oir les Catégories et le Pcriherménéias, à quoi il faut ajouter une traduction revue par Boèce sur celle de Marius Yietnrinus de l’Isagoge de Porphyre : le tout formant la Logica velus en attendant qu’une traduction des Analytica priori et poslerioru, des Topiques, des Sophistici elenchi donne, entre 1120 et 1160, la Logica noua. C’est donc comme un maître de penser qu’Aristote est reçu par le haut Moyen Age ; plus précisément d’abord comme un maître de grammaire, ensuite comme un maître de raisonnement, en attendant qu’il le soit, au xiii r siècle, comme un maître dans la connaissance de l’homme et du monde.
Boèce apportait encore au Moyen Age, outre.un exemple d’application des catégories rationnelle dogmes chrétiens, qui aura une grande influence, une elassitieal ion des sciences inspirée d’Aristide, qui distinguai ! , dans la philosophie, 1res speculativst parles. naturalis, mathematica et theologica, cf. De Triaitale, c. h. P. /… t. lxiv, col. 1250 ; comp. In Porphyr., t. lxiii. col. Il B. Cette division sera adoptée d’une façon courante au xir siècle : on la retrouve chez Gerbert, Hugues de Saint-Victor, Raoul Ardent. Clarembald d’Arras. etc. Mais il n’y a là qu’une division de la philosophie, et la « théologie » n’y est nullement considérée comme une élaboration systématique du révèle, mais comme une partie de la philosophie jouissant d’un degré défini d’abstraction et de spiritualité. Clarembald d’Arras, éd. Jansen, p. 2’. » * sq., identifie formellement theologizare et philosophari de Deo, sans d’ailleurs qu’on doive introduire dans un tel texte notre actuelle distinction entre philosophie et théologie.
J. Mariétan, Problème de In classification des sciences
d’Aristote à saint Thomas, Saint-Maurice, 1901, p. (13 sq.
(Uoèce), 133 sq. (Hugues de Saint-Victor) ; L. Baur, Dominicus
Gundissalinus, De divisione philosophiee, Munster,
1903, p. 201, 351, etc. ; Grabmann, Gesch. derschol. Méthode,
t. i, p. 252 sq. (Raoul Ardent, qu’à tort Grabmann croyait
alors antérieur à Hugues), t. ii, p. 30 sq., 12 sq., etc. ; Dec
Kommentare des Clarenbaldus von Arras : « Boethius De Trinitate,
hrsg. von W..Jansen, Brestau, 1926, p. 8* et 9*, 27*30*. 36*, p. 36-37 et 42.
3. Les trois « entrées » d’Aristote.
S’il est vrai qu’une théologie se caractérise, du moins pour sa partie spéculative, par l’usage qu’elle fait de la raison dans la construction du donné chrétien, il faut bien avouer que le travail théologique devait se trouver modifié dans son statut même par l’application qui lui serait faite tour à tour de ferments philosophiques différents. Dans la mesure où Aristote fut par excellence le ferment philosophique de la théologie médiévale, on peut dire que les différents aspects que l’on connut successivement de lui déterminèrent pour cette théologie différents régimes méthodologiques. Or, l’œuvre d’Aristote fut transmise en trois étapes à la pensée théologique de l’Occident. C’est ce qu’on peut appeler les trois « entrées » d’Aristote.
La première entrée est celle de la Logica vêtus qui apporte, dans les Catégories, une analyse et une clas- ; sification des notions et, dans le Périherménéias, une analyse des propositions. C’étaient donc surtout des j instruments rationnels d’analyse textuelle des énon-i ces, dont le Haut Moyen Age disposait ainsi. Aussi conçoit-on que, orienté par ailleurs vers la Bible et les écrits des Pères, il ait conçu la théologie, surtout I comme une connaissance de la Bible fondée sur la grammaire. L’exemple de saint Augustin l’engageait en ce sens et, si ce docteur avait fait place à une con-j naissance « scientifique » de la nature des choses, cette partie de son programme, mal observée par lui-même, j ne devait être remplie qu’après la troisième entrée d’Aristote, dans l’effort d’Albert le Grand et de saint ; Thomas. L’étude théologique, jusqu’à saint Anselme, reste en gros sous le régime de la grammaire.
La deuxième « entrée » d’Aristote apporte, au xiie siècle, les trois autres livres de VOrganon : les I eTB et II ee Analytigues, c’est-à-dire une étude scientifique du syllogisme et des différentes espèces de démonstration, les Topigues et les Problèmes sophistiques, c’est-à-dire une étude scientifique du raisonnement probable et de ses différents « lieux ». Au total, une théorie du savoir et de la démonstration. À quoi répondra, avec la naissance des écoles urbaines, une théologie qui se formulera en « problèmes », en « questions », par une application de la raison qui discourt, d’abord au texte, puis aux problèmes spéculatifs eux-mêmes, indépendamment du texte. C’est ce qu’on pourrait appeler une théologie sous le régime de la dialectique, en entendant ce mot au sens général de traitement par le raisonnement logique. Ceci dit sans méconnaître le caractère encore profondément traditionnel de la théologie au xiie siècle et sa continuité avec les procédés hérités de l’époque patristique et des écoles du haut Moyen Age.
La troisième « entrée » d’Aristote, au début du xme siècle, apporte à la science sacrée un ferment philosophique qui n’est plus purement formel, mais qui concerne l’ordre même des objets et le contenu de la pensée : Aristote s’introduit dans la pensée chré tienne non plus comme un maître de raisonnement, mais comme un maître en la connaissance de l’homme et du monde ; il apporte une métaphysique, une psychologie, une éthique. La théologie se constitue alors, du moins avec Albert le Grand et saint Thomas, sous le régime de la philosophie. Nous verrons quels problèmes un semblable apport ne pouvait manquer de poser. Du jour où Aristote apportait une philosophie de l’homme, des natures et de la réalité, ne mettait-il pas en péril la souveraineté exclusive du révélé dans la teneur même de la pensée théologique’? La crainte qu’il en fût ainsi inspira, comme nous le verrons, un mouvement de réaction qui était en même temps un mouvement de fidélité à saint Augustin et aux Pères.
IV. D’Alcuin au xiie siècle.
1° Alcuin. La théologie sous le régime de la grammaire.
Le travail théologique dans le haut Moyen Age est principalement dépendant de la résurrection des écoles sous l’inspiration de Charlemagne et la direction d’Alcuin. Cette réforme, qui stabilise dans la Chrétienté occidentale l’institution d’un enseignement des sept arts répartis en trivium et quadrivium en vue de l’étude de la sacra pagina, s’inspire explicitement de saint Augustin, de Cassiodore, et subsidiairement d’Isidore : Augustin, De ordine, t. II, c. xvi, P. L.. t. xxxii, col. 1015 ; Cassiodore, Institutiones, P. L., t. lxx, col. 1105-1250 et De arlibus ac disciplinis, t. lxix, col. 1149-1220 ; Isidore, Etymoiogiæ, 1. Mil, P. L., t. lxxxii, col. 73-184. Par ces hommes d’Église, c’est l’héritage de la culture gréco-romaine qui est transmis aux chrétientés nées parmi les peuples barbares. Les arts libéraux comportent un premier groupement plutôt littéraire, grammaire, dialectique et rhétorique, le trivium, et un second groupement plutôt « scientifique », arithmétique, géométrie, musique et astronomie, le quadrivium. Ces arts sont étudiés pour eux-mêmes dans les écoles carolingiennes et il n’est nullement prescrit qu’ils se terminent par l’étude de la théologie ; mais on tient que, pour cette étude, ils ont une valeur propédeutique. Car l’Écriture contient toute sagesse et toute vérité, mais elle constitue aussi un livre obscur, pour l’intelligence duquel il y a lieu d’utiliser le service des sciences humaines. C’est la tradition héritée de saint Augustin. Cf. Alcuin, De grammatica, P. L., t. ci, col. 853 sq. ; cf. col. 952, 959. Même enseignement sur la suffisance ou la perfection de l’Écriture chez Raban Maur, De cleric. inst., t. III, c. ii, P. L.. t. cvii, col. 379 ; sur la valeur pédagogique et auxiliaire des arts libéraux chez Bède, De schem. et tropis, P. L., t. xc, col. 175 ; chez Raban Maur, op. cit., t. III, c. xviii sq., col. 395 sq. ; chez Scot Érigène, s’inspirant de Denys, Expos, super Hier, csel., t. cxxii, P. L., col. 139.
Alcuin parle en général des sept arts libéraux ; il a, dans son De fide S. Trinilalis, revendiqué, P. L., t. ci, col. 12, et pratiqué l’usage de la dialectique dans le traitement des mystères ; mieux, il a lui-même écrit un De dialectica, P. L., t. ci, col. 951 sq., où il montre un sentiment exact du rôle de cet art. La dialectique, c’est le raisonnement qui conclut avec nécessité. Cependant, la pensée théologique de l’époque carolingienne est indiscutablement caractérisée par une application au donné chrétien non tant de la dialectique que de la grammaire, non tant du raisonnement, qui prouve, que de la science des mots et des énoncés, qui explique. L’emploi de la dialectique, entre l’époque d’Alcuin et celle d’Abélard, restera en somme sporadique et occasionnel. Saint Augustin avait déjà noté l’utilité, pour une intelligence plus précise de l’Écriture, de la connaissance des schemata et des tropi : De doctr. christ., I. III. c. xxix, n. 40, P. L.. t. xxxiv, col. 80 ; De Trin.. t. XV, c. ix. t. xlii, col. 1008. La réforme carolingienne faisait, de cette couviction, une institution : Cum autan in sacris paginis schemata, Iropi et cætera his similia inserla inveniantur, nulli dubium est quod ea unusquisqiie legens tanto citius spiritualiter intelligit, quanta prias in litterarum magisterio plenius instructus fuerit. Capitulaire « De litteris colendis, dans Mon. Gcrm. hist., Leges, Capilularia, t. i, p. 79. Comparer Bède, De schematis et tropis Sacra-Scripturse liber, P. L.A. xc, col. 175 ; Comm. in Pentateuchum, Px., viii, P. L., t. xci, col. 302 ; //i Samuelem prophetam allegorica expos., i, 4 et iv, 9 : col. 510 et 700 ; Raban Maur, De cler. instit., 1. III. v. xvii, P. L., t. < : vii. col. 395-396, qui a aussi un c. xx, de dialectlca, col. 397-398, où la dialectique est abondamment vantée, mais d’un point de vue plutôt défensif et apologétique.
Comme l’ont vigoureusement souligné les PP, Paré, Brunet et Tremblay dans leur Renaissance du XIIe siècle, toute œuvre de la pensée est liée à un « milieu » : milieu économique, politique, institutionnel, culturel, lequel n’est pas seulement un « cadre », mais vraiment une condition de naissance et de développement. Or, d’une part, le lieu de l’enseignement théologique ce sont alors les écoles attachées aux abbayes et aux évêchés : milieu de tradition plus que de progrès et d’initiative. Tant que l’enseignement théologique reste dispersé et sous le contrôle immédiat des évêques ou des abbés, le développement d’une science théologique proprement dite était pratiquement impossible. De plus, le personnel enseignant était composé d’hommes d’Église agissant comme tels, plutôt que de savants, fussent-ils clercs, agissant comme savants. La science théologique, pour se développer, supposera un certain processus de détachement des écoles vis-à vis de la hiérarchie, de centralisation urbaine et de constitution d’un personnel de savants. Au total, la théologie de l’époque carolingienne est d’allure traditionaliste ; les ouvres y ont un caractère de reproduction et <le compilation : c’est l’époque des < : uten ; v, des Sententise, des Flores, des Excerpta, etc. La théologie consiste en une étude de l’Écriture à tendance morale et allégorisante, pour laquelle on emploie, d’une part, des extraits des Pères, d’autre part, les ressources des arts libéraux, mais particulièrement de la grammaire.
On s’accorde à dire que le seul penseur vraiment original par le contenu de sa doctrine y fut Jean Scot ène (t vers 870) ; mais, au point de vue méthodologique, il n’apporte rien de bien particulier. Il assigne comme tâche a la philosophie, confondue avec la religion, d’interpréter les symboles sous lesquels, dans l’Écriture principalement, dans la nature ensuite, nous est li rée une révélation sur Dieu : concept ion où se conjuguent une tradition augustinienne et l’influence de Denys et de Maxime le Confesseur, en une vue de I heu et du monde uni liée par la notion d’exernplarisme ou de symbolisme. Voir ici, t. v, col. 422 sq., ’M, Gilson, Études de philos, médiévale, Strasbourg, 1921, p. lit : M. Cappuyns, Jean Scot Érigène. Sa ne. son œuvre, ses écrits, Louvain, 1933.
2° Dialecticiens et antidialecticiens.
La dialectique, revendiquée mais peu mise en œuvre a la renais lance carolingienne, gagne lentement du terrain. Le r sic. |, . ; hi poinl de vue de sa nolion de la théoli est sous le signe de la lutte entre dialecticiens et -mil dialci lii h lis. Il s.- produit alors une poussée « lu besoin de raisonner. Les partisans de la dialectique Veulent appliquer telle quelle aux choses chréliennes une nia nicre abstraite ci raide île raisonner ; ils arrivent a des i ne application intempérante de la méthode dialectique au dogme cm haristlque aboutit, de i om, . a une pensée que l’on a pu croire hén itrice de la transsubstantiation, met l’évidence par dessus tout, par dessus l’autorité, même en matière de théologie : Ratione agere in perceptione veritalis incomparabiliter superius esse, quia in evidenti res est. …nullus negaverit ; aussi veut-il per omnia ad dialecticam confugere, quia confugere ad eam ad rationem est confugere. De sacra cœna, p. 100 et 101. Dès lors, le débat qui s’élève est celui que rencontre fatalement toute théologie qui veut vraiment être une théologie, et non une pure transcription de la foi. débat que nous verrons désormais se développer : les choses chrétiennes peuvent-elles être comprises par une application des catégories de la raison ? Si non, quel statut donnera-t-on à cette raison, qui est une création de Dieu et qui est l’honneur de l’homme, puisque, comme le dit encore Bérenger, secundum rationem sic factus ad imaginem Dci, ibid., p. 101 ; si oui, n’est-ce pas faire des réalités chrétiennes un cas île lois plus générales que la raison peut atteindre, et alors, où est le mystère, où est le caractère suprême, unique et souverain des réalités chrétiennes ?
Tel est bien, alors, l’enjeu de la bataille entre dialecticiens et antidialecticiens. Parmi ces derniers, les uns prennent une. attitude extrême. Ils soulignent très fortement, avec saint Pierre. Damien, De divina omnipotentia, c. v, P. L., t. cxlv, col. 603, que la raison n’a pas de jus magisterii en christianisme et qu’elle doit s’y comporter, selon sa condition, en pure servante. Ils considèrent comme sacrilège tout empiétement de la dialectique sur le texte sacré. Ils affirment très haut la transcendance, le caractère de vérité unique de la foi chrétienne, qui nous a été donnée non pour que nous en fassions une science, mais pour que nous en vivions, dans la pénitence et l’oubli du monde. (.’est la solution ascético-monastique que nous retrouverons bientôt chez un saint Bernard et plus tard chez Pascal. C’est une altitude imprescriptiblemenl chrétienne. Mais une autre attitude est encore possible : c’est celle, que l’Église favorisera plus tard si fort, d’un juste milieu, qui lient toutes les données, hiérarchisées. C’est celle que prit un homme connue Lan franc, l’adversaire de Bérenger et le fondateur de cette abbaye du Bec où fleurira bientôt la haute pensée de saiul Anselme. I.anl’rauc est un « Converti », en ce sens qu’ayant été naguère adonné à la dialectique, il est maintenant tout livré à l’étude des Écritures. Mais c’est un homme modéré, il veut y regarder de près et, comme saint Paul, (oui en rejetant l’abus de la dialectique, en conserver l’usage légitime. In I Cor., 1. P. 7… t. CL, col. 157 ; In Col.. 2. P. L., col. 323. L’usage de la dialectique serait pervers s’il aboutissait à énerver ou à dominer le donné chrétien, à vider le mystère de la foi. Cf. De corp. et sang, Domini, c. vii, P. I… col. 117 ; c. xvii, col. 427.
3° Saint Anselme. C’est une position semblable que prend, dansce débat, saint Anselme de Cantorbéry. Avec Anselme, nous entrons dans une conception de la théologie d’une lies haute qualité. Anselme réuni) le COUranl monastique auguslinicu, favorable à la suffisance de la foi. et le courant de pensée spéculalix e, avili chez les dialecticiens extrêmes. Nullus christianus débet dispulare quomodo quod catholica Ecclesia corde crédit et ore con/iletur verum sil. sed simpliciler eamdem (idem indubitanter tenendo, amando et secundum illam vivendo humiliter quantum potest quærere rationem quomodo sit. si potest intelligere, Dru gratias agat ; si non potest, non imitai cornua ail venlilandum. sed submiltat caput ad venerandum. De jute Trinit. et de tncarn. Verbt, c ii, P. L.. I. ci iii, col. 263..Von lento. Domine, penetrare altitudinem tuam… Sed desidero aliquatenus intelligere reniaient tuam, quam crédit et amat car meiim. Neque entm quæro intelligere, ut credam ; sed credo, ni intelligam… Ergo Domine qui dus fldei miel lectum, ’in mihi ni. quantum SCil crin dire, intelligam quia es sicui credimus, et hoc et quod credimus ; ainsi débute le Proslogion, c. i et ii, col. 227. Il y a, en effet, un intellectus fidei, une ratio fidci, disons une intelligibilité de la foi, dont celui qui croit et qui aime désire se délecter. Anselme s’explique sur cet intellectus, ce savoir ou cette connaissance que désire la foi qui aime : il est intermédiaire inter fidem et speciem, entre la foi et la vue. Ibid., col. 261. Il suppose la foi, plus précisément la foi aimante, et procède d’elle ; il est le fruit d’un effort de pénétration où l’esprit utilise toutes les ressources dont il dispose : analogies du monde créé, principes métaphysiques et dialectique ; il a pour terme une perception joyeuse qui est, à l’état inchoatif et plus ou moins précaire, du genre de la joie béatifique ; cf. les c. xxiv à xxv’i du Proslogion, P. L., t. clviii, col. 239-242. Dans ses œuvres théologiques, Anselme se montre vraiment théologien ou, si l’on veut, métaphysicien du dogme. Mais c’est un métaphysicien qui n’a pas lu la Métaphysique d’Aristote et, s’il est tel, ce n’est pas par l’application d’une philosophie au donné chrétien ; c’est plutôt sous la pression de ce que la foi elle-même, directement et sans médiation proprement rationnelle, contient d’intelligibilité.
Considérée ainsi, cette méthode théologique ne pose pas de difficulté et on a pu la considérer comme donnant sa charte à la spéculation scolastique (J.-B. Becker), tout comme on a appelé Anselme lui-même « le père de la scolastique ». Mais Anselme va plus loin. Il fait de V intelligere basé sur le credere certains usages plus précis : nous voulons parler du fameux argument du Proslogion en faveur de l’existence de Dieu et des rationes necessariæ par lesquelles Anselme pense prouver la vérité des mystères de l’incarnation et de la Trinité. Les interprètes ont généralement commenté et glosé l’usage qu’Anselme en a fait de manière à fournir un apaisement à toute accusation de rationalisme ; le problème que pose la méthode d’Anselme a été abordé plus franchement par le biais de la preuve du Proslogion, c. n et m. K. Barth y voit une démarche purement théologique, c’est-à-dire ne s’appliquant pas à prouver que Dieu existe, mais, tenant par la foi le fait de cette existence, à comprendre et à montrer pourquoi et comment il en est ainsi : non une preuve, mais une reconnaissance de l’existence de Dieu.
Nous serions inclinés à penser, avec M. Gilson, qu’on ne rend pas assez compte ainsi des caractères spécifiques des démonstrations en question, et d’abord du fait qu’Anselme les présente expressément comme des démonstrations : Ad astruendum quia Deus vert est. Le fait que ces démonstrations partent de la foi n’empêche pas Anselme de les considérer comme des démonstrations dont la valeur ne repose pas sur la foi, mais sur la ratio, qui resteraient même si leur point de départ était soustrait et qui s’imposent à l’insipiens, c’est-à-dire à l’incroyant, autant qu’au fidèle. En réalité nous avons là une forme spéciale de preuve des objets de la foi. Une preuve qui est l’œuvre de la « raison » et qui, si elle ne se construit qu’au sujet d’un mystère dont un énoncé véritable a été fourni par la foi, vaut cependant par le jeu même et comme par la force de l’adéquation de l’esprit à un objet vrai. Il reste que saint Anselme se croit fondé à affirmer certains mystères au nom de « raisons nécessaires » dont la nécessité tient à ce que l’affirmation en question n’est finalement qu’une imitation et comme un reflet, dans la connaissance, de la vérité réelle et réellement existante du mystère considéré.
Sur le débat pour ou contre la dialectique. — M. von Bock, Die sieben freien Kiinste irn eljten Jalirhundert, Donauwôrth, 1847 ; Prantl, Geschichte der Logik, t. II, p. 73 sq. ; J.-A. Endres, Die Dialcktiker und ihre Gegner im 11. Jalirhundert, dans Philos. Jahrbuch, t. xix, 1906, p. 20-33 ; Th. Heitz, Essai histor. sur les rapports de la philosophie et de la foi de Bérenger de’Jours à saint Thomas d’Aquin, Paris, 1909, p. 3 sq. ; J.de GheMinck, Dialectique et dogme aux X’-.XI ! siècles, dans Festgabe CI. Bæumker, dans Beitrage, Suppl. Bd., i. Munster, 1913, p. 79-99 ; V. Sclinlz, Der Einfluss der Gedanken Augustins uber dus Verhâltnis von ratio und fides im 11. Jalirhundert, dans Zeilsch. I. Kirchengesch., t. xxxv, 1914, p. 9-39 ;.J.-A. Endres, Forschungen zur Geschichte der frtihmittelalterlichen Philosophie, dans Beitrage, t. xvii, fasc. 2-3, Munster, 1915, c. m-, p. 20-129.
Sur les antidialecticiens. — J.-A. Endres, Leuijrmik’s Verhâltnis zur Dialektik, dans Der Katholik, 3e série, t. xxv, 1902, p. 215-231 ; I’etrus Damiani unit die tueltliche Wissenscha /t, dans Beitrage, t. viii, fasc. 3, Munster, 1910 ; 6. Gilson, La servante de la théologie, dans Études de philosophie médiévale, Strasbourg, 1921, p. 30-50.
Sur saint Anselme. — Ici, art. Anselme, t. i, col. 13431344 et art. Dogmatique, t. iv, col. 1556 ; J.-B. Becker, Der Satz des hl. Anselm : Credo ut intelliijam, dans Philos. Jahrbuch, t. xix, 1906, p. 115-127, 312-326 ; M. Grabmann, Gcsch.der scholast. Méthode, l. i, p. 258-334 (riche bibliographie ) ; E. Beurlier, Les rapports de la raison et de la foi dans la philosophie de saint Anselme, et J. Bainvel, La théologie de saint Anselme, esprit, méthode et procédés, points de doctrine, dans le n" de la Revue de philosophie consacré en 1909 à saint Anselme, respectivement p. 692-723 et 724-746 ; É. Gilson, Études de philosophie médiévale, Strasbourg, 1921, p. 15 sq. ; B. Guardini, Anselm von Cantorbery und das Wesen der Théologie, dans Au) dem W’ege, Mayence, 1923 ; W. Betzendôrfer, Glauben und Wissen bei Anselm von Canterbury, dans Zeitsch. I. Kirchengesch., t. xlviii, 1929, p. 354-370 ; K. Barth, Filles quærens intellectum. Anselms Beiveis der Existenz Gottes im Zusammenhang seines theologischen Programms, Munich, 1931 ; A. -M. Jacquin, Les « rationes necessarize » de saint Anselme, dans Mélanges Maiidonnet, t. ii, Bibl. thomiste, t. XIV, Paris, 1930, p. 6778 ; A. Stolz, Zur Théologie Anselms im Proslogion, dans Catholica, t. ii, 1933, p. 1-24 ; « Yere esse » im Proslogion des hl. Anselm, dans Scholastik, t. ix, 1934, p. 400-409 ; É. Gilson, Sens et nature de l’argument de saint Anselme, dans Archives d’hist. doctr. et litlér. du Moyen Age, t. ix, 1934, p. 5-51 ; A. Stolz, Einleitung, dans Anselm von Canterburg, Munich, 1938, p. 30-42. — Après la rédaction d* cette partie du présent article, sont parus : G. Sôhngen, Die Einheit der Théologie in Anselms Proslogion, Braunsberg, 1938 ; A. Kolping, Anselms Proslogion-Beweis der Existenx Gottes. Im Zusammenhang seines spekulativen Programms Fides quxrens intellectum, Bonn, 1939.
V. La Renaissance du xiie siècle. La théologie sous le régime de la dialectique.
1° L’École de Laon et Abélard.
Les recherches récentes ont mieux mis en lumière le rôle de l’École de Laon dans le mouvement théologique. Il est bien certain que beaucoup des maîtres qui vont marquer le plus au xiie siècle étaient passés à l’école d’Anselme de Laon, lui-même élève de saint Anselme à l’abbaye du Bec. Au point de vue de la notion et de la constitution de la théologie, Anselme de Laon a une double importance. D’abord parce que, dans les Sententiæ éditées partiellement en 1919 par Fr. Bliemetzrieder, dans Beitrage, t. xviii, fasc. 2-3, un effort est fait dans le sens de la systématisation, le vocable de Se : Uentia> recouvrant dès lors moins une sorte de florilège, qu’une œuvre construite, dans le sens que reprendront, au delà des Sentences du Lombard, les Sommes. La théologie prend ainsi plus complètement possession de son objet. Par ailleurs si, dans cette œuvre systématique, Anselme ne semble pas être un véritable initiateur au point de vue méthodologique, se contentant de donner un enseignement qui est surtout une explication des textes au moyen de gloses et de commentaires, on rencontre aussi chez lui un début d’application du procédé de la quæslio, c’est-à-dire du débat dialectique. Essai timide encore, et qui ne satisfera pas Abélard. Celui-ci, venu à l’école de Laon, trouvera devant lui un homme « très fort pour ceux qui ne venaient que l’écouter », mais inexistant devant qui lui posait vraiment des questions. On connaît la scène qui décida du départ d’Abélard : celui-ci, interrogé par le maître sur ce qu’il pensait de diinnorum leclione librorum, lui qui n’avait étudié que in physicis (ou in philosophicis), et répondant qu’une telle étude pouvait bien être des plus salutaires, mais qu’il ne voyait pas comment il y avait besoin d’un commentaire et d’un enseignement pour comprendre les écrits ou les gloses des Pères. Et Abélard, mis en demeure d’expliquer les textes sacrés sans le secours des commentaires et des maîtres, commençant à I.aon, par les moyens de son propre ingenium, une explication qu’il devait continuer à Paris. Abélard, Historia calamilatum ou Epist., i, 3, P. L., t. clxxviii, col. 123-125. Telle fut la manière dont Abélard aborda la théologie. Bien qu’il n’eût fait, dès lors, que gloser l’Écriture, il l’entreprenait avec les ressources de son propre esprit. Quelque six ans plus tard, à Saint -Denys, il pousse plus loin l’innovation et l’emploi de la raison naturelle. « Il arriva alors, raconte-t-il, que je m’appliquai à disserter sur les fondements de notre foi à l’aide de comparaisons fournies par la raison humaine et que je composai, sur l’unité et la trinité divines un traité de théologie à l’usage de mes disciples. Ceux-ci, en effet, réclamaient des raisons humaines et philosophiques et il leur fallait des explications intelligibles plus que des affirmations. Ils disaient qu’il est inutile de parler si l’on ne donne pas l’intelligence de ses propos, qu’on ne peut croire ce que l’on n’a pas d’abord compris et qu’il est dérisoire d’enseigner aux autres ce dont ni soi ni ceux qu’on enseigne n’ont l’intelligence. » Hist. calant., 9, col. 140-1 13.
1. La théologie chez Abélard.
Ce n’est pas d’hier qu’on a commencé à mieux apprécier le « rationalisme » d’Abélard, mais on s’est fait une idée beaucoup plus exaite de sa position depuis qu’on a dans les mains, pour l’interpréter, les textes logiques récemment édités par B. Geyer, Peter Abælards philosophische Schriften, dans lUilrâge, t. xxi, Munster, 1919-1933. Abélard est plus dialecticien et logicien que philosophe. Aussi est-ce dans sa position de logicien que nous comprendrons sa position de théologien, et dans son < nominalisme » la vraie nature de son « rationalisme ».
Nous avons VU Abélard requis par ses étudiants de ne pas énoncer des paroles que n’accompagnerait pas une intelligenlia : l’œuvre théologique est précisément d’aboutir à cette intelligence. Mais de quoi s’agit-il ? De pénétrer et de démontrer les mystères par la seule raison, une raison antérieure à la foi et indépendante d’elle.’NuUement. À quelque état de son expression que l’on considère la pensée d’Abélard, on ne rencontre pas chez lui l’affirmation que le travail théologique se poursuivrait par les seules tories de la raison et sans prendre appui sur la Révélation. Voir tout le prologue de VIntroductto et Cottiaux, art. rites infra, p. 272 sq. Ce n’est pas pour se donner les objets de la foi que la raison Intervient dans le travail théologique, c’est pour constituer une explication critique de leurs énoncés. Abélard est moins un philosophe s’interessant au fond des choses et. par exemple, ; i la réalité’ou à l’irréalité des universaux, qu’un grammairien logicien s’interessant a une étude critique des propositions et de leurs rapports. Il dit lui même que la VOCUm pro prietat et recta imposilio est a considérer magii quam rrrum essentia. Dialectica, pars III. éd. Cousin, p. 349. Il faut Interprète ! sa théologie en fonction de sa logique. Dès lors, quand Abélard donne comme fonction a la théologie d’assigner les causes des noms di ins.. / rwi. di’unitale <-t de Irinitate divlna, éd. Stttlzle, 1891, p. I. Theologia, I. I, c. ii, P. /… t. clxxviii, Col. 1126, il faut bien VOU qu’il ne l’agil nullement d’apporter la raison objective des mystères, mais seulement de fournir une Justification logique des énom es de la foi, de montrer que les propositions dogmatiques sont conformes aux lois de la prédicabillté.
Abélard, à vrai dire, ne se contente pas de poursuivre un commentaire critico-logique des énoncés doctrinaux ; il apporte aussi des raisons en faveur des objets mêmes de la foi, du mystère trinitaire en particulier. Quelle était, à ses yeux, la valeur de ces raisons ? Celle d’une vraisemblance, aliquid verisimile alque humanæ rationi vicinum, nec sacrée fidei contrarium : soit qu’il vise un usage apologétique de la raison, adnersus eos qui humanis rationibus fidem se impuynare yloriantur ; soit qu’il applique la raison à une théologie construclive en s’efforçant de définir, par des raisons de vraisemblance et de convenance, ce qui peut faire question à l’esprit. Quelle qu’ait été la prétention d’Abélard à une démonstration de la Trinité, voilà où il arrête consciemment sa pensée sur le travail théologique.
2. Le SIC ET NON.
Dès l’époque carolingienne on avait éprouvé le besoin d’accorder des textes faisant autorité et qui, sur une même question, se présentaient comme discordants. L’élaboration des règles pour ce travail d’interprétation et d’accord a été, au cours du xie siècle, l’œuvre des canonistes. On n’a plus le traité où Hincmar de Reims a fixé ses critères d’interprétation, mais la substance semble bien en être passée chez Rernold de Constance († 1110), qui, dans ses écrits théologico-canoniques, P. L., t. cxlviii, donne des règles précises. Chez lui et chez les canonistes qui le suivent, Yves de Chartres en particulier, c’est toute une jurisprudence d’interprétation des « autorités. qui se formule. Abélard, dans son Sic et non. introduit le problème de l’accord des autorités au cœur de la méthode théologique et lui donne une forme technique d’une rigueur nouvelle. Le point de vue d’un développement historique reste, en somme, étranger aux règles d’interprétation qu’il propose, mais il a le sentiment du sens authentique d’un texte et ses critères, dans l’ensemble, restent orientés vers la détermination du sens génuine. Par quoi il prépare la méthode d’interprétation et de réduction des oppositions textuelles qui sera employée dans la scolastique.
Chez Abélard, non seulement le problème de l’accord des autorités opposées devient un problème proprement théologique, mais il devient une pièce t (clinique de la méthode ; le SIC et non est érigé en système, s’intégrant au procédé dialectique que nous allons voir dès lors prendre corps dans la quæstio et devenir l’armature du travail théologique de la scolastique.
Abélard occupe une place considérable dans le développement de la théologie et de sa méthode. II a. dans les trois livres de Y Inlroduclio. dans la Theologia iliristiana et dans [’Epi tome, donné l’exemple d’une élaboration théologique qui n’est plus le commentaire d’un texte, mais une construction systématiquement distribuée. Avec lui, on est passé de la Sacra pagina à la Theologia. La théologie s’achemine vers sa constl tution véritablement scientifique. De fait, un écrit comme le I. III de l’Inlroduclio. malheureusement peu développé, s’approche de la manière qui sera plus tard celle de saint Thomas : la méthode de [aquæstio, fondée dans les Analytiques d’Aristote. Celui-ci y est appelé dialeclicorum princeps, P. L. t. clxxviii, col. 1112 H. De fait, Abélard commence à Introduire dans ses commentaires textuels eux-mêmes, des quesstiones : c’est une initiative tout a fait notable, et qui fera souche. Avec son SU et non. Abélard est pies île faire de la difficulté suscitée par le heurt de raisons oppn secs un procédé systématique de recherche et de pm grès.
Il faut bien voir 1 c que fut alors l’iiilluenie d’Aristote et les limites dans lesquelles elle se tint, le propos abélardicn d’une théologie qui fournil liumunas et philoëOphlca » rallone » se produisait dans le temps même où se diffusait en Occident la seconde partie de l’Or ganon d’Aristote : les I et II Analytiques, les Topiques et les Problèmes sophistiques. Cette difïusion s’opère entre 1120 et 1160. Les premiers écrits d’Abélard sont peu marqués par Aristote : le philosophe par excellence y est plutôt Platon. Mais, tandis que la Dialeclica d’Abélard (vers 1120 sq.) ignore encore pratiquement la seconde partie de YOrganon, Adam du Petit-Pont utilise les I Analytiques en 1132, Robert de Melun commente les Topiques vers 1140 et, dès lors, tout un courant se forme d’application de la nouvelle logique aux sciences sacrées. Or cette logica nova n’apporte plus seulement une table des prédicamentset une technique d’analyse des propositions, mais une théorie du syllogisme et de la démonstration scientifique et probable. Aristote est en voie d’entrer dans la théologie elle-même qui, précisément, devient vraiment « théologie », savoir systématisé et non plus simple commentaire ; mais il n’y entre encore que comme maître de pensée logique : il n’y entre pas encore comme maître de pensée tout court, docteur es vérités anthropologiques, psychologiques, morales et métaphysiques. Ce sera l’œuvre des premières années du xiiie siècle et, pour ce qui est de la notion de théologie, l’objet d’une nouvelle étape, comme aussi l’occasion d’une crise.
2° Saint Bernard.
La réaction ne manqua pas de se produire. On sait ce que fut la lutte passionnée de saint Bernard contre Abélard. En saint Bernard, c’est la vieille conception ascético-monastique qui s’exprime : celle selon laquelle le moine n’a qu’à garder la tradition commune et la méditer, pour en vivre, en faisant pénitence. « Les sept arts du moine, c’est son psautier… », dit le Bx Guillaume d’Hirschau, Prsef. in Astronomica, éd. Pcz, Thés, anecd., t. vi, p. 261. Saint Bernard lui aussi n’admet pas qu’on use des arts et de la philosophie sinon comme d’un moyen pour l’édification de soi-même et des autres, In Cant. Cant., serm. xxxvi, n. 2, P. L., t. clxxxiii, col. 967 : il ne veut de science que celle des saints, et d’attitude devant Dieu que celle de l’admiration, non celle de la recherche curieuse, quasi admirons, non quasi scrutons, ibid., serm. lxii, n. 4 et 5, col. 1077, et comp. De conversione ad clericos sermo, t. clxxxii, col. 834-856 ; Epist., clxxxviii, ibid., col. 353.
Cette réaction se prolongera et, tout au cours du xiie siècle, nous entendrons une protestation formelle contre l’introduction de la dialectique et de la logique, non sans doute dans la pédagogie des clercs, mais dans la trame du travail théologique. Cf., entre autres, Gauthier de Saint-Victor, Contra quatuor labyrinthos Francise, P. L., t. cxcix, col. 1129-1172 ; Manegold de Lautenbach, Opusc. contra Wolfelmum, P. L., t. clv, col. 149-176 ; Etienne de Tournai, abbé de Sainte-Geneviève, Epist. ad Alexandrum III, P. L., t. ccxi, col. 517, etc.
Avant de quitter saint Bernard, notons ici que ce refus d’un traitement scientifique du donné chrétien va de pair, chez lui, avec une manière d’interpréter le texte sacré qui, pour être spirituelle et mystique, n’en est pas moins discutable. Puisqu’il s’agit avant tout d’édification, on pourra donner le pas, dans l’interprétation et l’usage de l’Écriture, au sens spirituel ou accommodé à la vie spirituelle de l’âme. Ainsi voyons-nous saint Bernard non seulement mettre en pratique cette préférence, de laquelle procèdent tant de ses considérations sur la vierge Marie, mais en faire la théorie. Cf. In vigilia Nalivitatis, P. L., t. clxxxiii, col. 94. On sait quelle exégèse il a donnée du trop fameux passage Sunt duo gladii hic : cf. De consideratione, t. IV, c. iii, n. 7, P. L., t. clxxxii, col. 776. Avec une pareille exégèse, on pourrait trouver dans la Bible n’importe quoi. Notons dès maintenant qu’Albert le Grand et saint Thomas affirmeront nettement la non valeur scientifique, en théologie, de l’interprétation purement mystique de l’Écriture.
3° Les Victorins et Pierre Lombard.
L’accord n’était-il pas possible entre le courant mystique traditionnel et le courant logique ou philosophique nouveau ? Si, et il aboutira finalement à saint Thomas qui déclarera : Oporlei rationibus inniti investigantibus veritatis radicem et jacientibus scire quomodo sit verum quod dicitur. Alioquin. si nudis auctoritatibus magisler quæstionem détermine !, certificabitur quidem auditor quod ita est, sed nihil scientise vel intelleclus acquiret, et vacuus abscedet. Quodl. iv, a. 18. Seulement, saint Thomas ne procède pas d’Abélard sans intermédiaire ni addition. Entre les deux, il fallut justement que, reprenant l’effort d’Anselme, la raison philosophique fût assumée dans la tradition spirituelle qui procède de saint Augustin : ce sera l’œuvre des Victorins et de Pierre Lombard. Comparer ce qui est dit ici, t. i, col. 51 sq., sur les relations entre l’école d’Abélard et celle de Saint-Victor.
On a dit de Pierre Lombard qu’il était « Abélard parvenu et devenu évêque ». De fait, il ne sera pas indifférent que l’effort d’Abélard qui présentait le danger de toute œuvre trop personnelle, soit assumé dans un cadre de vie monastique et mystique ferventes et dans la pensée d’un homme d’Église, d’un homme de gouvernement même, tout livré au souci d’une via média. Les grandes initiatives ne sont pleinement viables que lorsqu’elles sont reprises dans l’institution et la tradition ecclésiastiques.
Hugues de Saint-Victor comprendra combien le procédé trop uniquement dialectique d’Abélard est inadéquat à l’œuvre de la théologie. Certes, il y a lieu de connaître la grammaire, la logique et la dialectique et d’en faire usage en science sacrée ; mais il y a autre chose à pénétrer dans l’Écriture et il ne suffit pas, pour cela, de n’être que philosophe. Philosophus in aliis scripturis solam vocum novit significationem ; sed in sacra pagina excellentior valde est rerum signifteatio quam vocum. De Scripturis, c. xiv, P. L., t. clxxv, col. 20. Il ne suffit pas, pour faire œuvre de théologie, de traiter l’Écriture sainte absolument comme un autre texte et de s’y appliquer avec les seules ressources de la philosophie, comme Abélard s’est vanté de pouvoir le faire. Par ailleurs, si Hugues rend le travail théologique à son véritable milieu religieux, il sait combien lui sont nécessaires les diverses ressources du savoir humain. Il reprend avec une magnifique plénitude la tradition augustinienne sur la formation du théologien par les arts libéraux, De sacram., prol., c. v et vi, P. L., t. clxxvi, col. 205 ; De Scripturis, c. xiii-xvi, P. L., t. clxxv, col. 20-24 ; Erud. didasc, 1. III. c. iii, t. clxxvi, col. 768, et cf. ici, t. vii, col. 260-261. Mais cette philosophia des sept arts n’est plus, quant à son contenu, ce qu’elle a été du ve à la fin du xie siècle. Elle s’est enrichie de l’apport méthodologico-scientifique d’Aristote. Au lieu des sept arts, c’est à un classement rationnel de vingt et une disciplines que le Victorin aboutit, définissant ainsi un nouveau programme d’enseignement où se trouve annoncée une ample conception du savoir humain. Cf. Didasc, t. II, c. ii, et t. III, c. i, col. 752 et 765.
L’effort abélardien de constituer un corps des doctrines chrétiennes logiquement systématisé est, lui aussi, repris et il aboutit à ces œuvres classiques que sont la Summa sententiarum, le De sacramentis d’Hugues de Saint-Victor et les Sententiæ de Pierre Lombard. Le mot même de Summa, qu’Abélard avait déjà employé en définissant son Inlroductio comme aliquam sacræ eruditionis summam, reparaît ainsi pour désigner un ensemble ordonné, un corps de doctrine : non plus une lecture de la sacra pagina, mais vraiment une œuvre de « théologie ». Ce que Hugues a réalisé ainsi dans son De sacramentis, il l’a expliqué et justifié dans son Didascation : à savoir d’ajouter à une simple lecture du texte, domaine de Vhistoria, une explication systématique qui en procède, s’y appuie, mais en soit une élaboration et une mise en ordre : Hanc quasi brevem quamdam summam omnium in unam seriem compegi ut animus aliquid certum haberet cui intentionem affingere et conflrmare valeret, ne per varia scripturarum volumina et lectionum divortia sine ordine et direetione raperetur. De sacram., prol.. P. L., t. clxxvi, col. 183. On croirait presque lire le prologue de la Somme de saint Thomas.
Nous ne nous arrêterons pas à Pierre Lombard ; les traits généraux de sa théologie et la conception qu’il s’en est faite, ont été exposés ici même en détail, art. Pierre Lombard, t.xii, col. 1978 sq. En Pierre Lombard, ce n’est pas seulement le propos abélaraien de systématiser qui passe, mais de notables morceaux du Sic et non, grâce à quoi les Sentences représenteront, pour la théologie ultérieure, une grande synthèse de théologie positive. Ses Sentences deviendront un livre de texte qui, coexistant à la Bible, donnera à l’application de la méthode dialectique sa matière la plus propre. Si cette méthode a donné tous ses fruits dans la théologie du xiiie siècle, c’est que, au delà de qutestiones de sacra pagina, elle a pu s’organiser plus librement sur la base d’un second livre de « texte » pour lequel, comme le dira Fishacre, non difjcrt légère et disputare. Par là, l’importance des Sentences de Pierre Lombard dépassera de beaucoup celle de son apport personnel a l’élaboration de la méthode théologique.
1° Gilbert de La l’orrée et Alain de Lille.
Le besoin de méthode et de classement est remarquable dans tout le deuxième et le troisième tiers du xiie siècle. Le souci pédagogique pousse à constituer des ouvrages méthodiques, où soit ordonné ce qu’on trouvait ailleurs à l’état dispersé et occasionnel. C’est l’époque où, par exemple, on tentait de constituer un ensemble théologique organique et systématique avec des textes tirés de saint Anselme : cf. H. Weisweiler, ber crslr systematische Komjiendium aus den Werken Anselms von Canterbury, dans Revue bénédictine, 1938. p. 206221. Hugues de Saint-Victor avait aussi composé un Ouvrage de ce genre, ainsi qu’il nous l’apprend au prologue du De sacramentis, P. L., t. clxxvi, col. 183, et. vers 1173. Pierre le Mangeur rédigeait, à la demande de ses socii, sa fameuse llistoria Scolastica, qui applique au récit historique de l’Écriture le besoin rie grouper el (le classer ce qui se trouve épars : cf. le Prologus, P. L., t. cxcvui, col. 1053-1054. Mais, au de la des ai’commodément s pédagogiques, la théologie, en cet Ie sci onde moitié du XIIe siècle, prend véritablement conscience d’elle même, de sa place parmi les diverses branches du savoir. Depuis quelque temps. déjà, on distingue, sous le nom de facultés. les diverses disciplines qui font l’objet de l’enseignement. Gilberl de La l’orne dira par exemple : Cum facilitâtes secundum gênera rerum de qui bus in ipsis agitur diverses sint, ni est, naturalis, malhemalica, theologica, avilis, rationalis… Corn, m libr. Boet. < ! < Trin., P. /… t. lxiv, col. 1281 A ; comp. Etienne de Tournai, Epist. ad papam, dans Chartul. unio. Paris., t. t, p. 17 (8. M’la a tenter de déterminer avec précision la méthode et le régime propres de chacune des facultés ( disciplines), il n’y aval ! pas loin. Au i voyons-nous le même Gilberl esquisser la première Idéi d’une méthodologie. Ibid., col. 1315. Son idée est qu’en toute discipline il faut recourir a des i
Initiales qui lui sont propres et correspondent a son ol.j.t ; m jdes proprement dites en grammaire, lieux communs en rhétorique, théorème ou axiomei en mathémaUqui généraux en dialectique, principes indémontrables en philosophie. De même en théologie. Et Gilbert de s’attacher, dans son commentaire, à dégager ces règles, qui sont plutôt de métaphysique ou de théologie au sens aristotélicien du mot.
L’idée de Gilbert ne restera pas sans écho. Jean de Salisbury la reprendra. Cf. Polycraticus, 1. VU, c. vii, éd. Webb, t. ii, p. 115 sq. Mais c’est surtout Alain de Lille († 1202), qui lui donnera sa réalisation la plus achevée. C’est l’objet de ses Regulw de sacra theologia, où il déclare, dans le prologue : Supercœlestis [vero] scienlia, id est theologia, suis non fraudatur (regulis) ; habet enim régulas digniores, sui obscuritate et sublilitate cœteris prééminentes ; et cum cœterarum regularum lola nécessitas nutel, quia in consuetudine sola est consistais pênes consuelum naturse decursum. nécessitas theologicarum maximarum absoluta est et irrejragabilis, quia de his /idem faciunt quæ actu vel natura mutari non possunt. Régula ?, prol., P. L., t. ccx, col. 621 sq. Ce texte marque bien la considérable nouveauté de l’idée : assimiler la théologie à une « science » de même structure que les autres sciences humaines. « Je n’ai fait, avait déjà dit Gilbert de La Porrée, que ce qui se fait dans toutes les autres sciences… » Com. in libr. Quomodo subst., P. L., t. lxiv, col. 1316 C. Le texte d’Alain de Lille marque de plus la différence de certitude et de sources qui distingue la théologie des autres sciences. Mais il faut avouer que, sur ce point, son effort, comme celui de Gilbert, demeure bien imparfait. Les régula-qu’il explique dans son livre sont plutôt philosophiques et le 1’. Chenu a pu remarquer, à propos de Gilbert : « Les caractères spécifiques de la régula en théologie ne se dégagent pas de la commune fonction des axiomes ; et sous cette notion vague se mêlent des observations généralisées, des principes premiers, des thèses particulières, des opinions communes, ries articles de foi, toutes choses fort disparates dans leur origine, dans leur valeur d’évidence, dans leur qualité de certitude, et donc dans leur fonction scientifique. » Revue des sciences philos, et théol., 1935, p. 265.
Un autre ouvrage d’Alain de Lille mérite d’être signalé ici, ses Dislinetiones dictionum theologicalium, 1’. 1… t. ccx, col. 685 sq., sorte de dictionnaire des termes théologiques. L’ouvrage serait plutôt, en un sens, préabélardien ou préanselmien, se situant dans la ligne d’une explication textuelle ou verbale de la Suera pagina. Mais le goût de définir la virlus nominum et de distinguer les verborum significationes est bien caractéristique de la théologie a la tin du xtr siècle.
5° Le développement de la QÆSTIO.
La méthode des apories, pratiquée par les philosophes de l’Antiquité et surtout par Aristote, se rencontre chez nombre d’auteurs chrétiens : Origène, Eusèbe de Césaréc, l’Ambrosiaster, saint Jérôme, saint Augustin, Ce genre d’écrits n’est pas spécial aux matières scripturaircs et il en cxisle de semblables en matière morale, ascétique ou même grammaticale. En réalité, il s’agit là de répondre à des difficultés scripturaircs, exégétiques, un peu comme Abélard répondra aux Probletnata Helois’P, /… t. i i XXVIII, col. t. 77 sq., et saint Thomas rédigera ses Responsio de …v// articulis, Responsio de M.ll articulis, etc. Nous ne sommes pas ici en pré sence d’une application sysl émat ique de la méthode dialectique au travail théologique.
Des l’âge patristique, cependant, le commentaire scripturaire laisse souvent la plaie a de véritables questions i. Si nous feuilletons, par exemple, les douze livres du De Genesi ad lilteram de saint Au^iis Mu. nous constatons que le commentaire proprement dit est sans cesse Interrompu par une proliférai ion de qUStStionet théologiques qui. a propos du texte mais en marge de celui ci, discutent pour luimême un point de doctrine. Encore faut-il noter que ces « questions » sont souvent introduites pour des motifs apologétiques ou pour satisfaire une curiosité subtile, et non par une élaboration systématique du savoir.
Ce qui fut le cas d’Augustin reste encore le cas des auteurs du xiie siècle. Chez eux aussi, des « questions » viennent interrompre les commentaires, tendant à y prendre une place de plus en plus grande. Cette histoire peut aujourd’hui se suivre aisément. La dispute méthodique ou l’usage de la quæstio sont nés dans le cadre de l’explication textuelle ou ketio. Forcément, en effet, des difficultés survenaient dans cette explication et un débat s’instituait. Sans doute, de tels débats contradictoires avaient toujours été pratiqués ; on en trouve des exemples caractérisés dans l’école d’Anselme de Laon et de Guillaume de Champeaux, Grabmann, Gesch. der schol. Méthode, t. ii, p. 151-154 ; mais c’est d’Abélard qu’il faut faire partir, semble-t-il, l’emploi méthodique (et méthodologique) de la quæstio. Non seulement, en effet, Abélard a usé du procédé dans son commentaire sur saint Paul, mais il en a fait le thème de son Sic et non ; cf. prolog., P. L., X. clxxviii, col. 1349. Une question naît d’une opposition de propositions, par quoi l’esprit est mis dans l’état de doute et, pour sortir de cet état, doit trouver un motif qui l’emporte en faveur de l’un des termes de l’alternative, se délivrer du poids de la raison contraire, ou reconnaître à chacune des deux positions sa part de vérité, en donnant son adhésion en conséquence. Dans son commentaire sur le De Trinitate de Boèce, Gilbert de La Porrée nous donne, du procédé de la quæstio, une formule plus philosophique et plus précise : Ex affirmatione et ejus contradictoria neyatione quæstio constat. P. L., t. lxiv, col. 1253 ; mais, col. 1258, il ajoute : Non omnis contradictio quæstio est. Cum enim altéra (pars) nulla prorsus habere argumenta veritatis videtur. .. aut cum neutra pars veritatis et falsitatis argumenta potest habere, tune contradictio non est quæstio. Cujus vero ulraque pars argumenta veritatis habere videtur, quæstio est. Comp. la définition du problema dialecticum chez Jean de Salisbury, Melaloyicus, t. II, c. xv, éd. Webb, p. 88 ; Clarembald d’Arras, In librum Boelii de Trinitate, éd. W. Jansen, 1926, p. 69-75, 33*-35*. Il y a quæstio lorsque deux thèses contradictoires ou contraires sont l’une et l’autre appuyées d’arguments et qu’il s’ensuit un problème que l’esprit veut tirer au clair.
Dès lors, dans l’enseignement de la théologie, deux procédés se différencient, en coexistant d’abord, le commentaire et la dispute ou quæstio : In tribus consista exercilium sacræ Scripturæ, dira Pierre le Chantre vers la fin du siècle, cirea lectionem, disputationem et prœdicationem. Verbum abbr., c. i, P. L., t. cev, col. 25, où nous trouvons énumérés les trois exercices propres au maître. Simon de Tournai, qui enseigne vers 1165, sera, semble-t-il, un des premiers à faire de la dispute un exercice spécial, né de la lectio, sans doute, mais distinct d’elle. J. Warichez, Les Dispulationes de Simon de Tournai, p. xliv. L’école de Saint-Victor boudera bien le procédé dialectique et Hugues ne mentionnera pas, ou à peine, voir par exemple t. I, c.xii, P. L., t. clxxvi, col. 749, la disputatio dans son Didascation ; un Guillaume de Saint-Thierry tiendra à supprimer, dans son commentaire sur l’Épître aux Romains, les quæstionum molestiæ, P. L., t. cxxxx, col. 547. Mais, dans l’ensemble, la quæstio gagnera de plus en plus. Non seulement dans l’explication de l’Écriture, mais bientôt dans celle des Sentences de Pierre Lombard. Ici comme là, les quæstiones, d’abord attachées au texte, tendent à se multiplier, puis à prendre leur indépendance, à s’organiser en un système à part, réduisant le commentaire proprement dit à un rôle infime. On peut suivre ce progrès de la quæstio tant dans l’explication du Lombard que dans celle de la Bible.
Chez un Odon de’Soissons (ou d’Ourscamp), vers 1164, la dispute intervient encore dans le cadre de la leçon et ses Quæstiones sont probablement un recueil des quæstiones primitivement posées à l’occasion de l’explication textuelle ou lectio. Les pères de Quaracchi éditeurs des Sentences de Pierre Lombard ont relevé la liste des « questions » soulevées par le Maître dans ses commentaires scripturaires, t. i, 1916, p. xxvii-xxix. Robert de Melun a rédigé des Quæstiones de divina pagina, éditées par le P. Martin en 1932, et des Quæstiones de epistolis Pauli, éditées par le même en 1938, dont le contenu et jusqu’au titre lui-même montrent que les quæstiones ont été posées à partir d’un texte el à son occasion, au cours d’un commentaire de ce texte. Il est même assez probable que des œuvres plus systématiques n’ont été, dans leur origine, qu’une mise en ordre des questions posées dans l’enseignement de la lectio. Des Sommes comme celles de Simon de Tournai, de Pévostin, du Bamberg. Pair. 136, de Pierre de Poitiers, de Pierre le Chantre, ou même de Godefroid de Poitiers, jusqu’à quel point ne dérivent-elles pas de questions ?
Un processus semblable de détachement et de systématisation s’opérera pour les quæstiones qui interviendront dans le commentaire des Sentences du Lombard devenues, à côté de la Bible, livre de « lecture » en théologie. Chez les disciples les plus rapprochés du Maître, un Pierre de Poitiers, un Odon d’Ourscamp, les questions restent attachées au texte comme des gloses plus élaborées. Nous verrons chez Hugues de Saint-Cher, mort en 1263, le commentaire consister presque uniquement en une Exposilio textus ; chez saint Thomas, au contraire, la part de commentaire proprement dit, qui se réfugie dans la divisio et l’expositio textus, est relativement minime et le traité se compose de quæstiones logiquement distribuées et qui sont une construction scientifique originale. De même chez Kilwardby, saint Bonaventure et les grands scolastiques. Il est d’ailleurs très instructif de comparer les questions soulevées par chaque auteur : cf. infra, bibliographie, P. Philippe et F. Stegmiiller. Chez un disciple et ami de saint Thomas, Annibald de Annibaldis, il n’y a plus de divisio ni d’expositio textus, mais seulement des quæstiones ; chez d’autres, il y a un volume de commentaire par divisio et exposilio textus, et, à part, un volume de quæstiones.
Ainsi, dans le dernier tiers du xiie siècle, une évolution se produit dans l’enseignement de la théologie et dans la conception de celle-ci. Au lieu de vivre surtout de commentaire textuel, la théologie se constitue, à l’instar de tout autre savoir, dans une recherche engagée par une « question ». F.lle est entrée dans la voie qu’Abélard ouvrait et qui consistait à traiter la matière théologique par le même procédé épistémologique que tout autre objet de connaissance vraiment scientifique.
L’opposition ne manqua d’ailleurs pas. À la fin du xiie siècle, Etienne de Tournai, abbé de Sainte-Geneviève, dénonce le péril en des termes véhéments : Disputatur publiée contra sacras constitutiones de incomprehensibili deitate… Individua Trinitas et in triviis secatur et discrepitur… Epist. ad papam, dans Chartul. univ. Paris., t. i, p. 47-48. Tel auteur, qui se rattache à la ligne de Saint-Victor et que cite Landgraf, dans Scholastik, 1928, p. 36, demande qu’on s’en tienne aux auctoritates ou à ce qu’il y a de plus proche d’elles. Plus tard, nous entendrons Robert Grossetête et Roger Bacon protester contre le fait que la Bible, qui est le texte de la faculté de théologie, est supplantée par le commentaire du livre des Sentences, qui n’est qu’une Summa magislralis. Robert Grossetête, Epistulæ, éd. Luard, p. 346-347 ; Roger Bacon, Opus minus, éd. Brewer, p. 328 sq., texte amélioré par A. -G. LiUle dans Arch. francise, hist., 1926, p. 808 sq. Mais le mouvement est donné. Le triomphe de la quæstio sera la Somme de saint Thomas ; on sait que celle-ci est essentiellement à base de « questions », chacune des parties que nous appelons « article » et qu’il vaudrait mieux appeler question étant construite sur le type du problema aristotélicien, et l’ensemble étant organisé, divisé et articulé d’une manière systématique et rationnelle. L’enseignement par mode de lectio. que saint Thomas pratiquera d’ailleurs, pour sa part, quotidiennement et qui nous a donné des commentaires scripturaires, est ici abandonné pour des raisons pédagogiques. Nous avons vraiment une œuvre de « théologie », une science humaine de la Parole de Dieu, ainsi que nous le verrons plus loin.
Pour l’ensemble du XIIesiècle. — E. Michnud, Débuts de la méthode théologique au XII » siècle, dans le Correspondant, t. xxxiv, 1867, p. 122-152 et les ouvrages généraux de M. Grabmann, J. de Gliellinck, Paré-Brunet-Tremblay, É. Gilson.
Sur Anselme de Laon et son école. — J. de Gliellinck, The Sentences <>/ Anselm oj Laon and their place in the codi/ication o/ theology during the xiith Century, dans The Irish theological quarterly, t. vi, 1911, p. 127-4 il ; Fr. Bliemetzrieder, Autour de l’œuvre d’Anselme de Laon ; Trente-trois pièces inédites de l’œuvre d’Anselme île Laon ; Théologie et théologiens’te l’école épiscopule de Paris avant Pierre Lombard, respectivement dans Recherches de théol. ancienne et médiévale, 1. 1, 1929, ». 450-483, t. ii, 1930, p. 54-79, et t. iii, 1931, p. 273-291.
Sur l’entrée de la « Logica nova » d’Aristide. — B. Gevcr, l lie ulteii lateinischen Uebersetzungen deraristotelischen Analutik, Topik und Elenchik, dans Philos. Jahrbuch, t. xxx, 1917, p. 23-43 ; Ch.-H. Haskins, Versions oj Aristotle’s l’osterinr Amdutics, dans Studies in the Uistory <>/ Médiéval science, 1921, p. 223-211 ; Fr. Bliemetzi iedei, rVocA einmal die alte lateinische Vebersetiung der Analytica posteriora des Aristoteles, dans Philos. Jahrbuch, t. xxxviii, 1925, P. 230-249, et t. xi., 1927, p. 85-90.
Sur Abélard. - K. Kaiser, Abélard critique, 19U1 ; Th. Heitz, La philosophie et la foi dans l’ouvre a" Abélard, dans Revue des sciences philos, et théol., t. i, 1907, p. 703-727 ; G. Robert, Abélard créateur de la méthode et de la théologie scolastiques, ibid., t. iii, 1909, p. 60-83 ;.1. Cottiaux, La conception de la théologie che : Abélard, dans lievue d’hist. ., t. xxviii, 1932, p. 217-29.>, 533-551 et 788-828.
Sur Gilbert de La Porrée et Alain de Lille. - M.-l). Chenu, Un essai de méthode théologique au XII’siècle, dans Revue des , philos, et théol., t. xxiv, 1935, p. 258-267.
Sur la « Quæstio ». M. Grabmann, Einfûhrung in die Summa théologies, des ht. Thomas von Aquin, Fribourg, 1919 i La Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Introduction historique et pratique, tr. Ed. Vansteenberghe, Paris, 1925) ; 11. Finie-, NicolaUS I rivet, seine QuodUbet und llones ordinarlee, dans Festgabe (-1. Bæumker, dans Beilrdge…, 1923, p. 1-63 ; 1’. Glorieux, La littérature quodlibétique de : <.u d 1., 0, Paris, 1925 ; l’. Mandonnet, Introduction aux s. Thomse Aq. quastiones disputâtes, Paris, 1925, i. i. p. 1-12 ; Saint Thomas créateur de la dispute quodllbélique, dans Kevin des sciences philos, et théol., t. x, 1 928, p. 177-506, et t. xvi, 1927, p. 5-88 ; L’enseignement de la Bible selon l’USagi de Paris, dans Repue thomiste, 1929, p. 189-519 ; F. Blanche, Le vocabulaire de l’argumentation et lo tructurt’l’article dans les oiinriujes de saint Thomas, dans Revue des sciences philos, et théol., i. xiv, 1925, p. 107187 ; ai. Dentpf, Die Hauptformen mlttelallerltcher Weltantchauung, 1925 (sui la naissance des Sommes théologiques) ; i :. Geyer, lier Begrifl der tcholastlschen Théologie, dans Synthèse n in der Philosophie der Gegenwart. Festgabe t. Dyrofl, Bonn, 1926, p. 112-125 ; l. Lacotnbe, The I llones o cardinal Stephen Langlon, dans the Seul Scholas llcltm, i. iii, 1929, p. 1-18 ; <. Lacombe ci A. Landgraf, même titre, ibid., p. 113-158, 61 t. i, p. 115-164 ; l’. Philippe, L’plan des Sentences de lierre Lombard d’après saint Thomas, dans liall. thomiste. Juillet 1932, Noies et connu., p. 131*-154* ; I. Warichez, Les Dlsputaliones de Simon de Tournai, texte medii, Louvain, 1932, Intr., p. sxiii sq. ; R.-M. Martin, Œuvres de Robert de Melun, t. i, Quaritiones de Divina pagina. Texte inédit, Louvain, 1932, Intr., p. xxxiv sq. ; l’are, op. cit., p. 123 sq. ; Fr. Stegmuller, Les Questions du Commentaire des Sentences de Robert Kilwardby, dans Recherches de théol. une. et med., t. vi, 1934, p. 55-70 et 215228 ; A. Landgraf ; Quelques collections de Quæstioncs » de la seconde moitié du XII’siècle, ibid., t. vi, p. 368-393, et t. vii, 1935, p. 113-128.
VI. L’âge d’or de la scolastique. La théologie sous le régime de la métaphysique.
Cette nouvelle période est extrêmement féconde au point de vue de la théologie, et les positions concernant l’objet et la méthode de celle-ci sont particulièrement discutées. La théologie est-elle une science, est-elle spéculative ou pratique, quel est exactement son « sujet » ? Cependant, au delà de ces discussions techniques, un débat d’une très grande importance se poursuit : c’est, en gros, le débat entre aristotélisme et augustinisme. Nous verrons successivement : 1. Aristote maître de pensée rationnelle ; 2. La ligne augustinienne ; 3. Positions et débats d’école ; 4. Le xive siècle. La critique théologique ; 5. Appréciation sur la scolastique.
I. ARISTOTE MAITRE DE PENSÉE RATIONNELLE.
1o La troisième « entrée » d’Aristote.
La réalité nouvelle qui s’impose à la théologie au xiiie siècle est la philosophie d’Aristote. Cette philosophie s’est d’abord limitée à VOrganun, c’est-à-dire à un enseignement portant sur les instruments et les voies de la pensée. Il est vrai que, au cours du xiie siècle, des éléments de la philosophie proprement dite d’Aristote commencent à pénétrer dans les ouvrages de théologie : Simon de Tournai met celui-ci au dessus de Platon, il connaît, outre VOrganon, le De anima, peut-être quelques fragments de la Métaphysique et commence à faire un certain usage des catégories aristotéliciennes dans le classement des notions, en morale par exemple. J. Warichez. op. cit.. p. xxiv-xxv et xxix. À la fin du siècle, un Pierre de Poitiers fera de même une place à la Métaphysique d’Aristote, Grabmann, op. cit., t. ii, p. 508 ; Etienne Langton à l’Éthique, ibid., p, 499, tandis que le Stagirite aura déjà reçu, chez.Jean de Salisbury, le titre sous lequel il sera cité dorénavant tant de fois, « le Philosophe ». Ibid., p. 447, n. 1. Mais il ne s’agit, en tout cela, que d’utilisai ions sporadiques. Ce changement, qui commence dans une bonne mesure chez un Guillaume d’Auxerre ou un Philippe le Chancelier, au début du xiir 5 siècle, sera l’œuvre d’Albert le Grand et de saint Thomas. Il supposera d’ailleurs une connaissance beaucoup plus complète des œuvres philosophiques d’Aristote que cille dont on pouvait jouir au XIIe siècle.
Malgré des recherches très actives, l’histoire exacte des traductions latines des œuvres du Stagirite et. comme on dit, de l* entrée d’Aristote en Occident comporte encore des lacunes et des Incertitudes, On trouvera dans la Ce éd. de l’Histoire de la philosophie médiévale de M. De Wulf, t, i, 1931, p. 84-80, el t. ii, 1930, p. 25-38, un résumé de ce qui esi acquis a ce jour, avec la bibliographie afférente.
Il existait, avant 1200, outre des traductions anonymes des Llbri naturales d’Aristote (Physique, I>< anima, Dr sensu et sensato, De memoria et reminiscenlla, De morte rt vitaj, une traduction des 1. II et III de l’Éthique d icomaque, nommée l.thicu vêtus, et deux traductions successives, ou peut-être davantage encore, du début de la Métaphysique Jusqu’au 1. I II. c. i. nommées Metaphysica l’cinsiissimu ei Metaphysica velus. Deux vagues de traductions nouvelles se produisent entre 1200 ci 1210.1 ne première, de traductions généralement anonymes et faites sur le grec, amené entre 1200 et 1210 un texte latin « le la Métaphysique, excepté le I. XI ; Vers 1215, des traductions du De anima. De soinno et vlgllla, De generationt ci corruptlone ; vei s 1 2201230, [’Hthtca nova, c’est-à-dire le 1. 1 de’Éthique » r (coinaque, ei des fragments des 1. in et suivants ; enfin, ’les uloses ei des commentaires < Adam de Bocfeld et anonymes) 1 m’seconde vague est formée de traductions t. nie de l’arabe, en partlcullei pal Michel Scot, a Tolède, avant 1220 (De animedibus, De partibus animalium ; De generatione animalium ; puis, Deceelo et aiundo, De anima, Physique e1 Métaphysique avec le commentaire d’Averroès), par Michel l’Allemand (Éthique <i Nicomaque avec commentaire d’Averroès), etc. C’est aussi celle vague qui apporte une traduction faite sur l’hébreu du Guide des égarés de Maimonide, primitivement rédigé en arabe. Enfin un mou sèment fort actif de traductions, signées celles-là et parfois même datées, prend place entre 1210 et 1270 ; elles son ! l'œuvre de Robert Grossetête qui, aux environs de 1240, traduit, outre Denys et saint Jean Damascène, le texte intégral de l'Éthique <i Nicomaque et du De cselo et mundo jusqu’au 1. fit, c. i ; de Barthélémy de Messine (pli, vers 1258-1260, traduit les Magna Moralia et divers pseudépigraphes aristotéliciens ; de Guillaume de Mcerbeke enfin, qui revise les traductions existantes de la Métaphysique, de la Morale n Nicomaque, des I.ibri naturales, et traduit pour la première fois, outre un grand nombre de commentateurs grecs, la Politique, la Rhétorique, le 1. XI des Métaphysiques, eut-être les Économiques.
Mais celle entrée matérielle d’Aristole sous la forme de traductions n'était que la eondition et le moyen d’une autre « entrée », spirituelle et idéologique cellelà, du philosophe païen dans la Sacra doclrina. C’est cette entrée qu’il faut nous appliquer à bien caractériser.
Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, on avait bien appliqué à la théologie, discours humain sur les choses de Dieu, la logique, la grammaire et la dialectique, mais une telle application n’introduisait dans le domaine sacré aucun contenu propre, aucun objet proprement dit. La nouveauté de 1' « entrée » d’Aristote qui s’opère au tournant du xiie et du xiir 5 siècle, c’est l’application, en théologie, de la physique, de la métaphysique, de la psychologie et de l'éthique d’Aristote, application engageant un certain apport de contenu et d’objet dans la trame même de la science sacrée. Dès lors, Aristote n’apportera pas seulement, de l’extérieur, une certaine organisation des objets révélés, mais encore, dans le domaine même des objets du savoir théologique, un matériel idéologique qui intéressera non plus seulement les voies, mais le terme et le contenu de la pensée.
On saisit les premiers effets caractérisés de cette introduction d’une vue rationnelle du monde dans les écrits de Philippe le Chancelier († 1236) et de Guillaume d’Auxerre († 1231) ; à un degré moindre chez un Simon de Tournai ou un Pierre de Poitiers, voire un Gilbert de La Porrée. Aristote apporte principalement, dans la science sacrée des principes d’interprétation et d'élaboration rationnelles du donné théologique, une possibilité d’organisation systématique vraiment rationnelle, une structure scientifique.
1. Des principes d’interprétation et d'élaboration rationnelles du donné théologique.
La chose se voit au mieux dans les parties de la théologie qui, concernant les rapports de la nature et de la grâce ou l’organisme surnaturel de la grâce et des vertus, engagent une psychologie et une anthropologie. Si l’on se reporte, par exemple, aux études publiées par A. Landgraf et dom O. cottin, on constate que des questions, embrouillées chez les théologiens du xii c siècle, sont, chez un Philippe le Chancelier ou un Guillaume d’Auxerre, résolues par l’application d’une catégorie aristotélicienne qui, d’emblée, organise et construit le donné d’une façon rigoureuse et claire. C’est ainsi que l’on confondait généralement, jusque vers la fin du xiie siècle, la grâce sanctifiante avec la foi et la charité, tandis que l’on méconnaissait d’ordinaire la possibilité de verlus qui ne se manifesteraient pas. De graves dillicultés s’ensuivaient : là où il n’y avait pas exercice des vertus, pouvait-il y avoir encore vertu, et donc grâce ? Si non, quelle serait la situation des enfants baptisés mais encore incapables d’exercer aucun acte vertueux ? Au delà d’un timide essai d’Alain de Lille, c’est au chancelier Philippe qu’il revint de distinguer non seulement entre les trois états dans Lesquels peut se trouver la vertu, natura, hubitu, actii. mais de distinguer les vertus et la vie surnaturelle de l'âme, qui opère la justification, a la manière dont sont distinguées, en philosophie aristotélicienne, l’essence de l'âme et ses puissances ; cf. A. Landgraf, dans Scholastik, 1928. p. 52, 59 sq. ; 1929, p. 205 sq. Ainsi un principe d’analyse de l’ontologie surnaturelle de l'âme est-il trouvé, qui permettra une construction scientifique de l’anthropologie chrétienne ; et il est trouvé par un recours aux catégories de L’anthropologie naturelle d’Aristote, sous le bénéfice de ce principe qu’entre la nature et la surnature il y a une similitude structurale profonde. Philippe de Grève aboutit immédiatement à saint Thomas, Sam. theol., I » -II", q. ex, a. 3 et 4 ; Q. disp. de virt. in communi, a. 1.
On comprendra d’ailleurs qu’un tel progrès dans la question que nous venons de dire supposait une distinction ferme entre nature et surnature. Là encore, c’est Philippe le Chancelier qui, reprenant la distinction entre vertus naturelles et vertus surnaturelles, lancée par Gilbert de la Porrée et admise par Guillaume d’Auxerre, et faisant appel à la philosophie aristotélicienne de l’amour élicite, put distinguer un amour naturel, consécutif à la connaissance naturelle que nous pouvons avoir de Dieu et un amour surnaturel consécutif à la connaissance ds foi. Un des premiers, sinon le premier, il fondait ainsi dans une philosophie des vertus spécifiées par les objets, l’idée d’une distinction ontologique entre nature et surnature et celle de l’ordination au Dieu révélé comme fondement essentiel de l’ontologie surnaturelle. Cf. Scholatsik, t. iii, 1929, p. 380 sq.. 389, et A. Landgraf, Die Erkenntnis der heiligmachenden Gnade in der Frùhscholaslik, dans Scholastik, t. iii, 1929, p. 28-64 ; Sludien zur Erkenntnis des Uebernatûrlichen in der Frùhscholaslik, ibid., t. iv, 1929, p. 1-37, 189-220, 352-389. Comp. Th. Graf, De subjecto psychico gratiie et virtutum, t. i, Rome, 1934.
2. Une possibilité d’organisation systématique vraiment rationnelle.
Quand on compare l’ordre introduit dans le donné de la théologie par les grandes synthèses médiévales, on est frappé de voir comment, d’une part, un passage s’opère d’une collocation plus ou moins arbitraire des questions à un enchaînement vraiment rationnel et comment, d’autre part, la théologie bénéficie, dans ce travail de mise en ordre, des apports philosophiques. Qu’on pense, par exemple, à l'étude des vertus. Elle intervenait, chez Pierre Lombard, dans la christologie, par le biais de cette question : le Christ a-t-il eu la foi, l’espérance, etc.? Et d’ailleurs, dans le traité de la foi ainsi engagé, t. III, dist. XXIII sq., il n'était point parlé de l’hérésie, dont la considération intervenait à propos de l’eucharistie, t. IV, dist. XIII. De même la considération du péché en général n’intervenait-elle, chez le Lombard, qu'à l’occasion du péché originel, t. II, dist. XXXV sq. C’est chez Prévostin et surtout Guillaume d’Auxerre que les vertus forment un traite distinct. Chez saint Thomas, il devient le système que l’on sait, étonnamment charpenté et fouillé, avec à la fois une simplicité de lignes et une variété dans les subdivisions, où rien, pour ainsi dire, n’est plus arbitraire. Aristote, soit par lui-même, soit par saint Jean Damascène, est passé par là. Le P..Merkelbach a comparé, pour le plan, la perfection de l’analyse et l’ordre rationnel, le traité de la moralité des actions humaines de saint Thomas à celui des principaux théologiens du Moyen Age : le progrès est évident et il est dû principalement, en ce domaine, à l’Ethique d’Aristote.
J. Simler, Des Sommes de théologie, l’ai is. 1871 (étude des principales œuvres systématiques du Moyen Age, des Pères à Vincent de Beauvais et Raymond Sebond) ; V. Me Nabb,
St. Thomas and moral theologg, dans The Irish theological quarterlg, 1919, p. 326-336 ; B.-H. Merkelbach, Le traité des actions humaines dans la morale thomiste, dans Revue des sciences philos, et théol., t. xv, 1926, p. 185-207 ; O. Lottin, Les premières définitions et classifications des vertus au Moyen Age, ibid., t. xviii, 1929, p. 369-107 ; La psychologie de l’acte humain chez saint Jean Damascène et les théologiens du XI IIe siècle occidental, dans Revue thomiste, 1931, p. 631661 ; H. -M. Martineau, Le plan de la « Summa aurea de Guillaume d’Auxerre, dans le recueil Théologie, I, Ottawa, 1937, p. 79-114.
3. Une structure scientifique.
Le développement de l’influence d’Aristote devait engager un jour la théologie à se donner un statut épistémologique aristotélicien. A vrai dire, cette évolution ne sera pas acquise d’un coup ; elle ne sera vraiment consommée que chez les commentateurs de saint Thomas. Cf. L. Charlicr. Essai sur le problème théologique, Thuillies, 1938.
Jusqu’ici, la théologie est conçue comme constituée par un certain usage de la raison s’appliquant aux choses de la foi, à l’intérieur de la foi. Ce sont les énoncés de foi qui forment son objet. Aussi posait-on en ces termes la question de l’usage de la raison en sacra doclrina : la raison peut-elle fournir des preuves de la foi, peut-elle apporter des arguments qui prouvent les énoncés de foi ? l’ropter quid ad probationem /idei adducantur rationes’.'
Cette position s’( x prime chez Guillaume d’Auxerre, au débul de sa Summa aurea. La théologie y est conçue comme une promotion de la foi, fldes faciens rationem, laquelle est présentée comme un don surnaturel de lumière qui a en soi. de par Dieu, sa justification, et qui ouvre BU Adèle un monde nouveau de connaissances. Summa aurea, proL.éd. Pigouchet. Paris. 1500, fol. 2. Cette notion de la foi engage Guillaume à mettre celle-ci en parallèle avec la lumière naturelle des premiers principes, qui s’imposent par eux-mêmes. c’est i dire sont <cr se nota et ouvrent à l’intelligence tout l’ordre des connaissances naturelles : Habet ergo (theologia) principia, scilicei articulas, qui (amen solis fidelibus su ni principia, qui bus fidelibus su ni per se nota, non aliqua probatione indigentia. L. III, tract, m. c. i. q. I, fol. 131’; cf. aussi Iracl. VIII, cap. de sapienlia. q. i, fol. 189’et l. IV, tract, de baptismo, cap. de hapl. parvul., q. i, fol. 25 1’. Mais, en ces trois passages, pris à des questions qui concernent la foi. Guillaume n’a qu’un souci : rendre compte de l’immédiatelé de la foi. qui ne s’appuie à rien d’autre qui lui serait supérieur. Même au fol. 131° où il déclare : si intheolo qui non rssent principia. non essel ars pel scierilia, et au fol. 254e ou il (lit : Sicut alite scientite habent sua principia et conclusiones suas, iiu etiam theologia, il ne pense pas a développer le parallèle entre la foi et les principes premiers en ce sens que la I héologic part irait des principes de la foi, comme la science des principes de la raison, pour se livrer a une opération de déduction ci pour tirer, à partir de ces principes, de nouvelles conclusions qui seraient son objet proprr parallèle, ou il est toujours parlé des principia pet se nota, et non proprement des principia scientite, est Invoqué en faveur de la foi et n’est pas développé en faveur de la théologie, dont les rationes semblent bien avoir pour rôle, simplement, de probare (Idem, ostenilen ftdem ; cf. prol., fol. I ».
Dans cel usage des rationes naturales, Guillaume marque très fortement le primai du donne de foi. Les ies, dit Guillaume, sont venues d’une application indue des principes et des naturels aux i de Dieu. Il > a des considérations qui valent vu philosophie, mais qu’on ne peut appliquer en théologie ; par exemple : /"" régala Artêtotelis, quod per se est Iule, ma g il Ut taie quam tllud quod non est per se Iule, irnrt m natwaltbus, uhi naturalla naturalibus confe runtur. Sed ubi naturalia conferuntur primas, causa’, non tenet. L. II, tract, v, q. i. fol. 46°. Ainsi Guillaume a-t-il senti le problème de la théologie rationnelle que nous allons rencontrer désormais dans toute sa force. Il lui a donné une solution clairvoyante. Nous verrons, dans tout le xiiie siècle et jusqu’à Luther, se développer l’idée que la philosophie et la théologie représentent deux compétences dont il faut respecter les exigences et la spécificité. Sur Guillaume d’Auxerre, cf. Th. Heitz, Essai histor. sur les rapports de la philosophie et de la foi, Paris, 1909, p. 92 sq. ; J. Stracke, Die scholastische Méthode in der « Summa aurea » des Wilhelm von Au.rcrrc, dans Théologie und Glaube, t. v, 1913, p. 549-557 ; M.-I). Chenu, La théologie comme science au xiw siècle, dans Archives d’hist. doctr. et littér. du Moyen Aqe. t. ii, 1927, p. 31-71, cf. p. 49 sq.
Le parallèle, lancé par Guillaume, entre la foi et les principes per se nota sera repris et développé dans un sens qui cherchera à concevoir la théologie sur le type de la science aristotélicienne. Le P. Cuervo a peut-être un peu exagéré la portée de quelques textes d’Albert le Grand en ce sens. Cependant, si l’ensemble du Corn, in I Sent., dist. I. éd. Horgnet, t. xxv, p. 15-20, n’est guère explicite pour une théorie de la théologiescience, plusieurs passages de la Summa theologia’, de rédaction plus tardive, sont plus formels et plus rigoureux ; cf. [ pars, tract, i, q. iv, sol. ; q. v, memb. 2, ad 2um ; memb. 3, surtout contr. 3, éd. Horgnet, t. xxxi. p. 20, 24-26. Albert ne fait d’ailleurs pas intervenir l’idée de science subalternée. Nous n’insisterons pas autrement sur sa notion de théologie, qui n’est pas, techniquement, d’une très grande originalité. Par contre. Albert commence l’espèce de révolution que saint Thomas fera aboutir, en faveur d’une distinction nette entre philosophie et théologie et surtout en faveur de la consistance des natures créées et de la connaissance rationnelle qui leur fait face.
Le parallélisme suggéré par Guillaume d’Auxerre est plus nettement marqué, peut-être, dans les quæstiones de quelques auteurs franciscains antérieures à la Summa d’Albert et même à celle de saint Thomas. Soit dans les Quæstiones d’Odon Rigaud, vers 12111250, soil dans celles de Guillaume de Meliton, vers 1245-1250, soit dans celles.lu Cod. Vatic. lai. l’idée aristotélicienne de science se trouve appliquée à la théologie et l’objection caractéristique tirée des objets singuliers de celle ci. abondamment développée : Theologia, quantum ad acceptionem illarum dignilatum. quæ menti hominum sunt impressss, quas etiam ah aliis seientiis non mendient, dicitur sapientia quasi cognitio causarum altissimarum ; sed quantum ad conclusiones ex illis pnnrifius illalas est scienlia dit Odon Rigaud.
Sur Albert le Grand : cf. Cuervo, La teologia a uni, ciencta, etc., dans Clencia lomlsta, I. KLVI, 1932, p. 173-199 ;. Belzendôrfer, Glauben und Wlssen bel Albert dem Grossen, dans Zeltsch. I. Theol. u. Kirche, I. vii, 1926. p. 280-300 ; (’.. l’eckes, Glauben und Glaubenswisscnschaft nacii Albert item Grossen, dan-. Zeltsch. I. katlnl. Theol., t. liv, 1930, p. 1-39 ; M. Grabmann, ih queestlont i tram theologia sit tclentta speculativa un practica< a B, Alberto Mm/no et.s. / homa Aquinate pertractata, dans Atti délia Seltunana albertlna, Rome, 1932, p. 107-126 ; A. Etonner, />< natura théologies juxta s. Albertum Magnum, dans Angellcum, t. wi, 19 19, p. 3-23.
Sur les ailleurs Franciscains cites : is. Peigamo, De queestlonibu » inedili » l r. Odonls Higaldl, l r. Gitlielmi de Vfeli loua il Codlcli Val. lut. 788 iiri-n naturam theologtm deque earum relatione ad Summam theologicam l r. Alexandri Halensls, drus Irch. francise, hlst., t. wi, 1936, p. 3-54, 308 364.
2° La théologie chez saint Thomas d’Aquin.
Sans entrer dans un grand détail, nous nous arrêterons un peu sur la notion de théologie chez saint Thomas, car elle marque une orientation décisive, quoi qu’il en soit des interprétations assez divergentes que les commentateurs ont données de la pensée du maître.
Saint Thomas a traité trois fois de la méthode théologique : dans le prologue du Commentaire sur les Sentences (1254), dans le commentaire sur le De Trinilate de Boèce, q. il ; enfin dans la Somme théologique, I », q. i (vers 1265). À ces textes majeurs s’en ajoutent d’autres et en particulier Contra Genliles, t. I, c. mix ; t. II, c. ii-iv ; t. IV, c. i (1259) ; Sum. theol., I », q. xxxii, a. 1, ad 2um ; Ila-II 3 ", q. i, a. 5, ad 2um ; QuodL, iv, a. 18 (1270 ou 1271).
Voici, en bref, nos conclusions : 1. Saint Thomas n’a pas changé la manière, reçue de saint Anselme, d’Abélard et de Guillaume d’Auxerre, de concevoir le rapport du travail théologique au révélé : la théologie est pour lui la construction rationnelle de l’enseignement chrétien lui-même. 2. Mais il a transformé le rendement et l’apport de la raison dans ce travail, parce que, grâce à Aristote, la raison, chez lui, est autre chose qu’avant lui. File connaît une nature des choses et a une philosophie. 3. Ce qui, d’ailleurs, ne va pas sans engager des présupposés et sans poser des problèmes dont l’ensemble représente bien, pour la théologie, une nouveauté et une occasion de crise.
1. Saint Thomas n’a pas changé le rapport du travail théologique au révélé. — C’est ce que nous verrons dans la théorie qu’il a proposée de la théologie ; dans l’exercice qu’il en a fait ; à titre de confirmatur, dans ce qu’en ont dit ses disciples immédiats.
a) La théorie de saint Thomas.
La première question de la Somme débute par un article où saint Thomas établit qu’il est nécessaire (d’une nécessité hypothétique, mais absolue) que, élevé à l’ordre surnaturel, l’homme reçoive communication d’autres connaissances que les connaissances naturelles. Cette communication, c’est celle de la Révélation, c’est-à-dire celle de la doctrinu fidei, ou sacra doctrina, ou sacra scriptura. Toutes ces expressions, prises univoquement dans toute la q. i, sont en gros équivalentes et saint Thomas les considère si bien comme telles qu’il les prend l’une pour l’autre au cours d’un même raisonnement : cf. par exemple a. 3. La sacra doctrina est l’enseignement révélé, doctrina secundum revelationem divinam, a. 1, dans toute son ampleur, dont l’objet est ea quæ ad christianam religionem pertinent, prol. ; elle s’oppose aux philosophicse (ou physiciv) disciplinée, a. 1 et Conl. Gent., t. II, c. iv ; elle comprend aussi bien l’Écriture sainte, Scriptura sacra hujus doctrinx, dit le prologue de la q. i, la catéchèse et la prédication chrétienne, que la théologie proprement dite en sa forme scientifique.
Nous soupçonnons dès lors ce que signifie l’a. 2, Utrum sacra doctrina sit scientia ? En posant cette question, saint Thomas prend sacra doctrina au sens de l’a. 1, celui d’enseignement chrétien, et il entend se demander ceci : Est-ce que l’enseignement chrétien est tel qu’il a la forme et vérifie la qualité d’une science ? Il ne s’agit pas d’identifier, sans plus, enseignement chrétien et science, car l’enseignement révélé comporte bien des aspects ou des actes qui n’appartiennent pas à l’ordre de la science ; mais il s’agit de savoir si l’enseignement chrétien, au moins en l’une de ses fonctions, en l’une de ses activités, en l’un de ses actes, peut vérifier la qualité et mériter le nom de science. A cette question, saint Thomas répond affirmativement et, dans la Somme tout au moins, il se contente pour cela de dire que la sacra doctrina vérifie la qualité de science selon cette catégorie, étudiée et définie par Aristote, des sciences « suballernées ».
Dans le commen taire sur le De Trinilate de Boèce, cependant, q. ii, a. 2, il nous indique plus expressément ce qu’il veut dire lorsqu’il revendique pour la sacra doc trina la qualité de science. Il y a science quand certaines vérités moins connues sont rendues manifestes à l’esprit par leur rattachement à d’autres vérités mieux connues. Dieu a, de toutes choses, une science parfaite, car il voit le fondement des effets dans les causes, des propriétés dans les essences et finalement de toutes choses en lui, dont elles sont une participation. La foi est bien, en nous, par grâce, un connaître divin, une certaine communication de la science de Dieu..Mais cette communication est encore bien imparfaite et laisse l’esprit dans le désir d’une saisie plus pleine des objets qu’elle révèle. Cette saisie peut être recherchée soit par une activité surnaturelle, de mode vital et qui tend à s’assimiler au mode de saisie de Dieu lui-même, soit par une activité proprement intellectuelle qui suit notre mode à nous et qui est, en gros, le travail théologique. Nous avons ainsi, à partir de la foi et sous sa direction positive, une activité qui suit notre mode à nous, qui est mode de raisonnement. Est-ce à dire que les vérités de la foi seront en nous comme des principes à partir desquels, sortant du domaine de la foi pour entrer dans celui de la théologie, on déduira des vérités nouvelles ? Sans doute n’y a-t-il pas lieu d’exclure de la perspective de saint Thomas ces conclusions théologiques « proprement dites », aboutissant à des vérités qui ne se trouvent pas énoncées dans l’enseignement révélé. Mais ce n’est pas cela que saint Thomas a dans l’esprit. Tout simplement, la sacra doctrina prend une forme de science et en mérite le nom lorsqu’elle rattache certaines vérités de l’enseignement chrétien, moins connues ou moins intelligibles en soi, à d’autres vérités, également de l’enseignement chrétien, plus connues ou plus intelligibles en soi, comme des conclusions à des principes, mode propre du connaître humain. Peu importe que les vérités-conclusions soient ou non expressément révélées. L’important c’est que ex aliquibus notis alia ignotiora cognoscuntur. Alors que Dieu connaît toutes choses en lui-même, modo suo, id est simplici inluilu, non discurrendo, et qu’il a ainsi une science intuitive, nous connaissons les mêmes choses, selon notre mode à nous, discurrendo de principiis ad conclusiones. C’est ainsi que, dans l’enseignement sacré, certaines vérités joueront le rôle de principes et d’autres, que nous rattacherons aux premières comme des effets à leur cause ou des propriétés à leur essence, le rôle de conclusions.
Ainsi renseignement sacré vérifie la qualité de science lorsqu’il se produit en une activité proprement discursive, dans laquelle le moins connu ou le moins intelligible est rattaché au plus connu ou au plus intelligible. Ainsi nous rejoignons l’a. 8 de la Somme, où saint Thomas définit en quoi l’enseignement sacré démontre ou argumente. Et saint Thomas d’ajouter, comme dans les lieux parallèles, l’exemple de saint Paul qui, dans la I rc épître aux Corinthiens, c. xv, établit notre propre résurrection en argumentant à partir de la résurrection du Christ, mieux connue et surtout cause et fondement de la nôtre. Comp. Sum. theol.. P, q. i, a. 8, corp. ; De veritaie, q. xiv, a. 2, ad 9um ; In I am Sent., prol., a. 5, ad 4um. La qualité scientifique de l’enseignement sacré consiste donc en ceci que, à partir de vérités de foi prises comme principes, on peut, par raisonnement, établir ou fonder d’autres vérités qui apparaîtront certaines de par la certitude des premières. Et, répétons-le, il ne s’agit pas pour saint Thomas de savoir si ces vérités rattachées discursivement comme des conclusions à des véritésprincipes ajoutent matériellement au révélé. Il s’agit de voir que l’enseignement sacré comporte, dans son labeur total, ce travail, qui est le plus spécifiquement humain, de construire la doctrine chrétienne selon un mode de science, en rattachant à ce qui est, en elle, premier, tout ce qu’on peut y rattacher comme une conclusion.
Par ce travail, la sacra doclrina reproduira, autant qu’elle le pourra, la science de Dieu, c’est-à-dire l’ordre selon lequel Dieu, dans sa sagesse, rattache toutes choses les unes aux autres, selon leur degré d’intelligibilité et d’être, et finalement toutes à lui-même. Nous sommes ici au cœur de la notion thomiste de théologie et ce ne sont plus seulement les a. 2 et 8 de la Somme que nous y trouvons, mais aussi l’a. 7 et les affirmations de saint Thomas sur les arliculi et les per se crcdibilia. II s’agit, pour le théologien, de retrouver et Je reconstruire, dans une science humaine, les lignes, les enchaînements, l’ordre de la science de Dieu. Dans l’enseignement sacré, le sage chrétien s’appliquera à rattacher les choses plus secondaires, qui ont eu soi moins d’être et moins de lumière, aux réalités plus premières qui en ont davantage.
Ce rattachement des vérités-conclusions aux véritésprincipes, saint Thomas l’a conçu selon le schème que voici : les principes sont les arliculi ftdei, qui sont per se et directe objets de Révélation et donc de foi, c’est-à-dire, essentiellement, les articles du Symbole promulgués par l’Église : cf. Sum. theol., II 1 - II*, q. i, a. 8 et 9. Ces articles du Symbole ne sont qu’une première explication (par voie de révélation, et non par voie de science théologique : cf. Sum. theol., II » -II", (]. h. a. (i) de deux credibilia absolument premiers et qui contiennent implicitement toute la substance de la foi chrétienne. Ces deux credibilia premiers sont ceux qui énoncent le mystère de Dieu lui-même, son mystère nécessaire, a savoir celui de son existence comme Être Trine et Un, et son mystère libre, à savoir l’incarnation rédemptrice et déificatrice des hommes. Au delà des arliculi fidei qui sont essentiellement les énoncés du Symbole, c’est à ces deux credibilia que tout le reste sera ramené et suspendu. Ce sont ces deux credibilia qui, étant révélés et faisant l’objet de notre foi directement, on raison de ce qu’ils sont et de leur contenu, sont comme un critère pour toute l’économie de la Révélation ; une chose, en elfet, est révélée et proposée par l’Église à notre foi, en tant qu’elle a rapport a ces deux vérités premières : cf. Sum. theol., IIa-IIæ, q. i, a. 6, ad l um et a. 8, corp. ; q. n. a. 5 ct7 ; Comp. theol., i, c. i ; De artic. ftdei et Kccles. sacram., in pr. Ces deux objets premiers nous apparaissent ainsi connue fournissant un principe de définition des revelabilia : rentrent dans les revelabilia et donc dans la considérai ion de la science sacrée, tout ce qui, ayant rapport aux deux mystères de Dieu et du Christ -Sauveur, tombe sous la Révélation dont ces deux mystères font l’objet essent lel,
Ainsi la doctrine sacrée, en tant qu’elle est science, reproduit lie autant qu’il est possible, mais par un ordre de remontée au principe la vision de la science rie Dieu, finissant par tout rattacher a Dieu lui même, en son mystère nécessaire et libre. I.e sujet de la niera doctrina, c’est Dieu, car c’est en vertu de leur rapport a Dieu lui même que toutes i hoses la concernent. L’effort de la théologie, c’est, par les articles de foi, de tout rattacher a Dieu comme celui ci. en sa science, voit toutes choses en lui-même.
De Ion !. i-l, i il dei ouïe encore que la doctrine sacrée igesse, qu’elle est la sagesse suprême. Mais, comme saint Thomas le remarque. Sum. theol.. [ », q. I. a. t.. ad’’.’Ile sagesse est une sagesse acquise. de mode Intellectuel, au titre de science suprême, et on doit la distinguer de la sagesse infuse, de nature proprement mystique, qui constitue cette promotion de la (huile qu’est le don do sagesse. Cf. [I » -II*, rj. xi.v, a. I, ad 2 m et a. 2, et cf. Gagnebet, L</ milurc dr la théologie spéculative, dans Rn-ur thomiele, l : ».’( « . (pu a mis en lumière l’originalité do la position de saint Thomas sur ce point au regard des autres docteurs du xiiie siècle.
Il convient de compléter cet exposé de la théologiescience en résumant ce que dit saint Thomas des diverses manières dont la raison intervient dans la doctrine sacrée. Voir In I um Sent., prol., a. 3, sol. 2 et a. 5, sol. et ad 4um ; In Boet. de Trin., q. ii, a. 2 et 3 ; Cont. Gent., t. I, c. ix et x ; Sum. theol., I a, q. i, a. 2 et 8 ; q. xxxii, a. 1, ad 2um ; Quodl.. iv, a. 18. D’après ces textes, la raison, outre un rôle préliminaire, a trois fonctions en théologie :
a. Rôle préliminaire : établir, par une démonstration philosophique rigoureuse, les preeumbula ftdei : existence et unité de Dieu, immortalité de l’âme, etc. Cf. Sum. theol., II » -II", q. ii, a. 10, ad 2um ; In Boet. de Trin., q. ii, a. 3.
b. Rôle de défense des articles de foi : non pas en prouvant la vérité de ces articles, ce qui est impossible, mais en montrant qu’ils découlent nécessairement des parties de la Révélation qu’admet l’adversaire, s’il en admet quelqu’une, par exemple l’Ancien Testament pour les Juifs et qu’en tous cas les raisons apportées en difficulté par le contradicteur ne valent pas. Sum. theol., I », q. i, a. 8 ; II » - II", q. ri, a. 10, ad’2um ; q. viii, a. 2, corp. ; Contra Gent., t. I, c. ii, vu et viii ; In Boet. de Trin., q. ii, a. 3 ; Quodl., iv, a. 18.
c. Rôle de déduction, par quoi une vérité encore inconnue ou mal connue est éclairée par son rattachement à une vérité mieux connue qui joue, à son égard, le rôle du principe à l’égard d’une conclusion. C’est cette fonction que saint Thomas exprime en ces termes : Inventio veritatis in quæstionibus ex principiis ftdei. In I um Sent., prol., a. 5, ad 2° m ; et encore : Procéda ex principiis ad aliquid aliud probandum, Sum. theol., I », q. i, a. 8 ; ex articulis ftdei hsec doctrina ad alia argumentatur. Ibiii., ad l" ra. Cette argumentation peut se faire à partir de deux principes de foi et aboutir à une vérité qui no se trouve pas énoncée dans la Révélation. Il semble même qu’on doive dire que, pour saint Thomas, la doctrine sacrée puisse, dans celle fonction discursive, employer dos principes de raison, des prémisses philosophiques : Ista doclrina habet pro primis principiis articulos ftdei, et ex islis principiis, non respuens communia principia, procedit ista scientia. In I’" Sent., prol., a. 3, qu. 2, ad l" m ; cf. In Boet. de Trin., q. ii, a. 3, ad 7°"’; Com. in Galat., c. iii, lect. 6, et Contra impugn., part. III, c.xii, xiv cl xv II no nous paraît donc pas légitime do restreindre, comme certains ont voulu le faire, l’argumentation théologique selon saint Thomas au rattachement d’une vérité révélée secondaire à un article do foi. Par exemple. In ///""’Sent., dist. XXIII, q. ii, a. 1, ad 1 "’, saint’Thomas distingue le cas do la manifestation d’un article de foi par un autre article et le cas d’un rai sonnement par lequel ex articulis quædam alia in theologia syllogizantur.
d. Rôle explicatif et déclaratif s’exerçant a l’égard même dos principes que sont les articuli et visant a les pénétrer, à les rendre, autant que faire se peut, compréhensibles a l’esprit do l’homme, en on fournissant dos analogies, dos raisons do convenance. Saint Thomas s’exprime ici avec une grande netteté : col apport d’éléments rationnels est ordonne ait majorem manifeatattonem eorum qua m hue scientia traduntur. Sum. theol., I », q. i, a..">. ad 2, m ; In Boet. de Trin., q, m. a. 2, ad l" m. Reprenant le moi qu’on a tant reproché a Ahclurd sur les arguments analogiques et moraux, saint’Thomas parle d’une mise en valeur do la vérité pour laquelle sunt rationu aliquee vcrltimilet a<l<tu cendëe. (.oui. Gent., I. I, c. x ; veras similitudines colli gère. Ibid., C. i. Ailleurs, il illustre celle fond ion par l’exemple de saint Augustin qui, dans son De Trinilate, a cherché a manifester le mystère des Trois par de multiples analogies empruntées à l’ordre naturel. In Boet. de Trin., q. n. a. 3. Ajoutons que de tels arguments, s’ils ne constituent pas des preuves, ont cependant une réelle valeur apologétique et apportent une aide à la foi. In I" m Sent., prol.. a. - r > ; In Boet. de Trin., q. ii, a. 1, ad 5um ; Sum. theol., IIa-IIæ, q. i, a. 5, ad 2um. b) La pratique de saint Thomas. — La méthode théologique que saint Thomas a réellement pratiquée répond à ce programme. Nous ne traiterons pas ici la question de la documentation de saint Thomas, ni même celle de sa manière de se référer au donné révélé et de traiter les documents de ce donné et en particulier les Pères ; cf. ici, art. Frères-prêcheurs, t. vi, col. 876 sq. ; l’art. Thomas d’Aquin. Mais nous voulons reprendre rapidement les quatre chefs d’intervention de la raison distingués plus haut et voir comment saint Thomas en a entendu l’usage.
a. Les præambula fidei. — On sait que, là où il peut prouver des vérités transcendantes, saint Thomas y apporte une rigueur jamais surpassée. Ainsi de l’existence de Dieu, Sum. theol., I », q. ii, a. 1, du pouvoir créateur réservé à Dieu seul, q. xlv, a. 5, de l’immortalité de l’âme, q. lxxv, a. 6, de l’impossibilité pour l’homme de trouver la béatitude dans un bien créé, I a - 11^, q. ii, a. 8, etc. Par ailleurs, il est utile de noter que des expressions telles que oportet, patet. necesse est, ne comportent pas toujours, chez saint Thomas, le sens le plus rigoureux ; cf. P. Rousselot, L’intellectualisme de saint Thomas. 2e éd., p. 149 sq.
b. La fonction de défense. — On sait avec quelle richesse d’argumentation saint Thomas l’a exercée contre les Gentiles. Mais il y a lieu de souligner, dans son travail spéculatif lui-même, l’importance de la fonction de défense. La garde de la pureté de la doctrine, la poursuite et la réfutation des hérésies lui ont toujours paru être au premier plan dans la mission du docteur chrétien. Dans beaucoup d’articles, l’élaboration spéculative est destinée à bien montrer de quelles méconnaissances ont procédé les erreurs sur le sujet et comment il faut construire intellectuellement le mystère pour éviter lesdites erreurs. Cf. Q. disp. de potentia, q. ii, a. 5 ; q. x, a. 2 ; Sum. theol., I a, q.xxvii, a. 1 ; Comp. theol., i, c. 202 sq., et surtout le 1. IV du Contra Gentiles et tout l’opuscule De arlic. fidei et Ecclesiæ sacram.
c. Rôle d’inférence et de démonstration. — Saint Thomas semble avoir peu exercé cette fonction de la théologie dans le sens de l’obtention de conclusions théologiques objectivement nouvelles par rapport au donné révélé. Sans doute faudrait-il ranger dans cette catégorie certaines thèses concernant la morale ou la christologie, où l’introduction de principes éthiques et anthropologiques a permis une élaboration nouvelle. Ainsi la distinction des vertus et des dons, le système des vertus dans la IIa-IIæ, l’affirmation de l’unité d’être dans le Christ, de l’exercice d’un intellect actif en lui, etc.
Mais, dans la pratique, saint Thomas s’en tient le plus souvent à fonder une vérité qui fait partie de l’enseignement sacré sur une autre vérité mieux connue, qui en fait également partie, de manière à joindre à la connaissance du pur fait la connaissance de sa raison, propter quid sit verum, et à doubler les pures adhésions de la foi d’une connaissance scientifique établie à l’intérieur même de ces adhésions, par une mise en ordre rationnelle des dogmes. Tel est évidemment le cas pour les vérités accessibles à la raison qui rentrent dans les præambula fidei et dont saint Thomas n’établit pas l’an sint sans donner la raison propter quid sint ; mais tel est aussi le cas de pures vérités de foi et d’abord de celle dont il donne lui-même l’exemple, notre résurrection en tant que non seulement aflirmée comme un fait, mais fondée dans celle du Christ comme dans son principe. Cf. Corn, in I Cor., c. xv. lect. 2 (où saint Thomas institue précisément sur ce sujet une véritable quæstio) ; Sum. theol., III a, q. lvi. (/est vraiment investigare radicem et facere scire quomodo sit verum que de rattacher, dans la construction théologique, notre résurrection à celle du Christ. Chercher la raison des uns dans les autres, telle est cette fonction de la théologie, quand saint Thomas, par exemple, rattache le fait des perfections et des faiblesses du Christ à sa mission de Rédempteur, sur quoi il en assigne la raison et en dégage l’intelligibilité.
Ainsi le travail théologique établit-il une sorte de double scientifique des énoncés de la foi : non certes en prouvant par la raison le fait des vérités révélées, mais en trouvant, à l’intérieur de la foi et sous sa conduite, le fondement des vérités secondaires dans les vérités principales. De cette manière, ce qui était d’abord seulement cru devient à la fois cru et su : en tant que fait révélé, il est toujours cru, et non su ; en tant que rattaché à une autre vérité révélée et expliqué par la raison théologique, il est devenu, dans des conditions certes imparfaites, objet d’une science et d’un habitus scientifique : cf. De veritate, q. xiv, a. 9, ad 3°’" ; Sum. theol., II » -II « >, q. i, a. 5, ad 2um.
d. Rôle explicatif et déclaratif. — C’est une fonction extrêmement riche de la théologie, qui va de la simple explication, grâce à des analogies et des arguments de convenance, jusqu’à l’explication essentielle. Nous y trouvons d’abord des explications des énoncés de la foi ; elles consistent à interpréter en catégories justifiées en science humaine, les énoncés non systématiques de l’enseignement chrétien, soit qu’il s’agisse des notions premières mises en œuvre dans chaque traité, soit qu’il s’agisse de tout un mystère dont la construction intellectuelle se poursuit à travers tout un traité. C’est ainsi que les catégories d’une anthropologie scientifique servent constamment, dans le traité du Christ, à interpréter et à organiser rationnellement le donné révélé, ou, dans le traité des sacrements, les catégories de cause et de signe. Quant au premier cas (interprétation systématique des notions), la Somme en présente de nombreux exemples, en particulier dans la II a, où la plupart des traités commencent par une définition de la vertu dont il s’agit. Cf. la-II*, q. lv, a. 4 ; q. lxxi, a. 6 ; q. xc, a. 1 ; II » -II B, q. iv, a. 1 ; q. xxiii, a. 1 ; q. lviii, a. 1 ; q. lxxxi, a. 1.
Les arguments de convenance, qui s’efforcent de faire admettre et comprendre un mystère chrétien par analogie avec ce que l’on remarque dans l’univers connu, sont fréquents dans l’œuvre de saint Thomas. Ils constituent une des tâches principales de sa théologie et peut-être même sa tâche principale. Saint Thomas excelle à manifester ces harmonies du monde surnaturel avec le monde naturel et à insérer un fait particulier dans une loi universelle débordant l’ordre moral lui-même et régissant tout ce qui est. Exemples : Sum. theol., II’-II*, q. ii, a. 3, pour la question : Utrum credere aliquid supra ralionem naturalem sit necessarium ad satutem ? ; q. civ, a. 1, pour la question : Utrum homo debeat obedire homini ? ; III », q. vii, a. 9, pour la question : Utrum in Christo fueril plenitudo gratis ?? etc.
Certes il sait très bien que la loi générale invoquée n’est pas ce qui rend raison de l’existence du fait chrétien. Quand il invoque ce principe que plus un récepteur est proche d’une cause qui influe sur lui, plus il participe de cette influence, III », q. vii, a. 9, il sait très bien que ce n’est pas pour cela que le Christ a la plénitude de la grâce, mais il pense que cela peut aider quiconque sait déjà, par la foi, que le Christ est plenus gratiæ, à construire intellectuellement et à comprendre en quelque mesure ce mystère. Et, de même, lorsqu’il se demande, III », q. xlix, a. 6, si le Christ a, par sa passion, mérité d’être exalté : ce n’est pas en vertu du principe de justice selon lequel celui qui a été mis plus bas qu’il ne méritait doit être exalté au delà de son strict dû, qu’il affirme le mystère, mais bien en vertu du texte de Phil., ii, 8, cité au sed contra : le fait chrétien n’est pas un cas de la loi générale invoquée et ce n’est pas à cause de cette loi qu’il est vrai ; mais la loi générale sert à l’interpréter intellectuellement et, en quelque mesure, à en comprendre les raisons. Nous tenons une ratio quæ non sufficienler probat radiant, sed quæ radici jam positæ ostendat congruere conséquentes efjectus. Sum. theol., I », q. xxxii, a. 1.
Il faut remarquer cependant que, dans les cas les plus heureux, l’argument de convenance sera tout près de devenir une explication véritable et se joindra à ces rationibus investi gantibus veritatis radicem et facientibus scire quomodo sit verum quod dicitur. Quodl. iv, a. 18. Dans la mesure où l’analogie invoquée est rigoureuse, elle devient en effet une analyse indirecte de structure et fait connaître vraiment une nature profonde des choses ; la théologie dégage alors des connexions qui, fondées dans la nature des choses, ont la nécessité de cette nature. Ainsi quand saint Thomas, I*-II", q. lxxxi, a. 1, se demande si le péché d’Adam est transmis à sa postérité par voie de génération et qu’il argue de ce fait que l’humanité est comme un seul homme dont nous sommes comme les membres, il fournit une analogie qui est bien proche d’une explication de structure. Il faut d’ailleurs noter que cette explication ne prétend nullement prouver rationnellement le/ait, mais veut seulement, le tenant par la foi, tenter d’en rendre compte le plus profondément possible. L’article même que nous venons de citer illustre bien cette remarque, lui qui est introduit ainsi : Secundum fidem catholicam est tenendum quod… Ad investigandum autem qualiter…
Au total, la théologie telle que saint Thomas l’a entendue et pratiquée nous apparaît comme une considération du donné révélé, de mode rationnel et scientifique, tendant à procurer à l’esprit de l’homme croyant une certaine intelligence de ce donné. Elle est, si l’on veut, un double scientifiquement élaboré de la foi. Ce que la foi livre d’objets dans une simple adhésion, la théologie le développe dans une ligne de connaissance humainement construite, cherchant la raison des faits, bref reconstruisant et élaborant, dans les formes d’une science humaine, les données reçues, par la foi, de la science do Dieu qui crée les choses. Ainsi, par son esprit dirigé par la foi, l’homme prend-il une Intelligence proprement humaine des mystères, utilisant leur liaison ou leur harmonie avec le monde i connaissance naturelle ; il fait rayonner l’enseignement révélé dans sa psychologie humaine avec toutes ses acquisitions légitimes et authentiques qui, finalement, sont aussi un don de Dieu. Comparer R.’.agnebet, dans Revue thomiste, 1938, p. 229 sq.
c) Les disciples de saint Thomas.
De l’interprétation précédente de la pensée de saint Thomas nous trouvons une confirmation dans les écrits de ses dis ciples Immédiats. Annibald de Annibaldis, disciple et ami de saint rhomas, dans son commentaire du prologue des Sentences, développe une notion de la theologia ou stura doclrina toul a fait dans la ligne que nous avons dite. Texte imprimé dans les œuvres de saint éd. de Parme, t. xxii. Rémi de Glrolamo († 13 disciple Immédiat de saint Thomas, pour autant que l’exposé de s.i pensée que fait l(^r Grabmann permet d’en juger, e » l dans la n lue L’t'.rr von Glauben, Wissen und Glaubem tnscha/t bei r<> Remigio de Girolaml, dans Diras 1 homat, 1929, p. 137 sq i re plus m Ion d’un autre disciple de saint Th mbo lognus de Bologne, qui d’ailleurs reprend ad verbum certains textes des Sentences du Maître ; cf. les textes publiés par Mgr Grabmann dans Angelicum, 1937, p. 44 sq., 55. — Encore qu’il ne soit sans doute pas un disciple immédiat, l’auteur du Correctorium Corruptorii « Quare » est à coup sûr l’un des premiers thomistes ; on relèvera donc ici son témoignage, op. cit., in 7° m part., a. 6, éd. Glorieux, p. 35-36. — Enfin, bien qu’ils relèvent, chacun de son côté, d’autres influences que celle de saint Thomas, on joindra encore ici Ulrich de Strasbourg, Summa de bono, t. I, tract. 2, éd. Daguillon, p. 27 sq., et surtout p. 30, et Godefroid de Fontaines, Quodl. ix, q. xx, concl. 1.
Sur la théologie selon saint Thomas, outre les études citées supra, col. 383, on verra : J. Engert, .Die Théorie der Glaubenswissenschal l bei Tlwmas von Aquin, dans Festgabe Seb. Merkle, 1922, p. 11-117 ; F. Blanche, Le vocabulaire de l’argumentation et la structure de T(vticle dans les ouvrages de saint Thomas, dans Revue des sciences philos, et théol., t. xiv, 1925, p. 167-187 ; R. Garrigou-Lagrange, De methodo S. Thomte, speciatim de structura articulorum Summæ theologicte, dans Angelicum, t. v, 1928, p. 499-524 ; A. d’Alès, art. Thomisme, dans Dict. apolog., t. iv, col. 1694-1713 ; H. Meyer, Die Wissenscha/tslchre des Thomas von Aquin. B. Die Glaubenswissenschaft (sacra doclrina), dans Philos. Jahrbuch, t. xlviii, 1935, p. 12-40.
2. Saint Thomas a transformé le rendement du travail rationnel en théologie.
Aussi bien la raison qu’il y emploie connaît une nature des choses ; elle a une philosophie. On ne peut nier qu’Albert le Grand et Thomas d’Aquin apparaissent comme des novateurs au xiiie siècle. Ce qui les met à part, c’est qu’ils ont une philosophie, c’est-à-dire un système rationnel du monde qui. dans son ordre, a sa consistance et se suffit.
Mgr Grabmann a très heureusement souligné, dans Die Gcerresgesellschajt und der Wisscnschaflsbegrifl, Cologne, 1934, p. 8* sq., la formation scientifique aristotélicienne de Thomas et de ses maîtres ; les premiers écrits du jeune dominicain seront un De ente et un De principiis naturæ. Tandis que Bonavenlure, d’après son propre témoignage, débutera par une expérience d’Aristote beaucoup plus négative, à savoir l’expérience d’un maître d’erreurs, Collat.de decem præceptis, coll. ii, n. 28, éd. Quaracchi, t. v, p. 515, saint Thomas est mis d’emblée à l’étude d’Aristote comme à celle d’un maître en la connaissance rationnelle du monde. Aussi rclcve-t-on bien des Irait s de relations amicales entre Thomas d’Aquin et les professeurs de la Faculté des Arts. Inversement pour les philosophes de la Faculté des Arts, saint Thomas était l’un d’eux. Finalement, il sera englobé avec plusieurs d’entre eux dans les condamnations des années 1270 et 1277, qui visent pour une bonne part des positions philosophiques. Voir art. Tbmpibr, ci-dessus, col. 99 sq.
Au vrai, qu’ont fait Albert et Thomas d’Aquin ? Quel est l’objet du débat qui s’est institué entre eux cl les augustiniens ? Quand Bonaventure, Kilwardby, Peckham et d’autres s’opposent à Albert le Grand et à saint Thomas, que veulent-ils et pourquoi agissent-ils ? Il faut y regarder de près. D’une part, en effet, ces opposants sont loin de rejeter la philosophie et ils sont aussi philosophes que ceux qu’Us Combattent ; d’autre pari, il est clair que ni Thomas ni Albert ne refusent de subordonner la philosophie à la théologie ; la formule ancilla théologies est commune aux deux écoles. Et pourtant, il y a bien deux écoles. Pourquoi ?
A la suite d’Augustin, les augustiniens considèrent toutes chose, dans leur rapport à la tin dernière. I lie connaissance purement spéculative « les choses n’a pas d’intérêt pour le chrétien. Connaître les choses, c’est onnaltre en référence a Dieu, qui est leur fin : les connaître vraiment, pour non, , c’est les r » f> >< > nous-mêmes, , Dn-u. par la charité. Aussi, dans la spective augustinienne, considérera-t-on les choses non dans leur pure essence, mais dans leur référence à la fin dernière, dans leur état concret, dans l’usage qu’en fait l’homme du point de vue de son retour à Dieu ; ainsi la nature ne sera-t-elle pas distinguée de son état concret d’impuissance à l’égard du bien et d’incertitude à l’égard du vrai, dont les chrétiens ont l’expérience. De même, si « connaître les choses, c’est déterminer l’intention de leur premier agent, qui est Dieu », on considérera les choses dans leur relation au vouloir de Dieu, qui les fait ce qu’il veut et en use comme il veut. Du point de vue de la connaissance du monde, le miracle est aussi vrai et aussi normal qu’un ordre naturel : en un sens, tout est signe et tout est miracle. Chez les augustiniens nominalistes, nous retrouverons, dans cette ligne, un développement de la considération de la potentia absoluta qui entrera dans leur critique de la théologie de saint Thomas.
Pour celui-ci, au contraire, et pour Albert le Grand son maître, s’il est vrai de dire que toute chose a rapport à la fin dernière, c’est-à-dire à Dieu, c’est sous le rapport de la cause finale, sous celui de la causalité exemplaire, c’est-à-dire d’une cause formelle extrinsèque ; ce n’est pas sous le rapport de la forme même par laquelle l’être, proprement, existe. Les choses ont leur nature propre qui ne consiste pas dans leur référence ou leur ordre à Dieu. Ainsi, s’attachant à ce que les choses sont en elles-mêmes, on considérera en elles la nature, le quid, en distinguant cette forme du mode ou de l’état concret ou encore de l’usage ou de la référence à une fin. Les choses, dans cette perspective, et singulièrement la nature humaine, restent ce qu’elles sont sous les différents états qu’elles revêtent et, par exemple, sous le régime de la chute comme en régime chrétien. À la considération de ce que sont les choses, répond la distinction thomiste entre les principia naturee et le status ; cf. In II" m Sent., dist. XX, q. i, a. 1 ; Sum. theol., Ia-IIæ, q. lxxxv, a. 1 et 2. Ce n’est pas que des augustiniens comme saint Bonaventure méconnaissent la distinction entre la nature et son état, mais ils se refusent à traiter comme une connaissance valide celle de la nature pure, en soi, et à théologiser sur de pures formes, dégagées de leur état concret. Chez saint Thomas, au lieu d’une considération plus ou moins globale des choses du point de vue de la cause première et de la fin ultime, on aura une considération formelle et propre, du point de vue des choses elles-mêmes. C’est à l’égard de cette nature des choses qu’on définira le miracle, l’usage miraculeux des êtres créés par Dieu n’ayant plus à entrer en considération du point de vue d’une connaissance de cette nature des choses. On aura, non plus une dialectique des interventions de Dieu et de la potentia absoluta, mais une contemplation de la hiérarchie des formes sous la sagesse ordonnée de Dieu.
Si l’on se place au point de vue de la connaissance, dans la ligne augustinienne, la connaissance vraie des choses spirituelles est aussi amour et union. De plus, la vérité de la connaissance vraie ne lui vient pas de l’expérience et de la connaissance sensible, qui n’atteint que des reflets, mais d’une réception directe de lumière venant du monde spirituel, c’est-à-dire de Dieu. C’est la théorie de l’illumination. Or, cela est très important pour la notion de théologie, pour la distinction entre philosophie et théologie et pour l’usage du savoir « naturel », en science sacrée. Dans cette perspective, entre l’illumination de la connaissance naturelle et celle de la foi il y a approfondissement dans le don de Dieu et secours nécessaire, mais aussi quelque continuité. Une théorie de l’illumination invite à supprimer pratiquement toute barrière entre la philosophie et la théologie et à ne concevoir la première que comme une préparation relative à la se conde. Cette liaison entre ces diverses positions s’observe tout au cours de l’histoire des rapports entre la raison et la foi ; cf. Th. Heitz, Essai historique sur les rapports de la philosophie et de la foi de liérenijer de Tours à saint Thomas d’Aquin, Paris, 1909, p. xi, 22, 23, 38, 44, 62, 82, 83, 87, 108 sq., 120 sq.
Saint Thomas travaille sous le régime, spécifiquement aristotélicien, de la distinction entre l’ordre de l’exercice et celui de la spécification. Pour lui, les choses sont l’objet ligitime d’un connaître purement spéculatif. Le connaître vise les choses en elles-mêmes, chacune pour ce qu’elle est ; et c’est des sens qu’il reçoit son contenu, étant capable de capter ce que, par eux, les choses présentent d’intelligible, grâce à une lumière qui, donnée par Dieu, ne laisse pas d’être vraiment nôtre et de se trouver en nous comme une puissance permanente. Cf. S. Thomas, Quæst. disp. de spirilualibus creatnris, a. 10, ad 8um. Ce texte est célèbre ; mais on n’a pas encore remarqué que le traité de méthodologie de Vin Boct. de Trinitate commence, q. i, a. 1, par un article où saint Thomas met au point la question de l’illumination, en précisant les conditions différentes de la lumière infuse de la foi et de la lumière naturelle, et la manière dont l’une et l’autre doit être référée à Dieu. Ainsi, dans la perspective albertino-thomiste, la lumière naturelle et la lumière surnaturelle n’étant pas considérées seulement par rapport à une source unique, mais par rapport à une nature définie, leur distinction est beaucoup plus ferme et beaucoup plus effective. Cf. C. Feckes, Wissen, Glauben und Glaubenswissenschalt nach Albert dem Grossen, dans Zeilsch. f. kalhol. Theol., t. liv, 1930, p. 1-39.
Enfin, si nous considérons l’utilisation en théologie des sciences et de la philosophie, nous voyons qu’en régime augustinien leur statut suit le statut des choses elles-mêmes. Comme celles-ci ne valent que dans leur rapport à Dieu, les sciences n’apporteront pas à la sagesse chrétienne une connaissance de la nature des choses en elle-même, mais des exemples et des illustrations ; elles ont une valeur symbolique pour aider à l’intelligence de la vraie révélation, laquelle vient d’en haut et est spirituelle. Ceci nous fait comprendre encore en quel sens les augustiniens parleront de la philosophie ancilla theoloyiæ : les sciences n’existent que pour servir et on ne leur demande que de servir, non d’apporter quelque vérité en leur nom propre. Tel est bien le sens de l’expression, par exemple, dans les lettres de Grégoire IX et d’Alexandre IV à l’université de Paris. Chartular. univ. Paris., t. i, p. 114-116, 143-144, 343.
Pour Albert le Grand et saint Thomas, les sciences représentent une véritable connaissance du monde et de la nature des choses, qui ont leur consistance et leur intelligibilité propres, et cette connaissance est valable même dans l’économie chrétienne. Aussi les sciences ont-elles, dans leur ordre, une véritable autonomie d’objet et de méthode, comme elles comportent, dans leur ordre, leur vérité. Dans cette perspective, l’expression d’ancilla theologiæ, que saint Thomas emploie lui aussi, Sum. theol., I 1, q. i, a. 5, ad 2° iii, a un sens assez différent de son sens primitif augustinien, car « pour mieux s’assurer les services de son esclave, la théologie vient de commencer par l’affranchir ». Gilson, Et. de philos, med., p. 114.
Pour l’ensemble de ce paragraphe : É. Gilson, Pourquoi S. Thomas a critiqué S. Augustin dans Arch. d’Ilisl. Uoctr. et litlér. du Moyen Age, t. i, 1926, p. 5-127 ; A. Gardait, S. Thomas et l’illuminisme augustinien, dans Hcuue de philos., 1027, p. 108-180 ; J.-M. Bissen, L’excmplarisme dioin selon S. Bonauenlure, Paris, 1929 ; É. Gilson, Éludrs de philosophie médiévale, Strasbourg, 1921, p. 1-29 ; 3U-3U ; 76-124 ; A. Forest, La structure métaphysique du concret selon S. Thomas d’Aquin, Paris, 1931, p. 6-10 ; M.-J. Congar, La déification dans la tradition spirituelle de l’Orient, dans Vie spirituelle, mai 1935, suppl., p. 91-108 ; É. Gilson, Réflexions sur la controverse S. Thomas-S. Augustin, dans Mélanges Mandonnet, t. i, Paris, 1930, p. 371-383 ; M. De Corte, L’anthropologie platonicienne et l’anthropologie aristotélicienne, dans Éludes carmélilaines, t. xxv, 1938, p. 54-98 ; M.-D. Chenu, The revulutionary intellcctualism of St. Albert the Great, dans Iilacklriars, 1938, p. 5-15.
Nous comprenons mieux, maintenant, le sens de cette démarche par laquelle Albert et saint Thomas se mettent à l’école d’Aristote, cherchant en lui non pas seulement un maître de raisonnement, mais un maître dans la connaissance de la nature des choses, du monde et de l’homme lui-même. Certes, saint Thomas n’ignore pas plus que saint Bonaventure que toutes choses doivent être rapportées à Dieu. Mais, à côté de cette référence à Dieu dans l’ordre de l’usage, il reconnaît une bonté inconditionnée à la connaissance spéculative de ce que sont les choses, œuvre de la sagesse de Dieu. Il s’agit de reconstruire spéculati veinent l’ordre des formes, des rationcs, mis dans les choses et dans les mystères du salut eux-mêmes, par la sagesse de Dieu. Un tel programme ne peut se réaliser que par une connaissance des formes et des natures en elles-mêmes, et c’est pourquoi l’aristotéiisme de saint Thomas n’est pas extérieur à sa sagesse théologique et à la conception même qu’il s’est faite de celle-ci.
Et voici comment le rendement de la raison en théologie va en être transformé. Les éléments du travail théologique sont fournis par la philosophie d’Aristote, non sans correction et purification d’ailleurs. Toutes les notions de cause, d’essence, de substance, de puissance, de mouvement, d’habitus, viennent d’Aristote. Et non seulement dans l’ordre des sciences de la nature, mais dans celui de l’anthropologie et de l’éthique : notions d’intellect agent, de volonté libre, de fin, de vertu, de justice, etc. Certes, d’autres que saint Thomas, et les « augustiniens » eux-mêmes, utilisent et citent Aristote. Dans la seconde moitié du xme siècle, à quelques exceptions près peut-être, tous pensent en termes aristote. iciens. Mais il faut bien prendre garde et ne pas croire que, sous cette terminologie, ce soient vraiment la pensée d’Aristote et sa conception des choses qui se trouvent réellement. Sous une unité littéraire et peut-être psychologique, les gardent une profonde diversité de pensée philosophique et de système du monde, et cela à l’intérieur d’un même ordre religieux, par exemple, dont on fêtait volontiers une école unique. Les catégories de matière et de forme et de composition hyléinorphique, par exemple, recouvrent chez les divers auteurs des notions f.irt diver es, et l’on pourrait multiplier les exemples. À saint Thomas, par contre, au delà d’un cadre pun ment formel de pensée, Aristote a apporté une vue rationnelle du monde qui devint, dans la pensée du docteur rlin tien, l’instrument d’élaboration de ce double humain de la science de Dieu, que nous avons vu être l’idéal de sa théologie. Aristote a apport
- .m mu’., :. et spécialement à iain1 Thomas
une nature, la science d’un ordre de natures. El c’est cela qui, sans modifier dans sa structure formelle la conception du rapport de la raison à la foi, a modifié le rendement de la raison et a transformé la théologie. Avec s. fin ! Thomas, nous avons vraiment Un System, théologique. Cf. ici, t. i, col. 778-779 ; llilarin (Feldcr), Histoire des études dans l’ordre de s. Fran ttad. p ; ir Eu&èbe de Bar-le-Duc, Paris, 1008, p. 162 !. 1. / Indes de philos, imd., p. 29.
3. Présupposés et questions engagés par cette position.
a) La qui en) ralt dan cette t oie étail in 1 1 (1er i fie par une théorie de I ogie et des noms divins ». I listoriquenn I mesure que progresse l’application de la technique rationnelle et philosophique dans le domaine théolo-I gique, le besoin s’affirme de tirer au clair la question j de la légitimité d’une attribution à Dieu de nos concepts et de nos vocables créés. Le souci en est manifeste chez les théologiens de la fin du xiie siècle et du commencement du xiiie, comme le montre E. Schlenker, Die Lehre von den gôltlichen Namen in der Summa Alexanders von Haies, l-’ribourg-en-B., 1938. Cf. Pierre de Poitiers, Sent., t. I, c. iii-vii, xii, xviii, etc., P. L., t. ccxi, col. 794-812, 834-840, S66 ; Pieire de Capoue, Summa (Val. lat. 4296), c. v, vi, viii, ix, xxvii, xxviii, voir Grabmann, Gesch. d. schol. Melh., t. ii, p. 533, n. 1 ; Prévostin, qui a de multiples questions sur ce sujet, Summa, t. I, voir G. Lacombe, La vie et les œuvres de Prévostin, t. i, Paris, 1927, p. 168-169 ; Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, t. I, De nominibus Dei ; de iliis quæ dicuntur de Deo sine comparalione ad creaturas. Chez saint Thomas, cette justification du discours rationnel en théologie est proposée avec une conscience parfaitement lucide. Elle repose sur une conception de la nature et de la grâce qu’on peut, considérer comme classique dans le catholicisme. Voir In Boetium de Trin., q. ri, ad 3um :
Dona gratiarum hoc modo naturæ adduntur quod eam non tollunt, sed magis perflciunt… quamvis autem lumen mentis humanæ sit insufllciens ad mauifestationem eorum quæ per fidem manifestantur, tamen impossibile est quod ea quæ per fidem nobis traduntur divinitus, sint contraria his quæ per naturam nobis sunt indita : oportet enim altelura esse falsum, et cum utrumque sit nobis a Deo, Deus esset nobis auctor falsitatis, quod est impossibile ; sed magis cum imperfeclis inveniatur aliqua simililudo perfcctoi uni, quamvis imperfecta, in his quæ per rationem naturalem cognoscuntur, sunt quædam similitudines eorum quæ per fidem tradita sunt.
La justification de la théologie comme expression du mystère de Dieu repose tout aussi bien sur une théorie de l’analogie et une étude critique des « noms divins ». Saint Thomas est revenu maintes fois, mais plus particulièrement, par ordre chronologique : In I um Sent., disl. XXII ; Cont. Cent., 1. 1, c. xxix sq. ; In I am Sent., dist. II, a. 3, qui représenterait une question disputée à Rome et ultérieurement insérée à cet endroit ; Q. disp. de poientia, q. vu ; Sum. theol., I », q. xiii.
b) Si le problème de la théologie chez saint 1 homas engageait des présupposés qui sont, en somme, ceux de toute théologie, cette position n’allait pas, cependant, sans poser de très sérieuses questions, qui sont de nature à nous faire pressentir, dans la théologie du xiiie siècle, des possibilités de crise.
Le procédé consistant à abstraire quelque chose de « formel » en le dégageant de ses modes, puis d’appliquer ce formel aux mystères de la foi sous le bénéfice de l’analogie, repose tout entier sur la distinction entre une rnliovt son mode et sur la conviction qu’une ratio ne change pas en ses lois essentielles lorsqu’elle est réalisée sous des modes différents. Hi’ef, une théologie rationnelle repose tout entière sur la conviction que, dans la transposition d’une notion a un plan de réalités transcendantes, dont le mode positif non. échappe, Vcinuirnlcr ne détruit pas le formaliter. Par exemple, on sait très bien que la manière dont le Christ in Hue et agit sur les hommes est quelque chose d’éminent et d’unique : ou encore que la procession du Verbe en Dieu se réalise d’une manière éminente. unique et Inaccessible à l’esprit. Mais l’on sait aussi que. à condition de purifier ces notions et d’atteindre à la conception de pures rationcs formelles, il est possible et légitime d’appliquer a l’action du Christ la mêla physique de la causalité el a la procession du Verbe la philosophie de la génération et de l’intellection.
Or, un tel procédé pose une sérieuse question. Ne risque-t-on pas d’être amené à considérer les choses chrétiennes par de côté qui leur est commun avec les choses naturelles et d’en faire un simple cas de lois plus générales qui les engloberaient comme les variétés d’une espèce ? Et, dès lors, ne risque-t-on pas d’oublier le caractère de « tout » unique et original qui revient à l’ordre de la foi, pour transférer ce caractère à la métaphysique et à une explication rationnelle des choses dont l’ordre chrétien ne serait plus qu’un cas ? Si, par exemple, je construis la partie de la théologie qui me parle de l’homme selon les catégories anthropologiques de la philosophie, en termes de matière et de forme, essence et facultés, etc., ne risque-je pas rie trahir l’anthropologie révélée que me iivre la Bible, saint Paul par exemple : anthropologie si caractérisée, avec les catégories de l’homme intérieur et extérieur, de la chair et de l’esprit, etc. Et, si les catégories anthropologiques que j’utilise ne sont pas même celles de Platon, mais celles d’Aristote…
Or, il suffît de voir comment procède saint Thomas pour apercevoir le danger. Il fait tellement confiance aux catégories des sciences philosophiques et aux enchaînements rationnels, que non seulement il les introduit dans l’élaboration de l’objet de la foi, mais qu’il leur fait diriger en quelque façon cette élaboration. Deux exemples de cette méthode : 1. Sum. theol., I » -II æ, q. lxxiii, a. 1, saint Thomas se demande si les péchés et les vices sont connexes. Or, l’Écriture présente un texte qui se réfère, semble-t-il, à ce sujet : Quicumque totam legem servaverit, offendal autem in uno, factus est omnium reus. Jac, ii, 10. Il semble que le théologien n’ait, en cette question, qu’à commenter ce texte et à en tirer les conséquences. Saint Thomas, lui, ne procède pas ainsi ; il construit sa réponse sur une analyse psychologique de la condition du vertueux et de celle du pécheur, c’est-à-dire sur l’anthropologie, et il ramène le texte de saint Jacques dans la première objection, se réservant de le gloser d’une manière critique, en fonction de sa théologie générale du péché. — 2. Se demandant, III*, q. xiii, a. 2, si le Christ a eu la toute-puissance par rapport aux changements qui peuvent affecter les créatures, saint Thomas se trouve devant le texte de Matth., xxviii, 18 : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. » Là encore, on s’attendrait à ce que saint Thomas fît de ce texte le pivot de son article. Or, il le cite seulement, en première objection, et construit la théologie du cas en appliquant, en trois conclusions, deux distinctions fondamentales dont les catégories sont empruntées à sa philosophie générale.
La rançon d’une telle confiance en la raison ne serat-elle pas un danger de perdre le sens du caractère unique, original et transcendant des réalités chrétiennes ? La question qui se pose, c’est de savoir si, dans la ligne de la distinction introduite par saint Thomas, par exemple, entre l’acte charnel considéré en soi, qui est bon, et sa modalité pécheresse en état de nature déchue, nous ne trouverons pas l’affirmation de la bonté de l’acte charnel en lui-même tel qu’il est concrètement. Pour avoir donné consistance aux natures, à l’ordre des causes secondes, bref à une nature constituée par l’ensemble organisé des natures, n’aboutirons-nous pas à perdre le sens de la nouveauté du christianisme, de son originalité et de sa souveraineté sur la nature elle-même ? Telle sera toujours, contre le naturalisme des aristotéliciens, la crainte et la protestation des augustiniens : saint Bernard, saint Bonaventure, Pascal, Luther lui-même.
Nous pensons que saint Thomas a réellement surmonté le danger que nous signalons. En effet, chez lui : α) ce n’est pas Aristote qui commande, mais bien le donné de foi. Saint Thomas a noté lui-même qu’on pourrait user indûment de la philosophie en doctrine sacrée, d’une double façon : soit en appliquant une philosophie erronée, soit en ramenant la foi aux mesures de la philosophie, alors que c’est la philosophie qui doit être soumise aux mesures de la foi. Aristote n’intervient que pour fournir à la foi un moyen de se construire rationnellement en liaison avec le savoir naturel de l’homme. Qu’on applique au Christ la philosophie de l’homme, au vice et au péché l’analyse philosophique de l’acte humain et des éléments rie la moralité, il est clair que c’est le donné chrétien qui commande et qui « mène », l’apport philosophique jouant un rôle de moyen. Chaque fois qu’on y regarde de près on voit que, dans cette utilisation, Aristote est dépassé ou corrigé. Ce qui eût été grave, c’eût été de laisser Aristote, à supposer qu’il représentât la philosophie, en dehors de l’élaboration de la foi, car c’eût été introduire entre le christianisme d’une part, la raison et la culture, d’autre part, une scission des plus dangereuses ; cf. Charlier, Essai sur le problème théologique, p. 86. — β) La pensée théologique de saint Thomas, comme du Moyen Age, au moins jusqu’à son temps, est essentiellement à base biblique et traditionnelle. On n’insistera jamais assez sur le fait que le statut de l’enseignement théologique était alors profondément biblique. La leçon ordinaire du maître était consacrée au commentaire de l’Écriture : c’est ainsi que les commentaires scripturaires de saint Thomas représentent son enseignement public ordinaire comme maître.
II. La ligne augustinienne.
1° La tradition augustinienne des hommes d’Église.
Il n’est guère de période dans la vie de l’Église où l’on saisisse mieux la différence d’attitude entre les hommes de science, qui représentent les initiatives de la pensée, et les hommes d’Église, qui représentent la tradition et tiennent des positions ordonnées à l’édification des âmes. Au xiiie siècle, tradition et positions des hommes d’Église sont d’inspiration nettement augustinienne. Elles peuvent se résumer ainsi : La raison est compétente pour les choses terrestres, dont la possession n’intéresse pas le chrétien, mais non pour les choses spirituelles et éternelles. D’où une constante distinction entre deux plans, deux orientations et deux puissances de l’esprit, deux manières de penser.
Aussi, quand s’opère l’ « entrée » d’Aristote dans la pensée chrétienne, ces hommes d’Église augustiniens réagissent. Ils ne peuvent permettre ni que des gens de la Faculté des arts traitent des sujets qui ne sont pas de leur compétence, c’est-à-dire qui dépassent non pas tant l’objet de la raison que ses forces ; ni que ceux de la Faculté de théologie empruntent aux sciences des choses créées un vocabulaire et des catégories de pensée pour concevoir et exprimer les choses de Dieu. Tels sont très expressément les deux thèmes de la réaction augustinienne contre la crue de l’aristotélisme.
Cette réaction s’en prit d’abord aux théologiens qui introduisaient dans la doctrine sacrée les catégories de pensée et le vocabulaire des philosophes. C’est l’objet des récriminations, par exemple, du dominicain Jean de Saint-Gilles (1231), cf. M. M. Davy, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris, 1931, ou d’Odon de Châteauroux, en diverses occasions, cf. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibl. nat., t. vi, Paris, 1893, p. 215 ; Chartul. univ. Paris., t. i, n. 176, p. 207 (21 décembre 1247). C’est l’objet, surtout, des avertissements les plus véhéments des papes s’adressant aux maîtres de la Faculté de théologie à l’Université de Paris. Grégoire IX écrit, le 13 avril 1 231 : A’ec philosophos se ostentent. .. sed de illis lantum in scolis quæstionibus disputent, quæ per libros theologicos et sanctorum patrum tractatus valeant terminari. Chartul. univ. Paris., t. i, n. 79, p. 138. Cependant, la crue aristotélicienne se poursuivant, les protestations et les avertissements continuent ; cf. Mandonnet, Siger de Brabant, 2e éd., t. i, p. 33-36, 95-98, 243, 298-300, texte et notes ; A. Callebaut, Jean Pecham, O. F. M., et l’augustinisme, dans Archiv. francise, hist., t. xviii, 1925, p. 441-472.
Dans la seconde moitié du xiiie siècle, les maîtres de la Faculté des arts, trouvant dans Aristote toute une interprétation purement rationnelle du monde et de l’homme lui-même, prétendront proposer sur ces choses une doctrine indépendante et qui se suffise, soit qu’ils aient tenté de traiter par une pure application de la philosophie, les questions de théologie, cf. Chartul., t. i, n. 441, p. 499, soit que, faisant de la philosophie une science non seulement indépendante, mais souveraine, ils en aient théoriquement ou pratiquement déclaré la suffisance, dogmatisant en son nom sur la destinée de l’homme, la règle de sa vie, etc. Cette tendance, nette déjà chez Jean de Meung, André le Chapelain, se trouve à son paroxysme dans le De vi(a philosophi de Boèce de Dacie édité par M. Grabmann, Arch. d’hist. doctr. et littér. du Moyen Age, t. vi, 1931, p. 297-307. C’est ce dangereux courant, allié à l’averroîsme latin, que vise la condamnation portée en 1277 par Etienne Tempier, laquelle, dès ses premières lignes, déclare : Nonnulli Parisius studentes in artibus, proprie facultalis limites excedentes… Chartul., t. i, n. 473, p. 543.
Voir Jules d’Albi, Saint Bonaventure et les luttes doctrinales de 1267-1277, Tamines et Paris, 1923 ; M.Grabmann, Eine für Examinarzwecke abgejasste Quæstionensammlung der Pariser Arlistenjakullàt aus der ersten Hàlfle des 13. Jahrhunderts, dans Bévue néoscol. de philos., t. xxxvi, 1934, p. 211-229, surtout p. 225.
Quand on pense que cette réaction atteignait l’effort d’Albert le Grand et de saint Thomas, tel que nous avons cru le comprendre, on sera tout disposé à interpréter, avec le P. Mandonnet, la canonisation de saint Thomas, survenue eu 1323, comme la consécration de son hégémonie doctrinale et. tout d’abord, de sa position en méthodologie théologique ; cf. I’. Mandonnet, La canonisation de saint Thomas, dans Mélanges thomistes, Paris, 1923, p. 1-48. De fait, cette position iint Thomas inspire maintenant renseignement de la théologie dans l’Église catholique et la division de <e » enseignement en philosophie et théologie en quelque sorte, en institution cette méthodologie thomiste.
2o Position générale des maîtres augustiniens.
Les principaux maîtres augustiniens, outre saint Bonaventure, sont Alexandre de Halès, Fishacre, Kil-Wardby, d’une part, Robert Grossetôte et Roger
- , d’antre part : cinq anglais.
Alexandre de Halès († 1215), Fishacre, qui rédige vers 1236-1248, et Kilwardby, vers 1248-1261, s’accorpour l<- fond. La théologiee l pour eux une connaissance inspirée par le Saint-Esprit, d’ordre affectif et moral. Elle concerne le rai sous l’aspect de bien : Alexandre, Su m. I licol., I. I, tract, introd., q. i, ci, sol. et a. 2, sol. et ad 2 om ; Kilwardby, éd. Stegmuller, Mon p. 27 sq. On fient bien l’appeler science, en un sens qui n’est pas celui d’Aristote ; i d’abord uni cience qui n’arrive à l’intelligence qu’a ir de la foi, Alexandre, il<i<l., e. i, ad 3*", et même ilir de la foi vive, opérant par la charité, ibid., de mode non pas mol et démonstratif, mais affectif, moral, expérimental -.. Alexandre, ibid., c. ii, obj. f et . soi., i ad 2, , m ; Kilwardby, enfin une science dont l’attitude m iw ni pa.i une Inférencc rationnelle à partir idents, m. ii.., la lumière du Saint t dont l’homme spirituel a IV mie rieure. Alexandre, ibid., c. iv, a. 2 ; Kilwardby, p. 31.
Kilwardby reprend, éd. citée, p. 26, l’idée augustinienne que toute science est dans l’Écriture. Bacon et Grossetête apparaissent comme les protagonistes d’une théologie strictement seripturaire. La théologie, dit Bacon, a, comme toute faculté, son texte et son activité doit consister, comme celle de toute faculté, à commenter ce texte : la Bible. On peut, en effet, trouver dans le texte sacré l’occasion de poser les questions de tous les traités de la théologie. Celle-ci doit donc être ramenée au texte, duquel ou ne doit pas, comme on le fait depuis cinquante ans, isoler les « questions » ; cf. Opus minus, éd. J.-S. Brewer, Londres, 1859, p. 329-330. Pour cette théologie du texte, Bacon préconisait la connaissance des langues anciennes, grec et hébreu, et celle des sciences ou de la philosophie. Opus tertium, c. xxiv, éd. Brewer, p. 82. L’Écriture, en effet, qui est le trésor de la Révélation et donc le lieu suprême de l’illumination, renferme toute vérité. En elle sont contenues et la théologie et la philosophie, celle-ci n’étant que le contenu ou l’aspect physique de la Révélation, comme celle-là est la vérité ou la dimension mystique des connaissances scientifiques que rassemble la philosophie. D’où il suit que les deux connaissances ne sont pas extérieures l’une à l’autre. La philosophie n’a toute sa vérité que in usu Scripturse, de même que l’Écriture n’a toute son explication que dans la connaissance des sciences dont l’ensemble constitue la philosophie ; d’où le programme réformiste de Bacon. Unité de la sagesse chrétienne (Bacon n’emploie pas ce mot) dont le fondement, comme l’ont souligné R. Carton et Walz, est la théorie de l’illumination.
C’était de bonne tradition augustinienne, selon laquelle les sciences et la philosophie n’ont à entrer dans l’élaboration théologique qu’au titre de propédeutique, pour aiguiser ou former l’esprit, et aussi d’illustration, pour expliquer les symboles bibliques empruntés au monde créé : cf. en ce sens les textes de Jean de la Rochelle, O. F. M., Jean de Saint-Gilles, O. P., dans Hilarin (Felder), Hist. des études, p. 475, n. 4 et 5, et p. 476.
3o Saint Bonaventure.
L’art. Bonaventure ne parlant pas de la notion bona ciituricnne de la théologie, il faut nous y arrêter quelque peu. Les principaux textes où Bonaventure nous livre cette notion sont : In l" m Sent., proum., éd. Quaracchi, t. i, p. 1-15 (1248) ; Breviloquium, prol., t. v, p. 201-208 (avant 1257) ; llincrarium mentis in Dcum. t. v, p. 295-313 (octobre 1259) ; De reductione artinm ad llicolofiiam. t. v. p. 319-325 (d’après Glorieux. 1268) ; Collât, de donis Spiritus Sancti, surtout coll. iv et viii, t. v, p. 17Il sq. et 493 sq. (1268) ; les Collai, in Hexæmemti, coll. i-m et xix, t. v, p. 329-318 et 120 sq. (1273) ; Scrmo Christus unus omnium magislcr, t. v, p. 567-574. De même que clic/ saint Thomas, on ne remarque pas d’évolution véritable chez saint Bonaventure. Il semble bien, cependant, que Bonaventure, avec le temps, prit mieux conscience de l’inspiration vraiment propre de sa doctrine.
Pour saint Bonaventure, la théologie est une promotion de la grâce ; elle est a considérer dans la suite des communications que Dieu nous fait de lui-même. Bien que la théologie se situe, pour saint Bonaventure comme pour saint Anselme, tnter /idem ci speciem, peut être la formule bunav cul urienne de la théologie serait-elle moins iule :, quxrens mlellcctum, qui convient encore à saint Thomas, qu’un texte du genre de
In imaginem tranaformamur a claritate m claritatem, tanquam a Domtni Spiritu, Il Cor., iii, 18 : Bonaven I lire ne fait pal de ce texte la des Ise de la
qu’il distingue de la foi. mais il te cite fréquemment ; cf. Opéra, éd. Quaracchi, t. x, p 3 La première lumière reçue de Dieu est celle de la raison. Seulement, lorsqu’il envisage non plus la distinction de droit, mais les possibilités concrètes de la raison, il en marque sévèrement les limites : car, en son état actuel, l’homme ne peut, par la seule raison, connaître les vérités supérieure 1 ;. Aussi Bonaventure a-t-il, de la façon la plus explicite, marqué son refus d’une philosophie séparée, d’une efficacité de la raison au regard des vérités spirituelles : ce fut là son motif d’opposition au « naturalisme d’Albert » et de Thomas d’Aquin. Cela n’empêche pas que la philosophie ne soit le premier pas vers la sagesse. Le désir de la sagesse qui la suscite ne pourra être satisfait que par la grâce et la foi, mais l’homme ne doit pas pour cela manquer d’y répondre et d’aller, dans sa recherche, aussi loin qu’il lui sera possible.
Dans l’ordre de la grâce et de la sagesse chrétienne, le mouvement vers la possession parfaite de la sagesse, c’est-à-dire vers l’union parfaite avec Dieu et vers la paix, est marqué par trois étapes ou degrés : le degré des vertus, où la foi nous ouvre les yeux pour nous faire retrouver Dieu en tout, le degré des dons et enfin celui des béatitudes. Or, les actes des vertus, des dons et des béatitudes sont respectivement définis par : Credere, intelliyere crédita, videre intellecta. Brevil., part. V, c. iv, t. v, p. 256 ; Sermo IV de rébus theol., n. 1 et 15, t. v, p. 567 et 571 ; In III™ Sent., dist. XXXIV, p. 1, a. 1, q. i, t. iii, p. 737. Il y a donc, sur la base de la foi et tendant à un état d’union et de connaissance parfaites, une activité ù’intelligere qui relève de l’illumination des dons, plus spécialement des dons de science et d’intelligence.
Cette intelligence des mystères, objet de la théologie, est donc pour Bonaventure une étape intermédiaire entre le simple assentiment de la foi et la vision. Elle s’applique à l’objet de la foi, mais en y ajoutant quelque chose ; elle concerne, en effet, le credibile prout transit in rationem intelligibilis per addilionem rationis. Sent., proœm., q. i, sol., t. i, p. 7 ; ad 5um et 6um, p. 8 ; cf. Brevil., part. I, c. i, t. v, p. 210. Aussi cette intelligence des mystères, fruit du don d’intelligence et, subsidiairement, du don de science, suit-elle un mode rationnel, cognitio collativa. Sermo IV de rébus theol., n. 1, t. v, p. 568 ; modus ratiocinativus sive inquisilivus, In Sent., proœm., q. ii, sol., t. i, p. Il ; per discursum et inquisilionem, In III am Sent., dist. XXXIV, p. 1, a. 2, q. iii, t. iii, p. 751.
Bonaventure dit du don d’intelligence que multis laboribus habetur, In Hexæm., coll. iii, n. 1, t. v, p. 343 ; il affirme qu’on s’y dispose et que la nature et l’expérience y collaborent avec l’illumination divine. De donis Spir. Sancti, coll. viii, n. 1 sq. et 12 sq., t. v, p. 493 sq. Mais, si la nature y collabore, son développement ne s’opère cependant pas selon les lois des autres sciences, Brevil., prol., t. v, p. 201 ; c’est une science qui est le fruit, en nous, d’une illumination surnaturelle : Theoloqia, ianquam scienlia supra [idem fundata et per Spiritum Sanclum revelata… ibid., et § 3, p. 205 ; scientia philosophica et theologica est donum Dei, De donis Spir. Sancti, coll. iv, n. 4, t. v, p. 474 (à propos du don de science). La théologie, pour saint Bonaventure, est un don de Dieu : un don de lumière, certes, descendant du Père des lumières, mais non un don purement intellectuel : elle suppose non la foi nue, mais la foi vive, la prière, l’exercice des vertus, la tendance à une union de charité avec Dieu.
Nous touchons là à un point essentiel, où la théologie de Bonaventure et celle de Thomas d’Aquin se distinguent nettement. Pour celui-ci, la théologie est le rayonnement, dans la raison humaine comme telle, des convictions de la foi et la construction de ces convictions par la raison du croyant, selon le mode qui est connaturel à cette raison. Elle se fait, comme toute chose, sous la motion de Dieu et elle a pour racine la foi surnaturelle : mais, par elle-même, elle est une activité de la raison. La sagesse qu’est la théologie se distingue du don infus de sagesse, lequel fonde une connaissance de mode expérimental et affectif ; elle est une sages’c intellectuelle, acquise par l’effort, qui s’attache à comprendre et à reconstruire intellectuellement l’ordre des œuvres et des mystères de Dieu, en les rattachant au mystère de Dieu lui-même.
Pour Bonaventure, la matière de cette sagesse peut bien être la même ; le sens du mouvement est différent. La théologie comporte bien aussi une synthèse dynamique de la foi et de la raison ; mais plutôt qu’une expression de la foi dans la raison, de la lumière révélée dans l’intellect humain, elle est une réintégration progressive de l’homme intelligent et de tout l’univers connu de lui dans l’unité de Dieu, par amour et pour l’amour. Elle est une réalisation, plus parfaite que celles qui précèdent, moins parfaite que celle à laquelle l’âme aspire encore, de la lumière et de la grâce de Dieu. Sans éliminer l’activité et l’effort de l’homme, elle s’identifie aux dons infus du Saint-Esprit. Il ne s’agit plus tant de reconstruire par l’esprit l’ordre de la sagesse de Dieu, que de reconnaître cet ordre, afin de s’en servir pour monter à Dieu et, plutôt que de le connaître, de ie réa’.iser en soi. Cf. plus particulièrement Itiner., e. iii, n. 3 et 7, t. v, p. 304-306 ; c. iv, n. 4 et 8, p. 307 et 308 ; c. vii, n. 6, p. 313.
Dès lors, on peut s’attendre à ce que la connaissance des créatures qui entre dans la constitution de la théologie ne soit pas considérée et requise de la même manière chez Bonaventure et chez Thomas d’Aquin. Pour celui-ci, c’est la connaissance scientifique et philosophique des lois et de la nature des choses, à base d’expérience sensible, qui entre dans la construction objective elle-même de la théologie. Pour Bonaventure, notre connaissance de Dieu n’est pa^ dépendante, en sa source, de la connaissance des créatures par les sens ; elle n’a besoin de celle-ci que pour s’étoffer et, pour ainsi dire, se nourrir, en demandant aux créatures simplement une occasion de lui rappeler Dieu et un moyen d’en mieux réaliser la révélation intime. C’est pourquoi, bien que la théologie se constitue grâce aux deux dons de science et d’intelligence, cependant elle réside principalement dans l’usage du don d’intelligence, qui regarde vers le haut, et moins dans l’usage du don de science, qui regarde les créatures sensibles. Le domaine propre de la théologie n’est pas l’intelligence des choses spirituelles qu’on peut avoir par la connaissance des choses sensibles qui en sont les symboles ou par celle de la nature des choses, objet de la philosophie, à quoi est ordonné le don de science, In III™ Sent., dist. XXXV, a. 1, q. iii, ad l um, t. iii, p. 778 ; son domaine propre est l’intelligence des choses de Dieu qu’on peut avoir par un bon usage des intelligibles, à quoi est ordonné le don d’intelligence.
Aussi, pour Bonaventure, l’usage de la philosophie reste, pour le fond, extrinsèque à la constitution des objets révélés en objets d’intelligence, qui est l’œuvre de la théologie. Nous retrouvons ici ce que nous avons déjà touché plus haut à propos de l’augustinisme : une manière de considérer les créatures dont le Docteur séraphique a fait la théorie dans le De reductione artium ad theologiam, qu’il a lui-même mise en œuvre dans l’Itinerarium, et qui consiste à exciter en nous la. onnaissance spirituelle de Dieu en prenant occasion et matière de tout ce que les créatures nous offrent comme image et miroir de lui. Certes, les sciences profanes serviront à la théologie, mais celle-ci en fera une utilisation, en somme, assez extrinsèque ; elle ne reçoit, au fond, que de son donné propre et le livre des créatures ne lui apprend rien. Ce n’est pas la connaissance des natures qui lui fait comprendre quelque chose aux mystères de Dieu, mais bien plutôt l’Écriture inspirée qui lui révèle la vraie valeur symbolique des créatures à l’égard de Dieu. In Hexæmcron, coll. xiii, n. 12, t. v, p. 390 ; Brevil., part. II, c.xii, t. v, p. 230. Seulement, la théologie doit lire le livre de la création, pour en réaliser la finalité, pour tout ramener à Dieu de ce qu’il a répandu de lumière jusqu’aux extrêmes franges du vêtement de la création : Sic Scriptura sacra, per Spiritum Sanctum data, assumit librumcreatura ?, referendo in finem. Brevil., proœm., § 4, t. v, p. 206.
Comme pour saint Thomas, on pourrait retrouver la notion de théologie de saint Bonaventure dans ses disciples : Matthieu d’Aquasparta, Jean Pecham, Roger Mars ton ; ultérieurement, sans qu’il soit disciple immédiat et en lui reconnaissant son originalité propre, dans Raymond Lulle. Matthieu d’Aquasparta suit saint Bonaventure de très près et, au delà de lui, saint Augustin, saint Anselme, les Viclorins. Si Matthieu représente, de saint Bonaventure, le côté le. plus positif, Pecham représente surtout le côté de réaction augustiniste contre le naturalisme philosophique de saint Thomas et de ses disciples dominicains. C’est lui qui, en 1280, inculpait Richard Clapwell d’hérésie pour différentes thèses dont la onzième (au moins dans la rédaction primitive, le texte définitif n’ayant que huit thèses) est : Se non teneri in his quæ sunt fidei, alicujus auctoritale, Auguslini vel Gregorii seu papæ, mit cuiuscumque mayistri, excepta auctoritate canonis Biblite vel necessaria ratione, subjicere sensum suum. Revue thomiste, 1927, p. 279.
M.-O. Blerbaum, 7.ur Methodik der Théologie des hl. Bonavenlura, dans Der Kalholik, iv « sér., t. xl, 1009, p, 31-52 ; Ii. Longpré, La théologie mystique de S. Bonaventure, dans Arcli. francise. hlsl., t. xiv, 1921, p. 36-108 ; B. Trimolé, Dcutttng und Bedenlung der Schrifl « De reductione artium ad theologiwn des ht. Bonavenlura, dans Franzisk. Studien, t. VIII, 1921, p. 172-18 !) ; autre étude du même auteur et de même titre dans Fûnfle Lektorenkon/erenz d. deulschen Franziskaner f. Philos, u. Theol., Sigmaringen-Gorhcim, 1930, p. 98-121 ; II. Guardini, Dos argumentum ex pietate beim hl. Bonavenlura und Anselmus Dczenz beweis, dans Théologie und Glaube, t. xiv, 1022, p. 156-165 ; B. Rosenmôllcr, Heligiôse Erkenntnls nach Bonavenlura, dans Beilrdge…, t. w. 3-4, Munster, r.12."> ; É. Gilson, La philosophie de s. Bonaventure, Paris, 1921 ;.J.-M. Bissen, L’exemplarlsme divin selon S. Bonaventure, Paris, 1929 ;.l.-l’ï. Bonne/oy, Le Suint Espritetscs dons selon S. Bonaventure, Paris, 1929 ;
D. Seruph. s. Bonaventuræ Prolegomena ad Bacram theologiam, ex operibus ejus collecta, éd. Th. Soiron, Bonn, 1932 ; Th. Soiron, l’om Gcisle der Théologie Bonaoenturas, dans Wlssmsehalt und Wetsheit, 1. 1, 1931, p. 28-38 ; < ;. Sohngen, Bonavenlura als Klassikcr der analogia fidei, Ibld., t. ii, 1935, |>. 97-111 ; Th. Soiron, lleilige Théologie. Grundsdlzliche Darlegungen, Katisbonne, 1935 ; F. Tinivelln, £)e impnsgibili sapientim adeptione in phllosophia pagana juxta CoUailoneë m llexæmeron S. Bonavenlura, dans Antonianum, t. xi, 1930. p. 27-50, 135-186, 277-318 ; P. Lansberg, Li philosophie d’une expérience mystique. L’Binerarinm, dans La Vie sptril., mai 1937, suppl., p. 71-8Ô ; E. Sauer, In-rtllglôse Wertung der Welt in Bonaoenturas Binerarium mentit ad Deum, Weri-in-W., 1937 ; E. Longpré, art. Bonavenlorr dans le Dicl. de spiritualité, t. I, Paris, 1937, col. 1768 sq.
Pour les disciples de saint Bonaventure, cf. Matthml ab Aquasparta Quæsllonet disputâtes seleeler, t. i, {). de fid » et togitilione, Uuuracchl, 1903 ; M. Grabmann, Die phlloso-’und theologische Erkenntnislehre des Knrdinals Matthieu » oh Aquusparta. Un Beilrag zur Geschlchlt des n Augustinlsmui und ArUtotellsmui un inittelaltcrlichen Denken, Vienne, 1900 ; 1 r. Hogeri Mars ton Qumtttones dispututie, éd. Quaracchi, 1932 ; Pr, Pelster, i Mamlon, (). I. t., eln engllschtr Vertrtler des Augus tlnlsmus, « luis Scholiatik, t. iii, 1928, p, 526-556 ; Pr. Ehrie, John i’echiun ttber den Kiunpf des Augusltnlsmus und du .tri ( leliimut in der ; a><ilin Utlifle des I. ?. JahrhundcrU, eh. I. A-.li/VI. Theol., t. Mil, 1889, p. 172 sq. ; A. Calhli.iut, Jean l’echam, O. 1. M., il l’guguâtlillsme,
Aperçus historiques (1263-1285), dans Archiv. francise, hist., t. xviii, 1925, p. 441-472 ; T. Carreras-Artau, Fondanicnts metaftsics de la Filosofta lulliana, dans Miscellània Lulliana, Barcelone, 1935, p. 446-466 ; M. Flori, Las relacioncs entre la L’ilosofta y la teologta y conceplo de Filosofta cristiana en el « Arle magna >del B. R. Lullo, dans Razôn y Fe, t. evi, 1934, p. 289-296, 450-468 ; t. cvii, 1935, p. 171-177.
III. POSITIONS ET DÉBATS D’ÉCOLE.
Il serait vain de consacrer à la méthodologie théologique de chaque théologien du xiiie siècle et du début du xiv e, une sorte de monographie, si brève soit-elle. Aussi, avant d’aborder le monde en partie nouveau inauguré par Scot et les nominalistes, voulons-nous grouper ici quelques renseignements sur les points les plus disputés de la notion de théologie. Nous suivrons l’ordre des quatre causes, comme les scolastiques eux-mêmes aimaient à le faire.
1° La cause efficiente, qui est le Saint-Esprit lorsqu’il s’agit de l’Écriture, et, pour chaque ouvrage, celui qui l’a écrit, ne pose pas de question particulière, ainsi que le remarquent eux-mêmes Hervé Nédellec et Alphonse Vargas.
2° La cause formelle et le mode propre, c’est-à-dire le statut interne de la théologie, de quoi dépend sa spécification. Le débat, au xiiie siècle, s’institue sur cette question : la théologie est-elle une science ? Saint Thomas peut donner à cette question une réponse allirmative. Non qu’il soit pour cela nécessaire que la théologie démontre, à partir de la foi, des conclusions objectivement nouvelles, mais en ce sens qu’elle s’applique à une construction, de mode rationnel et scientifique, de tout ce qui tombe sous la lumière de la Révélation (revelabile). Ainsi la théologie vérifiet-elle la qualité d’un habitus scientifique acquis, étant bien entendu qu’elle rentre dans la catégorie, prévue et définie par Aristote, des sciences suballernées.
Maints débats eurent lieu sur la question de savoir si la théologie était vraiment une science au sens aristotélicien. Non, disaient un grand nombre, puisqu’elle n’apporte aucune évidence. À quoi les paitisans de la théologie-science répondaient : la théologie n’apporte aucune évidence sur les mystères dont elle parle, mais, la foi étant supposée, elle apporte l’évidence formelle du rattachement de ses conclusions à leurs principes : Non est scienlia consequentium, sed est scientia consequentiarum. Cette distinction a rencontré de fortes objections de (iodefroid de Fontaines, Quodl., IX, q. xx, éd. J. Hofîmans, Couvain. 1928, p. 282 sq. ; Gérard de Sienne, Thomas de Strasbourg. François de Mayronis, Alphonse Vargas, etc. Cf. E. Krebs, Théologie und Wissenschaft., ., Munster, 1912, p. 32* sq. ; J. KUrzinger, Alfonsus Vargas Toletanus…, Munster, .. ici sq.
De telles discussions n’étaient pas sans attirer l’attention sur les conclusions théologiques. De fait, chez lis auteurs du début du xie siècle, la notion ei l’expression de conclusion théologique prennent un relief qui est nouveau : on les rcncontie dés lors fréquemment : ainsi chez Jacques de l hérines, Quodl, , I. q. wii, Jean de Basoliis, disciple immédiat (et indépendant ) de Scot, Pierre Auriol, Hervé Nédellec, enfin Alphonse Vargas († 1366) ; cf. E. Krebs, op. cit., p. 29*-30* (Jean de Basoliis), p. 31* (Auriol). p ! 30* et 47* (Hervé) ; Kiirzingcr. op. cit., p. 130 et 139 (Vargas), p. ici (Jean de Basoliis), etc.
Au total, la plupart des maîtres donnent à la théologie le titre de science, mais entendent par là des chocs assez diverses, l’eu lui dénient purement et simplement la qualité de seienec : ce sera le cas il’|phonse Vargas, augustlnlen assez Influencé, semhlet il. par Durand de Saint Pourçain. I B majorité tient que la théo.’i I clence, oit en un.soit en un lem propre mais d’une manière Imparfaite,
Il est clair qu’à mon : - de faire de la théologie une dialectique purement forme le et d’aller jusqu’à admettre, comme on le fera plus tard, qu’il peut y avoir théologie sans la foi, ou ne pouvait soutenir sa qualité de science qu’en marquant fortement sa jonction à la science de Dieu et des bienheureux, c’est-à-dire en affirmant son caractère de science subalternée. Plus tard. Cajétan soulignera cette exigence de continuatio moyennant quoi la science des théologiens ne se réduit pas à scire illationcs tantum : Coin, in 7° iii, q. i, a. 2, n. 12 ; cf. Bafiez, Coin, in / iiii, q. i, a. 2, éd. de 1934, p. 20 ; Jean de Saint-Thomas, etc. Cette qualité de science subalternée, attaquée par Uuns Scot, Op. Oxon., . III, dist. XX IV, q. unie, n. 2-4, est critiquée par beaucoup de théologiens du début du xive siècle et n’est admise par eux que dans un sens large et impropre.
Parmi les docteurs de la fin du xiiie siècle, Henri de Gand demeure assez isolé dans sa position quant à la cause formelle de la théologie et plus précisément quant à sa lumière. Elle consiste à admettre, entre la foi et la vision, une lumière intermédiaire spéciale, infusée par Dieu, illustratio specialis, lumen supernaturale, qui serait la réalité propre de la science théologique.
3° Cause matérielle.
C’est la question, maintes fois
agitée et sur laquelle tout théologien devait bien prendre parti, du sujet de la théologie, c’est-à-dire : de qui ou de quoi parle-t-on en théologie ? La question est posée en réféience aux classifications d’Aristote, Anal. Post., t. I, c. vu et x. Nous ne pouvons ici que classer les opinions d’une manière documentaire. On peut, semble-t-il, en dénombrer sept, que nous énumérerons sans souci de classement selon la chronologie ou selon la valeur :
1. Christus tolus ou Christus inleger.
Position attribuée à Cassiodore, In Psalmos, præf., c. iii, P. L., t. lxx, col. 15, et qui eût pu se réclamer aussi de saint Augustin. Elle est partagée par Robert de Melun, Sententiæ, t. I, part. I, c. vin (Cod. Brug*n. 191, fol. 11°, cité par Mersch, art. cité infra, p. 137) ; Roland de Crémone (cf. E. Filthaut, Roland von Cremona, O. P., und die Anfdnge der Scholastik im Predigerorden, Vechta, 1936, p. 122) ; Kihvardby, De natura theologiæ, éd. Stegmùller, p. 13 sq. ; Odon Rigaud, dans ses Quæstiones theol., q. iii, cité dans Archiv. francise, hist., 1936 ; Guillaume de Méliton, Qusest. theol., q. iv, n. 1 ; Robert Grossetète, Hexæmeron, in princ, texte édité par J.-G. Phelan, An unedited lext of Robert Grosseteste on the subject-matter of theology, dans Revue néoscol. de philos., t. xxxvi, 1934, p. 172-179 ; plus tard enfin, par Gabriel Biel et Pierre d’Ailly. Cf. E. Mersch, L’objet de la théologie et le « Christus totus », dans Rech. de science relig., t. xxvi, 1936, p. 129-157.
2. Res et signa.
C’est la division techniquement augustinienne, Augustin, De doctr. christ., t. I, c. ii, n. 2, P. L., t. xxxiv, col. 19, reprise par Pierre Lombard.
3. Opéra conditionis et reparationis.
C’est la division d’Hugues de Saint-Victor, de Pierre le Mangeur, de ceux qui dépendent de l’un et de l’autre. Hugues, De sacram. christ, fidei, prol., c. ii, P. L., t. clxxvi, col. 183 ; De Scripturis, c. ii, P. L., t. clxxv, col. Il ; Excerp. prior., t. II, c. i, P. L., t. clxxvii, col. 203.
4. Deus inquantum est oc et a, principium et finis.
Opinion d’Albert le Grand, In I" m Sent., dist. I, a. 2, et de son disciple Ulrich de Strasbourg, Summa de bono, I, tract, ii, c. ii, éd. Daguillon, p. 33. Albert semble bien, dans sa Summa theol., tr. I, q. iii, memb.2, critiquer la position de saint Thomas sur l’unité de la théologie prise dans le revelabile.
5. Deus ; omnia sub ralione Dei.
C’est la position vigoureuse et simple de saint Thomas, Suin. theol., 1°, q. i, a. 7. Elle a été aussi, fin du xiiie et début du xiv {{e siècle, celle de Duns Scot, Opus Oxon., prol., q. m late’., n. 4 ; Report. Paris., q. ii, n. 4, et de son disciple Jean de Basoîiis, de Hervé Nédellec, Henri de Gand et Godefroid de fontaines, etc. Cf. Krebs, op. cit.
6. Une position que l’on pourrait appeler synthétique et qui, malgré leur indéniable tendance christologique, est celle d’Alexandre de H aies, saint Bonaventure, Odon Rigaud et Pecham. Alexandre, Sum. theol., t. I, trac, intr., q. i, c. iii, accueille à la fois les opéra reparationis, Christus et aussi Deus sive divina substantia ; il se résume lui-même, en fin de question, p. 13 : Doctrina theologia-est de. substantia Dei efficiente per Christum opus reparationis humonæ. Bonaventure propose une vue synthétique encore plus complète, distinguant Je sujet auquel tout se réfère ut ad principium, et c’est Dieu ; celui auquel tout se réfère ut ad totum integrum, et c’est le Christ total ; celui enfin auquel tout se réfère ut ad tohim universale, et c’e t res et signa, ou credibile prout transit in rationem intelligibilis per additionem rationis. In l um Sent., prorem., q. i, t. i, p. 7 ; Brevil., prol., § 4, t. v, p. 205.
7. Enfin, nous aurons la réponse d’Olieu, qui représente une autre manière de mettre tout le monde d’accord, en disant qu’il n’y a pas lieu de rechercher une unité de sujet dans une matière sublime, transcendens omnem materiam et genus ; cf. Krebs, p. 56*-57*.
4° La cause finale peut être abordée de deux points de vue, ainsi que le fait, par exemple, Hervé Nédellec. Du point de vue de la nécessité d’une science surnaturelle et, à cet égard, comme le dit le même Hervé (Krebs, p. 84*), il n’y a pas de difficulté. Du point de vue de la finalité de cette science, et c’est la question, fort discutée, du caractèie spéculatif ou pratique de la théologie. Il est très notable, que, sous des positions systématiques diverses et dont la diversité n’est certes pas superficielle, nos théologiens obéissent tous au sentiment du caractère original de la théologie, qui ne peut rentrer univoquement dans les catégories d’Aristote. Rares sont ceux qui acceptent de dire purement et simplement que la théologie est une science pratique, ainsi Odon Rigaud, Guillaume de Méliton, Auriol, Scot enfin, mais en élargissant la notion aristotélicienne de science pratique par l’idée de praxis circa finem.
Le plus grand nombre des théologiens médiévaux voient dans la théologie une science d’un genre spécial, à la fois spéculative et pratique, ordonnée principalement à nous unir à notre fin, et qu’ils appellent affective. Albert le Grand a, mieux que tous, formulé cette qualité originale de la théologie : Ista scientia proprie est affectiva id est veritatis quæ non sequestratur a ralione boni, et ideo perficit et intelleclum et affectum. In 7um Sent, , dist. I, a. 4, éd. Borgnet, t. xxv, p. 18.
Saint Thomas fut presque seul, au xiir » siècle, à affirmer le caractère principalement spéculatif de la théologie, tout en soulignant que, au titre de sagesse communiquée de la science de Dieu, elle comprenait à la fois et dépassait le pratique et le spéculatif. Sum. theol., I », q. i, a. 4 et 6. Mais le plus grand nombre des théologiens dominicains de la fin du xiiie siècle et du début du xiv furent fidèles à la position du Docteur commun.
Sur la question : « spéculative ou pratique ?, cf. E. Krebs, op. cit., p. 85* sq. ; M.Grabmann, De qua’stione : « L’irum theologia sit scientia speeulatiua seu practica’aB. Alberto Magno et S. Thoma Aq. pertractata, dans Alberto Magno. Alti delta Selliwana albertina, Rome, 1932, p. 107-126 (textes de saint Thomas, Albert, Ulrich de Strasbourg, Bombolognus, Jean Quidort, Gilles de Rome, Thomas de Strasbourg, Prosper de Reggio) ; L. Amorôs, La teologia como cieticia prâctica en la escuelo franciseanu en los tiempos que preceden a Escoto, dans Archives d’hist. doctr. et liltér. du Moyen Age, t. ix, 1934, p. 261-3(13 (textes d’Alexandre de Halès, Bonaventure, Gauthier de Bruges, Richard de Mediavilla, Roger Marston, Gonzalve de Balboa ou Valbonne ; textes inédits d’Odon Rigaud, Jean Pecham, Matthieu d’Aquasparta, Pierre de Trabibus, Guillaume de Ware) ; R. Gagnebet, La nature de la théologie spéculative, dans Revue thomiste, 1938, p. 1-39, 213-255.
Sur l’ensemble des débats concernant la théologie que nous venons d’évoquer : E. Krebs, Théologie und Wissenschaft nach der Lehre derllochscholastik an der Handderbis-’her ungedruckten Defensa duclrinæ S. Thomæ, dans Beitràge, t. XI, fasc. 3-4, Munster, 1912 ; A. Bielmeier, Die Stellungnahme des Jlervieus A’atalis.O. P. († 13231, in der Frage nach dem Wissenschajtscharakter der Théologie, dans Divus Thomas, Fribourg, 1925, p. 399-414 ; R. Egenter, Vcrnunfl und Glaubenswalirheil im Aufbau der theologischen Wissenschaft nach Aegidius Homanus, dans Philosophia perennis, Festgabe Geyer, t. i, p. 195-208 ; J. Kïuzinger, Alfonsus Vargas Toletanus und seine theologische Einleitungslehrc. Ein Beitrag zur Geschichle der Scholastik im li.Jahrhundcrl, dans Beitràge, t. xxii, fasc. 5-6, Munster, 1930 ; B. Pergamo, De quæslionibus ineditis Fr.Odonis Rigaldi, Fr. Guglielmi de Melitona et Cod. Vat. lat. 782 circa naturam theologiæ deque earum relatione ad Sunimam theol. Fr. Alexandri Halensis, dans Archiu. francise, hist., t. xxix, 1936, p. 3-54, 308-364.
IV. LE XIVe SIÈCLE. LA CRITIQUE THÉOLOGIQUE. —
1° Duns Scot.
Scot a exposé sa notion de théologie le plus expressément dans VOpu.i Oxoniense (avant 1302), prol. et t. III, dist. XXIV, éd. Vives, t. viii, p. 8-293, t. xv, p. 32-53, et dans les Reporlata Parisiensia, prol., t. xxii, p. 6-53.
La position de Scot est originale par l’accent qu’elle met sur une critique de notre connaissance naturelle et surnaturelle de Dieu, des conditions et des limites de cette connaissance. Cette critique semble inspirée par la réaction contre le « naturalisme » philosophique albertino-thomiste et contre le naturalisme absolu des « artiens » d’inspiration averroïste. De ce côté, Scot continue la ligne de Bonaventure, Matthieu d’Aquasparta et Jean Pecham et reprend la direction qui venait de s’affirmer dans les condamnations de 1270 et 1277. D’autre part, Scot esquisse une réaction de défense contre le noininalisme naissant : d’où, chez lui, le souci de déterminer le domaine des certitudes métaphysiques, ce qu’il ne peut faire qu’en rentrant lui-même, fût-ce avec une intention résolument réaliste, dans le courant critique qui va miner la théologie.
Très tôt, l’école franciscaine a senti et affirmé la différence radicale entre le Dieu des philosophes et celui des chrétiens. Ce sentiment s’est exprimé dans un choix, non seulement en faveur d’Augustin contre Aristote et la philosophie, mais dans le choix, parmi les commentateurs d’Aristote, d’Avicenne contre Averroès. Ceci est vrai en particulier dans la question de l’objet de l’intelligence et de l’objet de la métaphygique. Il est remarquable que déjà Odon Rigaud, vers 1245, ait indiqué que peut-être l’objet, subjectum, de la métaphysique n’était pas Dieu, mais l’être ; cf. Archiv. francise, hist., 1936, p. 27-28. Scot reprend cette-idée : la métaphysique a pour objet l’être déterminé par les catégories et dénommé par les transi en dentaux. Aussi elle ne porte pas directement sur Dieu qu’elle n’atteint que confuse, dans son idée généiale d’être, et, lorsqu’elle veut poser des affirmations sur Dieu, elle ne peut que constater son Impuissance. < f. Op. Oxon., prol.. (|. i, n. 17, t. viii, p, 86 ; q. m et (|. iv lat., n. 29, p. 189 Rep. Paris., prol., q. iii, a. I, t. xxii, p. 17, et n. 15, p. 52 ; Theoremata, xiv, l, t. v,
Seule la théologie parle directement « le Dieu. Rncore faut il distinguer Ce dont il s’agit Ici, « ’est de connaître Dieu en lui-même, dur. on Individualité propre, connaître Dieu non plus confuse, mais ut hic. On, une telle connaissance ne peut être en toute vérité le fait que d’une intuition de l’essence divine. Dieu seul, dont l’essence correspond à l’Intellect, a par nature cette Intuition. Ainsi, a considérer ce qu’on peut appeler la théologie en soi. doit-on dire que Dieu seul est théologien. Op. Oxon., prol., q. n later., n. 4 et 23, t. viii, p. 122 et 175 ; Rep. Paris., prol., q. i, n. 40, t. xxii, p. 28. Mais nous pouvons, par révélation, en atteindre l’objet, Dcus ui hic, non pas intuitivement, mais à travers l’idée â’ens infmitum, qui est l’idée la plus haute que nous puissions nous former de Dieu. Tel est le statut de notre théologie. Op. Oxon., prol., q. n later., n. 1 et 12, t. viii, p. 123 et 150 sq. N’atteignant Deus ut hic, et donc n’étant théologie que par révélation, elle sera nécessairement positive et scripturaire, et ne pourra poser d’affirmation valide sur Dieu que de ce qui nous est livré, ex vohmlale Dei revelantis (notion ù’objectum voluntarium). Op. Oxon., prol., q. ii, n. 24, t. viii, p. 179. Scot accentue fortement le caractère singulier de tout ce qui concerne Dieu lui-même, essentia ut h&c, sur quoi la métaphysique, qui ne sait rien de cet être singulier et de son vouloir particulier, ne peut nous renseigner. Mieux, l’Écriture et la Tradition qui la complète ne nous étant données que dans et par l’Église, notre théologie sera nécessairement ecclésiastique, dépendante de l’Église.
Mais, bien que Scot ait reçu la marque du milieu plus positif d’Oxford et qu’il développe la critique théologique, nous n’en sommes pas avec lui au fidéisme qui sera la conséquence de cette même critique et surtout du noininalisme. Impuissante à fonder une science portant sur Dieu, lorsqu’elle est livrée à ses seules forces, la raison redevient, dans l’utilisation qu’en fait le théologien, une efficace pourvoyeuse de rationes necessariæ. Ce n’est pas que Scot pense qu’on puisse démontrer d’une façon évidente, même par la raison fortifiée par la foi, les vérités de la foi. Il faut en effet distinguer : on peut très bien proposer des rationes necessariæ qui cependant n’apportent pas l’évidence de la nécessité sur laquelle elles se fondent : Ad auctoritates Richardi et Anselmi dicendum, quod adducunt ipsi, sicut et cœteri doctores, rationes necessarias, sed non evidenter necessarias ; non enim onuie necessarium est evidenter necessarium. Rep. Paris., prol., q. H, n. 18, t. xxii, p. 43. Il ne peut y avoir, dans notre théologie, aucune démonstration par une raison nécessaire évidente, car une telle démonstration doit se faire ex aliquibus necessariis per se noiis médiate vel immédiate. Dès lors, ce que nous pouvons, c’est atteindre autant que possible la substance des raisons nécessaires, tendre le plus possible du moins probable au plus probable et au presqu’évident, mais sans jamais atteindre à l’évidence : Dieu seul est pleinement théologien. Il semble que, dans les meilleurs cas, de telles raisons puissent, aboutir normalement, selon Scot, à montrer la possibilité, non pas le fait du mystère, mais sa possibilité ; cf. liep. Paris., I. II, dist. I.q.iv, n. 18, t. xxii, p. 517 et Op. Oxon., I. II, dist. I, q. iii, n. 10, t. xi, p. 70.
Ce manque d’évidence dans les arguments de la théologie empêche radicalement celle-ci, selon Scot, d’être une science, du moins dans le sens propre du mot. Op. Oxon., prol., q. III et iv later., n. 26, t. viii, p. 1 s : -t ; I. III, dist. XXIV, q. unie, n. 13. On ne. peut sauver la qualité scientifique de notre théologie par l’idée <i science subalternée, dont il n’est pas sûr, à vrai duc. ipie Seul fasse une critique efficace. Op. Oxon., prol., q. m et IV later., n. Il sq.. t. viii, p. 102 sq. ; Rep. Paris., prol.. q, ii, n. 1 sq.. et I. III, dist. W1Y. (|. unie, n. 3 sq., t. xxii. p. 35 et t. xxiii. p. 117 sq.
Ainsi la théologie n’est-elle pas science, du moins au sens propre et rigoureux du mot. Mais, si Dieu n’est vraiment tclbiltt que par lui-même, dans la vision Intuitive de son essence singulière. Il est operabtlis, altingibllis par nous dès cette vie ; Nos (par opposition .m Philo ophe) autem ponimus cognoscibile operabtle, i attingibile per operationem, quet est vert praxis, in se esse maxime cognoscibile… Op. Oxon., prol., q. iv, n. 42, t. viii, p. 28(>. Le chrétien sait que l’amour est la fin de tout, que Dieu lui-même ne se connaît que pour s’aimer et que notre théologie, soit celle qui a pour objet les mystères nécessaires de Dieu, soit celle qui a pour objet les vouloirs contingents de Dieu, est une science pratique. Cf. Op. Oxon., prol., q. iv, tout entière, à partir riu n. 31, t. viii, p. 259 sq. ; q. i, n. 8, p. 15, la pensée de Scot lui-même.
Telle est en bref la notion scotiste de la théologie. Si nous la comparons à celle de saint Thomas, nous pourrons remarquer ceci. Chez saint Thomas, la connaissance des choses est conçue de telle manière (analogie) que les notions, purifiées et dégagées de leur mode, peuvent être appliquées validement aux choses de Dieu ; il y a à la fois parfaite distinction entre la philosophie et la théologie et une certaine continuité entre notre connaissance du monde et notre connaissance, même surnaturelle, de Dieu. Chez Scot, la métaphysique a pour objet l’être des catégories et ne peut porter d’affirmation valable sur la iéalité singulière rie Dieu ; certes, le théologien rend à la philosophie la possibilité de fournir des preuves, mais c’est en la transportant dans un ordre nouveau : il y a discontinuité.
Par un autre côté, la théologie scotiste se présentera comme beaucoup plus systématique et dialectique que la théologie de saint Thomas. La continuelle critique des arguments et l’intervention de perpétuelles disjonctions entre l’ordre en soi et l’orrire de fait, de perpétuels renversements de positions, donnent à la théologie rie Scot une allure extrêmement philosophique et dialectique. On est frappé, quand on lit Scot, de voir combien le vocabulaire de la théologie courante, de la théologie « scolastique » actuelle, par les commentateurs des différentes écoles, remonte à lui. l’eut-être faudrait-il, d’ailleurs, en plus d’un cas, remonter au de la de lui, à Henri de Gand par exemple. On est frappé aussi de voir combien le point de vue critique de Scot introduit sans cesse dans un « donné » qu’on prenait, avant lui, beaucoup plus « tel quel », une interprétation systématique ; cette théologie, qui se veut au maximum positive et scripturaire, donne de prime abord l’impression d’être construite au maximum, par une dialectique « subtile », à partir de quelques principes d’ordre systématique.
Il n’y a pas encore d’étude satisfaisante sur la conception scotiste du travail théologique. R. Seebeig, Die Théologie des Johanncs Duns Scotus, Leipzig, 1900, p. 1 13-129 ; P. Minges. Dos Verhiiltnis zwischen Glauben und Wissen, Théologie und Philosophie nach Duns Scotus, Padeiborn, 1908 ; Déodat de Basly, Scotus docens, Paris et Le Havre, 1934, p. 111-136 ; M. Millier, Thcvloge und Théologie nach Duns Scotus, dans Wissenscha/t und Weisheit, t. i, 1934, p. 39-51 ; A. Dietershagen, Kiirhe und theoloyisches Denken nach Duns Skotus, ibitl., p. 2/3-286 ; TU. Soiron, Die theologische Intention des Duns Scotus, dans Sechste u. siebte Leklorenkonferenz d. deutschen Pranziskaner I. Pliilos. u. T licol., Sigmaringen-Gorlieim, 1931, p. 71-79 ; M. Millier, Die l’heologie als Weisheit nach Scotus, ibid., p. 39-52. Beaucoup plus neufs et remarquablement concoidants sont : P. Vignaux, Humanisme et théologie chez Jean Duns Scot, dans La France franciscaine, 1936, p. 209-223 ; La pensée au Moyen Age, Paris, 1938, p. 141-155 ; F.. Gilson, Les seize premiers Theoremata et la pensée de Duns Scot, dans Arch. d’hist. doclr. et litlér. du Moyen Age, t. xi, 1937-1938, p. 5-86, partiellement repris par le même, dans Mttaplajsik und Théologie nach Duns Scotus, des l’ranziskanische Studicn, 1935, p. 209-231.
2° Les nominalisles.
C’est une question sur laquelle on n’est pas encore bien au clair, de savoir dans quelle mesure il faut ranger Durand de Saint-Pourçain († 1334), parmi les nominalistes. Il distingue trois habitus relatifs à l’objet de la théologie : Habilus quo solum uel principahter assentimus his quæ in sacra Scriplura traduntur et proul in ea tradunlur…, habilus quo fides et ea qux in sacra Scriplura traduntur defenduntur et deelarantur ex quibusdam principiis nobis nolioribns… tertio accipitur theologia pro habitu eorum qnæ deducuntur ex articutis fidei, ex diclis sacrw Scriplura ; sicut conclusioncs ex principiis… In Sent., prol., q. i, éd. Paris, 1508, fol. n E-G. Dans cette partie déductive, la théologie ne peut être dite une science qu’au sens large. À la q. vii, fol. xiii C sq., Durand rejette l’idée de science subalternée. Du reste, en cette partie déductive, la théologie ne déduit que des conclusions pratiques, car les vérités spéculatives ne font l’objet que de défense et d’explication, c’est-à-dire du second habitus. Ibid., fol. v K et q. v, fol. xi en haut. A ces trois habitus correspondent trois sujets : au premier, qui s’identifie réellement avec la foi, l’aclus meritorius vet salutaris ; au second. Dieu sub ratione Salva/oris (incluant la Trinité), tandis que Dieu sub ratione absolula est le sujet de la philosophie ; au troisième enfin, pour les vérités spéculatives, Dieu sub ratione Salvalnris, pour les vérités pratiques, Vopus meritorium. Sent., prol.. q. v. fol. ix h" ; fol. x D-F et K. Après quoi l’on ne sera pas étonné que, pour Durand, la théologie au premier et au troisième sens soit purement et simplement pratique ; au second sens, spéculative. Sent., prol., q. vi, fol. xii F-G. Tout cela, évidemment, enlève à la théologie son caractère d’unité et d’homogénéité : Theologia non est una scientia, sed plures. Ibid., q. iv, fol. vin. I.
Sans nous arrêter à Pierre Auriol († 1322), voir ici t. xii, col. 1847-1849 et 1857-1858, et P. Vignaux, La pensée au Moyen Aqe, p. 158 159. considérons comme type de la pensée nominaliste Guillaume d’Occam († 1319), qui est d’ailleurs le chef de l’école.
La pensée d’Occam relativement à la théologie procède de la conjonction ou de la juxtaposition de deux choses ; sa foi religieuse d’une part, sa philosophie générale d’autre part, laquelle est essentiellement une philosophie de la connaissance et de la démonstration, qui est d’aborri une épreuve critique de notre manière d’énoncer les choses.
Occam est d’abord un croyant et, pour lui, Dieu est d’abord l’Absolu tout-puissant et souverainement libre. On a fortement souligné, ces derniers temps, la valeur religieuse de l’attitude nominaliste. Réaction contre Scot et contre les distinctions qu’il introduisait dans la connaissance et le vouloir de Dieu, la pensée d’Occam rentre aussi, comme celle de Scot lui-même, dans le courant de réaction qui a suivi la condamnation de 1277, contre le traitement philosophique des mystères. Si la philosophie d’Occam, et le rapport de cette philosophie à la foi, est dilïéiente de la philosophie de Scot, le Dieu d’Occam et des nominalistes est le même que celui de Scot (et de Durand de Saint-Pourçain ) : une toute-puissance souverainement libre, une pure libéralité créatrice. Chez Occam, la notion du Dieu souverainement puissant et libre se développe plus spécialement dans ce sens, qui a une immédiate répercussion en méthodologie théologique : Dieu peut faire tout ce qui peut être fait sans impliquer contradiction et donc il peut faire directement tout ce que peuvent faire les causes secondes, ce qui élimine toute considération valable de la nature des choses, et l’usage confiant de l’analogie tel que nous avons vu que saint Thomas l’avait conçu.
Avec cette notion de Dieu va interférer, pour définir le statut de la théologie, l’épistémologie critique et nominaliste d’Occam ; cf. les art. Nominalisme et Occam à quoi on ajoutera P. Vignaux, La pensée au Moyen Age, p. 161 sq. Le résultat en est que tout ce que nous pouvons distinguer et formuler en usant de notre raison ne dépasse pas nos concepts et nos mots et ne peut s’appliquer à la réalité divine. Celle-ci, en effet, est simple et tout ce qui lui est attribuable s’identifie in se esse maxime cognoscibile… Op. Oxon., prol., q. iv, n. 42, t. viii, p. 28(>. Le chrétien sait que l’amour est la fin de tout, que Dieu lui-même ne se connaît que pour s’aimer et que notre théologie, soit celle qui a pour objet les mystères nécessaires de Dieu, soit celle qui a pour objet les vouloirs contingents de Dieu, est une science pratique. Cf. Op. Oxon., prol., q. iv, tout entière, à partir riu n. 31, t. viii, p. 259 sq. ; q. i, n. 8, p. 15, la pensée de Scot lui-même.
Telle est en bref la notion scotiste de la théologie. Si nous la comparons à celle de saint Thomas, nous pourrons remarquer ceci. Chez saint Thomas, la connaissance des choses est conçue de telle manière (analogie) que les notions, purifiées et dégagées de leur mode, peuvent être appliquées validement aux choses de Dieu ; il y a à la fois parfaite distinction entre la philosophie et la théologie et une certaine continuité entre notre connaissance du monde et notre connaissance, même surnaturelle, de Dieu. Chez Scot, la métaphysique a pour objet l’être des catégories et ne peut porter d’affirmation valable sur la iéalité singulière rie Dieu ; certes, le théologien rend à la philosophie la possibilité de fournir des preuves, mais c’est en la transportant dans un ordre nouveau : il y a discontinuité.
Par un autre côté, la théologie scotiste se présentera comme beaucoup plus systématique et dialectique que la théologie de saint Thomas. La continuelle critique des arguments et l’intervention de perpétuelles disjonctions entre l’ordre en soi et l’orrire de fait, de perpétuels renversements de positions, donnent à la théologie rie Scot une allure extrêmement philosophique et dialectique. On est frappé, quand on lit Scot, de voir combien le vocabulaire de la théologie courante, de la théologie « scolastique » actuelle, par les commentateurs des différentes écoles, remonte à lui. l’eut-être faudrait-il, d’ailleurs, en plus d’un cas, remonter au de la de lui, à Henri de Gand par exemple. On est frappé aussi de voir combien le point de vue critique de Scot introduit sans cesse dans un « donné » qu’on prenait, avant lui, beaucoup plus « tel quel », une interprétation systématique ; cette théologie, qui se veut au maximum positive et scripturaire, donne de prime abord l’impression d’être construite au maximum, par une dialectique « subtile », à partir de quelques principes d’ordre systématique.
Il n’y a pas encore d’étude satisfaisante sur la conception scotiste du travail théologique. R. Seebeig, Die Théologie des Johanncs Duns Scotus, Leipzig, 1900, p. 1 13-129 ; P. Minges. Dos Verhiiltnis zwischen Glauben und Wissen, Théologie und Philosophie nach Duns Scotus, Padeiborn, 1908 ; Déodat de Basly, Scotus docens, Paris et Le Havre, 1934, p. 111-136 ; M. Millier, Thcvloge und Théologie nach Duns Scotus, dans Wissenscha/t und Weisheit, t. i, 1934, p. 39-51 ; A. Dietershagen, Kiirhe und theoloyisches Denken nach Duns Skotus, ibitl., p. 2/3-286 ; TU. Soiron, Die theologische Intention des Duns Scotus, dans Sechste u. siebte Leklorenkonferenz d. deutschen Pranziskaner I. Pliilos. u. T licol., Sigmaringen-Gorlieim, 1931, p. 71-79 ; M. Millier, Die l’heologie als Weisheit nach Scotus, ibid., p. 39-52. Beaucoup plus neufs et remarquablement concoidants sont : P. Vignaux, Humanisme et théologie chez Jean Duns Scot, dans La France franciscaine, 1936, p. 209-223 ; La pensée au Moyen Age, Paris, 1938, p. 141-155 ; F.. Gilson, Les seize premiers Theoremata et la pensée de Duns Scot, dans Arch. d’hist. doclr. et litlér. du Moyen Age, t. xi, 1937-1938, p. 5-86, partiellement repris par le même, dans Mttaplajsik und Théologie nach Duns Scotus, des l’ranziskanische Studicn, 1935, p. 209-231.
2° Les nominalisles.
C’est une question sur laquelle on n’est pas encore bien au clair, de savoir dans quelle mesure il faut ranger Durand de Saint-Pourçain († 1334), parmi les nominalistes. Il distingue trois habitus relatifs à l’objet de la théologie : Habilus quo solum uel principahter assentimus his quæ in sacra Scriplura traduntur et proul in ea tradunlur…, habilus quo fides et ea qux in sacra Scriplura traduntur defenduntur et deelarantur ex quibusdam principiis nobis nolioribns… tertio accipitur theologia pro habitu eorum qnæ deducuntur ex articutis fidei, ex diclis sacrw Scriplura ; sicut conclusioncs ex principiis… In Sent., prol., q. i, éd. Paris, 1508, fol. n E-G. Dans cette partie déductive, la théologie ne peut être dite une science qu’au sens large. À la q. vii, fol. xiii C sq., Durand rejette l’idée de science subalternée. Du reste, en cette partie déductive, la théologie ne déduit que des conclusions pratiques, car les vérités spéculatives ne font l’objet que de défense et d’explication, c’est-à-dire du second habitus. Ibid., fol. v K et q. v, fol. xi en haut. A ces trois habitus correspondent trois sujets : au premier, qui s’identifie réellement avec la foi, l’aclus meritorius vet salutaris ; au second. Dieu sub ratione Salva/oris (incluant la Trinité), tandis que Dieu sub ratione absolula est le sujet de la philosophie ; au troisième enfin, pour les vérités spéculatives, Dieu sub ratione Salvalnris, pour les vérités pratiques, Vopus meritorium. Sent., prol.. q. v. fol. ix h" ; fol. x D-F et K. Après quoi l’on ne sera pas étonné que, pour Durand, la théologie au premier et au troisième sens soit purement et simplement pratique ; au second sens, spéculative. Sent., prol., q. vi, fol. xii F-G. Tout cela, évidemment, enlève à la théologie son caractère d’unité et d’homogénéité : Theologia non est una scientia, sed plures. Ibid., q. iv, fol. vin. I.
Sans nous arrêter à Pierre Auriol († 1322), voir ici t. xii, col. 1847-1849 et 1857-1858, et P. Vignaux, La pensée au Moyen Aqe, p. 158 159. considérons comme type de la pensée nominaliste Guillaume d’Occam († 1319), qui est d’ailleurs le chef de l’école.
La pensée d’Occam relativement à la théologie procède de la conjonction ou de la juxtaposition de deux choses ; sa foi religieuse d’une part, sa philosophie générale d’autre part, laquelle est essentiellement une philosophie de la connaissance et de la démonstration, qui est d’aborri une épreuve critique de notre manière d’énoncer les choses.
Occam est d’abord un croyant et, pour lui, Dieu est d’abord l’Absolu tout-puissant et souverainement libre. On a fortement souligné, ces derniers temps, la valeur religieuse de l’attitude nominaliste. Réaction contre Scot et contre les distinctions qu’il introduisait dans la connaissance et le vouloir de Dieu, la pensée d’Occam rentre aussi, comme celle de Scot lui-même, dans le courant de réaction qui a suivi la condamnation de 1277, contre le traitement philosophique des mystères. Si la philosophie d’Occam, et le rapport de cette philosophie à la foi, est dilïéiente de la philosophie de Scot, le Dieu d’Occam et des nominalistes est le même que celui de Scot (et de Durand de Saint-Pourçain ) : une toute-puissance souverainement libre, une pure libéralité créatrice. Chez Occam, la notion du Dieu souverainement puissant et libre se développe plus spécialement dans ce sens, qui a une immédiate répercussion en méthodologie théologique : Dieu peut faire tout ce qui peut être fait sans impliquer contradiction et donc il peut faire directement tout ce que peuvent faire les causes secondes, ce qui élimine toute considération valable de la nature des choses, et l’usage confiant de l’analogie tel que nous avons vu que saint Thomas l’avait conçu.
Avec cette notion de Dieu va interférer, pour définir le statut de la théologie, l’épistémologie critique et nominaliste d’Occam ; cf. les art. Nominalisme et Occam à quoi on ajoutera P. Vignaux, La pensée au Moyen Age, p. 161 sq. Le résultat en est que tout ce que nous pouvons distinguer et formuler en usant de notre raison ne dépasse pas nos concepts et nos mots et ne peut s’appliquer à la réalité divine. Celle-ci, en effet, est simple et tout ce qui lui est attribuable s’identifie fidéiste accentuait davantage la dépendance à l’égard de ces sources positives et du magistère. On a signalé, au xive siècle, un certain développement des questions critiques de sources et de méthode, bref de ce qui sera plus tard le traité des lieux théologiques.
G. Manser, Die Geisteskri.se des XIV. Jalirhunderts, Fribourg, Suisse, 1915 ;.). Wiirsddrior, Erkennen und Wisscn nacli Gregor von Himini, dans Beilràge, t. xx, fasc. 1, Munster, 1922 ; M.-C Michalski, Les courants philosophiques à Oxford et A Paris pendant le XIVsiècle. Le criticisme et lescepticisme dans laphilosophie du XI V’siècle. Les courants critiques et sceptiques dans la pliilosopliie du XI V> siècle. La physique nouvelle et les différents courants pliilosopliiques auXIV’siècle, dans le Bulletin de l’Académie polonaise des Sciences et des Lettres, Classe d’hist. et de philos., respectivement en 1921, 1926, 1927 et 1928 ; C. Michalski, Les sources du criticisme et du scepticisme dans la philosophie du XIV’siècle, extr. de La Pologne au congrès intern. de Bruxelles, Cracovie, 1924 ; Fr. Ehrle, Die Scholastik und ihre Aufgaben in unserer Zeit, Fribourg-en-B., 1933, p. 17-2."> ; M. Grabmann, Geschichte der katholischen Théologie, Fribourg-en-B., 1933, p. 92-95.
V. APPRÉCIATION SUR LA THÉOLOGIE DE LA PÉRIODE SCOLASTIQUE.
Ce qui caractérise la théologie de cette époque, c’est la confiance dans la spéculation et d’abord dans la connaissance humaine. Que cette connaissance ait signification par elle-même, comme chez saint Thomas, ou qu’elle ne reçoive validité que par la foi et la théologie, comme chez Scot, elle a toujours valeur en elle-même. L’œuvre de spéculation est également considérée comme se justifiant par soi, même lorsque l’œuvre de spéculation est intrinsèquement mise en rapport avec la vie de charité ; nous voulons dire que le travail théologique est poursuivi pour lui-même, pour la valeur intrinsèque de la connaissance vraie, même si celle-ci a une relation nécessaire à la charité, et qu’il n’est plus subordonné aux besoins directs de l’Église, à la défense de la doctrine, à l’instruction des fidèles ou à l’évangélisation. La théologie de la grande époque scolastique est le produit d’une activité qui s’est développée pour elle-même. Nous n’avons pas à justifier ici ce point de vue. Mais il faut nous demander ici ce qu’a valu, de fait, cet effort, et si certains signes de décadence théologique, à l’époque où nous sommes parvenus, ne viennent pas du développement logique de dangers ou d’excès que la théologie de la scolastique portait en soi. Trois points nous paraissent, à cet égard, plus spécialement notables :
1° Excessive prépotence d’une méthode trop exclusivement rationnelle et logicienne.
Nous avons vu que l’introduction de la dialectique, avec la quæstio comme instrument technique, avait déterminé en théologie l’usage de deux méthodes parallèles, celle du commentaire et celle de la dispute. Dès le début, à chaque progrès du second procédé, une réaction se produit, à telles enseignes qu’on peut jalonner le développement de la méthode dialectique par le témoignage des réactions qu’elle suscite : Robert de Melun († 1167) s’en prend à ceux qui négligent le texte pour les gloses ; le commentaire de Pierre de Poitiers sur les Sentences soulève la protestation indignée du prieur des bénédictins de Worcester ; la première Somme, celle d’Alexandre de Halès, soulève la critique de Roger Bacon, etc. L’objet de ces inquiétudes était le même et il se dédoublait ainsi : n’allait-on pas soumettre le mystère de Dieu à une curiosité tout humaine, n’allait-on pas supplanter la parole de Dieu, le texte de la Bible, par des écrits ou des exercices plus rationnels, qui n’étaient pas même toujours des commentaires ?
Le xiiie siècle avait senti l’acuité de ces problèmes et leur avait donné une solution méthodologique et pédagogique. Cette solution comportait le maintien très ferme d’un enseignement biblique à côté d’un enseignement de la théologie du type rationnel et dia lectique. Non seulement la leçon ordinaire du maître, d’ailleurs peu fréquente, était une « lecture » de quelque livre de l’Écriture, mais, pour remédier au caractère fragmentaire de cette étude de la Bible, on avait institué une lecture rapide du texte qui permettait de le parcourir tout entier, légère Bibliam biblice ou secundum morem sludii Parisiensis. Cependant, il semble que ces dispositions aient été, avec le temps, tournées ou rapportées. On en viendra, dans les règlements de l’Université de Paris de 1387, à autoriser les bacheliers bibliques à échanger l’enseignement de deux livres de la Bible contre deux disputes. Chartul. univ. Paris., t. ii, p. 699, n. 28. Dans le même temps, c’est-à-dire au cours dès xive et xve siècles, la lecture des Pères dans le texte, originalia, va en décroissant et, comme le note le P. de Ghellinck, « la place faite aux Pères dans l’Église diminue en raison de l’extension des ouvrages d’Aristote et des scolastiques ». Patristique et argument de tradition au bas Moyen Age, dans Aus der Gcisleswelt des Millelallers, Felsg. Grabmann, 1. 1, p. 421 sq. Le P. Denifle remarque de même qu’on ne fréquente plus guère, au xve siècle, les grands ouvrages des Pères, la théologie étant devenue une chose logique. On ne voit plus guère, comme manuscrits des Pères, que les extraits, ou bien des ouvrages purement moraux. Chartul., t. iii, p. ix.
Cette régression croissante du donné textuel devant la construction logique et le système se double d’une certaine débilité quant aux procédés par lesquels la théologie doit prendre possession de son donné. La grande faiblesse de la théologie scolastique est de n’avoir guère le sens historique. Celui-ci consiste à pouvoir lire un texte ou comprendre un fait non dans la perspective qu’on a soi-même dans l’esprit, mais selon la perspective dans laquelle ce texte ou ce fait se sont réellement trouvés, à rechercher le contexte propre de chaque chose ; l’absence de sens historique consiste à situer les choses dans son propre contexte à soi. Or, le Moyen Age n’a eu que rarement ce sens historique. Ce qui l’intéresse, c’est seulement la vérité objective, l’absolu de l’objet, l’adéquation de l’esprit à la vérité idéale et en soi.
Certes, le Moyen Age a merveilleusement connu l’Écriture et sa culture pourrait à bon droit être appelée une culture biblique ; certes, les grands théologiens, et en particulier saint Thomas dans ses commentaires sur saint Jean et saint Paul, sont de bons exégètes. Mais l’absence de sens historique a aussi bien des fois poussé les médiévaux à interpréter les termes et les énoncés de la Bible en fonction non de la Bible elle-même, mais des idées de leur temps et de leur milieu, ou encore d’idées théoriques parfois étrangères au sens littéral et historique des textes. À la limite, nous aurons l’invraisemblable usage de textes comme Spirilualis judical omnia ; Sunt duo gladii hic, dans la question des rapports du pouvoir spirituel et du temporel. Mais, en deçà de ces dangereuses aberrations, nous aurons le danger d’interpréter les mots de l’Écriture non par une enquête sur le sens génuine des catégories bibliques, mais par un recours à ce que signifie ou évoque le même mot chez d’autres auteurs, Aristote par exemple, et dans le milieu médiéval latin. Exemples : saint Thomas applique d’emblée les analyses d’Aristote dans le VIe livre des Éthiques aux dons intellectuels de sagesse, science et intelligence dont parle l’Écriture ; dans la question de la « grâce capitale » du Christ, il interprète le mot capul non par une étude exégétique de son emploi, mais par une analyse systématique de l’idée de « tête » en soi. L’interprétation systématique rejoint-elle l’interprétation exégétique ? En substance, oui, et il est certain que les grands scolastiques n’ont pas dévié doctrinalement. Mais on concédera qu’il y aurait facilement là un vice de méthode, un danger d’en venir à pratiquer la théologie d’une manière purement dialectique et déductive, les textes bibliques ne venant plus qu’à titre décoratif, d’une façon accidentelle.
On pourrait faire des remarques semblables au sujet de l’usage des écrits des Pères. Alors que les grands scolastiques des xii et xiiie siècles lisaient souvent les Pères dans le texte ou la traduction latine, originalia, on en arrive, au cours des xive et xv c siècles, à ne lire que des extraits et à revenir au régime des excerpla ou des deflorationes. D’où un regrettable développement d’une méthode dont la meilleure scolastique n’avait pas été totalement exempte et dont la scolastique de nos jours ne s’est pas encore complètement guérie et qui consiste à citer, à l’appui d’une thèse systématique développée pour elle-même et par des procédés purement logiques, un ou deux textes fragmentaires, extraits d’extraits, empruntés à des auteurs de contexte historique fort divers et qui, traités ainsi, ne représentent qu’une caricature du donné positif.
Rappelons-nous comment les théologiens de la fin du xiiiesiècle fondaient le caractère scientifique de la théologie en disant qu’elle est une scienlia consequentiarum, et non une scienlia consequentium, c’est-à-dire une perception de la vérité non des choses elles-mêmes, mais de la démonstration des conclusions. Position, à coup sûr, irréprochable dans la mesure où on demeurait fidèle à un contact sans cesse enrichi et renouvelé avec le donné positif, scripluraire et patristique. Au cours des XIVe et xv° siècles, ce contact se faisant moins actif, le danger s’accusait en proportion de s’attacher plus à la construction systématique et à son appareil dialectique qu’à la perception des mystères dont doit vivre la foi. L’objet de la sacra doctrina risque ainsi de devenir non plus les choses essentiellement religieuses, mais les propositions plus ou moins rationnelles. C’est essentiellement contre cela que se fera, d’abord, la réaction de l’humanisme et même celle de Luther. Aussi peut-on dire que le défaut ou la déviation que nous venons de signaler, dans la mesure où ils furent effectifs, constituent la responsabilité de la scolastique dans les grandes déchirures du xvi c siècle.
2° Danger de subtilité’inutile.
La méthode dialectique de la quæstio était sans aucun doute un grand progrès. Elle offrait cependant un risque, celui de se développer pour soi-même et d’envahir tout le champ du travail théologique. En effet, tout peut être mis en « question et, une question résolue, on peut en soulever quantité d’autres sur chacun de ses éléments et ainsi à perle de vue. Que l’on arrive, à partir d’une considération fruste et globale, à analyser tous les aspects et à envisager toutes les difficultés d’un sujet par la méthode dialectique de la quxslio, il y a là un bienfait. Mail la méthode risque de continuer à fonctionner pour elle même. Historiquement, ce danger s’est présenté après chaque progrès de la met hode dialecl Ique : ainsi, au xir siècle, où Jean de Salisbury donne un très silr diagnostic du mal. M. Grabmann, Gesch. d. schnl. Meth., t. ii, p. 112 sq., 516 et 522 523. Mais les Cornificiens » ont survécu et se renouvellent d’Age en tre ceux de leur temps que réagiront surtout les humanistes o ologiens soucieux de taire droit à leurs plaintes, par exemple Cano, De tocis theol., I. IX, c. vu ; I. XII, c. v. Si l’excès de sens historique i ses inconvénients, l’érudition fin en soi ei l’historicisme, l’absence de sens historique a aussi Ique médiévale, les difficultés que pouvaient soulever l< lutorités irticulier, ont été trop fréquemment résolues, non’eii’i, avec h-relativisme qu’implique, en vi loyale méthode, mais par des distinctions s’établissant à un plan idéologique intemporel.
Les grands théologiens médiévaux ont généralement évité de s’engager dans la voie d’une application intempérante de la méthode dialectique et du procédé de la quæstio. Mais le risque de vaine curiosité et de subtilité dialectique n’était pas imaginaire, comme le montrent des avertissement tels que celui-ci, formulé par le chapitre général des frères prêcheurs de 1280 : Monemus quod lectores et magislri et jratres alii quæstionibus theologicis et moralibus potias quam philosophicis et curiosis intendant. Acta capit. gen., éd. Reichert, t. i, p. 209.
3° Danger de cristallisation en systèmes pétrifiés.
Ce danger découle du précédent. Chez les grands scolastiques, le système vit des grandes intuitions génératrices, comme l’appareil dialectique est au service de problèmes réels. Mais les maîtres font école et il se trouve, parmi leurs disciples, ceux qui s’appliquent surtout à exploiter et plus encore à fixer, gloser et défendre leurs conclusions. Il y a « scolastique » au sens étroit et péjoratif du mot, quand, au lieu de sentir quel est le sens profond des problèmes, on traite ceux-ci d’une façon purement académique ; quand, au lieu de vivre des principes pour son propre compte, on discute pour les conclusions d’un autre, pour les conclusions tenues dans un groupe, avec l’âpreté et l’étroitesse, le formalisme et l’impuissance à assimiler, qui sont en tout ordre de choses les marques de l’esprit de corps. Ce n’est pas un hasard si le nom de « scolastique » est lié à celui d’ « école ». On a remarqué justement qu’en se développant dans des écoles, en devenant une affaire de magislri, la théologie avait aussi perdu le contact avec la vie de l’Église et était devenue une affaire de spécialistes. El comme, de fait, le clergé diocésain eut toujours beaucoup de mal à donner des théologiens, comme les écoles de théologie furent en très grande majorité alimentées par les ordres religieux, la théologie se constitua en écoles pratiquement identifiées aux grands corps religieux : dominicains, franciscains, augustins, etc. Vers le milieu du xv siècle, la théologie était devenue une affaire de couvents et de maisons spécialisées en ce genre, une question d’écoles rivales, de disputes entre systèmes. C’est d’écoles de ce genre, et précisément en parlant du thomisme et du scotisme, que M. Gilson a pu écrire : « Des deux côtés on a commis la faute de philosopher sur des philosophies au lieu de philosopher sur les problèmes… » L’esprit de la philosophie médiévale, Paris, 1932, t. ii, p. 2C7.
Les déviations que nous venons de signaler ne sont pas d’ailleurs le fait de la glande scolastique, mais celui de sa décadence. Cependant, toute décadence d’une institution dénonce, dans cette institution, quelque chose qui, indépendamment des dangers qui peuvent venir du dehors, représente en elle un risque, un risque qu’elle court de par sa nature même et qui lui est. pour ainsi dire, essentiel. La scolasl ique de la promotion la plus franchement confiante de la raison dans la science de la fui. entraînait un problème qui était plus spécialement son problème : en exploitant à fond, pour mieux comprendre les mystères, les ressources de la raison naturelle, comment garder aux chose ; chrétiennes leur caractère dominateur et leur valeur i tout » ? en introduisant loyalement le jeu de la dialectique dans la s^icro doctrina, comment conserver la primauté effective du « donné » ? en utilisant la Connaissante des réalités de noire monde pour Lrulre Intellectuellement les mystères révélés, comment garder à ces mystères leur spécificité, leur 1ère de nouveauté et de révélation d’un autre monde. Le problème de la scolastique est au fond le problème de toute théologie.
VII. Problèmes nouveaux et lignes nouvelles de la théologie moderne.
L’époque à laquelle nous arrivons est caractérisée, en sa notion de la théologie, comme d’ailleurs en tout, par 1. la naissance de problèmes et de besoins intellectuels nouveaux ; 2. par la dissociation de la synthèse et de l’unité caractéristiques du Moyen Age, et ceci en tous les domaines ; 3. par la naissance de formes nouvelles d’activité et de recherche. Ces dissociations, commencées au xve siècle, continueront de s’opérer activement jusque vers le milieu du xixe siècle où commenceront à s’élaborer des tentatives de nouvelle synthèse.
Après avoir évoqué rapidement les problèmes nouveaux qui se posent nous exposerons les réponses qui furent taites et qu’on peut classer en cinq types : humaniste, luthérienne, scolastique traditionnelle, mystique, scolastique progressiste.
A. Humbert, Les origines de la théologie moderne, i. La renaissance de l’antiquité clirétienne ( 1450-152 1), Paris, 1911 ; Ch. Gœriing, La théologie d’après Érasme et Luther, Paris, 1913 ; A. Renaudet, l’réréjorme et humanisme à Paris pendant les premières guerres d’Italie ( 1494-1517), Paris, 1916 ; A. Lang, Die Loci theologici des Melchior Cano und die Méthode des dogmatischen lïeweises, Munich, 1925 ; K. Escliweiler, Die zu>ei Wege der neueren Théologie. Einc kritische Untersuchung des Problems der theologischen Hrkenntuis, Augsboutg, 1926 ; P. Polman, L’élément historique dans la controverse religieuse du xvie siècle, Gembloux, 1932.
I. LES PROBLÈMES ET LES BESOINS.
C’est un fait qu’à la fin du xve siècle, pour de nombreuses consciences, les formes anciennes de la synthèse médiévale ne paraissent plus satisfaisantes. On éprouve le besoin de renouveler, de trouver pour la vie et la pensée des formes nouvelles. C’est alors que prend naissance une des catégories caractéristiques de la « conscience moderne », celle d’un passé périmé, dont on a définitivement tourné le cap, et de l’entrée dans une ère nouvelle et définitive.
Cette époque, marquée par un besoin général de renouvellement, nous paraît poser trois problèmes, d’ailleurs solidaires, où la théologie classique se trouve mise en question jusqu’en sa structure : un besoin spirituel et vital ; la nouveauté du contact critique avec les textes et du sens historique ; une orientation culturelle et anthropologique nouvelle.
1. Un besoin spirituel et vital.
Le nominalisme et la scolastique excessivement dialectique et subtile du Moyen Age déclinant aboutissaient, chacun de son côté, à disjoindre l’intellectuel et le religieux : le nominalisme. bien qu’il se doublât d’une attitude religieuse profonde, disjoignait l’objet de la religion et l’orcirc de notre connaissance et se rendait incapable de constituer pour le croyant un statut religieux intellectuel ; la scolastique décadente se développait d’une façon excessive et presque exclusive au p ; an aes conclusions systématiques et ainsi elle étouffait les intuitions religieuses indispensables à la théologie. On est frappé, à la fin du xv c siècle, de voir que la spéculation, comme la lutte des écoles, se place presque uniquement sur le terrain de la philosophie, le thomisme et le scotisme, par exemple, étant entendus en fonction des positions philosophiques de saint Thomas ou de Scot, beaucoup plus qu’en fonction de leur synthèse théologique. Aussi, quano on éprouvait le besoin de dépasser le plan de la ratio, pour retrouver celui de Y intel’.eclus, des intuitions dont aucune pensée discursive ne dispense, on était tenté de recourir non à la théologie, mais à un mysticisme tel que celui des Alexandrins (ainsi faisait-on à Florence), de Raymond Lulle, de Nicolas de Cues (ainsi Lefèvre d’Étaples, par ailleurs aristotélicien assez littéral), de Dcnys l’Aréopagite, voire d’Albert le Grand. On considérait encore Aristote comme maître de l’appareil conceptuel et dialectique ; on demandait à d’autres et l’on cherchait ailleurs que dans la théologie les éléments d’une connaissance supérieure. On sent partout la recherche d’un contact plus direct et plus simple avec l’objet religieux, l’aspiration à rendre aux âmes cet objet en un état de certitude, c’est-à-dire de pureté, et sous un mode non plus philosophique ou intellectuel, mais religieux, chaud, consolant.
2. La nouveauté du contact critique avec les textes et du sens historique.
A. Humbert a décrit le mouvement de retour aux sources, c’est-à-dire surtout aux textes et d’abord au texte de la Bible, qui se fait jour alors partout. Cela commence dans les premiers travaux de. philologie et d’érudition critique, avec Pic de La Mirandole et Ficin, en Italie, de qui procèdent plus ou moins directement un John Colet en Angleterre, un Lefèvre et un J. Clichtoue en France, un Reuchlin en Allemagne et finalement Érasme lui-même. De là toute une activité d’édition de textes, la fameuse édition du Nouveau Testament en grec par Érasme, 1516, et les innombrables publications des écrits des Pères qui se firent alors, en particulier à Bâle.
Certes les textes, Bible et Pères, étaient fort loin d’être ignorés de la scolastique ; on a remarqué que, bien souvent, les humanistes ne firent qu’imprimer des manuscrits du Moyen Age. Mais, dans ce recours au texte, dans cette fréquentation des auteurs, la génération de 1500 apporte un point de vue nouveau. Klle inaugure une lecture des textes faite d’un point de vue non plus intemporel et inconditionné, mais historique, du point de vue non plus d’une tradition acquise, mais critique et euristique. Et d’abord, il faut être sûr de son texte et que ce texte est bien de l’auteur. D’où tout un travail de critique textuelle et littéraire, d’édition, d’interprétation critique, avec recours au contexte historique, philologique, etc. C’est cela qui marque la différence, dans la façon d’aborder le même texte biblique, entre Nicolas de Lyre, soucieux du seul sens théologique, et Laurent Valla ou à plus forte raison J. Colet et Érasme. Celui-ci s’élève en particulier contre les théologiens qui empruntent quelques mots à l’Écriture et les accommodent à leur doctrine, sans s’inquiéter du contexte de ces mots et de leur sens dans ce contexte. Encomium Morias, c. lxiv.
3. Une orientation culturelle et anthropologique nouvelle.
W. Dilthey, E. Cassirer et après eux K. Eschweiler ont écrit sur l’homme nouveau de la Renaissance, caractérisé par le point de vue subjectif. Nous ne retiendrons ici que quelques traits qui intéressent immédiatement la conception du travail théologique. L’homme est conçu moins volontiers selon ce qu’il y a en lui de spéculatif et de rationnel ; on a moins de confiance en la preuve logique et l’on tend à substituer à l’esprit déductif et spéculatif un esprit plus intuitif et plus vital. Au cours du xviie siècle et ensuite, cette tendance reparaîtra comme le besoin de ne pas distinguer seulement, dans l’ordre des objets, entre le domaine des vérités de la foi et le domaine des vérités de la raison, mais, dans les conditions subjectives, entre le mode propre de la connaissance religieuse et le mode propre des activités rationnelles.
Ceci est fort important et intéresse la théologie non du dehors, mais structurellement. Car la théologie, par définition, implique à sa racine l’acte de foi et dans son élaboration un usage de l’esprit humain. Or, la poussée que nous signalons tend à modifier plus ou moins la notion de ces deux éléments : celle de l’acte de foi et celle du travail humain et des actes de l’esprit. Les requêtes nouvelles, peu développées dans la religion des pays demeurés catholiques, se développeront plutôt dans les pays germaniques et anglo-saxons, passés en grande partie au protestantisme, et elles en reviendront, vers la fin du xixe siècle, sous la forme des problèmes et des tentatives de solution qui, mal engagés dans les déviations du « pragmatisme » et du « modernisme », battent encore le seuil de notre théologie.
II. les solutions.
1o L’humanisme.
L’humanisme comporte un aspect très marqué de réaction : réaction contre la forme extérieure, peu élégante et fort appauvrie dans ses modes littéraires, de la scolastique. Souvent, le nom de « scolastique » sera donné à la théologie qui en reste à la forme « barbare » du Moyen Age. Mais au delà de la question de style, c’est le procès de la méthode dialectique, de la quæslio et de la dispulalio que l’humanisme institue. Car les « questions » sont barbares, excessivement et inutilement subtiles, elles n’ont apporté et n’apportent aux esprits que division et incertitude. De plus, ces questions ne représentent qu’une attitude sèchement intellectuelle de l’esprit, elles se prêtent à l’invasion de la philosophie et des problèmes purement philosophiques dans la théologie, alors que celle-ci ne doit que parler du Christ, mener au Christ, ouvrir le sens profond des Écritures à l’âme intérieurement illuminée. Voir surtout le traité typique de I.eonardo Bruni, Libellas de disputationum excrcilalionisque sludiorum usu, de 1401 (cf. Ph. Monnier, Le Quattrocento, t. i. 6e éd., p. 105 sq.) ; Érasme, Encomium Morias et la préface de son édition du Nouveau Testament, 1516, publiée à part en 1518 sous le titre de Ratio seu methodus compendio perveniendi ad veram theologiam ; enfin, A. Lang, Die Lnci theolotjici…, p. 32 sq., 50 sq. ; Petau, Theol. dogm., Proleg.. c. iv, n. 1 (t. i, p. 21), et c. v, n. 6, p. 33, qui répond aux critiques d’Érasme.
Les humanistes n’attaquent que pour remplacer. Au lieu de la dispulatio et de la méthode dialectique, ils veulent voir cultiver les textes et la méthode exégétique, le texte de la Bible d’abord, celui des auteurs anciens ensuite’. La sincera theologia, la philosophia Christi, c’est l’Écriture lue pour elle-même, dans son texte original, grec, ou hébreu et. en second lieu, les cci il s de ceux qui, plus proches des origines, avaient un sens plus pur et plus simple de l’Évangile. Il ne , pour le théologien, que de les comprendre et de les proposer. Aussi r’est-on pas étonné de voir les humanistes reprendre, pour nommer cette doctrine chrétienne sans adjonction, le vocable par lequel déjà les Pères, les Pères grecs surtout, avaient désigné l’Évangile : Philosophia Christi ou Philosophia christiana. Ainsi, après son Epislola de philosophia christiana, 1518. l’.rasme publiera une lxhortatio ad philosophia christianæ studium, 1519-1520. qui, en moins de vingt ans connaîtra trente-cinq éditions.
Il y avait d’abord, dans le programme humaniste, tout un côté positif, correspondant à l’apparition d’une ressource nouvelle de l’esprit humain que la théologie se devail d’assimiler. Comme avènement du point de vue et de la méthode historiques, comme rappel aux sources de la théologie et comme pourvoyeur de textes, l’humanisme représentait un mouvement normal et fécond. Aussi bien le progrès réalisé par Érasme ou ^rà* à son influence dans les études bibliques fut il. en partie du moins, consacré dans la du concile de In nie ; cf. Ail geler, Enunuu und Kardinal Ximenns in’/<vi Verhandlungen des KontiU ion Trient, Uurgeach, Spa tlfens, lus ; —, von II. Iinke, t. iv, Munster, 1033, p. 193 int, le pr. gramme érasmien ne se contentait riuer ou de compléter la scol astique ; il la remplaçait et dune, en somme, la supprimait. Il n’y voil plus de place, chez Érasme, pour une ion intellectuelle de la doctrine chrétienne sous une forme scientifique correspondant aux exigences de la raison spéculative. Il n’y avait place que pour une connaissance détaillée des textes, inspiratrice de vie morale, non pour une spéculation s’appliquant à élaborer une connaissance scientifique de la nature des choses chrétiennes. Aussi A. Humbert a-t-il dit très justement de John Colet et de ses émules que, catholiques d’intention et de position, « ils ne saisissent plus l’ensemble doctrinal de la foi ». Op. cit., p. 102 ; cf. p. 194 sq., et surtout Gœrung, op. cit., p. 148 sq., 186 sq., 214 sq., et R. Gagnebet, La nature de la théologie spéculative. Le procès de la théologie spéculative au x vie siècle : Luther et Érasme, dans Revue thomiste, 1938. p. 615-674.
Certes, l’humanisme avait représenté, lui aussi, surtout en son premier état, chez Ficin et chez Pic, une union de la Révélation chrétienne et de la pensée philosophique païenne. Mais cette union s’opérait en de toutes autres conditions que dans la scolastique. Dans celle-ci, Platon et Aristote intervenaient pour le seul contenu de vérité spéculative que leurs écrits révélaient ; leur pensée pouvait ainsi entrer dans la constitution même d’une doctrine proprement théologique. Ici, même lorsqu’on le joint à l’Évangile, Platon reste lui-même, Aristote reste lui-même ; ils ne sont pas réduits à un contenu de vérité spéculative qui ne soit plus ni Platon ni Aristote comme tels, mais vérité objective acquise par l’esprit. D’où le caractère de juxtaposition que présentent les traités humanistes, leur caractère composite, leur allure d’ « essai », leur aspect apologétique ; les philosophies païennes y semblent des illustrations ou des étais du dehors plutôt qu’un ferment interne de la pensée en travail de construction.
Chez Érasme lui-même, il n’est même pas question de cela. Il n’est pas seulement antiscolaslique, il est antispéculatif et, sans qu’on puisse dire qu’il ait été antidogmatique, il se serait contenté volontiers d’un certain fidéisme, avec une tendance à réduire la religion aux éléments moraux ; voir, par exemple, De servo arbilrio. éd. de Leyde, Opéra, t. ix, col. 1217. Par cet aspect antilhéologique, malgré leur attachement à l’Église, Érasme et l’humanisme ont préparé la religion sans dogmes qui, après Spinoza, sera celle du déisme moderne et sera d’un si grand rôle dans l’inspiration de 1’ « incroyance » actuelle.
2o Luther.
Nous voulons seulement caractériser la position du réformateur, qui représente un augustinisme exaspéré et sorti de ses attaches catholiques. On peut résumer sans la schématiser à l’excès, la position de Luther en ces lignes :
1. Il ne s’agit, dans le christianisme que du salut. Or, mon salut est dans le Christ seul et il suppose que je me convertisse à lui, ce pour quoi nous a été donnée sa Parole, dans l’Écriture, et la prédication de cette Parole, dans l’Église. Ni l’Écriture, ni l’enseignement des docteurs n’ont d’autre but que de nous convertir de ce qui n’est pas le Christ à ce qui est le Christ et de nous mettre le Christ sauveur, c’est-à-dire crucifié, dans le cœur. Il y a là une double affirmation : 1o le salut, qui est le Christ, suppose qu’on se convertisse de ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de l’extérieur, de tout ce que saint Paul appelle la I ol > et qui englobe, selon Luther, tout ce qui est œuvre extérieure à l’Évangile, à une foi qui consiste essentiellement en une totale défiance de soi et en nue confiance éperdue dans le Christ sauveur et miséricordieux.
2o L’Écriture et la doctrine chrétienne, qui ne concernent que le salut. c’est-à-dire la conversion susdite, ne nous apportent pas une connaissance spéculai Ive des choses, mois sont purement orientées à nous faire faire celle conversion du sensible et de notre monde au monde du salut et du Christ. Il y a donc, entre la manière dont la philosophie, science de notre monde, et la théologie ou la doctrine chrétienne, science du salut, parlent des choses, une différence radicale ; ce sont deux ordres de pensée hétérogènes, en sorte qu’aucune application de nos connaissances naturelles n’est valable en théologie.
Voir, comme textes caractéristiques, pour toutes ces notions : Dictata super Psalt., in ps. lxxiii, Weimar, t. iii, p. 508-509 ; In ps.LXXX/v, in eos qui convcrtuntur ad cor, Weimar, t. iv, p. 10-11 ; In ps.LXVM, t. iii, p. 419. Voir encore la Dispulalio theologica an heec proposilio sit vera in philosophia : Verbum caro jactum est, de 1539, éd. Erlangen, Opéra varii arg., t. iv, p. 458461, ce texte ne figurant pas dans l’édition de Weimar.
2. Cette impossibilité d’appliquer à l’ordre chrétien notre connaissance rationnelle des natures et de la loi des choses est d’autant plus rigoureuse que la nature humaine est pécheresse. Le salut ne s’opère pas par une élévation de la nature à l’aide de la grâce, mais par une aversion à l’égard des natures et par la foi seule, fide sola. C’est ainsi que se développe chez Luther, par dessus sa réaction antiecclésiastique, antiinstitutionnelle, une réaction antiscolastique, antirationnelle, dont la fameuse Disputatio contra scholaslicam theologiam de 1517, Weimar, t. i, p. 224 sq., est une des expressions les plus caractérisées :
Prop. 43 : « Enor est dicere : sine Aristotele non fit theologus. » Prop. 44 : « Imo theotogus non fit nisi id fiât sine Aristotele. » Prop. 45 : » Theologus non logicus est monstruosus hæreticus est monstruosa et hieretica oratio. Prop. 47 : « Nulla forma syllogistica tenet in divinis. » Comparer la Disputatio Heidelbergæ habita (1518) : Prop. 19 : « Non ille digne theologus dicitur, qui invisibilia Dei per ea quæ facta sunt, intellecta conspicit. » Prop. 20 : « Sed qui visibilia et posteriora Dei per passiones et crucem conspecta intelligit. » Prop. 29 : « Qui sine periculo volet in Aristotele philosophari, necesse est ut ante bene stultificetur in Christo. »
On voit que c’est toute la théologie telle que la tradition chrétienne l’avait conçue, surtout depuis saint Anselme, qui est sapée par la base, sa base étant précisément la possibilité d’appliquer aux réalités surnaturelles les conceptions de la raison. Luther appelle toute théologie qui garderait quelque continuité et quelque rapport entre l’ordre des choses ou de la connaissance naturelle et l’ordre des choses chrétiennes et de la foi, theologia gloriæ, à quoi il oppose la theologia crucis, caractérisée par la discontinuité radicale des deux ordres et la soumission de tout l’ordre chrétien au critère exclusif du salut sous la croix. La theologia gloriæ, qui s’efforce de comprendre le plus par le moins et les purs intelligibles du Christ par les formes sensibles de la philosophie, est en réalité une théologie de ténèbres, tandis que le vrai chrétien trouve la sagesse dans la croix. Cf. Disp. contra theol. schol., prop. 21 ; Disp. Heidelbergæ habita, prop. 50.
3. À la place d’une théologie spéculative construisant intellectuellement le donné de la doctrine chrétienne, que préconise Luther ? Une théologie qui soit une vraie piété, préparée par une étude principalement textuelle.
Une théologie qui soit une vraie piété : car il ne s’agit pas de connaître la nature des choses, même chrétiennes, mais de vivre avec le Christ. Dès 1509, il voudrait laisser l’étude de la philosophie pour celle de la théologie : lettre à J. Braun, 17 mars, éd. Weimar, Briefwechsel, t. i, p. 17. Or, quelle était pour lui cette moelle de la théologie ? Si te détectât puram, solidam, antiquæ simillimam theologiam légère in germanica lingua efjusam, sermones Tauleri… tibi comparare potes…, à Spalatin, 14 décembre 1516, ibid., p. 79. La théologie que veut Luther est une théologie pieuse, sensible au cœur, où il ne s’agisse pas de disséquer des objets par la connaissance, mais d’adhérer dans une foi consolante et chaude. Disp. theol. an hœc pro posilio…, de 1539, prop. 11. Il s’agit d’une théologie du salut, qui porte à se détourner de notre monde pour se convertir au Christ dans une fulucialis de.sperulio sui et dans une confiance éperdue en notre Sauveur. Une théologie sans cesse référée à l’expérience intérieure de la conversion des fausses réalités à la seule vraie, une théologie du salut sola fide. Cf. A. Humbert, op. cit., p. 267 sq., 297 sq. ; y ajouter le texte significatif, publié depuis lors, du commentaire sur les Romains, éd. Ficker, t. ii, p. 183, Quietioris solatii nos nuinere jovemur et scrupulis conscientise facilius medemur, et cet autre texte, que Ritschl et Harnack ont cité comme typique : « Christ a deux natures, en quoi est-ce que cela me regarde ? S’il porte ce nom de Christ, magnifique et consolant, c’est ! à cause du ministère et de la tâche qu’il a pris sur lui ; c’est cela qui lui donne son nom. Qu’il soit par nature homme et Dieu, cela, c’est pour lui-même. Mais qu’il ait consacré son ministère, mais qu’il ait épanché son amour pour devenir mon sauveur et mon rédempteur, c’est où je trouve ma consolation et mon bien… » Trad. J. Huby, dans Études, t. clxix, 1921, p. 290.
Cette théologie pieuse et salutaire se réalisait surtout dans les actes religieux de foi et de la prière ; elle n’admettait pas qu’on lût la Bible, comme les scolastiques. propter cognitionem lanquam scriplum historicum, mais propter medilationem. Tischreden, éd. Weimar, t. iv, n. 5135. Mais elle comportait, pour sa préparation et sa diffusion, une part d’étude principalement consacrée au texte de l’Écriture, subsidiairement à celui de certains Pères, notamment saint Augustin. Briefwechsel, t. i, p. 99 ; cf. p. 139. Pour répondre à un tel programme, des études littéraires sont nécessaires, la connaissance des langues anciennes en particulier. C’est le côté par où Luther et la Réforme sympathisent et collaborent avec Reuchlin, Érasme et l’humanisme. Luther ajoute et continuera jusqu’à la fin de sa vie d’ajouter une certaine étude de la logique, de la rhétorique, de la dialectique et de la philosophie. Mais Luther en reste ici, comme en sa notion <ie théologie, à un augustinisme exaspéré. Il était de tradition augustinienne de traiter les arts libéraux et la philosophie surtout comme des propédeutiques préparant l’esprit à la contemplation. Luther reprend ce point de vue en le poussant à l’extrême et les mêmes textes qui affirment le bienfait de la philosophie et de la logique, affirment plus fortement encore que celles-ci ne peuvent prendre aucune place dans la théologie elle-même.
Luther suscitera une double postérité, dont les deux lignes, opposées entre elles, nous semblent pouvoir se réclamer légitimement de lui. Par le côté où Luther a intériorisé le principe du christianisme, donnant à la théologie, comme double intérieur du texte, un critère spirituel se référant au salut et à l’expérience du salut, il a reçu pour postérité la lignée de Schlciermacher et d’une « théologie de l’expérience », selon laquelle la » Dogmatique » a pour objet de décrire et de systématiser l’expérience religieuse. Par le côté où, adhérant à un donné objectif, Écriture et symboles de l’ancienne Église, il l’a systématisé selon une dialectique de radicale opposition entre notre monde et Dieu, la « Loi » et l’Évangile, il peut être reconnu comme le père de la « théologie dialectique », animée par le rejet de toute analogia enlis et de tout « surnaturel » qui ne soit pas Dieu, l’Incréé, lui-même.
Au point de vue de l’évolution ultérieure de la théologie catholique, le rejet par Luther de toute norme de la théologie autre que l’Écriture mettait en question jusqu’en ses fondements la science théologique et devait amener celle-ci, nous le verrons, à créer toute une défense et toute une méthodologie critique de ses fondements : traités de la Tradition, des lieux théoiugiques et justification apologétique tant de la foi que de l’Église et de son magistère.
Sur la notion de théologie chez Luther : A. Humbert, op. cit. ; Ch. Gcerung, La théologie d’après Érasme et Luther, Paris, 1913 ; P. Vignaux, Luther commentateur des Sentences, Paris, 1935 ; R. Gagnebet, art. cité supra. — Sur la theologia crucis et la theologia glorise, cf. les thèses 19 et 22 de la Dispulalio lleidrlbergæ habita, 1518, et W. von Lœwenich, Lulhers Theologia crucis, 2’éd., 1933, p. 11-20.
3° Continuation et développement de la scolastique médiévale.
Des théologiens, dont plusieurs comptent parmi les très grands, continuent, non seulement quant aux principes, mais quant aux problèmes et à la méthode, la théologie de la scolastique médiévale. Ce sont des commentateurs qui, s’attachant à la doctrine d’un maître, la fixent par le fait même dans une tradition d’école. Incontestablement, l’autorité de saint Thomas, depuis sa canonisation, s’affirme et s’étend d’une manière exceptionnelle ; on peut mesurer ses progrès au cours des xiv et xve siècles. Cette faveur accordée à saint Thomas aura une grande répercussion sur la conception même de la théologie : d’abord par elle-même, par le développement de la tradition issue de saint Thomas ; puis, d’une façon indirecte, par l’élimination qui s’opéra, dans la pensée ecclésiastique, d’une autre tradition, de ligne augustinienne, surtout à la suite de la Réforme et du jansénisme, crises où cette tradition joua un certain rôle. Cf. É. Baudin, dans Revue des sciences religieuses, 1923, p. 233 sq., 328 sq., et surtout 508 sq.
Les commentateurs se sont d’abord attachés aux Sentences : ainsi Capréolus. Vers la fin du xve siècle, la Somme théologique commence à supplanter les Sentences, et les grande commentaires deviennent des commentaires de la Somme ; cf. ici, art. Frères-Prêciii i us, t. vi, col. 906 sq. ; A. Michelitsch, Kommentaloren -ur Summa theologia : des hl. Thomas von Aquin, Graz et Vienne, 192 1 (répertoire bibliographique des commentaires et commentateurs) ; H. Wilms, Cajclan uni Kœllin, dans Angelicum, 1934, p. 568-592.
Etant donnée cette prééminence de la tradition thomiste, nous nous en tiendrons à elle pour marquer les étapes de ce développement de la scolastique médiévale qui va Jusqu’au xviiie siècle. Ses étapes sont jalonnées par les grands noms de Capréolus († 1444), Cajétan († 1534), Bafiez († 1604), Jean de Saint-Thomas († 1644), des cannes de Salamanque (entre 1C>37 et le début du xviii 6 siècle), enfin, comme types d’une tradition désormais fixée, de Gonet († 1081) et de Billuart († 1757). Le développement de la tradition scolastique thomiste est caractérisé, en ce qui concerne la notion de théologie, par l’application de plus en plus forte de la notion aristotélicienne de science et par la définition de plu* en plus déterminée de la conclusion théologique. L’ensemble de cette histoire a été esquissée par le P. !.. Charlier, Essai sur le problème théologique, Thuillles, 1938, p. 14-31 ; cf. R.-M. Schultes, Introduclui in historiam dogmalum, Paris, 1923, p. 106 sq.
Le débat des écoles s’était vite fixé sur la question de savoir si la théologie était une science. Les disciple* de saint Thomas, qui tenaient pour l’affirmative, en ! ét< amenés à définir la théologie-science par conclusions, comme science des conclurions ou scient ia conséquent iarum ; cf. supra, col. 398. L’attention se portail dés lors principalement, et parsclusivement, sur les conclusions de la science théolog que. La qualité scientifique « le la théolo) définie ainsi p.ir < apréolus : Son est scienlia articulorum ftdei, sni conclusionum quee seqtiuntur n ilhs. Q. i, a. 1, r> « concl., p, l. Après a oir défendu la qualité scientifique de la théologie, il défend Ifl qualité s|m i ii latlve, puis son unité comme science, enfin l’assigna tion de I lieu i omme son sujet t on Objel formel quod principal et direct. Cependant, s’il insiste sur les conclusions comme objet de la théologie-science, il ne définit pas celle-ci par le revelabile entendu comme médiatement ou virtuellement révélé.
Cette précision n’est pas encore exprimée chez Cajétan. Selon lui, la théologie se distingue de la foi, à l’intérieur du même enseignement révélé, en ce qu’elle a pour objet les conclusions, tandis que la foi a pour objet les articles ou les dogmes, qui sont comme des principes. In I* m partem. q. i, a. 2, n. xii. Les principes ou vérités révélées contiennent les conclusions virtualiter ; ainsi, tandis que les principes font l’objet d’une adhésion de foi immédiate et simple, les conclusions déduites d’eux font l’objet d’une adhésion proprement scientifique : d’une science, certes, divino lumine fulgens, a. 3, n. iv, où la lumière révélée des principes se communique aux conclusions ; mais cette lumière n’est que dérivée, assentimus conclusionibus propter articulos, et dérivée par un raisonnement humain. A. 2, n. xii. Cajétan nous semble, dans un vocabulaire plus évolué, bien rendre la pensée de saint Thomas. Il a bien vu le sens de sacra doctrina, a. 1, et que, quand saint Thomas se demande si la sacra doctrina est une science, il se demande eu réalité si l’enseignement révélé, par le côté où il comporte une déduction de conclusions, vérifie la qualité de science. A. 2, n. i. Comme saint Thomas encore, il n’envisage nulle part expressément que les conclusions de la science théologique soient des vérités nouvelles, c’est-à-dire non-révélées : il suffit que, dans l’enseignement révélé, elles aient une fonction et une valeur de vérité déduite ex principiis ; il semble bien que, pour lui, la théologie n’ait pas formellement pour objet le « virtuellement révélé », mais simplement les vérités qui, dans l’enseignement chrétien, sont fondées en d’autres vérités comme dans leur principe. Enfin Cajétan, pas plus que saint Thomas, ne paile expressément de prémisses de raison concourant, avec une prémisse de foi, pour produire la conclusion théologique ; comme saint Thomas d’ailleurs, il n’en exclut pas la possibilité, cf. a. 8, n. iv, comparé à n. vi-viu. Le cardinal Tolet († 1596), suit en tout ceci Cajétan ; cf. Charlier, op. cit., p. 19, n. 10.
Maflez est le disciple de Melchior C.ano ; s’il défend la méthode scolastique contre les attaques humanistes, il écrit un latin soigné et il a développé son commentaire de la i r * question, a. 8, en un petit De locis theologicis : Scholastica commentaria in / » m partem Summm S. Thomæ Aq., éd. L. Urbano, Iiibl. de Tomistas Espanoles, t. viii, Madrid et Valence, 1934. Cependant il est résolument de ces théologiens scolastiques qui succincte et more dialectico sacram doclrinam pertraclani. De locis, p. 82. Baficz s’applique à définir le lumen sub quo ou ratio lormalis sub qua de la théologie, c’est à-dire la lumière qui fait d’un objet quelconque un objet de la théologie ; c’est, dit-il, divina reoelatio, Il s’en explique, a. 3, a. 7, a. 8 et Corn, in // » m //". q. i. a. 1, dub. 2, éd. Venise, 1002. col. 15-17 : Est trgo ratio formalis sub qua coi/nosrimus Denm et ea i/uir bri sunt , lumen infusum » Deo, per quod formaliter illuminantur ea quir sunt in nostro intelleclu de esse inlclligibili theologico, P. 30. La lumière qui fait d’un objet quelconque un objet de théologie, c’est la lumière infuse qui, dans le sujet, répond à la révélation surnaturelle. Qu’est-ce qui distingue, dès lors, la théologie et la foi ? D’abord, il est essentiel al’illumination » (nous Ira (luisons ainsi le mot rcvilatio tel que Hanc/ l’emploie ici) de la foi d’être obscure, tandis que l’obscurité t I accidentelle à la théologie ef que celle ci demanderait plutôt de posséder ses principes en pleine clarté. In su. te l’illumination Infuse est) dtUU la foi, le motif immédiat de l’adhés ! on qui atteint directement chacune des assertions de la foi, lesquelles seront les principes de la théologie. Mais la théologie se définit par ses conclusions : celles-ci en sont proprement l’objet. Or, de l’adhésion aux conclusions, objet de la théologie, l’illumination infuse n’est le motif que medianle consequenlia évidente alio lumine. Et sic acquiritur habitas theologicus et lumen theologicum quod virtualiler est ex dirina revelatione. Quapropler objectum proprie et formalités theologiæ est virlualiler revelatum.De locis, p. 33 ; cf. Corn, in 7/ » m -77°, loc. cit., 3° concl., col. 16. L’objet formel quo de la théologie n’est donc pas celui de la foi, car c’est la lumière de la révélation en tant qu’étendue par le raisonnement, et donc par une intervention de la lumière naturelle de l’esprit, à une conclusion dégagée des vérités de la foi. P. 33, 34.
L’homogénéité entre la théologie et la foi joue évidemment à plein quand les conclusions sont tirées de deux vérités de foi : c’est le cas que Bafiez envisage le plus volontiers. Mais il envisage aussi celui d’une conclusion procédant ex altéra certa secundum fidem callwlicam, et altéra naturaliler cognita lumine naturali vel immédiate vel médiate, sive in philosophia naturali, sivemorali, sive inmelaphijsica. A. 3, p. 33 ; cf. a. 2, p. 21.
L’intervention de Jean de Saint-Thomas dans la détermination définitive de la notion scolastique de la théologie se fait sentir surtout en deux points : la définition de la révélation virtuelle et la valeur de la conclusion théologique tirée d’une prémisse de foi et d’une de raison. Le premier point est abordé In / » m partem, q. r, disp. II, a. 1, n. r et m ; a. 4, n. xvi, éd. de Solesmes, Paris-Tournai, t. r, 1931, p. 347, 348, 361-362, et surtout a. 7, n. vr sq., et x-xrr, p. 376-380 ; le second point l’est en de multiples passages ; il répond évidemment, pour l’auteur, à une découverte personnelle spécialement chère : ibid., a. 6, n. r, x-xvrr, xxiixxiv, p. 369-374 ; a 7, n. xvrrr sq., p. 381 ; a. 9, n. vi, xi-xirr, p. 391, 393 ; cf. aussi Logica, II » pars, q. xxv, a. 1, ad 3, éd. Reiser, p. 777.
La ratio sub qua de la théologie est la révélation virtuelle, c’est-à-dire la lumière de la révélation dérivée à une conclusion par un raisonnement proprement dit. La conclusion théologique tient de cette lumière une certaine qualité scientifique, scibilitas, qui permet de la situer dans le cadre des sciences hiérarchisées selon le degré d’abstraction. Ce virlualiler revelalum est défini exclusivement comme une vérité non formellement révélée, mais déduite de la Révélation par un raisonnement véritable. Il y a donc, à l’égard de saint Thomas et des commentateurs plus anciens, non certes une infidélité, mais une certaine spécialisation, une précision, au sens où ce mot implique une certaine élimination. La théologie est définie non plus simplement, comme chez saint. Thomas, par le fait d’ordonner et de construire l’enseignement chrétien en principes et conclusions, mais par la déduction de conclusions nouvelles.
Deuxième point, corrélatif au précédent : tandis que, pour Bafiez, les conclusions obtenues à partir d’une prémisse de foi et d’une prémisse de raison n’étaient pas éclairées par une lumière aussi purement théologique que les conclusions rattachées à deux prémisses de foi, Jean de Saint-Thomas met les deux cas rigoureusement sur le même plan et l’on a le sentiment que, pour lui, le plus purement théologique est peut-être le premier. Son effort pour maintenir d’une part l’unité d’un même lumen sub quo dans les deux cas, et d’autre part la qualité pleinement théologique de ce lumen, est très beau. Il recourt, pour cela, à l’idée d’instrumentalité et montre que les vérités de raison employées dans l’argument théologique n’y sont plus de pures vérités de raison. Car, bien qu’elles ne soient pas intrinsèquement transformées, elles sont, dans l’usage actuel qu’on en fait, assumées, corrigées, mesurées, approuvées par le principe de foi avec lequel on les construit ; avec lui, elles font un seul médium de démonstration qui n’est pas une chose de foi et qui n’est plus une chose de pure raison, mais très proprement un médium théologique, engendrant une scibilitas théologique. Par là Jean de Saint-Thomas se rattache à la ligne suivie par Bafiez, selon laquelle la théologie la plus scientifique se construit dans la foi et, malgré l’intervention désormais très accusée des principes philosophiques dans sa construction, n’ajoute objectivement rien au donné de la foi.
La position de Jean de Saint-Thomas est celle qui est passée chez les thomistes postérieurs : Gonet, Clijpeus theologiæ thomisticæ. Disp. proœmialis ; Billuart, Summa S. Thomœ…, I » pars, dissert, proœmialis, qui définit la théologie : Doctrina rerum divinarum ex principiis fidei immédiate revelalis conclusiones deducens.
Ni Suarez, ni les carmes de Salamanque n’ont commenté la l re question de la Somme. Leur pensée sur la théologie est à chercher partie dans les écrits philosophiques auxquels ils se réfèrent, partie dans leur traité de la foi. À cet endroit sont envisagées en particulier la notion de révélé formel et de révélé virtuel et la question de la délinibi.ité de l’un et de l’autre. Voici comment le P. Charlier, op. cit., p. 24, en note, résume leur pensée :
Suarez distingue nettement Vassensus theologicus de Vassensus fidei. Celui-ci a pour objet le révélé formel, celui-là, le révélé virtuel. Le révélé virtuil, au sens strict, s’entend d’une conclusion déduite d’une proposition de foi virtute et adminiculo alicujus principii naturalis, ut quando colligitur una proprietas naturalis ex altéra revelata. De fide, disp. VI, sect. 4, n. x. La révélation virtuelle se dit respectu proprictatis quæ nullo modo conlinetur formnliler in re dicta, sed tantum in radiée, ut est in exemplo de risibililate et similibus. De fide, disp. III, sect. 11, n. v. Dans ce cas, Vassensus theologicus s’appuie sur le raisonnement proprement dit comme sur sa cause propre et formelle. La conclusion théologique stricte n’est pas, de soi, objet de foi ; car elle s’appuie sur un motif formel distinct du motif formel de la foi. Elle ne devient objet de foi que dans le cas d’une définition de l’Église, qui la propose alors, non comme virtuellement révélée, mais comme révélée formellement, immédiatement et en soi. Ibid., n. xr.
Les Salmanticenses diront, à leur tour, qu’une conclusion déduite d’un principe de foi et d’un principe de raison par voie de démonstration n’est pas une proposition de foi, mais une conclusion théologique. De fide, disp. I, dub. 4, n. 124. Quant à la vérité déduite rigoureusement de deux prémisses formellement révélées, il y a.lieu de distinguer : cette vérité peut être considérée : 1. sous sa modalité de vérité déduite et, comme telle, elle est conclusion théologique ; 2. eJe peut être envisagée en elle-même, au point de vue spécifique, en tant que vérité et, comme telle, elle est proposition de foi. Ibid., n. 127.
Il est inutile de poursuivre plus loin cette enquête sur les commentateurs de saint Thomas qui, aux XVIe et xvri 6 siècles, prolongent la ligne de la scolastique médiévale.
Produit des activités d’école, création, le plus souvent, de religieux défendant la tradition de leur ordre, représentant enfin la spécialité d’un monde à part, cette scolastique est, beaucoup plus que celle du xiiie siècle, polémique. La division et le développement des questions y sont, infiniment plus que chez saint Thomas ou saint Bonaventure, commandés par la controverse d’école. Cette scolastique est aussi appliquée exclusivement à développer le côté systématique de la tradition théologique où elle s’insère. Elle se définit elle-même comme « scolastique », par un traitement dialectique et métaphysique des problèmes fournis par la tradition de l’École, en s’attachant à les traiter par partes avec les ressources et selon les exigences de la dialectique et de la métaphysique. Mgr Grabmann remarque, à propos de Capréolus que, des trois lignes suivies par saint Thomas, la ligne spéculative, la ligne historico-positive et la ligne mystique, il n’a prolongé que la première. Johannes Capréolus, dans Jahrbuch jûr Philos, u. spekul. Theol., t. xvi, 1902, p. 281. De fait, cette scolastique n’a guère profité des acquisitions nouvelles permises par l’humanisme : l’apport du donné scripturaire et patristique y est souvent médiocre ; même chez un Cajétan, l’effort exégétique est resté, en somme, extrinsèque à l’activité spéculative. Par contre, dans les belles questions spéculatives, abondamment développées, l’interprétation et la construction philosophiques sont poussées extrêmement loin. Chez Jean de Saint-Thomas, plusieurs grandes questions sont précédées de Prænotamintt philosophica fort considérables. De plus, et dans leur exposé même de la notion de théologie, comme déjà Gabriel Biel l’avait fait, ces théologiens renvoient volontiers à des traités de philosophie. C’est que l’effort de la scolastique a abouti à une élaboration très forte des notions philosophiques engagées dans la théologie spéculative ; il s’est constitué ainsi une « philosophie chrétienne » scolastique, dont les notions avaient été, pour ainsi dire, faites sur mesure pour leur usage théologique. Lt maintenant, la théologie n’avait guère qu’à recourir, pour chacun de ses problèmes propres, à cet arsenal qu’elle avait formé. C’est l’existence d’une « philosophie chrétienne » scolastique qui explique et justifie l’allure extrêmement philosophique de bien des traités de la scolastique des xvie etxvii* siè Mais il n’empêche que ce sera toujours une tentation, pour cette scolastique, de ne concevoir le travail de la théologie spéculative que comme une application à un donné spécial, tenu par ailleurs, de catégories philosophiques. Quand Jean de Saint-Thomas, qui était certes un contemplatif de haut vol, exprime la fonction de la théologie-science en ces termes : Kes supernaturales ad modum metaphysicæ scientiæ tractalw, el discursu naltirali collalx… Op. cit., disp. II, a. 8, n. 6, p. 380, il dénonce, au sein d’une fonction magnifique et à coup sûr légitime, une menace de déviation. Le danger existe de ne voir le rôle de la foi dam la théologie que comme un rôle préalable, nécessaiic pour fournir le point de départ, mais en somme liminaire et extrinsèque, le travail théologique se faisant ensuite par la simple application de la métaphysique à ce donné tenu pour vrai. Comment, dès lors, tout en construisant une interprétation rationnelle, garder au donné chrétien sa spécificité, son caractère il-tout et de réalité originale ?
4° Formes nouvelles dans la théologie catholique.
1. Effort d’intégration des exigences modernes. Melchior Cano.
Le mouvement humaniste, d’une part, les de la controverse protestante, d’autre part, vont susciter dans l’Église tin ensemble de questions et un effort aboutissant à créer une théologie fonda|| les sources, les conditions, la certitude et la nul 1m. de de. la pensée religieuse geralent étudiées eritiquement. A. Lang, Die Loci theologici…, p. Il iq. ; P. Polman, L’élément historique…, p. 284. Cet effort fut le f.n ! de l’école de Salamanque et singulièrement de Mclchior Cano. Le renouvellement de la scolastique qui s’e t opén à Salamanque au xvr le iioria, lequel avait, : i Paris, reçu l’influence de l’ii rre Crockært et, par lui, celle du milieu humanl te de Louvaln. Comme le. deux Soto, Cano u maître a son tour, il fut le Llie Salamanque i dans toute la chrétienté la tradition d’une scolastique renouvelée : Tolet à Rome, Grégoire de Valence à Ingolstadt, Rodrigue d’Arriaga à Prague.
L’œuvre de Cano, le De locis theologieis, édition posthume en 1563, a été analysée à l’art. Lieux tiiéologiques, t. ix, col. 712 sq. Cano est un théologien de formation scolastique, mais qui veut tenir compte de l’humanisme et de ses conquêtes : l’histoire, l’édition et l’appréciation des textes, etc. Cano, a, par bien des côtés, une sensibilité et une mentalité humanistes : psychologiquement, il est un moderne, et il veut fonder une théologie tempori aptior. L. XII, c. xi. C’est cette mentalité humaniste qui le porte à mettre au premier plan, dans la théologie elle-même, l’appréciation critique de la valeur d’une position déterminée et à déterminer celle-ci en faisant appel au donné positif. Ce n’est pas que Cano nie la validité du raisonnement ; il apprécie sévèrement toute attitude fidéiste, t. II, c. xviii ; il critique ceux qui voudraient en rester à la lettre de l’Écriture, comme Érasme, et il justifie l’usage de la raison en théologie. L. VIII, c. n ; t. IX, c. iv. Classiquement, il assigne à la théologie scolastique trois buts : déduction de conclusions, défense de la foi, illustration et confirmation du dogme à l’aide des sciences humaines. L. VIII, c. n. Mais, comme tout élève de Vitoria, il sait les abus qui ont discrédité la théologie rationnelle, et il les dénonce. L. VIII, c. I. Il préconise une réforme profonde : la ratio qui déduit les conclusions est bonne, mais on ne peut rien savoir de plus dans les conclusions que ce que donnent les principes, ni rien qui dépasse en certitude et en valeur la certitude et la valeur des principes ; bref, la théologie rationnelle ne tire sa valeur que du donné positif, c’est-à-dire de Vauctoritas. L. XII, c. il. Le théologien ne sera donc un véritable savant, digne de ce nom, que s’il apprécie eritiquement les données desquelles il part : cf. textes dans A. Lang, Die loci, p. 187. Cano réagit contre une théologie qui ne serait que raisonnement, et il affirme très fortement que la théologie, comme toute autre science, vif d’un donné, d’un point de départ positif, qui est tel ou tel, et qu’aucun raisonnement ne peut créer. Cf. De locis, I. II, c. iv, 2e partie du chapitre ; I. XII, c. III. Tout son effort porte donc sur une étude systématique et critique des différentes sources où le théologien doit prendre sa matière de travail et qu’il appelle des « lieux ». C’est à déterminer la valeur propre, les critères, les conditions d’appréciation et d’utilisation de ces lieux qu’il s’attache d’une manière presque exclusive. On le voit bien quand, à la fin du I. XII, il donne lui-même trois exemples de s ;) méthode. Ces exemples vérifient tout à fait ce que dit, après le P. Mandonnet, art. CaMO, ici, t. ii, col. 1539, le P. Jacquin, Melchior Cano et la théologie moderne, dans Revue des sciences philos, et théol., 1920, p. 121-141.
On peut se demander si la théologie spéculative, la theologia scholæ, reste bien chez Cano ce qu’elle était chez saint Thomas. Cano abandonne le procédé de la qUSUtio et la manière dont il parle de la qumstto theologica, I. XII. c. v. laisse entendre qu’elle est, pour lui, non plus un instrument de science, mais un procédé de pédagogie et de discussion. Oc même la manière donl il parle soit de la conclusion théologique, soit de la fonction d’explication et d’illustration, l. nui. c. ii, semble ne se référer qu’à l’explication de ce qui se trouve tel quel dans le. lieux principaux, Écriture et
Tradition, travail OÙ l’argumentation ne serait guère qu’un procède d’explication parmi les autres et non pas cette BSSOmption des ressources aut lient iques de la r.iison dans la construction de l’objet chrétien qu’elle était pour saint Thomas. Cependant il injuste de rendre ( ; iiim responsable <li U des déviations que son Initiative mirait pu permettre, i ni lignée de disciples authentiques procède aussi de lui ; il a créé le traité scientifique et critique de la méthodologie théologique, et tous les De lotis sont tributaires du sien : cf. A. Lang, Die loti…, p. 228, n. 1, et p. 243 ; M.-J. Scheeben, La dogmatique, trad. fr., t. i, p. 11.
2. Désagrégation de l’ancienne unité de la théologie. Les spécialisations nouvelles.
Chez beaucoup, l’effort de réponse aux requêtes nouvelles se fait non dans le sens du maintien de l’unité, mais dans celui d’une spécialisation et d’un morcellement. Le fait est général et caractéristique de l’époque moderne à la fin du xve siècle : la désagrégation de la synthèse médiévale. Mais tout n’est pas « désagrégation » dans le processus que nous allons analyser et le fait de spécialisation qui s’y manifeste est, pour une grande part, la conséquence normale et bienfaisante des nouvelles acquisitions qui constituent le progrès.
Très tôt, le travail théologique perd son unité et se morcelle en spécialités. Cf. A. Humbert, op. cit., p. 3. Certes, la tradition de l’École continue : on rédige des Cursus ; non seulement on commente la Somme de saint Thomas, mais, jusqu’en plein xvii c siècle, on commente encore les Sentences : ainsi Estius († 1613). Mais, la plupart du temps, les traités qu’on publie portent diverses épithètes, qui accusent la spécialisation des objets ou des méthodes : theologia biblica, catholica, christiana, dogmatica, fundamentalis, moralis, mystica, naturalis, polemica, positiva, praclica, scholastica, speculativa…, etc. Cf. une liste plus complète dans O. Ritschl, Literarhistorische Beobachtungen ùber die Nomenklatur der theologischen Disziplinen im 17. Jahrhundert, dans Sludien z. systematischen Théologie, Festgabe Th. von Hæring, Tubingue, 1918, p. 76-85. Pour ne prendre que cet exemple, le jésuite T. Lohner publiera, en 1679, des Institutiones quintuplicis théologies, et ces cinq théologies seront : positiva, ascetica, polemica, speculativa, moralis. Nous nous en tiendrons ici aux trois divisions de la théologie caractéristiques de la théologie moderne, en scolastique et mystique, dogmatique et morale, enfin et surtout scolastique et positive.
a) Théologie scolastique et théologie mystique.
Chez un saint Thomas, un saint Bonaventure, la mystique est intégrée à la théologie ; dans un état de la théologie où celle-ci remplit toutes les obligations de sa fonction de sagesse, une théologie mystique ou spirituelle n’avait pas à se constituer à part. C’est cependant ce qui arriva à partir surtout du xve siècle. Cf. A. Stolz, Anselm von Canterburꝟ. 1938, p. 37-38. Vers la fin du xvie siècle apparaîtront les Exercices de saint Ignace, puis un peu plus tard les écrits du Carmel réformé, puis ceux de saint François de Sales, types d’ouvrages spirituels qui sont des chefs-d’œuvre, mais qui n’émanent pas de la théologie spéculative classique comme de leur source immédiatement inspiratrice et dont la valeur, semble-t-il, déborde de beaucoup la valeur de leurs auteurs comme théologiens proprement dits. Cf. J. Wehrlé, Le doctorat de saint Jean de la Croix, dans Revue apologétique, t. xlvii, 1928, p. 5-22. Significatif est le fait que, dans leurs Tabulée fontium traditionis christianse, les PP. Creusen et Van Eyen aient éprouvé le besoin, à partir du xve siècle, d’ouvrir une nouvelle colonne pour y classer les écrits sous la rubrique de Theologia ascetica et mystica. Une spécialité nouvelle se crée dans la théologie et, serait-on tenté de dire, se sépare de la théologie : à la théologie scolastique va s’opposer une théologie mystique ou affective qui aura ses docteurs, ses ouvrages, ses sources et son style.
Le vocable de « théologie mystique », patronné par Denys, est courant depuis longtemps ; dans son opposition à « scolastique », il se réclame surtout de Gerson, comme on le voit, par exemple, dans le Lexicon theologicum de Jean Altenstaig, Anvers, 1576, s. v. Les expressions théologie ascétique ou théologie spirituelle sont plus tardives. Cf. J. de Guibert, La plus antienne « Théologie ascétique », dans Revue d’ascét. et de myst., t. xviii, 1937, p. 404-408.
Chez les dominicains, un effort fut tenté pour satisfaire aux requêtes du mouvement spirituel tout en conservant à la théologie son unité. L’intention de parer à une disjonction entre une spéculation scolastique subtile et desséchée, d’une part, une spiritualité pure, d’autre part, est très nette chez Contenson qui veut, dans sa Theologia mentis et cordis, rendre à la théologie dont on se détourne parce qu’elle ne nourrit pas l’âme, sa valeur spirituelle : cf. op. cit., t. I, diss. I, c. i, specul. 1, appendix n. Massoulié, qui achèvera l’œuvre interrompue de Contenson, sera plus fortement encore soucieux de réintégrer dans la théologie la matière de la vie spirituelle. Quelques années avant Contenson, L. Bail avait publié la Théologie affective ou saint Thomas en méditations, Paris, 1654, et quelques années auparavant encore, Louis Chardon avait donné sa Croix de Jésus, 1647 ; cf. l’Introduction écrite par le P. Fr. Florand pour la réédition de La Croix de Jésus, Paris, 1937, p. lxxii sq., et, du même, l’Introduction aux Méditations de Massoulié, Paris, 1934, p. 94.
Théologie « affective » s’entend ici non plus d’une théologie expérimentale des choses de Dieu, mais d’une théologie dogmatique traitée dans un esprit de piété et d’édification. En réalité, nous tenons, avec le chef-d’œuvre de Chardon, un type intermédiaire de théologie. Certes, il s’agit pour lui de puiser dans l’étude contemplative des mystères l’explication et la régulation des choses de la vie spirituelle. Mais le choix des mystères contemplés, le choix des « thèmes » de la contemplation et l’orientation de l’étude viennent chez Chardon, non du donné théologique tel quel, pris dans son objectivité, en soi et selon sa pure vérité d’objet ; ils viennent de l’expérience spirituelle ou de la connaissance des âmes acquises par le directeur spirituel. C’est une théologie dont le « lieu théologique » finalement décisif est l’expérience des « âmes saintes », et non la pure vérité révélée, objectivement contenue dans les lieux théologiques classiques. Cf. J.-M. Congar, La Croix de Jésus du P. Chardon, dans la Vie spir., avril 1937, suppl., p. 42-57.
Signalons ici d’un mot la position méthodologique de Contenson dans sa Theologia mentis et cordis. Il dépend de la tradition de Salamanque et cite Soto, Médina, Cano. Conformément à cette tradition, il souligne fortement la liaison de la théologie à ses sources et son homogénéité à la foi ; il mêle au raisonnement des citations de l’Écriture et des Pères. Mais son intention propre est de réintégrer à la scolastique, dans une unique théologie, les éléments spirituels et les valeurs mystiques. Il définit l’objet formel quo de la théologie par la revelatio virtualis. L. I, diss. I, c. i, specul. 3. Il souligne si fortement l’homogénéité de la théologie à la foi que le raisonnement lui semble être une pure condition d’application des prémisses de foi, en sorte que l’assentiment final ne relève, comme de sa cause véritable, que des vérités de foi, ibid., c. ii, specul. 3 ; position qui sera reprise par Schæzlcr, et, à sa suite, par le P. A. Gardeil. Enfin, Contenson, isolé en ceci, veut que la théologie soit un habitus entitative supernaturalis, acquis cependant, ibid., opinion à laquelle il est entraîné par cette vue très aiguë qu’il a de la continuité objective entre la théologie et la foi.
b) Dogmatique et morale.
On signale souvent la rupture qui s’est introduite, dans la théologie post-tridentine, entre le dogme et la morale. Il n’est pas aisé de préciser quand et comment est intervenue cette coupure. Le Moyen Age avait connu cette distinction. C’est ainsi que, dans sa fameuse Summa Abel, Pierre le Chantre dit : Theologia duplex est : superior sive cselestis, quæ divinorum nolitiam spondet…, injerior sive subælestis, quæ morum informalionem docel. Grabmann, Gesch. d. scholast. Méthode, t. ii, p. 483, n. 3. On retrouve une distinction semblable chez Guillaume d’Auxcrre, ibid., p. 484 ; Robert de Courçon, p. 494 ; Jean de La Rochelle, p. 495 et 504 ; Pierre de Poitiers, p. 503, n. 2 et 504, et auparavant chez Yves de Chartres, op. cit., t. i, p. 242. Cependant, cette division, au Moyen Age, était d’ordre purement pragmatique ; elle s’entendait à l’intérieur d’une même discipline et il ne venait pas à l’esprit d’en faire une séparation. Dans le dernier quart du xvie siècle, au contraire, la morale devient, chez un grand nombre d’auteurs, un domaine à part, soustrait à l’influence directe et constante du dogme.
Quelles causes assigner à ce fait ? Faute des études de détail indispensables, il est malaisé de le dire. Le P. A. Palmieri suggère en ceci une influence protestante, mais il ne donne, en ce sens, aucun fait, aucune justification. Acta Academise Velehradensis, t. viii, 1912, p. 157. La chose n’est pas impossible ; de fait, l’ouvrage du calviniste Lambert Daneau, Ethicæ christianæ libri très…, 1577, est sans doute un des premiers traités de théologie morale séparée. Fr. Tillmann, Kath. Sittenlehre, t. iii, p. 33, souligne l’influence des prescriptions du concile de Trente relatives à la confession détaillée des péchés sur l’afflux des ouvrages de casuistique que l’on remarque alors. On peut remarquer enfin que les auteurs d’ouvrages de théologie morale séparée sont presque tous des jésuites, et des jésuites espagnols : Jean Azor, S. J., Institutiones morales, 1600, très nombreuses éditions ; H. Henriquez, S. J., Theologiie moralis summa, 1591 ; Th. Sanchez, S. J., Opus morale in præcepta Decalogi, 1613 ; L. Mendoza, O. C, Summa totius theologiæ moralis, Madrid, 1598, etc., pour ne citer que les principaux parmi les premiers spécimens d’une littérature qui fut très abondante. Ces ouvrages comportent généralement un traité de la fin dernière et de la moralité des actes humains, un traité des sacrements, un traité de la loi naturelle et positive (Décalogue, lois de l’Église), un traité des sanctions de droit ecclésiastique, enfin un traité des sanctions ou fins dernières.
Ces auteurs n’ont ni l’intention ni la conscience d’innover. Cependant, la différence est grande entre cette théologie morale séparée et l’ancienne partie morale de la théologie. Auparavant, il y avait, d’une part une étude scientifique de l’action humaine, aboutissant à une science théologique de cette action capable de la diriger, et. d’autre part, des manuels pratiques fort résumés à l’usage des confesseurs. La nouvelle théologie morale reprend la ligne de ces manuels, mais elle veut y introduire la matière des traités théologique,
- elle veut aussi mettre à la disposition des confesnon
plus seulement un aide-mémoire complétant les traités scientifiques de la théologie morale, un manuel complet, se suffisant à lui-même, où la matière de ces traités scientifiques soit intégrée au titre de principes immédiatement applicables aux’uns pratiques ; le nouveau genre prend la succession des manuels de casibu » et il y absorbe, avec la matière dont elle traitait, la partie morale de la science logique. Cf. l’art. Probabilismb, col. 488 sq. ; 1 r erner, Gach. <lrr kathol. Théologie seit dem Trienirr (.mu ii, 1859, p, 50 iq. Les anciennes Sommes ou onfesseurs étaient des répertoires brefs et essentiellement pratiques, le plus ion vent disposés par ordre alphabétique. On aura désor-un ensemble systématique qui se suffira à lui même ; la morale devient une spécialité parmi les disciplines qu’on enseigne et sur lesquelles on écrit. Il s’agit d’une discipline particulière qui aura sa méthode et ses données propres. On aura un traité de la fin dernière séparé du traité de Dieu, un traité des sacrements séparé du traité du Christ… Aussi les nouvelles productions de théologie morale seront-elles, de soi, exposées au danger de subir, à la place de celle du dogme, l’influence de la philosophie. Déjà Yasquez ne voit, dans toute l’analyse de la moralité et des espèces de vertus et de péchés, que pure philosophie et, pour ce motif, considère la partie morale de la théologie comme subalternée à la philosophie morale ou mieux comme appartenant à la philosophie. In I* m part. Sum. theol., I » pars, disp. VII, c. v ; cf. disp. XII, c. m. On peut suivre, dans J. Diebolt, La théologie morale catholique en Allemagne au temps du philosophisme et de la Restauration, 1750-1850, Strasbourg, 1926, ce processus auquel l’étude du Droit naturel, à la suite de Grotius, a donné une forte impulsion, et qui tendrait à laïciser, si l’on ose dire, la théologie morale.
c) Scolastique et positive.
Grégoire de Valence, dans ses Commentarii theologici parus en 1591, parle de la division de la théologie en scolastique et positive comme d’une division courante. Disp. I, q- i, punct. 1. Vers le même moment, Louis Carbonia dit aussi : Theologia christiana dividi solet in scholasticam et positivam. Introduclio in sacram theologiam, Venise, 1589, t. I, c. vin. Un peu auparavant, le maître général des frères-prêcheurs, Sixte Fabri, dans une ordonnance du 30 octobre 1583, prescrit qu’au couvent de Pérouse, prœler leclionem theologiæ scolasticæ habeatur quoque lectio theologiie positivée…, cité par Ed. Hugon, De la division de la théologie en spéculative, positive, historique, dans Revue thomiste, 1910, p. 652-656 (p. 653). L’expression doit être courante, puisqu’elle est employée sans explication dans un document officiel. Cependant, elle est sans doute alors assez récente, car Jean Altenstaig, dans son Lexicon theologicum, Anvers, 1576, ne la mentionne pas ; Cano pas davantage, bien qu’il connaisse formellement la réalité qu’elle recouvre et qu’il parle deux fois de ponere principia, De locis, t. II, c. iv ; duas esse cujusque disciplina 1 parles… unam in qua principia ipsa tanquam jundamenla ponimus, slatuimus, firmamus, altérant in qua principiis positis, ad ca quæ sunt inde consequentia proficiscimur ; cꝟ. t. XII, c. iii, med. : Nulla enim omnino disciplina sua principia raliocinatione probat, sed ponit : ideirco enim positiones seu petilioncs nuncupantur.
On trouve la division en théologie positive et scolastique dans les règles d’orthodoxie ajoutées par saint Ignace de Loyola († 1556), à la fin des Exercices, reg. xi : « Louer la théologie positive et scolastique, car, comme c’est particulièrement le propre des docteurs positifs, tels que saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire et les autres, d’exciter les affections et de porter les hommes à aimer et à servir de tout leur pouvoir Dieu, notre Seigneur, ainsi le but principal des scolastiques tels que saint Thomas, saint Bonaventure, le Maître des Sentences et ceux qui les ont suivis, est de définir et d’expliquer, selon le besoin des temps modernes, les choses nécessaires au salut éternel, d’attaquer et de manifester clairement toutes les erreurs et les faux raisonnements des ennemis de l’Église. » On le voit, dans ce texte de saint Ignace, la théologie positive et la théologie scolastique répondent moins à deux fonctions qu’à deux Dualités, ou plutôt à deux genres et comme à deux formes de la théologie.
On peut remonter au delà de saint Ignace et, jusqu’à nouvel ordre, nous considérerons comme le premier usage du terme celui que fait Jean Mair dans son commentaire sur les Sentences publié à Paris en 1509 et réédité en 1512, 1516, 1521. Jean Mair désapprouve ceux qui prolixe in theologia quæsliones inutiles ex artibus inseru.nl ad lonqum, opinione.s jrivolas verborum prodigalitate impuqnant… Quocirca, statui pro viribus matcrias theologicas ferme tolaliler in hoc quarto nunc positive, nunc scholastice prosequi. In I V um Sent., 1509, fol. 1-2, cité dans R.-G. Valloslada, Un teologo ovlidado : Juan Mair, dans Esludios eclesiasticos, t. xv, 1936, p. 97 et 109. Ce texte est remarquable, et il nous met sur la voie d’un sens du mot « posilif « qui pourrait bien être le sens originel. Le mot désigne, chez Jean Mair, à la fois une matière et une méthode. Il indique un exposé bref, un exposé religieux, dépouillé tant des questions inutiles que des questions principalement philosophiques réservées au point de vue n scolastique », un exposé apportant, non des choses problématiques ou controversées, mais des données fermes ; il s’agit enfin d’un exposé portant sur une matière chrétienne, sur des vérités de fait, non déductibles par des raisons.
A partir de là, il semble bien que le même mot ait recouvert deux notions qui, pour se relier à une origine commune, n’en sont pas moins notablement différentes. Il y a une conception littéraire, selon laquelle la théologie positive représente une certaine manière de faire œuvre de théologie, et une conception méthodologique, selon laquelle la positive est une certaine (onction de la théologie. La première conception, qui peut se rattacher au texte de saint Ignace et même à celui de Jean Mair, sera longtemps la plus répandue : il semble bien que ce soit celle que le mot « positif portait alors le plus spontanément avec soi ; la seconde conception représente un développement interne de la notion de théologie qui s’est amorcée chez Cano et qui aurait pu se dérouler ensuite, sans se couvrir du nom de « positive « , mais qui s’est finalement présentée sous cette enseigne.
Dans la ligne de Cano, la théologie positive désignera cette partie ou cette fonction par laquelle la théologie établit ses principes et s’occupe de ses fondements, de son donné. Partie ou fonction qui concerne donc principalement l’Écriture et les Pères et qui vise, non à élaborer le contenu de leurs assertions, mais à le saisir tel quel en sa teneur positive ; par conséquent, partie ou fonction qui suit non une méthode d’argumentation dialectique mais une méthode d’exposition plutôt exégétique et simplement explicative. Par ce biais, la théologie positive ainsi entendue rejoint la théologie positive entendue au sens littéraire que nous allons voir : car elle se distingue de la théologie scolastique par la « manière » et finalement, par le style lui-même. Aussi, comme nous le verrons, un assez grand nombre d’auteurs mêleront ou juxtaposeront les deux notions.
Les auteurs et les textes suivants se rattachent à cette manière d’entendre la distinction entre scolastique et positive :
Secunda (divisio) oritur ex differentia quadam methodi qua utitur in ea fidei explicatione… in positivam et scholasticam. Quibus appellationibus unus eliam et idem habitus signifioatur, proul diverso modo versatur in suo munere explicandi et coufiimandi fidem. Positiva enim theologia dieitur, quatenus occupatur polissimum in explicando ipso Scriptura sacra ; sensu, ad eumque eliciendum, tum aliis admiiiiculis, tum præcipue auctorilate sanctorum Pamim utitur. Quo ipso quasi principia fuma aliarum conclusionum theologicarum ponit ; et ideo positiva videtur dicta, quia scilicet ponit atque statuit ex Scriptura principia theologiae fuma. Scholastica vero, theologia vocatur prout explicat et confirmai ac défendit uberius et accuratius fidei sententiam, subtiliter iis etiam rébus animadversis, quæ vel ex fide conséquentes sunt vcl fidei répugnant… Grégoire de Valence, Commentarii theol., disp. I, q. i, punct. 1 ; comp. punct. 5.
Theologia positiva est Scripturse sacrée cognitio rerumque divinarum explicatio, sine argumentatione operosa. Po nendo sensum Scriptura ; et thèses conclusionesque theologicas sine argumentis convincenlibus. Theologia scotastica est scientia ex principiis fidei educens démonstrative conclusiones de Deo rebusque divinis… J. Polman, Breuiarium theologicum, Lyon, 1CJ6, p. 4.
Positiva illa dicitur quæ conclusiones suas probat tum ex Sacræ Scripturoe auctoritate, tum traditionibus, tum defiaitionibus conciliorum, tum denique sanctæ iicclesi.-e et poiililicum determinationibus, theologorumve unanimi sententia… J.-V. Zambaldi, Disserlaliones théologies ? scholastico-doginalicæ, Padoue, 1728, q. i.
La conception de la théologie positive prise du point de vue littéraire est déjà celle qui est sous-jacente au texte de saint Ignace cité col. 426. Elle fut, et de beaucoup, la plus commune au xvii* et au début du xviii » siècle. Petau lui-même, bien qu’il soit effectivement le père de la théologie positive au sens moderne du mot, lequel reprend la ligne de Cano, ne définit pas la théologie positive autrement.
On trouve cette notion dans les textes suivants : …Non illam (theologiam) conlenliosam ac subtilem, quæ aliquot abhinc orta sœculis jam sola pêne scholas occupavil, a quibus et scholasticæ proprium sibi nomen ascivit ; verum elegantiorem et uberiorem alleram… Dogm. theol., proleg., c. i, n. 1 ; cf. c. iii, n. 1 et surtout c. ix, n. 9, où son nom est donné à cette autre théologie : Alterum genus est theoloqiee quod posilivum vulgo nuncupanl, quod majori parti blanditur hominum eurum qui polilis deleclantur artibus et abhorrere ab omni barbarie præ se ferunt. Voir aussi Billuart, Cursus theologise, diss. proœm., a. 1 : Ex parte modi dividitur in positivam et scholasticam. Positiva est quæ versatur circa S. Scripturas, traditiones, concilia, canones, SS. Pontiftcum décréta, SS. Palrum opéra, antiquitalis facta historica et praxim, ea expendendo, penelrando, vera a falsis discernendo, sensum legilimum explicando, mysteria fidei et veritates revelatas ex eis eruendo, et ex verilatibus revelalis alias deducendo ; et hxc omnia stylo lusiori, elegantiori et quasi oratorio, atque regulis dialecticis minus accomodato… On pourrait enfin citer E. du Pin et ceux qui dépendent de lui : du Pin, Méthode pour étudier la théologie, Paris, 1716, c. n (éd. de 1768, p. 30 sq.) ; de La Chambre († 1753), Introduction à la théologie, diss. I, art. 6, dans Migne, Theol. cursus complcius, t. xxvi, col. 1070. Si étrange que cela puisse paraître, ces différents auteurs définissent la théologie positive comme la forme plus élégante et moins rigoureuse de la théologie tout court, dont la scolastique est la forme exacte et plus sévère. Comme Billuart l’indique nettement, la théologie positive est représentée, en somme, par les auteurs ecclésiastiques antérieurs à saint Jean Damascène pour l’Orient, à Pierre Lombard pour l’Occident. Mais, chez nombre de scolastiques, l’apport historique et textuel demeurera extrinsèque au développement de la pensée ; ils s’y résoudront comme à une exigence du temps, mais sans croire à sa fécondité et à sa valeur. Billuart lui-même ajoutera bien à son commentaire des développements historiques, mais ce sont, selon sa propre terminologie, des digressiones, et il ne les ajoute, dans une Somme qu’il proclame hodiernis moribus accomodata, que parce que usus prævaluit ; cf. la Prsejatio auctoris à sa Summa.
Beaucoup, d’ailleurs, accolent la notion épislémologique héritée de Cano et la notion littéraire ou humaniste. Il y a quelque chose de cela chez Billuart lui-même, et plus encore chez Philippe de la Trinité. C’est au maximum le cas de Tournély († 1729), Prselecliones theologicx de Deo et divinis attribuas…. disp. prœvia, q. i, a. 2, Venise, 1731, p. 4, et de Berli, De theologicis disciplinas, t. i, Venise, 1776, p. 2.
Il n’empêche que c’est bien à l’époque où nous sommes que, avec ou sans l’étiquette, se forma ce que nous appelons la théologie positive. À quels problèmes, à quels besoins répondait cette activité relativement nouvelle ? À deux besoins : celui de l’humanisme et celui des hérésies.
Nous avons évoqué plus haut les nouvelles exigences en fait de textes et d’histoire. Certes, leur cause sera difficile à gagner. Si Cano déclarait en f560 que tous les gens instruits considéraient comme omnino rudes les théologiens dans les œuvres de qui l’histoire était muette, De locis, t. XI, c. ii, l’histoire n’en demeura pas moins étrangère aux programmes de formation intellectuelle du xvie siècle ; cf. P. Polman.L’e’Wme. nl historique, p. 500. Le xvii c siècle fut plus heureux : non seulement il vit paraître des œuvres très remarquables de théologie positive, celles, en particulier, de Petau († 1047) et de Thomassin († 1695), mais il vit l’histoire s’introduire, en plus d’un endroit, dans le régime pédagogique des clercs. Bien des traités de méthodologie théologique feront alors une place considérable aux études historiques et scripturaires : Noël Alexandre, Préface à son Histoire ecclésiastique, 1676 (cf. en particulier, t. i, p. liv) ; Bonaventure d’Argonne, Traité de la lecture des Pères de l’Église, 1688 ; Mabillon, Traité des études monastiques, 1691 ; Ellies du Pin, Méthode pour étudier la théologie, 1716, etc.
La théologie positive n’est pas née seulement de l’humanisme, mais de la nécessité de répondre aux hérésies. Cela entraînait l’obligation de prouver la conformité du dogme ecclésiastique à ses sources premières. Aussi les toutes premières recherches de théologie positive, dans l’Église, ont-elles été des recueils de textes et de témoignages que l’on a opposés aux novateurs. Les hérésies modernes devaient d’autant plus susciter une activité de ce genre qu’elles se présentaient comme une réforme radicale de l’Église et mettaient en question sa fidélité à ses origines. Ainsi d’abord dans la polémique avec Wiclef, comme on le voit, par exemple, dans le Doctrinale antiquitalum fidei Ecelesiæ cutholicæ de Thomas Netter, dit Waldensis († 1 131), et dans celle avec Jean Hus. Ainsi surtout dans l’effort énorme que firent les catholiques pour répondre au protestantisme. Les activités du catholicisme moderne ont été conditionnées en glande partie par la mise en question de la Réforme. Jusqu’alors la théologie avait été en possession paisible de ses sources ; elle en recevait l’apport dans l’Église. C’est en pleine tranquillité cju’- les théologiens seolastiques non seulement puisaient leur donné dans la vie actuelle de l’Église, sans s’inquiéter de critique historique, mais qu’ils référaient à l’Église vivante ce qu’ils pouvaient remarquer de nouveau à un moment donné de son développement : c’est très net, par exemple, dans la question, qui deviendra cruciale pour la nouvelle théologiepositive, de l’institution des sacrements.
Maintenant. l’autorité de l’Église, réduite par les Réformaleui i à un niveau tout humain, ne suffirait plus pour justifier la moindre tradition et l’on était Obligé, pour suivie les novateurs sur leur terrain, de se référer À l’Église ancienne, voire parfois au texte de la ule Écriture. D’où la création par les théologiens catholiques de la théologie positive, d’une part, du traité de la Tradition, d’autre part : double création par laquelle la manière de se référer aux sources sera changée pour la théologie, pour celle du moins qui ne croira pas pouvoir continuer purement et simplement [ne médiévale.
Les II essités que nous venons d’évoquer ont en gendié, au xvir sic. e, les innombrables traités qui trfentés vers la démonstration de la « Perpétuité t il. Avant le livre fameux de Nicole. Perpétuité d’la foi de l’Église louchant VeucharMie, 3 vol., 1609 In ; même modèle de beaucoup d’autres, nous aurons nombre de démonstrations de même esprit et d ii (ours du xvie siècle, C’est ainsi que l’effort de la théologie positive 1 d’abord orienté vers la preuve de la conformité de l’enseignement actuel de l’Église avec le témoignages bibliques ou patristiques de la foi de l’Église apostolique ou ancienne. C’est ce que certains auteurs appellent « positive des sources », ainsi R. Craguct, art. cité, p. 15-16 ; L. Charlier, Essai sur le problème théologique, p. 35-50.
A. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme, 3° éd., Paiis, 1909 ; J. Tunnel, Histoire de la théologie positiue du concile de Trente au concile du Vatican, Paris, 1906 ; Ph. Torreilles. Le mouvement théologique en France depuis ses origines jusqu’à nos jours, Paris, s. d., c. vi, ix, xi et xii (ce sont les meilleurs) ; P. Polman, L’élément historique dans la controverse religieuse du XVIe siècle, Gembloux, 1932 ; Mgr Grabmann, Geschichte der katliolischen Théologie seit dem Ausgangder Vàterzeit, Fribourg-en-li., 1933, p. 185 sq. ; A. Stolz, Positive und spekulalive Théologie, dans Divus Thomas (Fribourg), 1931, p. 327-343 ; R. Draguet, M< ?(/io</es théologiques d’hier et d’aujourd’hui, dans Revue cathol. des idées et des faits, 10 janv., 7 et 14 févr. 1936 ; L. Charlier, Essai sur le problème théologique, Thuillies, 1938.
d) L’apologétique.
Nous sommes maintenant à l’époque des dissociations. Le monde naturel tend à reprendre son indépendance et à se concevoir comme étranger à la foi, se posant en face d’elle comme un vis-à-vis, et comme se suffisant à lui-même : en politique, deux pouvoirs qui peuvent, comme d’égal à égal, passer un concordat ; en matière de connaissance, deux lumières extérieures l’une à l’autre et gouvernant chacune un monde à part. L’apologétique, qui représente un usage de la raison extérieur à la foi, bien que relatif à elle, est née de cette situation et du besoin de refaire l’unité perdue. Il s’agit en effet, en usant de la lumière naturelle d’amener à la f oi en établissant qnu l’enseignement de l’Église catholique représente la révélation de Dieu. Peu de décades avant l’époque dont nous parlons, la mise en question de la Réforme avait fait naître une activité nouvelle de défense qui, sous le nom de « polémique » ou de i controverse », s’était vite constituée en branche spéciale de la théologie et de l’enseignement ecclésiastique. Nous n’en ferons qu’une simple mention : cf. K. Werner, Geschichte der kalholischen Théologie seit dem Trienle.r Concil zur Gegemvart, Munich, 1866, p. 34 sq. ; Geschichte der apoloqetischen und polemischen Litcratur der christlichen Théologie, Schaffouse, 1861 sq., 5 vol. Nous n’avons à nous occuper ici de l’apologétique que sous l’aspect où elle intéresse la notion de théologie, en tant qu’elle est devenue une spécialité de la théologie et en tant que sa création et son développement ont pu influer sur la conception même de la théologie.
L’apologétique ne se constituera guère en traité séparé de la théologie dogmatique avant le milieu du xviie siècle : F. de B. Yizmanos, La apologetica de los escolaslicos postridentinos, dans Estud. eclesiast., 1934, p. 422 ; H. Busson, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, 1933, c. xi et XII, Mais elle se prépare dans les traités seolastiques de la foi et en deux questions de ce traité : celle de la crédibilité et celle de la certitude subjective de la foi.
Le souci d’établir le bien fondé du dogme catholique détermine une nouvelle activité de la raison relativement aux principes de la théologie, qui sont précisément les dogmes : il n’est plus question d’élaborer le contenu objectif des dogmes (théologie scolastique), ni même de prouver la conformité du dogme a ses sonnes premières (théologie positive), mais d’établir aux yeux de la raison leur crédibilité, objet de la démonstration chrétienne ». Ainsi, d’une part, les traités apologétiques se gonflent-ils d’une ma théologique qu’ils n’avaient pas à aborder, d’autre part, la théologie elle-même prend-elle souvent, en de ses objets, une altitude et des préoccupations apologétiques. D’autant que la controverse a mis son emprise partout. C’est ainsi que parfois la théologie, dans sa partie argumentative, semblera avoir pour objet d’établir apologétiquement la vérité de la religion et donc les vérités de la religion : la substitution fréquente du mot « religion au mot « foi » apportant ici sa nuance. Cette conception est au fond, avec une forte accentuation positive et une timide mention de la déduction de conclusions, celle qui s’affirme dans les c. i et m de la Méthode pour étudier la théologie d’Ellies du Pin, 1716 : « Toute l’étude de la théologie consiste à chercher les moyens par lesquels on peut s’assurer quelle est la Religion véritablement fondée sur la Révélation divine et quelles sont les vérités certainement révélées. » C. i.
Notons ici un dernier fruit de ces positions chez des théologiens modernes. Tandis que les anciens commentateurs de saint Thomas cherchaient la valeur scientifique de la théologie dans sa continuité à la science de Dieu et des bienheureux dans laquelle ses principes sont possédés avec évidence, cf. supra, col. 381, un certain nombre de théologiens, voulant donner à la théologie une valeur scientifique même au regard d’une raison humaine non croyante, trouvent le principe de cette valeur dans la jonction que la théologie peut avoir avec les évidences naturelles par le moyen de la crédibilité et de la démonstration apologétique. C’est la notion d’une « théologie fondamentale », entendue en ce sens que les fondements ou principes de la théologie y seraient établis de la manière qu’on vient de dire. Cette notion, qu’on rencontre par exemple chez A. Dorsch, S. J., Institutiones theologiæ fundamenlalis, t. i, Inspruck, 1930, p. 14, chez H. Dieckmann, S. J., De revelatione christiana, Fribourg, 1930, p. 24, etc., a été combattue, au nom de la tradition thomiste par le P. A. Gardeil, La crédibilité et l’apologétique, 2e éd., Paris, p. 221 sq., et Revue des sciences philos, et théol., 1920, p. 649. Elle garde pourtant des partisans, comme on pourra voir dans J. Bilz, Einfùhrung in die Théologie, Fribourg-en-B., 1935, p. 42, et P. Wyser, Théologie als Wissenschaft, 1938, p. 47, n. 3. B. Poschmann, Der Wissenschaflscharakter der katholischen Théologie, Brestau, 1932, p. 16-21, expose comment, encore que la théologie tienne sa qualité scientifique de la foi seule, une preuve scientifique et rationnelle, extrinsèque d’ailleurs, de l’existence de son objet, la Révélation, est cependant possible et convenable. Ainsi conçu, le rôle de l’apologétique dans le système scientifique de la théologie est non seulement acceptable, mais incontestablement heureux. Et, comme le note avec beaucoup de finesse B. Poschmann, c’est une manière de concilier « les deux voies » divergentes de K. Eschweiler.
K. Eschweiler, Die zwei Wege der neueren Théologie, Augsbourg, 1926 : on trouvera dans cet ouvrage, en particulier p. 263, n. 3 et 266, n. 12, la bibliographie afférente à la question de Vanalysis fldei ; P. Schutt.Das Verhâltnis von Vernunftigkeit und Gôltlichkeit des Glaubens bei Suarez, Warendorꝟ. 1929 ; F. Schlagenheufen, Die Glaubensgewissheit und ihre Begriindung in der N euscholastik, dans Zeitsch. f. kathol. Theol., t. lvi, 1932, p. 313-374, 530-595 ; F. de B. Vizmanos, La apologetica de los escolasticos postridentinos, dans Estud. eclesiast., 1934, p. 418-446 (bibliographie p. 422, n. 8).
VIII. Coup d’œil sur la théologie du xviie siècle à nos jours.
Après avoir vu les problèmes nouveaux posés devant la théologie à l’époque moderne, puis l’effet de dissociation et de spécialisation causé par ces problèmes, il reste à esquisser les vicissitudes de la notion de théologie du xviie siècle à nos jours : 1. La forme de théologie déterminée par les attitudes nouvelles ; 2. Le marasme de la théologie au temps du philosophisme ; 3. Le renouveau de la théologie au xixe siècle et à l’époque contemporaine.
I. LA THÉOLOGIE NÉE DES TENDANCES MODERNES : DOGMATIQUE ET THÉOLOGIE SCOLASTICO-DOGMATIQUE.
Au point de vue de la notion de théologie, c’est vers les dernières années du xviie siècle que se fixent les formes modernes de cette science, issues à la fois du mouvement moderne de la Renaissance et du mouvement de défense du concile de Trente. Les grandes écoles de pensée qu’étaient les écoles conventuelles, ou les universités perdent leur éclat. Un fait notable au point de vue de la théologie est la mort des universités comme centres de pensée originale ; elles sont absorbées par les querelles du gallicanisme, du jansénisme, ou se discréditent dans la domestication du joséphisme. L’enseignement de la théologie y continue cependant, ainsi que dans les séminaires et les écoles des ordres religieux. À cela répond le fait que signale Hurter, Nomenclator, t. iv, 3e éd., col. 317 : aux commentaires sur saint Thomas ou sur les Sentences, se substituent, vers 1680, des cours et des manuels systématisés de théologie, où les points de vue positif, scolastique et polémique sont adoptés à la fois et harmonisés. Trois choses, qui se sont suivies chronologiquement, nous semblent caractéristiques de la théologie entre 1680 environ et la fin du xviiie siècle : 1. la méthode dogmatique ; 2. la tendance à se constituer en « système » ; 3. l’organisation pédagogique de la théologie en « Encyclopédies ».
1° La méthode dogmatique.
Elle est issue de la nouvelle « positive » et du besoin de proposer, pour l’enseignement, au delà des controverses qui divisent les écoles, une doctrine qui s’impose à tous. L’idée de « dogmatique » est liée au désir d’une doctrine non soumise à disputes, celles-ci se produisant au delà, dans une marge laissée à la liberté. C’est l’époque où se répand la formule célèbre, In dubiis libertas, et où, par exemple, le servite G. -M. Capassi publie un livre intitulé Inlellectus triumphans, in dogmaticis captivus, in scholasticis liber, Florence, 1683.
Le mot dogmaticus existait déjà en théologie et il avait été déjà employé par opposition à moralis ou ethicus, ou encore pour signifier quelque chose de théorique, comportant des positions et des affirmations idéologiques fermes. Cf. O. RitschI, Das Wort dogmaticus in der Geschichte des Sprachgebrauchs bis zum Aufkommen des Ausdruckes theologia dogmatica, dans Festgabe J. Kdjtan, Tubingue, 1920, p. 260-272. Dans la théologie catholique, le mot, employé en opposition non plus à ethicus ou à historiens, mais à scholasticus, prend, vers 1680, semble-t-il, un sens que le texte suivant suffira à faire entendre : Theologiam dogmalicam et moralem in qua, sepositis omnino queestionibus scholasticis, prætermissis etiam positivée theologiæ quæstionibus… ea dumtaxat tractentur quæ in concilio Tridenlino fmita sunt aut trad.ta dogmata, vel in ejusdem concilii catechismo exposila… Noël Alexandre, Theologia dogmatica et moralis, 1693, 1. 1, præf. Le mot est encore employé en distinction avec moralis, mais il prend un sens très net de doctrine commune dans l’Église, telle que, évitant les disputes d’école, elle se fonde immédiatement dans les documents du magistère.
Cette idée d’une théologie « dogmatique » est liée, à cette époque, à tout un mouvement de pensée concernant la notion de dogme et les lieux théologiques. On trouve fréquemment, dans les auteurs de cette époque, des précisions nouvelles et passablement compliquées sur le dogme et ses différentes variétés. La division faite par le P. Annat dans son Apparatus ad posilivam theologiam melhodicus, t. I, a. 7, Paris, 1700 (2° éd., 1705, p. 31 : nombreuses éditions), entre dogma imperatum, liberum et toleratum, est acceptée par les auteurs. Gotti, Theol. scholastico-dogmatica, tract. I, q. i, dub. vi, §1 ; Gautier, Prodromus ad theol. dogmatico-scholasticam, Cologne, 1756, diss. II, c. i, a. 2. Les mêmes auteurs apportent beaucoup de soin à distinguer différentes espèces et divers degrés de conclusions théologiques : cf. Gotti, dub. iii, § 3 ; Gautier, diss. II, c. i ; de même, ils développent un De locis assez élaboré et ils consacrent une grande place à définir les différentes notes théologiques. Pour toutes ces choses, le Prodromus de Gautier est typique et très complet.
C’est cette ligne de la theologia dogmatica qui aboutira aux Dogmatiques modernes, c’est-à-dire à des exposés de la doctrine catholique se présentant non comme une élaboration extrême systématique et dialectique, à la manière des Sommes du Moyen Age, mais comme une sorte de « doctrine chrétienne » développée, ou une explication du donné de foi poursuivie très au contact avec les sources et les expressions positives de celles-ci. Cf. O. Ritschl, Li/erarhistorische Beobachlungen ùber die Nomenklatur der theologischen Disziplinen im 17. Jahrhunderl, dans Studien zur systemalisclien Théologie, Fcstgabe Th. von Heering, Tubingue, 1918, p. 83 sq. ; H. Keller, dans Theologische Revue, 1938, col. 301.
Les cours et manuels de l’époque qui suit 1680 portent fréquemment dans leur titre les mots « dogmaticoscolastique. Ainsi C.-V. Gotti, J.-B. Geuer, 17671777, Tournélꝟ. 1755, etc. Ce titre indique l’intention de marier l’élément positif et l’élément rationnel, l’explication de la foi et l’interprétation d’école. Cela est très net, par exemple, dans l’œuvre d’un Martin Gerbert, voir ici, t. vi, col. 1295 et cf. ici, art. Gotti, t. vi, col. 1505-1506. Cette intention commande une méthode. On a abandonné la technique de la quæstio et on adopte, à la place, un schème d’exposé qui commence d’apparaître déjà dans la scolastique du xive siècle et qui était déjà, en somme, celui de Cano ; il suit non un ordre dialectique d’invention et de preuve, mais un ordre pédagogique d’explication et comporte les étapes suivantes : thèse, status quæstionis, c’est-à-dire exposé des opinions, preuves positives d’autorité, preuves de raison théologique, solution des difficultés, corollaires, et en particulier corollaires pour la vie et la piété. Ce schéma est devenu celui de la presque totalité de nos manuels.
2o La tendance à se constituer en « système ».
Vers le milieu du xviiie siècle, la théologie subit, surtout en Allemagne, l’influence de la philosophie de Wolf. Cette influence est sensible au point de vue du contenu, et plus encore peut être au point de vue de la méthode. Wolf accentue la tendance de ses inspirateurs. Spinoza, avec son more geomelrico, Leibniz avec son Systema theologiæ (publié seulement en 1819), pour aboutir à ce qu’on appellera le systema ou la methodus scientiflea : méthode de type ^cornet rique caractérisée par la recherche d’un ordre déductif rattachant tous les éléments à un unique principe. O. Ritschl a étudié le développement de l’idée de « système » et de procédé t systématique dans la théologie, principalement dans la théologie protestante, depuis le début du xviie siècle jusqu’au milieu du xviii 1 : System und systematische Méthode in der Geschichle des wissenschalllichen Sprachgebrauchs und der philosophischen Méthodologie, Bonn, 1900, surtout p. 40-54. Il est fort probable que l’exemple de la théologie protestante qui. très loi, a juxtaposé à l’Écriture un « système » plus construit que les anciennes Sommes scolastiques, a influé sur la théologie catholique.
Dans la seconde moitié du xviiie siècle, la théologie catholique recherche volontien de se constituer’n système », en suivant la methodus scientifica île l’école de Wolf. Des exemples types oc telles théologie ! sont fournis par l’œuvre de B. Stattler, s. J. ; cf.C. Oberndorfer, O. S B., Systema theolagtco hislonr, , rntintm, Allgsbourg, 1762 ; B.-J. Ilcrwis, O. Præm., Epitome dogmatica, Prague, 1706, traité apologétique de l’Église selon la méthode mathématique ; J.-A. Brandmeyer, Principia eaiholica introductionis in universam theologiam christianam, Rastadt, 1 783 ; M. Gazzaniga, O. P., Theologia dogmatica in systema redacta, Ingolstadt, 1786 ; M. Dobmayer, Theologia dogmatica, seu Systema theologiæ dogmaticæ, 1807 (posthume).
3o L’organisation pédagogique de la théologie en « Encyclopédies ».
En même temps, la théologie du xviiie siècle est friande de traités méthodologiques. Les Introductiones, les Apparatus, les De locis se multiplient. La vieille idée de rassembler toutes les connaissances en un corpus où elles soient distribuées et ordonnées, réapparaît et anime le mouvement des encyclopédies. Vers la fin du xviiie siècle et au début du xixe, l’idée de réunir et d’organiser en un ensemble les diverses branches relevant de la théologie, prend corps dans un grand nombre d’ « Encyclopédies » ou « Méthodologies ». Ces deux mots répondent à la fois à l’ancien De sacra doctrina, au De locis et au besoin nouveau de distribuer systématiquement les différentes branches, parfois divisées et subdivisées à l’excès, de la théologie : par cette idée de distribution systématique et d’ordre déduit d’un seul principe, l’ « encyclopédie » se rattache au « système », comme on le sent jusque dans le titre d’une des plus célèbres productions de ce genre, du côté catholique, V Encyklopâdie der theologischen Wissenschaften als System der gesammten Théologie, de F.-A. Staudenmaier, 1834.
Ces Encyclopédies ou Méthodologies sont innombrables. On trouvera sur elles une abondante documentation dans l’art. Encyklopädie de la Prolest. Realencyklopadie, 3e éd. t. v, p. 354 sq., dans les art. Encyklopädie et Théologie du Kirchenlexikon, 2e éd., t. iv, col. 497-501 et t. xi, col. 1565-1569 ; dans le Systemalisch geordnetes Repertorium der kalholisch-lheologischen Litteratur de Gla, t. i, Paderborn, 1895, p. 6 sq. ; enfin dans l’art. Théologie du Dict. encyclopédique de la théologie catholique de W’etzer et Welte, trad. fr. par Goschler, t. xxiii, p. 313-324 : ce dernier article donne les plans proposés par Dobmayer, 1807 ; Drev, 1819 ; Klee, 1822 et Staudenmaier, 1834. Cf. aus’si G. Rabeau, Inlrod. à l’élude de la théologie, Paris, 1926, p. 369 sq.
II. LE MARASME DE LA THÉOLOGIE AU TEMPS DU PHILOSOMISME.
La théologie pénétrée par l’esprit du philosophisme est caractérisée par la méconnaissance du christianisme en tant qu’il apporte à l’esprit, au delà des possibilités et des initiatives propres de celui-ci, un ordre nouveau d’objets, qui sont des mystères, inaccessibles à toute découverte rationnelle, mais donnant lieu, une fois révélés et reçus dans la foi, à l’activité contemplative nouvelle d’une intellectualité surnaturelle. La Ve.rnunlttheologie, au temps de VAufktàrung et du philosophisme, reprend l’intention de l’apologétique qui s’est développée depuis le xviie siècle, contre les « libertins » : elle veut refaire l’unité des esprits dans le christianisme, au sein d’un monde où la foi d’un côté, la science et la culture de l’autre, forment deux terres séparées ; elle veut opérer le passage de la raison à la religion, de la science au christianisme, par les ressources de la raison et de la science. G. Hermès († 1831) donne à cette Intention une forme savante, dont l’appareil est en grande partie emprunté à Kant corrigé pu Fichte, Einleitung in die christkatholische Théologie, i. Philosophische Einleitung, Munsler, 1819 ; II, Positive Einleitung, Munster, 1829. Il définit la foi en termes purement intellectuels, comme l’état de l’esprit qui, parti du doute posilif et absolu, arrive a ne plus pouvoir douter. Cf. ici, art. IIihmi’s. i. i, col. 2290 sq. La grâce intervient bien pour rendre efficacement salutaire la foi ainsi obtenue ; mai’. I oui le contenu intellectuel de cette foi. tout ce que l’esprit reroil de l’objet et dont il fait sa vie d’esprit, était, chez Hermès, une chose de la raison. Il n’a pas vu qu’entre la raison d’une part préparant l’accès à la foi par la démonstration des prœambula fidei et celle de la crédibilité générale du dogme et, d’autre part, la raison retrouvant une activité dans la foi et sur les objets de la foi par la théologie, s’intercalait un acte surnaturel dans lequel l’esprit était élevé à un nouvel ordre d’objets.
Hermès montre ainsi le danger d’une apologétique conçue comme une démonstration du dogme telle qu’une théologie pourrait lui faire suite sans rupture de continuité. Dès que, dans les diverses analysis fldei, on cherchait pour l’acte de foi lui-même, et non seulement pour ses préparations rationnelles, une résolution en une évidence donnée dans la conscience, n’était-on pas porté dans le sens d’une foi philosophique et d’une Vernunftllwologie ?
Le philosophisme agit sur la théologie assez différemment en France et en Allemagne. En France, la philosophie était étroitement laïque ; elle excluait le christianisme. En Allemagne, Fichtc, Schelling et Hegel assumaient dans leur système une sorte de double idéologique du christianisme, d’allure beaucoup plus religieuse. Aussi voyons-nous des théologiens faire de la théologie une explication hégélienne ou schellingienne des grands dogmes du christianisme. Dans cette théologie, tout le côté idéologique et spéculatif, la nécessité interne et l’enchaînement des mystères, semblent ne relever que du système philosophique, qui apporte la connaissance de 1’ « Absolu » ; le positiT du christianisme semble n’apporter qu’un élément de fait qui ne comporte, comme tel, aucune intelligibilité originale. Les écrits d’A. Gengler. Ueber das Verhùltnis der Théologie zur Philosophie, Landshut, 1826, et Die Idéale der Wisscnscha/t oder Encyklnpàdie der Théologie. Bamberg, 1834, malgré leur réelle valeur, reflètent quelque chose de cette tendance ; cf. J. Dicbolf, La théologie morale catholique…, p. 288 sq.
J.-B. Sagmiiller, Wissenscha/t und Glnube in der kirchlichen Aufkldrung, lïssea, 11)10 ; A. Keatz, Hejormversuche in der kaiholischen Dogmntik Deiitsclilands zu Béguin des 19. Jahrhunderts, Mayence, 1917 ; Cl. Selierer, Geschichte und Kiretiengeschichte an den deatschen Uniuersitàten im Zeitaller des llumanismtis, Fribourg-en-B., 1927 ; sur Hermès, voir K. Esciiweilyr, Die zwei Wege der neueren Théologie. .., Augsbouig, 1926, p. 81 sq.
III. LE RENOUVEAU DE LA THÉOLOGIE AU XIXe SIÈCLE ET DANS LA PÉRIODE CONTEMPORAINE.
Cette dernière partie de notre exposé historique se distribue d’elle-même ainsi : 1. le renouveau d’inspiration romantique ; 2. le renouveau de la srolastique ; 3. le développement des études positives et critiques ; 4. la crise des études ecclésiastiques et le modernisme ; 5. les synthèses ; 6. les tendances et les besoins d’aujourd’hui.
1° Le renouveau d’inspiration romantique.
En théologie le courant romantique est le premier à reconstruire, au cours des années 1810-1840. Son action s’exerce dans le sens de l’unité et de la réintégration d’éléments dissociés au cours de la période précédente. Il retrouve d’abord le sens du passé, des Pères et même, par le Moyen Age, de la scolaslique ; ainsi, il commence à retrouver le sens de la contemplation des vérités de la foi et de la spéculation sur elles : toutes choses qui sont très nettes dans l’école catholique de Tubingue et en particulier chez J.-A. Monter († 1838). Par le fait môme, le romantisme retrouve, ou découvre le sens du développement et de l’histoire.
Il apporte aussi le sens des connexions et le point de vue de l’organisme vivant. J.-S. Drey souligne la connexion interne des disciplines théologiques dans sa Kurze Einleitung in das Stutlium der Théologie, Tubingue, 1819. Grâce à ce sens vital et organique, des dissociations déjà accréditées sont dénoncées. Il est extrêmement frappant de voir l’élimination du rationalisme entraîner, comme une requête immédiate, la réunion de la morale et du dogme : ainsi chez Drey, Gengler, Staudenmaier, G. Riegler, J.-A. Stapf, etc. ; cf. J. Diebolt. La IMoloqie morale catholique en Allemagne. .., p. 285, 290, 307, 172 et 179 ; Fr. Tillmann, Kalholische Sittenlehre, t. iii, p. 38 sq. Fn même temps la volonté s’accuse de faire cesser la séparation entre la théologie d’une part, le monde et la culture d’autre part. Le programme dressé par Drey et inspirateur de l’école de Tubingue répond à cette intention ; en France, celui de Lamennais.
Enfin, le romantisme apporte en théologie le sens du vital et, pour ainsi dire, du vécu. Il reprend la requête sans cesse renouvelée au cours des âges : celle d’une théologie liée à la vie, voire d’une théologie où s’exprime la vie. Que la théologie soit liée au don fait par Dieu à l’homme d’une vie nouvelle, surnaturelle, qu’elle poursuive son travail dans une ambiance de toi et de piété, qu’elle inspire à son tour la vie ! Mais, dans l’école romantique de Tubingue, insuiïisamment affranchie de l’idéalisme philosophique et théologique allemand, la théologie apparaît comme trop référée à la foi vécue de l’Église ; les sources et les critères objectifs de la théologie n’y sont ni assez dégagés, ni assez mis en relief. Certes, jamais la théologie n’y a été définie, comme dans le protestantisme libéral issu de Schleiermacher, comme une analyse et une description de l’expérience religieuse ; la pensée des plus grands parmi les Tubingiens est foncièrement orthodoxe. Mais la théologie est, chez eux, trop conçue comme une réalisation intellectuelle de ce qu’a reçu et de ce dont vit l’Église et le théologien dans l’Église, pas assez comme une construction humaine d’une foi relevant d’un donné objectivement établi et de critères objectifs. La théologie, en un mot, est trop, pour eux, une science de la foi, pas assez une science de la Révélation.
Mattès, dans le Dict. encyclopéd. de la théologie cathol. de Welzer et Welte, trad. Goschler, t. xx.ui, p. 315 sq. ; Kd. Vermeil, J.-A. Môhler et l’école catholique de Tubingue (1815-1840), Paris, 1913, surtout p. 32-38, 66-78, 115-136 ; J. Geiselmann, Die Glaubenswissenschall der katholischen Tiibinger Schule und ihre Grundlegung durch J. Seb. uon Dreg, dans Tiibinger Quartidsclirijt, t. exi, 1930, p. 49-117 ; P. Ghaillet, L’esprit du christianisme et du catholicisme, dans Revue des sciences philos, et théol., t. XXVI, 1937, p. 483-498 et 713-726 ; et ici, ait. Sailer, t. xiv.col. 749 sq.
2° Le renouveau de la scolaslique.
Le xviiie siècle avait, dans l’ensemble, discrédité la scolastique médiévale. Aussi est-il notable que les premières interventions de l’autorité ecclésiastique en faveur de la scolastique furent pour la défendre contre l’accusation ou le soupçon de rationalisme. Cf. la condamnation de Ronnettꝟ. 1855 ; la Lettre Tuas libenler de Pie IX, 1863 : la 13e proposition du Sijllabus, Denz.-Bannw., n. 1652. 1680 et 1713.
Il ne rentre pas dans l’objet de cet article de tracer l’histoire de la restauration de la scolastique au cours du xixe siècle, depuis les efforts d’une tradition encore conservée en Espagne et surtout en Italie, jusqu’à l’encyclique JElerni Patris de Léon XIII, 4 août 1879, et aux documents qui l’ont suivie depuis. Cf. les art. Ki.eutgen, Perrone, Passaulia, Liberatore, Sanseverino. léon xiii, scolastique, thomisme ; Bellamy, La théologie catholique au XIXe siècle, Paris, 1904, [>. 41 sq., 145 sq. ; A. Musnovo, Il neolomismo in Ilalia. Originie prime vicende, Milan, 1923 ; A. Femi, Le vicende dcl pensiero lomislico nel seminario vescouile di Piacenza, Plaisance, 1924 ; Fr. Ehrle, Die Scholastik vnd ihrc Aujgaben in unserer Zeit, 2e éd., Fribourg-cn-B. , 19.33. Par contre il faut marquer ici ce que cette restauration de la scolaslique représente au point de vue de son influence sur la notion de théologie au xix’siècle. Le xviie et le xviii’siècle n’avaient pas éliminé la scolastique comme méthode, mais ils l’avaient vue petit à petit mourir d’inanition comme objet ou contenu de pensée, car ils avaient délaissé ce qui proprement l’animait, la philosophie chrétienne. Ce qui est le plus frappant dans la période qui va de 1760 à 1840 environ, c’est de voir la théologie chercher son ferment philosophique non dans la tradition chrétienne d’Augustin, de Thomas d’Aquin et de Bonaventure, mais dans les diverses philosophies tour à tour dominantes : chez Descartes, ainsi, par exemple M. F.mcry, Pensées de Descartes sur la religion et la morale, ou le P. Valla, oralorien, auteur de la Philosophie dite de Lyon, suivie dans de nombreux séminaires, et d’une’J’heologia mise à l’Index en 1792 ; chez Leibniz et Wolf, comme nous l’avons vu plus haut ; chez Kant ou Fichtc, comme Hermès ; chez Schelling, comme M. Dobmaier, Systema theoloyise doymalicæ, ou P.-B. Ziemer, Theolngia dogmatica, ou encore Sailer ; chez Hegel et Schleiermacher, comme l’a fait dans une certaine mesure ou durant un certain temps Mohler ; chez Malebranche, comme le lera Gerdil ; chez les sensualistes, les empiristes et les naturalistes, Locke, Condillac et Bousseau, comme l’abbé Flotter, auteur de Leçons élémentaires de philosophie suivies dans de nombreux séminaires ; chez Lamennais enfin, comme l’abbé Gcrbet, Des doctrines philosophiques sur la certitude dans leurs rapports avec la théologie, 1826 ; Coup d’oeil sur la controverse chrétienne, 1828.
Or, c’est précisément la philosophie chrétienne que les papes s’appliquent à restaurer d’abord dans l’enseignement, puis par leurs interventions doctrinales sur la question des rapports entre la science et la foi, enfui par la série de documents qui entourent ou suivent l’encyclique JEterni Pains, dont le sous-titre, significatif au suprême degré, porte : De philosophia christiuna ad mentem sancti Thomæ Aqninatis Doctoris Angelici inscholis catholicis inslauranda, 4 août 1879. Les documents de même sens sont innombrables ; cf. les tables de VEnchiridion clcricorum. Documenta Ecclesiæ sacrorum alumnis instituendis, publié par la Congrégation des séminaires et universités en 1938.
La philosophie dont les papes veulent la restauration est celle des Pères et des grands docteurs médiévaux ; cf. encyclique /Eterni Patris ; encycl. Communiant rrrum, du 21 avril 1909, pour le centenaire de saint Anselme ; Jucunda sant, du 12 mars 1904, sur saint Grégoire le Crand : lettre Doctoris seraphici du Il avril 1901, pour la réédition des œuvres de saint Bonaventure. etc. Cependant, dès l’encyclique JEterni Patris, saint Thomas est proposé comme le maître le plus sûr et chez qui la philosophie chrétienne a trouvé son expression la plus parfaite, la plus élevée, la plus Cette préférence se fait, dés lors, de plus en plus précise et de plus en plus efficace : « Nous vonloni H nous ordonnons, dit l’encyclique Pascendi, que la philosophie scolaslique soit mise à la base des icleni i… ; et, quand nous prescrivons la philo sophie scolaslique, ceci est capital, ce q.ic nous entendons par là, c’est la philosophie que nous a léguée le Docteur angélique. Arles de S. S. Pie X, éd. lionne I. t. m. p. 160 ; Enchir. clrnc. n. 805.
Si la do. 1 1 Ine d « ’quelque auteur a éié recommandée spécialement, déclare encore Pie X. la chose est claire, dans l.i mesure seulement on elle s’accordi les principes de saint Thomas. Motu proprio Doctoris angelici, 29 juin loi 1, dans Acfa apost. Sedts, loi l, p. 338 ; Enchir. (Irnc, n. 801.
Ce motu proprio avait pour suite, un mois plus tard, 27 juillet, les fameuses 24 propositions précisant les principes essentiels de saint Thomas à tenir in omnibus philosophise scholis. Acla apost. Scdis, 1914, p. 383-386 ; Enchir. cleric, n. 894-918. Cette recommandation de saint Thomas a été continuée par Pie XI non sans recevoir d’ailleurs de sages interprétations : cf. encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923, et lettre O/ficiorum omnium sur les séminaires, 1er août 1922. Acla apost. Sedis, 1922, p. 454 ; Enchir. cleric, n. 1 155. On sait que le Codex jnris canon ici, can. 1306, $ 2, fait aux professeurs, dans l’Eglise, une obligation de suivre, dans l’enseignement de la philosophie et de la théologie, Angelici Doctoris ralionem, doctrinam et principia ; la constitution Deus scientiarum du 24 mai 1931 rappelle, cette obligation tant po.ir les facultés de philosophie que pour celles de théologie : titre iii, art. 29 a et c. Aussi la théologie contemporaine se développe-t-elle sous le signe de saint Thomas et de la philosophie scolastique. C’est d’eux qu’elle tient les principes et le statut même de la synthèse, qu’il lui appartient de poursuivre, entre la foi et la raison. On peut vraiment parler d’un renouveau de la scolastique ; car, comme Albert le Grand et saint Thomas ont apporté jadis à la théologie une raison véritablement scientifique, celle d’Aristote, la théologie actuelle a repris leur héritage et a vraiment réintroduit dans son travail la raison scolastique, la philosophie chrétienne.
3o Le développement des éludes positives et critiques.
Le xixe siècle voit l’avènement définitif d’une nouvelle forme du travail rationnel, le travail historique, critique : critique biblique, histoire des dogmes, science des religions. Certes, tout cela existait déjà, en une certaine mesure. Le xviie siècle avait été, dans l’Église catholique, un grand siècle historique ; la critique biblique commence avec Bichard Simon, et le mot même de « t béologie biblique » apparaît chez nous au début du xviii’siècle, cf. Kirchenlexikon, 1o éd., t. xi, col. 1508 ; la science des religions débute au xvin’siècle et les missionnaires ne sont pas étrangers à ce début. Cependant, ces disciplines ne constituaient pas alors une véritable mise en question des principes de la théologie. Cette mise en question, au contraire, se produit au xixe siècle, principalement par deux cajses : la critique fondée sur l’histoire comparée, le point de vue du développement historique.
Jusque là, on avait interprété la Bible presque exclusivement par elle-même. Les découvertes dans le domaine de l’égyptologie, de la civilisation babylonienne, de l’archéologie palestinienne, etc. mettent désormais le texte sacré en rapports avec tout un milieu où les idées et les institutions qui s’y expriment perdent leur caractère de chose unique et absolue. En histoire des dogmes, de multiples travaux voient le jour, surtout en Allemagne. Des questions critiques se posent au sujet de plusieurs dogmes, dont le type achevé est la question des origines de la pénitence ; voir ce mot. Ii résulte de tout cela que les assertions de la Bible, d’une pari, les dogmes, d’autre part, qui fournissent à la théologie ses principes, font l’objet de nouvelles interprétai ions, de discussions et semblent perdre le caractère de vérité absolue qui leur était essentiel. Cf., sur l’essor des éludes critiques et historiques au xix’siècle. A.Briggs, History o the study of Theologꝟ. 1 ondres, 1916, l. n. p. 18 ! » sq.
Par le fait même aussi s’impose l’idée ou développement historique. Une idée ou une Institution portent dans leur trame même une date et ne sont pas Intrinsèquement, les mêmes, au l". au XIII*, au xix’si. I lo,
En même temps, l’idée de développement était intégrée par des philosophes ou des théologiens, à la Synthèse philosophique ou théologique : chez Hegel, de qui dépendent plus ou moins d’un côté Mohler et les théologiens catholiques de Tubingue. d’un autre côté Strauss et Renan ; dans une a ! niosphère beaucoup plus pure chez Newman, indépendant de ces influences. Ce point de vue, qui s’appliquait aussi bien à la Révélation, à l’histoire d’Israël, au christianisme, à ses dogmes et à ses institutions, demandait qu’on lui fît place dans les sciences théologiques. Ainsi se cherchait une issue l’incoercible sentiment du développement ; ainsi tendait à s’achever l’effort de l’humanisme. Sous ces influences, la tâche de l’ancienne théologie historique ou positive se présentait dans des conditions nouvelles. Il ne pouvait plus être question de justifier par des textes anciens les doctrines ou les institutions actuelles, à la manière de l’ancienne positive, celle des Perpétuité de la foi. Rien ne marque mieux la différence de perspectives entre l’ancienne recherche et celle qui s’amorçait que la confrontation de ces deux textes que cite Mgr Ratiffol, dans Bulletin de littér. ecclés., 1905, p. 159 : Bossuet : « La vérité catholique venue de Dieu a d’abord sa perfection » ; Newman : « Aucune doctrine ne paraît achevée dès sa naissance et il n’en est aucune que les recherches de la foi ou les attaques de l’hérésie ne contribuent à développer. » Au temps même de Newman, l’ancienne conception des choses était représentée par Perrone, puis par Franzelin, chez qui la connaissance des textes n’avait, en somme, d’autre rôle que de fournir un matériel de preuve, et parfois même simplement de citations, aux « thèses » de la théologie spéculative, selon le schème, patronné par Perrone, du triple Probatur ex Scriplura, ex Traditione, ex ratione. Le travail positif se présentait maintenant comme une pure recherche historique visant à connaître le passé d’après les documents qui nous en sont restés, et à dire simplement ce qui a été. Un tel travail est de pure histoire. Quelle serait sa situation par rapport à la théologie, et qu’adviendrait-il si ses résultats ne concordaient pas avec les exigences de la science sacrée ? La crise ne pouvait manquer de s’ouvrir tôt ou tard. Le problème devait être débattu au moment de la crise moderniste, sous la forme de discussions sur la vraie nature de la théologie positive, sur ses rapports avec la théologie spéculative, sur la liberté de la recherche historique.
Sur la critique biblique et historique au xixe siècle : P. Fredericq, L’enseignement supérieur de l’Iiistoire. Notes et impressions de voyage, Gand et Paris, 1899 ; J. Bellamy, La théologie catholique au XIX’siècle ; M. Goguel, Wilhelm Herrmann et le problème religieux actuel, Paris, 1905 et, dans une manière assez différenle, A. Houlin, La controverse de l’apostolicité des Églises de France au XIX » siècle, Paris, 1901 ; La question biblique chez les catholiques de France au XIX’siècle, Paris, 1902.
Sur le sens et les théories du développement : J.-H. Newman, An essag on the development oj Christian doctrine, 1845 ; Ed. Vermeil, J.-A. Mohler et l’école catholique de Tubingue (1815-1840), Paris, 1913 ; J. Guitton, La philosophie de Newman. Essai sur l’idée de développement, Paris, 1933 ; H. Tristram, J.-A. Mohler et J.-H. Newman, dans Hevue des sciences philos, et théol., t. xxvii, 1938, p. 184204 ; R. Draguet, L’évolution des dogmes, dans Apologétique, publiée sous la direction de M. Brillant et M. Nédoncelle, Paris, 1937, p. 1166-1192.
Les problèmes nouveaux : A. Ehrhard, Stellung und Aufgabe der Kirchengeschichte in der Gegenwart, Stuttgart, 1898 ; P. Batillol, Pour l’histoire des dogmes, dans Bulletin de littér. ecclés., 1905, p. 151-164.
4° La crise de l’enseignement des sciences théologiques et le modernisme.
En face des besoins nouveaux, l’état de l’enseignement et des travaux catholiques dans le domaine des sciences religieuses était assez déficitaire. Les manuels de l’enseignement théologique, résumés squelettiques des ouvrages de l’époque précédente, F. Lenoir, De la théologie du XIX’siècle. Étude critique, Paris, 1893, p. 27-29, étaient presque totale ment étrangers aux besoins nouveaux. Aussi les dernières années du xixe siècle et les premières du xxe devaient-elles voir se produire toute une littérature sur les programmes des études ecclésiastiques et leur réadaptation. Les revendications, en ce domaine, touchaient parfois à la forme et au genre plutôt qu’au fond, mais elles posaient aussi des questions de structure au bénéfice de l’histoire, des sciences positives, des sciences tout court, avec, parfois, quelque méconnaissance des valeurs spéculatives et de la scolastique.
C’est le même état de choses qui est à l’origine de la crise moderniste, que nous n’avons à évoquer ici que par le côté où elle intéresse la conception qu’on s’est faite alors de la théologie. La crise moderniste est née des tentatives faites par divers savants ou penseurs catholiques pour résoudre les questions posées par l’inadéquation que l’on croyait voir entre les textes ou les faits et les doctrines ecclésiastiques correspondantes. Pour apporter aux problèmes ainsi posés une solution que les théologiens n’avaient pas assez préparée, ceux qu’on peut appeler modernistes vont étudier les bases de la connaissance religieuse et donc les principes de la théologie, en opérant, au nom de l’histoire, une réduction critique de ce que cette connaissance a d’objectivement absolu ; ainsi proposera-t-on une nouvelle manière de justifier l’accord entre les affirmations de la doctrine et les faits historiquement connus. Cette nouvelle manière consistera toujours à remplacer le rapport d’homogénéité objective des concepts dogmatiques et des notions théologiques, d’une part, et l’état primitif du donné, de l’autre, par un rapport de symbole à réalité. Toujours les modernistes disjoignent le fait primitif, divin, et donc absolu, et son expression intellectuelle considérée comme relative, variable, soumise aux vicissitudes de l’histoire. D’où, avec des nuances diverses, leur commune critique de l’intellectualisme et de la scolastique, à peu près identifiés.
Un des malheurs des modernistes fut qu’ils ne surent pas distinguer la théologie et le dogme. À vrai dire la distinction n’était pas alors, pratiquement, aussi nette qu’aujourd’hui : ce fut l’un des bénéfices de cette crise, que de mieux faire distinguer les plans. Chez Tyrrell et M. Le Roy surtout, la confusion est flagrante. Ils veulent, et à bon droit, éviter le blocage entre l’absolu de la foi ou de la Révélation et la théologie de saint Thomas, ou en général celle du xiiie siècle, avec son intellectualisme particulier, son appareil conceptuel et philosophique, etc. ; mais, pour rejeter cette théologie particulière, ils croient devoir dégager le révélé et le dogme lui-même d’un contenu et d’une valeur proprement intellectuels.
La théologie, dans cette perspective, ne peut plus être la construction scientifique et l’élaboration humaine des énoncés révélés ; elle est une interprétation, une construction scientifique, une élaboration humaine des affirmations chrétiennes, et elle n’est plus que cela. Entre elle et ce qui procède de Dieu vers l’homme et que nous appelons Révélation, il n’y a plus cette continuité de contenu objectif et spéculatif dont la théologie doit vivre, sous peine de ne pas exister comme théologie. La Révélation, chez A. Loisy, n’est que les intuitions religieuses de l’humanité prenant place dans l’effort de l’homme vers le vrai et le parfait ; le dogme n’est que l’explication autorisée des assertions primitives de la « foi », c’est-à-dire de la conscience religieuse. Chez Tyrrell, elle est un phénomène « prophétique » et moral intérieur ; pour l’Église, en garder le dépôt, c’est seulement garder l’héritage d’une inspiration ; les formules dogmatiques qui se font jour au cours des siècles ne sont qu’une expression utile de ce que nous sommes portés à penser conformément à l’esprit du Christ : entre elles et le révélé primitif, le rapport n’est pas celui d’une formule à un donné objectif et intellectuel défini, mais celui d’une formule née des besoins d’un temps et adapté à eux, à un esprit, l’esprit chrétien qui vit en chaque croyant et anime toute l’Église.
Le modernisme posait avec acuité, devant la théologie catholique, le double problème de l’homogénéité de celle-ci, jusque dans sa forme scientifique et rationnelle, à la Révélation, et de son rapport à ses sources positives désormais soumises aux méthodes historiques et critiques : Bible, états anciens et mobiles de la tradition et des institutions, etc.
Revendications réformistes pour les études ecclésiastiques : F.-X. Kraus, Ueber das Studium der Théologie sonst und fetzt, Fribouig-en-Br., 1890 ; Mgr Latty, Le clergé de France, 1900 ; Considérations sur l’état présent de l’Église en France, 1906 ; Éducation et science ecclésiastiques, Paris, 1912 ; J.-A.Zahm, De la nécessité de développer les études scienliftques dans les séminaires ecclésiastiques, Bruxelles, 1891 ; Léon XIII, Encycl. Depuis le jour, du 8 septembre 1899, au cierge de France ; J. Hogan, Clérical Studies, 1898, trad. franc., Les études du clergé, Paris, 1901 ; Mgr Le Camus, Lettre sur la formation ecclésiastique des séminaristes, 1901 ; Mgr Mignot, La méthode de la théulogie, dans Revue du clergé français, 15 décembre 1901, trad. allemande et anglaise : ce discours-manifeste, de beaucoup le plus important des documents de cette époque, a été repris dans les Lettres sur les études ecclésiastiques, Paris, 1908 ; J. Brucker, La réforme des études dans les grands séminaires, dans Études, t. xcii, 1902, p. 597-615 et 712-754 ; Mgr d’Hulst, Mélanges philosophiques, Paris, 1903 ; A. Baudrillart, Le renouveau intellectuel du clergé de France an XIXe siècle, Paris, 1903 ; F. Klein, Quelques motifs d’espérer, 3° éd., 1904, p. 77-114 ; P. Batiflol, Questions d’enseignement supérieur ecclésiastique, Paris, 1907 (c’est, avec celui de Mgr Mignot cité plus haut, l’ouvrage le plus important de cette liste) ; H. Schiôrs, Gedanktn iïber zeilmassige Erziehung u. liildung der Geistlichen, Paderborn, 1910 ; B. de Solages, La crise moderniste et les étutles ecclésiastiques, dans Revue apologétique, t. li, 1930, p. 5-30.
Écrits où s’exprime la notion moderniste de la Révélation et de la théologie : A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Paris, 19M2 ; Autour d’un petit Hure, 1903 ; Mémoires, surtout t. I, p. 501, 567 et t. ii, p. 38 ; Ed. Le Roy, Dogme et critique, Paris, 1907 ; (1. Tyrrell, 771e relation of Theology to Dévotion, dans 1 lie Fatth of the Millions, t. i, 1901 ; Théologisme, dans Revue apologétique, t. iv, 1907, p. 499-526 ; Through Scglla and Charubdis or the OUI Theology and the New, 1907 ; Medievalism, Londres, 1908, trad. franc. : Suis-je catholique ? Paris, 1909 ; L. Laberthonnière, Essais de philosophie religieuse, Paris, 1903 ; Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec, 1901 ; Fr. von llugel : voir exposé et bibliographie dans M. Nédoncelle, La pensée religieuse de Friedrich von HUgel, Paris, 1935.
Critiques orthodoxes de la notion moderniste de Révélation et de théologie : J. Lebreton, La loi et la théologie d’après M. Ti/rrrll dans Revue apologétique, t. iii, 1907, p. 512-55U ; Catholicisme, ibid., t. iv, 1907, p. 527-518 ; A. Gardell, Le donné révélé et la théologie, Paris, 1910 ; I’». Uarrlgou-Lagrangc, Le sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques, Paris, 1909 ; M.-l>. Chenu, Le sens et 1rs leçons d’une crise religieuse, dans la Vie intellectuelle, 10 décembre 1931, p. 356-380.
5° Les synthèses dans le sens de la tradition.
Un nouvel et fécond effort de méthodologie théologique fut le fruit de la réaction catholique d’abord devant l’Aufklärung et le semi-rationalisme, ensuite devant le modernisme.
Dans l’élimination de l’Aufklärung, puis du semirationalisme de Günther, en même temps que dans l’effort de restauration de la SColastique, il faut mm tionnor Clemens, cf. bibliographie, Ii.-J. Dcnzinger (+ 1883), auteur de Vier liùcher von der religiôsen Erkrnnlnis, 2 vol., 1856-1857, mais plus connu pour son Enchiridion ;.). Klcul l. († 1893), avec sa Théologie der Vorzeit, 5 vol., is : >3 1860 et sa Phi phie der Voneit, 2 vol., 1860-1863. De même direction que Kleutgen et, comme lui, se reliant à la scolastique tant post-tridentine (de Lugo, Suarez, Cano, Petau) que médiévale (saint Thomas) est Constantin von Sehœzler († 1880), dont le P.Esser a édité Vlnlroductio in S. theologiam dogmaticam ad mentem D. Thomæ Aq., Ratisbonne, 1882.
Le pontificat de Pie IX fut orienté, contre le rationalisme et le naturalisme, dans le sens d’une affirmation : 1. de l’ordre surnaturel et, pour ce qui est de la pensée, des choses de la foi ; 2. des rapports de subordination et d’harmonie entre la raison et la foi, l’intelligence humaine et le magistère divin. Ces affirmations, promulguées au concile du Vatican, devaient assurer à la théologie un statut conforme à sa vraie nature et à ce qu’elle avait été dans la tradition catholique. C’est dans cette perspective que se placent Franzelin († 1885), collaborateur direct du concile du Vatican ; M.-J. Scheeben († 1888) ; en France J.-B. Aubry († 1882) qui suit Franzelin ; J. Didiot († 1903) ; C. Labeyrie, qui suit Scheeben et Didiot, etc. Tous ces auteurs s’appliquent à reprendre la grande tradition théologique, à retrouver, enrichie des exigences et des apports modernes, une synthèse du type et de l’inspiration de la synthèse patristique et médiévale : un état de choses où la raison ne soit pas séparée de la foi, mais organiquement reliée à elle, où les différentes parties de la théologie se regroupent et s’articulent dans une unité vivante. Chez ces auteurs, comme pour le concile du Vatican, l’intelligence de ce qu’est la théologie est cherchée du côté de la foi, laquelle fait face au révélé, à la Parole de Dieu.
Ceci est particulièrement vrai de M.-J. Scheeben. C’est dans une vue très riche et très lucide de la surnaturalité de la foi que cet auteur a puisé sa notion de la théologie. Sa notion de la foi elle-même est intégrée à sa théologie de la surnature, du nouvel être que la grâce donne aux enfants de Dieu : c’est bien la ligne traditionnelle du Fides quærens intellectum. La théologie est une connaissance qui procède de ce don de lumière, de ce regard nouveau ouvert sur le monde des objets surnaturels, que constitue la foi. Son ordre propre est celui de la foi. Aussi n’est-elle « que la connaissance développée de la foi y. Dogmatique, n. 957. Son premier rôle est d’amener la foi, en l’exprimant et en l’expliquant dans l’intelligence de l’homme, à un état plus ferme, plus lumineux, plus intime et plus personnel. Ibid., n. 852, 907, 910 ; Mysterien des Cliristentums, § 107, n. 3. La première activité de la théologie et le premier stade de son développement, c’est l’approfondissement de la foi par l’intelligence que nous en prenons ; tout le développement ultérieur de la théologie en une science de la foi dépend de ce premier intellectus, toute l’intelligibilité de la science théologique lui vient de l’intelligence du révélé. Mysterien, § 105, n. 3. La science de la foi se constitue principalement par un effort pour découvrir et organiser en un corps doctrinal les connexions que les mystères révélés ont entre eux et avec les vérités du monde naturel. Scheeben insiste beaucoup sur ce point, par quoi la théologie lui paraît mériter le nom de science ; cf. Mysterien. § 104, n. 1 ; § 105, n. 3 ; Dogmatique. n. 877 sq., 945, etc.
Cette recherche des connexions et cette pénétration dans la logique interne des mystères est une œuvre de la raison cherchant cur rcs sit vel esse debeai : possibilité interne et externe du mystère, pourquoi de sa réalisation ; cf. Mysterien, § 106. Dans ce travail, la raison assume et met en œuvre les connaissances naturelles et les analogies empruntées à notre monde. Si Scheeben n’exclut pas, d’ailleurs, toute possibilité.le conclusion théologique au sens moderne du mot, il ne fait pas, de la déduction de conclusions, l’objet principal et propre du travail théologique ; il voit cet objet, bien plutôt, dans l’interprétation du révélé et sa construction en un corps organisé.
Enfin, pour se constituer ainsi en science de la foi, la théologie doit avoir une certaine activité visant à établir les propositions de foi. Par cette fonction, la théologie cherche à établir : 1. que les enseignements dogmatiques proposés par l’Église sont véritablement renfermés dans les sources divines de la Révélation ; 2. que la proposition qu’en fait l’Église repose réellement sur une mission divine. C’est la fonction dogmatique, positive ou apologétique de la théologie. Dogmatique, n. 926 sq. La théologie positive est donc cette activité par laquelle la théologie établit l’accord de l’enseignement ecclésiastique, qui est son donné immédiat, Dogmatique, n. 763 sq., avec les sources dans lesquelles la Révélation nous est présentée et transmise ; cf. Mysterien, § 105, n. 2 ; Dogmatique, n. 3, 926 sq., 930 sq., 940.
Au point de vue de la méthodologie théologique, c’est aussi une synthèse, et d’une inspiration semblable à celle de Scheeben, qu’apporta le P. A. Gardcil, avec Le donné révélé et la théologie, Paris, 1910, 2e éd., 1932. Bien au delà d’une polémique ou d’une apologétique liées aux difficultés du moment, le P. Gardeil remontait aux principes propres de la connaissance religieuse, dogmatique et théologique. Sur les points vraiment structuraux, le Donné révélé rétablissait la théologie dans son vrai statut : homogénéité relative du travail théologique au révélé, unité de la théologie qu’intègrent les deux grandes fonctions positive et spéculative, définition de la positive comme une fonction théologique et un travail sur les principes mené sous la régulation de la foi, distinction de la science et des sytèmes théologiques, pleine valeur rationnelle et pleine valeur religieuse du travail théologique, etc. Plusieurs des travaux contemporains les plus notables de méthodologie théologique procèdent de l’ouvrage du P. A. Gardeil : c’est le cas en particulier de L’évolution homogène du dogme catholique, du P. Marin-Sola, qui développe et systématise, au regard du problème du développement du dogme et de la conclusion théologique, l’idée maîtresse du P. Gardeil sur l’homogénéité de la théologie au dogme et du dogme au révélé primitif.
Fr.-J. Clemens, 75e scolasticorum sententia : Philosophiæst ancilla theologiæ. Munster, 1860 ; Die Wahrheit in tlem Streite ùber Philosophie und Théologie, Munster, 1860 (contre Kufm) ; Fr, Lakner, Kleulgen und die kircldiche. Wissenscha.fi Ueutscldands im 13. Jahrhunderl, dans’Leilsch. f. kathol. Throl., t. i.vii, 1933, p. 161-21-1 ; J.-B. Aubry, Essai sur la méthode des études ecclésiastiques, Lille, 1890 sq., 2 vol. ;.J. Didiot, Cours de théologie catholique. Logique surnaturelle subjective. Logique surnaturelle objective, Lille, 1892 sq. ; C. Labcyrie, La science de la loi, La Chapelle-Montligeon, 1903 ;. J.-B. Franzelin, Traclalus de divina Tradilione et Scriptura, Rome-Turin, 1870. — M.-.l. Scheeben, Mysterien des Christentums, c. xi : Die Wissenscha/t von den Mgslerien des Christentums oder die Théologie, 1865 ; llandbuch der kalholischen Dogmalik, Fribourg-en-B., 1873, trad. fr. P. Belet, Paris, 1877 sq., t. i, 2e partie, p. 417 sq. ; art. Glaube, dans le Kirchenlexikon, 2° éd., t. v, col. 616-674 ; sur Scheeben, cf. K. Fschweilcr, Die zivei Wege der neueren Théologie, Augsbouig, 1926, p. 131 sq. ; M. Schmaus, Die Stellung Matthias-Joseph Hcheebens in der’Théologie des 10. Jahrhunderts, et M. (jrabmann, Matthias-Joseph Schcebens Auflassung vont Wesen und Wert der theotogischen Wissenschaft, dans le recueil publié pour le centenaire de la naissance de Scheeben : Multlùas-Joseph Scheeben, der Erneuerer katholischer Glaubenswissenschuft, Mayence, 1935, respectivement p. 31-54 et 57-108. — A. Gaideil./^a re/or/ne de la théologie catholique, dans lievue lliomiste, 19U3, p. 5-19, 197-215, 428-457, 633-649, et 191M, p. 48-76 ; Le donné révélé et la théologie, Paris, 1910 ; sur l’œuvre du P. Gardeil, cf. Bulletin thomiste. Notes et Communications, octobre 1931. — Fr. Marin-Sola, La rvoluciôn hoinogénea del dogma catôlico, Madrid et Valence, 1923, trad. fr. en 2 vol., L’évo lution homogène du dogme catholique, Fribourg-en-Suisse, 1921.
6° Les problèmes, les tendances et les tâches d’aujourd’hui.
Depuis une quarantaine d’années, la théologie, plus que jamais, s’interroge sur elle-même, sur son objet, ses méthodes, ses possibilités, sa place parmi les autres disciplines. Cet effort semble pouvoir être caractérisé ainsi : après une période de mise en question et de tâtonnements, la théologie cherche, au delà des dissociations introduites par le nominalisme, la Réforme, la théologie du xviie siècle, le rationalisme et le modernisme, une unité semblable à celle qu’elle a connue dans son âge d’or médiéval, mais enrichie par l’apport des données, des questions, des méthodes nouvelles, par la mise en œuvre et l’assimilation des disciplines auxiliaires nées depuis le Moyen Age. En même temps, la théologie réalise davantage sa dépendance à l’égard de la communauté et du magistère ecclésiastiques.
La crise par laquelle commence l’effort de réflexion de la théologie sur elle-même, a eu deux points d’application principaux : la question de la valeur scientifique de la théologie et celle du statut de la théologie positive.
Il était fatal que depuis le xve siècle on ait été amené à dénoncer la valeur scientifique de la théologie. La crise n’intervint pourtant que quand des chrétiens, et non pas seulement des incrédules, posèrent la question de savoir si une discipline inféodée à une foi et à une orthodoxie pouvait encore être comptée parmi les sciences et faire, comme telle, l’objet d’un enseignement dans les universités. C’est en Allemagne et dans le protestantisme que la question fut posée par le livre fameux de C.-A. Bernouilli, Die wissenschajlliche und die kircldiche Méthode in der Théologie, Fribourgen-B. , 1897, auquel Overbeck, Lagarde, Duhm et Wellhausen donnèrent leur suffrage. Bernouilli voulait que l’on distinguât deux théologies : l’une affranchie de tout contrôle ecclésiastique, libre de sa recherche et digne du nom de science, l’autre adaptée à la finalité pratique de l’éducation des clercs et sous la dépendance des Églises. Le problème ainsi posé ne pouvait pas ne pas émouvoir les théologiens catholiques. Aussi ont-ils eu, dans ces quarante dernières années, le souci de justifier la qualité scientifique de leur discipline, de défendre la spécificité et la valeur de la connaissance religieuse, de trouver un statut pour la théologie dans l’ensemble des disciplines scientifiques. Sur ce dernier point, l’un des efforts les plus originaux et les plus réussis est sans doute celui de G. Rabeau qui, utilisant la théorie de la « collocation » proposée par Stuart Mill, a pu justifier l’existence et définir le statut, l’objet et la méthode de la théologie comme science d’un ordre de faits ayant sa spécificité ontologique et épistémologique.
Cependant, le problème du statut de la théologie a surtout été traité, ces quarante dernières années, à propos de la théologie positive. La nécessité de faire plus grande la place du donné et des résultats considérables acquis par le xixe siècle dans le domaine positif a déterminé, entre 1898 et 1910 environ, tout un débat sur la nature de la théologie positive, sa place dans la théologie, la nécessaire réforme de celle-ci, la place à garder à la théologie scolastique. Chez beaucoup d’auteurs le problème était de mettre dorénavant la théologie sous le signe de la positive, comme elle avait été jusque là sous celui de la scolastique. Plusieurs des études versées alors au débat sur la positive sont surtout des défenses de la scolastique, méconnue et rejetée par certains comme l’encombrant héritage d’un siècle révolu. Mais ce dont il s’agissait chez d’autres, c’était du statut et de la méthode de l’enquête positive au regard du travail théologique. Ceux qui étaient formés aux disciplines historiques étaient tentés d’appeler théologie positive la simple enquête historique portant sur les doctrines et les institutions chrétiennes ; c’est ainsi que Mgr Batiffol croyait suffisant de répondre aux objections du P. Laberthonnière : « Nos études, qui sont historiques par leur méthode, sont théologiques par leur objet », dans Questions d’enseignement supérieur, p. 149. C’était donner à la théologie positive un lumen sub quo et donc une méthode d’ordre purement historique et naturel ; aussi appelait-on la nouvelle discipline « théologie historique » ou « théologie patristique », ou « histoire des dogmes », sans bien discerner sous ces divers vocables des genres de connaissance différents.
C’est l’intervention des Pères Lemonnyer et A. Gardeil qui contribua le plus alors à faire discerner les exigences d’un point de vue formellement théologique dans la définition de l’objet et de la méthode de la théologie positive en tant que distincte d’une histoire des dogmes. Parallèlement, le P. Gardeil proposait l’idée d’une « méthode régressive » comme caractéristique de la théologie positive.
Cet effort de réflexion, tant sur le statut de la théologie comme science, que sur les exigences propres d’une théologie positive, est allé de pair, dans la théologie contemporaine, avec une accentuation de la liaison essentielle qui existe entre la théologie et le magistère de l’Église. Cela semble avoir été l’un des bénéfices des discussions récentes, que de mieux faire comprendre l’implication du magistère ecclésiastique dans le travail de la théologie positive. C’est dans ce sens que, déjà chez un Franzelin, De divina Traditione et Scriptura, Rome, 1870, puis dans le travail de ces trente dernières années, la théologie positive a de mieux en mieux pris conscience du caractère ecclésiastique de sa méthode. Voir Mgr Mignot, Préface aux Lettres sur les études ecclésiastiques, Paris, 1.908 ; J.-B. Aubry, Essai sur la méthode des études ecclésiastiques, t. ii, p. 232 sq., 286 sq. ; J. Didiot, Logique surnaturelle subjective, 2e éd., 1894, théor. xxvii, p. 91 sq., théor. xxxv, p. 140 sq., et toute la partie qui traite des lieux théologiques ; Laforêt, Jacquin, Schwalm. Durst, Landgraf, Ranft, Simonin, Draguet, Chariier, ’Wyser, cités plus loin ; M. Schmaus, Katholische Dogmatik, t. i, Munich, 1938, p. 18 sq., etc. Cette accentuation du rapport de la doclrina sacra, en sa fonction positive, au magistère de l’Égiisc, a été renforcée, dans les années 1930 et suivantes, par les étude, concernant la notion de tradition qui ont restitué en cette matière l’ancien sens ecclésiastique, si compris, au début du xixe siècle, par un Monter : le donné de la théologie, c’est la tradition, c’est-à-dire ce que livre à chaque génération la prédication apostolique, et le trésor constitué par cette prédication dans son développement à travers l’espace et le temps.
Mais le trait le plus notable de l’idée actuelle de théologie tient à l’effort fait pour surmonter les dissociations survenues depuis le xve siècle et pour intégrer à l’œuvre théologique les acquisitions des techniques positives. Les deux grandes dissociations sont, d’une part, celle que le nominalisme et la Réforme ont favorisée entre la connaissance humaine et la foi et, d’autre part, celle que la théologie du xviie siècle a crée entre théologie et morale, théologie et mystique ou vie spirituelle. Elles procèdent l’une et l’autre d’une compréhension insuffisante de la vraie nature de la foi. C’est seulement quand on a compris la vraie nature contemplative de la foi, que l’on peut faire d’elle le principe d’un nouveau régime de connaissance à l’intérieur duquel s’inscrit la théologie ; l’on peut intégrer dans la théologie la direction de la vie humaine et l’étude de de la vie spirituelle dans toute l’étendue de son développement ; que l’on peut enfin comprendre la jonction de la fonction positive et de la fonction spéculative de la théologie et fonder, dans les conditions de notre foi, le statut social et ecclésiastique de la positive.
Chez quelques-uns, la tendance à restaurer la liaison de la théologie aux valeurs de la foi et de la vie dans l’Église a tendance à dévier vers une théologie immédiatement et intrinsèquement liée à la vie, inspiratrice de la vie. La tendance a toujours été très forte, en Allemagne, d’unir et presque de fusionner vie et théologie, connaissance et expérience. Elle a repris une vigueur nouvelle, ces dernières années, dans le courant de la Lebenstheologie ou même dans celui qui, en liaison avec le mouvement liturgique, préconise le retour aux Pères et à une forme de théologie qui soit contemplation vécue autant que spéculation intellectuelle ; ce qui se joint à la tendance à concevoir davantage le dépôt de la foi comme immanent à la vie de la communauté chrétienne et le travail théologique comme se référant au Christ et lié à la vita in Christo.
Enfin l’une des tâches de la théologie contemporaine est d’assumer, sans déroger à son unité et aux lois de son travail, les données des sciences auxiliaires et en particulier des techniques documentaires et positives : exégèse, archéologie, épigraphie, histoire des dogmes et des institutions, science des religions, philosophie de la religion, psychologie, etc. Il y a encore beaucoup à faire à cet égard, et les exigences formulées en cette matière au cours de la crise moderniste n’ont pas encore reçu, en ce qu’elles avaient de juste, une satisfaction complète. Cf. Draguet, dans Revue catholique des idées et des faits, 14 février 1936, p. 1617 ; L. Charlier, Essai sur le problème théologique, p. 153 sq.
Sur la question de la qualité scientifique de la théologie.
1° Chez les protestants.
C..-A. Bernoiiilli, Dlewissenschafiltsche tind die kirchlichr Méthode in der Théologie, l’ribourg-en-B. , 1897 ; sur la polémique qui a suivi, F, Kattenbusch, art. Théologie, dans la Protest. Reulencyklopûdie, t. xxi, 1908, p. 907 sq. ; K.-ll. Hænssler, Die Krisis der theologischen Fakultdt, Zurich, 1929. La réaction dogmatique et confessionnelle inspirée surtout par la « théologie dialectique prend aujourd’hui le contrepied de Bernouilli et d’Overbeck, et allume fortement le caractère essentiellement ecclésiastique de la théologie, laquelle est science de la foi : cf. B. Pfennigsdoi f, Dos I’roblem des theologisehen Denkrns. Einc Einfilhrung in die Fragen, Au/gaben und Methoden der gegemuârtlgen Théologie, Leipzig, 1925 ; K. Barth, Die kirehliche Dogmatik, t. i, l r « partie, Munich, 1932, dont le litre est déjà sig.iilicatif et (pli, dès la p. 1, déclare : Théologie isl eine Fuilktion (tir Kirehe.
2° Chez les catholiqiues.
G. von I lertling, Dos Prinzip des Kathiilizisinus und die iinssensclio/l. (irundsdtzliche Erôrtcrung ans Anlass einer Tagesfrage, Frtbourg-en-B., 1899 ; abbé Frémont, La religion catholique peut-elle être une science ? Paris, 1899 ; 1°. von Sch.inL, Isl die I heulogie eine Wlsseiucàafl ? Stuttgart et vienne, 1900 ; Chr. Pesch, Dos kirehliche Lehranit und die Frelhcit der theologischen Wissenscha /t, Fribourg-en-B., 1900 ; Die Aufgaben der kaiholiachen Dogmatik im : ’<i. lahrhundert, dans Y.eltsch. I. kathul. Theol., 1901, p. 269-28.) ; F.-M. Sclllndler, Die Shilling der theologischen Fakultàt im Organtsinus der i niuersltât, Vienne, 1904 ; .1. Douât, Die Frelheil der WUænschaft, Inspruck, 1910 ; s. Weber, Théologie ait (nie IViuensc’tct/f, FHbouig-en-B., r.U2 ; K. Adam. tiluube und Glaubenamiasenschafl im Katho-Uxlsmus, Vorlrage und Au/sdlte, 2° éd., Kottenburg, 1923 ; G. I liifele, Dii ISerechligung ! r theologischen FakulUtt im ()rganlsmut der l’nlvenitât, Prlbourg (Suisse), 1932 ; H. Poschm. uin, Der WUxensclialtscharakler der kalhotischen Théologle, Brestau, 1932 ; (>. Rubeau, Introduction a réunie de la théologie, Paris, 1920 ; 1’. Wyser, Théologie ah Wietenschaft, Sulzbourg, 1938.
Sur la liquidation qui se fait des dissociations indûment introduites entre théologie et morale, théologie et mystique, fonction spéculative et fonction positive :
A. Gardeil, l-c donné rénélé il la théologie, l’a is, 1910 ; toute l’d’uwe du P. IL Garrlgou Lugnmge et la revue La pie spirituelle ; K. Kschwciler, Die zwei U, , /, dt r minrin Théologie, Augusbourg, 1926, et en particulier le $ 2 du c. iv ; G. Rabeau, Introduction à l’élude de la théol., en particulier la 2* part., c. i ; M.-D. Chenu, Position de la théologie, dans Revue des sciences philos, et théol., t. xxiv, 1935, p. 232-257 ; J.-A. Jungmann, Die Frolibotschaft und unsere Glaubensverkùndigung, Ratisbonne, 1936.
Comme signes d’une réintégration de la morale dans l’unité de la théologie, cf. ici, art. Phobabilisme, t. xiii, col. 615 sq. ; Mgr G. -L. Waflelært, De methodo seu modo procedendi in theologia morali, dans Ephem. theol. Lovan., t. i, 1924, p. 9-14 ; Dumas et Merkelbach recensés dans Bulletin thomiste, avril 1932, p. 494 sq. ; Fr. Tillmann, Uandbuch der kalholischen Sittenlehre, Dusseldorꝟ. 1934 sq.
Sur la tendance à fusionner théologie et vie et sur la Lebenstheologie : E. Krebs, Die Wertprobleme und ihre Behandlung in der katholischen Dogmatik, Fribourg-en-B., 1917 ; A. Rademacher, Religion und Leben, 2 « éd., 1928 ; Th. Soiron, Heilige Théologie, 1935 ; A. Stolz, Charismatische Théologie, dans Der kalholische Gedanke, 1938, p. 187196 ; L. Bopp, Théologie als Lebens-und Volksdienst, 1935 ; K. Adam, Von dem angeblichen Zirkel im katholischen Lehrsystem oder von dem einem Weg der Théologie, dans Wissenscha/t und Weisheit, 1939, p. 1-25, et en général cette revue fondée en 1934 par les franciscains allemands ; E. Mersch, cité infra, col. 458 ; G. Kœpken.Die Gnosis des Christentums, Salzbourg et Leipzig, 1939. Pour une critique de la Lebenstheologie, cf. M. Koster, dans Theologische Revue, 1939, col. 41 sq. ; comparer le n u de juillet 1935 de la Revue thomiste, intitulé « Théologie et action ».