Dictionnaire de théologie catholique/THOMAS D’AQUIN (Saint)
1. THOMAS D’AQUIN (Saint). —
I. Vie.
II. Le docteur et le saint (col. 631).
III. Écrits (col. 635).
IV. Saint Thomas commentateur d’Aristote (col. 641).
V. Signification historique de la théologie de saint Thomas (col. 651).
VI. Saint Thomas exégète (col. 694).
VII. Saint Thomas et les Pères (col. 738).
I. Vie. —
1o Naissance et premières années d’enfance. —
Descendant d’une noble famille d’origine lombarde, saint Thomas est né au château de Roccasecca, près d’Aquin, diocèse d’Aquin, situé dans le royaume de Sicile, non loin de la frontière de l’État pontifical. Son père Landulf était arrière-petit-flls de Landon IV, dernier comte d’Aquin et seigneur de Roccasecca. Il est désigné comme miles. Landulf, nommé justitiarius de la région en 1220 par Frédéric II, se dévouait à la dynastie et au régime des Hohenstaufen. Il vécut jusque vers 1245. Sa mère fut une noble dame de Naples, nommée Théodora, qui vivait probablement encore en 1260. Plusieurs enfants naquirent de ce mariage. Scandone, Mandonnct, Taurisano et Toso donnent la liste de douze (Aymon, Jacques, Landulf, Renaud, Philippe, Adenulf, Thomas, Marotta, Théodora, Marie, Adélaïse, et une autre dont on ignore le nom), tandis que Pelstcr se prononce pour huit ou neuf. L’homonymie de la famille des Aquin rend difficile la construction généalogique.
L’année de naissance de saint Thomas n’est pas indiquée directement. Puisqu’il est mort dans sa 49e année en 1274, on conclut qu’il est né en 1225.
Des jours de l’enfance deux épisodes sont conservés par les biographes : la visite à Naples où sa mère prenait les bains et l’anecdote relative à la manlèn dont le petit Thomas échappa à la mort pendant une tem
pête, dans laquelle sa sœur dont on ignore le nom, qui était avec une servante dans la même chambre que lui, fut foudroyée.
2° Au Mont-Cassin.
Selon une coutume très répandue
au Moyen-Age, les nobles destinaient l’un ou l’autre de leurs fds à l’état ecclésiastique. Landulf fit élire son deuxième fils Jacques, à l’âge de vingt ans à peu près, abbé de l’église canoniale de Saint-Pierre de Canneto. Mais l’élection fut annulée parce que faite contrairement aux droits du Saint-Siège (1217). Le père songeait toujours à une autre dignité ecclésiastique qui pourrait s’offrir. Dans la région de la Campanie, on présentait des cadets comme oblats au monastère de Saint-Benoît au Mont-Cassin. Tocco et Barthélémy de Capoue nous disent que Landulf et Théodora envoyèrent au célèbre monastère cassinien le petit Thomas à l’âge de cinq ans, accompagné de quelques personnes parmi lesquelles se trouvait sa nourrice. Les parents offrirent ainsi leur cadet au service de Dieu. Le moment et les circonstances où se fit cette oblature nous éclairent davantage sur les intentions des parents qui avaient aussi en vue les intérêts de la famille d’Aquin. Le P. Mandonnet a relevé la donation d’un moulin faite par Landulf à l’abbé du Mont-Cassin (3 mai 1230) avec 20 onces d’or. Ces actes se réfèrent à l’oblation monastique de l’enfant. Saint Benoît mentionne dans la Règle, c. 59, les dons qui peuvent accompagner l’oblature. On peut, avec Ursmer Berlière faire valoir qu’on connaît aussi des dons faits aux monastères pour la simple éducation et institution des fils de nobles, mais dans notre cas des auteurs anciens (Serry, Gattola, De Vera, Tosti) et de récents (Roeder, Renaudin, Berlière, Mandonnet, Scandone, Leccisotti) concluent avec prudence et fermeté à l’oblature bénédictine de saint Thomas.
Frédéric II, rentré de la croisade, avait trouvé son royaume envahi par les troupes pontificales (1229). Il réagit fortement. Après la paix de San Germano, signée le 23 juillet 1230, les Aquin, victorieux avec leur souverain, saisirent le moment pour mettre une hypothèque sur le monastère.
Landulf Sinibaldi, abbé du Mont-Cassin (12271236), reçut le fils de Landulf et de Théodora, accepta son oblature et lui donna le froc monastique de saint Benoît. La journée des oblats se divisait entre la prière et le travail. Un maître spécial veillait sur eux. Initié aux mystères de la foi et aux fonctions liturgiques, Thomas dut s’appliquer à l’art de lire et d’écrire. Il fréquenta bientôt les écoles claustrales où il acquit une solide érudition classique et littéraire. Il étudia aussi les éléments de la logique et de la philosophie de la nature. La paix bénédictine du cloître, la discipline régulière et la beauté de la nature environnante concouraient à donner à l’âme du petit oblat une spiritualité profonde portée vers les plus hauts sommets. Tocco, c. iv, nous apprend, en effet, que Thomas cherchait déjà Dieu d’une façon supérieure à celle des enfants de son âge, comme le montrent les questions qu’il posait à ses maîtres ; pour sa formation spirituelle il était bien dans le milieu qui lui convenait. Mais, à la suite de l’excommunication de Frédéric II par Grégoire IX en 1239, l’abbaye fut transformée par l’empereur en place forte et les moines expulsés. Il n’y avait plus de place pour Thomas au Mont-Cassin. Il semble que la voix du père, qui était au courant des choses de l’empereur, rappela Thomas dans le monde. Avec son départ du monastère cessaient les liens de l’oblature. Suivant le conseil de l’abbé Etienne de Corbario, Thomas alla à Naples pour étudier à l’université.
3° Étudiant à l’université de Naples.
L’université
de Naples, érigée en 1224 par le jeune empereur,
était devenue le centre des écoles du royaume sicilien. La théologie, dès avant le milieu du xiiie siècle, y était enseignée par des religieux de trois ordres : dominicains à San Domenico Maggiore, franciscains à San Francesco et augustins à Sant’Agostino. Les cours de théologie furent interrompus en 1239 à la suite de l’expulsion des réguliers.
Thomas, venu dans la grande ville, logeait peut-être dans la petite résidence de San Demetrio, appartenant aux bénédictins. Ses parents pouvaient y consentir d’autant plus volontiers qu’ils n’avaient pas abandonné l’idée de voir le jeune homme devenir un jour abbé du Mont-Cassin. Étudiant es arts, Thomas acheva sa formation littéraire et commença l’étude de la philosophie. Sous le mécénat de Frédéric II, l’étude des philosophies grecque et arabe florissait. Il est certain que l’étudiant suivit le cours de grammalicalia et logicalia du professeur Martin de Dacie et les leçons de naturalia, comprenant aussi la métaphysique, du professeur Pierre l’Irlandais qui possédait une connaissance profonde des doctrines et des livres d’Aristote. C’est donc à partir de ce moment que Thomas commença l’étude du maître de Stagire. Frédéric II favorisait aussi les travaux des traducteurs, comme Michel Scot, qui depuis quelque temps ouvraient aux Latins les sources de la pensée grecque et orientale.
Thomas ne se contentait pas d’étudier, il avait une vie spirituelle intense. À son regard profond et ferme ne put échapper l’idéal des frères prêcheurs dont l’activité apostolique révélait la figure et l’œuvre lumineuse de saint Dominique. Ils vivaient sous l’impulsion donnée aux centres d’études par le bienheureux Jourdain de Saxe, qui en 1236 vint voir les étudiants de Naples avant son pèlerinage en Terre Sainte. Thomas semble avoir choisi pour directeur spirituel le P. Jean de San Giuliano, O. P. Par lui il fut gagné à la famille dominicaine. Le jeune philosophe, qui par ses qualités d’esprit et de cœur, par son intelligence et sa piété, faisait l’admiration de ses condisciples, résolut d’entrer chez les frères prêcheurs. Le prieur du couvent de San Domenico était alors Thomas Agni de Lentini, mort en 1277 comme patriarche de Jérusalem.
4° Entrée chez les frères prêcheurs. Internement à Roccasecca. — Selon Bernard Guidonis, Thomas reçut l’habit religieux de Thomas Agni, selon le P. Mandonnet de Jean le Teutonique, maître général. La vêture se fit, d’après le P. Priimmer, en 1240 ou 1241, d’après d’autres (de Rubeis, Mandonnet, Pelster) en 1243 ou 1244. À la nouvelle de la prise d’habit de son fils, la mère se rendit à Naples pour le faire changer d’idée, le conserver à la famille et l’éloigner d’une vocation mal vue par l’empereur. Les supérieurs, prévoyant l’attitude des Aquin, avaient envoyé le jeune religieux à Rome, à Sainte-Sabine. De Rome le maître général l’aurait fait partir ou conduit vers le nord. Théodora demanda à ses fils, alors en campagne avec Frédéric II, de prendre leur frère cadet au passage et de le lui ramener. En effet, Renaud d’Aquin, aidé au moins par un de ses frères, réussit à arrêter, au mois de mai 1244, le cadet près d’Acquapendente et l’envoya au château de Monte San Giovanni Campano, près de Frosinone. L’ordre se plaignit auprès du pape et de l’empereur, mais ne put améliorer en rien la situation tragique du jeune religieux. Revenus dans la région, ses frères éprouvèrent, au moyen d’une séduction, la vertu de Thomas qui, à cause de cette victoire, est salué par Tocco du titre à’angelicus. Persévérant dans leur projet, ses frères conduisirent Thomas à Roccasecca où il fut interné pendant une année. À tous les efforts de sa famille, il opposa une ferme résistance, gagna sa sœur Marotta à la vie reli
gieuse, instruisit ses autres sœurs dans les Saintes Écritures, étudiant lui-même sans se laisser abattre. Il put reprendre contact avec ses confrères de Naples qui ne l’oubliaient pas dans son isolement. Enfin, soit par respect pour son choix, soit par réflexion politique (le concile de Lyon se dressait contre Frédéric), sa famille lui permit de rejoindre les dominicains de Naples. Il dut faire son noviciat, mais les sources n’indiquent pas à quel endroit. Peut-être à Naples, ou bien dans la maison où il fut envoyé.
5o Les études dans l’ordre.
Aux difficultés chronologiques s’ajoutent de non moins graves difficultés d’ordre topographique. Le P. Denifle a observé que les anciens biographes, éblouis parle génie et la science de leur héros, ont oublié de s’arrêter à la question du noviciat et des lieux où Thomas a passé les années importantes de sa formation théologique. Pour ses études il fut envoyé en dehors de la province romaine (ad proficiendum). À part Gérard de Frachet qui note qu’il a été envoyé à Paris pour étudier, mais sans dire qu’il y ait étudié, toutes les autres sources attestent qu’il a été à Cologne en passant par Paris (Tocco, c. xiv) ou directement sans ce détour (Cantimpré, Ptolomée, dame Catherine) et qu’il y a été élève d’Albert le Grand. Ptolomée estime qu’Albert quantum ad gênerai itatem scientiarum et modum docendi inter doctores maximum excellentiam habuit. Hist. eccl., t. XXII, c. xviii.
Échard, Mandonnet, Prûmmer, Grabmann, Castagnoli, Glorieux tiennent que Thomas étudia à Paris de 1245 à 1248 ; Denifle, de Groot, Pelster, Toso insistent sur ce point que seules les études à Cologne sont prouvées par les documents, tandis que Pelster suggère des études à Cologne sous Albert avant 1245 et après 1248. La tradition de Cologne parle des longues études de Thomas sur le Rhin. Une tradition de Paris manque, mais le raisonnement est en sa faveur. La lettre des artistes (1274), qui n’est pas explicite, est interprétée d’une façon négative pour Paris par Denifle et affirmative par Mandonnet. Cologne était un centre d’études dès avant la décentralisation scolastique provoquée dans l’ordre depuis 1245 pour décharger Paris. En 1248 le sludium générale y fut établi avec Albert comme régent.
Saint Thomas s’est appliqué avec assiduité aux études théologiques, après avoir fait sa philosophie et peut-être sa maîtrise es arts à Naples. Sous Albert le Grand, il révèle de plus sa puissance intellectuelle. Tocco nous apprend que Thomas a noté les leçons d’Albert sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Mgr Pelzer en a fourni la preuve en ce qui concerne les manuscrits de ce cours inédit du maître de saint Thomas reporté par celui-ci. À l’occasion d’un acte solennel (signe probable que Thomas n’était plus simple auditeur, mais candidat à l’enseignement à Cologne), Albert annonçait ouvertement la future grandeur du « bœuf de Sicile ».
Pendant son séjour à Cologne, Thomas apprit la mort de son frère Renaud dans la conjuration de Capaccio et la mort de Frédéric II. C’est également là qu’il fut probablement ordonné prêtre. Il y fut témoin de la pose de la première pierre de la cathédrale le 15 août 1218 et de la visite du roi des Romains, Guillaume de Hollande, à Albert le Grand, le 6 janvier 1252. Il refusa la dignité d’abbé du Mont-Cassin qui lui avait été offerte par Innocent IX.
6o Bachelier en théologie à Paris ( I.). — Pour
l’année académique 1252-1253, l’ordre dut nommer un bachelier à son sluilium générale du couvent de Saint-Jacques à Paris. Le maître général Jean le Teutonique consulta sur cette que l’on Alliert, qui proposa fermement Thomas d’Aquin en garantissant M rompe tence doctrinale et la probité de sa vie. Jean hésitait,
peut-être en raison de la jeunesse du candidat ou du manque de quelque condition requise par les règlements. Albert ne fléchit pas. Profitant de la présence en Allemagne du cardinal Hugues de Saint-Cher, légat pontifical, qui y rencontra maître Jean, Albert lui recommanda la candidature de Thomas et réussit à faire envoyer celui-ci à Paris. Thomas se rendit à sa nouvelle résidence en passant probablement par Louvain.
Depuis 1252 il enseigne au couvent de Saint-Jacques comme bachelier dans l’école des étrangers, qui était parallèle à l’école des membres de la province de France. Au commencement de sa nouvelle tâche, le bachelier dut faire un principium, lecture solennelle sur l’Écriture. Le bachelier expliquait, au cours d’une ou deux années, deux livres saints ; après cet exercice il se vouait pendant deux ans à la lecture des Sentences de Pierre Lombard, sous la direction d’un maître, qui était alors (1248-1256), pour les étrangers, Hélie Brunet de Bergerac en Provence.
Ces débuts de l’enseignement de saint Thomas à l’université de Paris coïncident avec le commencement de la lutte des maîtres séculiers contre leurs collègues des ordres mendiants. Depuis longtemps la situation était tendue. L’instigateur des hostilités contre les réguliers, Guillaume de Saint-Amour, mettant à profit l’absence de Louis IX, avait beau jeu de se dresser contre ses adversaires. Voir Saint-Amour ( Guillaume de), t. xiv, col. 756. En février 1252 la faculté de théologie réduit le nombre des professeurs réguliers et celui de leurs cours : ils doivent se contenter d’un seul maître et d’un seul cours. Au début les réguliers ne semblent pas avoir reconnu le statut rédigé sans eux.
En 1253 les maîtres publièrent un autre décret obligeant à l’exécution des statuts universitaires sous peine d’exclusion. Les mineurs, sous Jean de Parme, cédèrent, mais pas les prêcheurs. Guillaume gagnait bien Innocent IV contre les réguliers, mais, le 22 février 1254, Alexandre IV restituait aux ordres leurs droits acquis. Guillaume ouvrit alors la lutte au point de vue doctrinal, en dénonçant VIntroductorius in Evangelium œternum de Gérard de Borgo San Donnino, O. F. M. et en dressant une liste des erreurs contenues dans cet ouvrage. Il prêcha aussi contre les réguliers. Le pape condamna VIntroductorius et les erreurs indiquées par les professeurs séculiers, mais favorisa les réguliers. Le 1er mars 1256, les dominicains se mettaient d’accord avec l’université : sans renoncer aux deux chaires, ils concédèrent que leurs candidats au collège des maîtres seraient acceptés par libre consentement. Cet accord, stipulé sans le Saint-Siège, fut déclaré nul. Alexandre IV condamna l’écrit de Guillaume, De periculis novissimorum temporum, à Anagni, le 5 octobre 1256. Dans ce temps agité parurent les monographies de saint Bonaventure et de saint Thomas, Contra impugnanles Dei cultum, sur la raison d’être des ordres apostoliques et mendiants qui se donnaient à l’étude, à l’enseignement et à la prédication.
Outre son cours d’exégèse, Thomas bachelier écrivit à cette époque son exposition des Sentences, probablement le De ente et essentia et le De principiis nature.
Il a dû participer aussi à quelques disputes. Dans renseignement il s’imposait par la force, de sa dialectique, la puissance de son esprit, la fidélité de sa mémoire et son calme dans la manière de se présenter. Le chancelier Hayméric qui concéda la licence à Thomas d’Aquin fut loué par lettre spéciale d’Alexandre IV datée du 3 mars 1256. Le pape imposait même au chancelier de faire faire prochainement à son candidat le principium ou la leçon inaugurale de maître, lue véritable obstruction se produisit aussitôt contre l’ordre du pape. Mais devant le commandement formel
du Saint-Siège, les maîtres en théologie de Paris durent s’incliner. Ils ne voyaient pas d’un bon œil ce professeur si jeune et d’une telle compétence. Il était considéré comme un concurrent et un intrus.
1o Maître en théologie. Enseignement à Paris de 1256 à 12~>9. — Thomas ayant été admis malgré sa jeunesse, entre le mois de mars et de juin, par le chancelier Hayméric à la licence, donne sa leçon inaugurale en expliquant devant des membres de la faculté le texte : Rigans montes de superioribus suis (Ps., ciii, 13). Bien qu’il fût maintenant docteur ou maître en théologie, possédant une chaire académique avec le cours correspondant, l’incorporation au collège des docteurs lui était encore refusée par l’hostilité de ceux qui ne voulaient pas le reconnaître. Saint Bonaventure se trouvait dans une situation semblable depuis 1248. Alexandre IV, le 23 octobre 1256, imposa aux maîtres de Paris de recevoir parmi eux Thomas d’Aquin et Bonaventure. Ce qui se fit le 15 août 1257.
Dans l’entretemps Thomas avait commencé son enseignement ordinaire, public et régulier au studium générale de Paris, à partir de septembre 1256. Comme texte scripturaire il commenta peut-être le livre d’Isaïe, mais sûrement l’évangile selon saint Matthieu distribué sur trois ans. Dans les disputes il traita aussi pendant trois ans les questions De veritate. Quand le maître tenait la dispute, toutes les classes de la faculté vaquaient, les bacheliers et les étudiants devaient être présents. Les auties professeurs pouvaient y assister. De fait on s’intéressait vivement à ces disputes ; on y voyait venir des ecclésiastiques vivant à Paris ou de passage, tant était grand le renom du professeur qui dirigeait cet exercice scolastique.
Quant à l’obligation du maître de prêcher, un témoignage fournit la preuve, non seulement que saint Thomas satisfaisait à cette fonction, mais aussi que les hostilités envers les réguliers continuaient. Quand il donna, le 6 avril 1259, un sermon universitaire en latin, le bedeau de la nation de Picardie n’eut pas honte de distribuer parmi les clercs et les autres auditeurs un libelle diffamatoire contre l’évêque de Paris et les mendiants, bien que ce libelle eût été publiquement condamné par l’évêque. Le pape, le 21 juin 1259, décréta une punition exemplaire à donner à ce bedeau et à son parti.
En ces trois années, saint Thomas employa aussi son temps à écrire. En dehors de ses leçons et disputes, de ses sermons et des conseils qu’il donnait à ceux qui recouraient à lui, il acheva les commentaires du De Trinitate et du De hebdomadibus de Boèce, de la première et la deuxième Décrétales du concile du Latran de 1215, du De divinis nominibus du pseudo-Denys et commença, à la demande de saint Raymond de Peiïafort, à composer sa Summa contra Gentiles.
Par son enseignement et ses vertus, Thomas gagnait beaucoup d’autorité dans les cercles universitaires et religieux. Son disciple, Nicolas de Marsillac, O. P., atteste particulièrement comment il pratiquait la pauvreté. Un autre de ses confrères, Raymond Severi, a laissé aussi une déposition sur les vertus du jeune professeur.
Il a certainement eu des égards envers son bachelier qui, entre 1258-1260, était probablement Hannibald de Hannibaldis, et envers les collègues de son ordre : Florent de Hesdin (1255-1257), Hugues de Metz (1257-1258), Barthélémy de Tours (1258-1259) ; tout autant envers saint Bonaventure (1253-1257) et les professeurs du clergé séculier, quoique la lutte contre les réguliers ne fût pas encore terminée. Il faut en outre signaler, parmi les religieux qu’il a certainement connus, Vincent de Beauvais, Pierre de Tarentaise, les provinciaux de France Thierry d’Auxcrre et Guillaume de Séguin, le maître général Humbert de Ro mans (1254-1263) qui avait d’abord été provincial de Paris (1244-1254).
Dans la commission des études formée au chapitre général de Valenciennes, au commencement de juin de 1259, à côté du breton Bonhomme, du picard Florent, de l’allemand Albert, figuraient l’italien Thomas d’Aquin et le savoyard Pierre. Cette collaboration au règlement des études de l’ordre était une distinction pour Thomas et un bienfait pour sa famille religieuse.
8o Séjour en Italie (12 9-1268). — Laissant sa chaire de Paris à Guillaume d’Antona, saint Thomas regagna sa patrie ex cerlis causis (Ptolomée). Selon l’hypothèse du P. Mandonnet, il aurait été d’abord à la cour pontificale d’Anagni (1259-1261), puis à Orvieto (1261-1263). Le chapitre de la province romaine, tenu à Naples le 29 septembre 1260, nomma Thomas prédicateur général pour rendre possible sa participation aux chapitres provinciaux. Ceux-ci se célébrèrent en 1261 à Orvieto, en 1263 à Rome, en 1264 à Viterbe, en 1265 à Anagni, en 1266 à Todi, en 1267 à Lucques, en 1268 à Viterbe. À dater de son retour en Italie, il reçut comme compagnon et secrétaire le P. Réginald de Piperno. De nouveaux devoirs lui étaient imposés par ses rapports immédiats avec Urbain IV qui le chargeait de la composition de l’office du Saint-Sacrement et de la réfutation des erreurs grecques, avec Clément IV, devant lequel, à Viterbe, il donna un sermon, avec des cardinaux (Hugues, Hannibald, etc.), avec des prélats, des princes et des érudits.
Ces relations lui donnaient d’autre part la possibilité de promouvoir le progrès des sciences. À la cour pontificale se trouvait, de 1261 à 1263, Albert le Grand et, à partir de 1261, Guillaume de Moerbeke qui excellait comme traducteur d’Aristote et d’autres auteurs grecs. On s’explique ainsi que saint Thomas ait étudié de si près la doctrine aristotélicienne dans ses Commentaires sur le De anima, le De sensu et sensato, le De memoria et reminiscentia, la Métaphysique, les Physiques. Il composa en outre la Calena aurea sur les évangiles, et de nombreux opuscules, acheva la Somme contre les Gentils et commença la Summa theologiæ. En 1265 il refusa le siège archiépiscopal de Naples. Le chapitre provincial de 1265 préposa Thomas d’Aquin à l’enseignement à Rome, où il professa au couvent de Sainte-Sabine depuis le mois de septembre, expliquant peut-être Isaïe et Jérémie. Il composa alors les questions De potentia, De anima et De spirilualibus creaturis et quelques quodlibets. Il prêcha une fois à Sainte-Marie-Majeure ou à Saint-Pierre, où il guérit une femme qui suivit son bienfaiteur jusqu’à Sainte-Sabine. Visitant le cardinal Richard d’Hannibaldi à la Molara près de Rocca di Papa, il y convertit deux juifs. Il a sans doute apprécié les marques d’estime papale pour son frère Aymon (12641267).
Le 14 juillet 1267, Clément IV charge Thomas d’Aquin de désigner deux frères pour servir Gualtier de Calabre, O. P., évêque de Dachibleh en Syrie. Dans le même mois Thomas avait représenté sa province au chapitre général de Bologne pendant lequel on transféra solennellement le corps de saint Dominique. A partir de l’automne 1267, il enseigna à Viterbe.
Entre temps de graves questions soulevées à Paris réclamaient une intervention du maître général qui s’adressa d’abord à Albert, le grand défenseur des mendiants et la grande autorité anti-averroïste, à Anagni en 1259. Mais Albert crut devoir s’excuser. D’ailleurs, le cas ne s’était pas encore présenté qu’un ancien professeur de Paris y remontât en chaire. Au lieu d’Albert, Thomas fut désigné pour Paris. Il reprit la route de la France, accompagné probablement par
Réginald de Piperno et Nicolas Brunacci. C’est à cette époque que l’on place un sermon de saint Thomas devant l’université de Bologne (2 décembre 1268), l’exemple qu’il donna de sa grande humilité, lorsqu’il accompagna dans la même ville un frère convers qui le priait de marcher plus vite, et un sermon à Milan (décembre). Quand le saint docteur arriva au mois de janvier sur les bords de la Seine, l’année académique était plus que commencée.
9° Deuxième enseignement à Paris (1269-1272). — De son exil, Guillaume de Saint-Amour continuait à soutenir l’hostilité contre les professeurs réguliers à Paris ; sur place agissaient Gérard d’Abbeville et Nicolas de Lisieux. Saint Thomas leur opposa les opuscules De perjectione vitse spiritualis et De pestijera doctrina retrahentium homines a religionis ingressu. De plus il tenait des controverses purement scientifiques. Un exemple de la lutte doctrinale contre la tendance dite « augustinienne » est la célèbre dispute entre Jean Pecham, chef de l’école des franciscains et Thomas sur l’unité de la forme substantielle dans l’homme, tenue vers Pâques 1270. Pecham usant de verba ampullosa et tumida laissa parfaitement calme son adversaire qui s’imposait par la supériorité de sa doctrine et son attitude tranquille et forte.
Dans la grande discussion sur l’aristotélisme soulevée depuis longtemps à Paris par des philosophes et par des théologiens comme Albert le Grand, en 1270, s’opposèrent surtout Thomas, représentant le péri patétisme chrétien avec son De unitate intellectus contra averroistas et Siger de Brabant qui écrivit le De anima intellecliva. Par une lettre de Gilles de Lessines, O. P., à Albert le Grand on sait qu’à Paris on ne luttait pas seulement contre les erreurs des aristotéliciens averroïstes, mais aussi contre des thèses purement aristotéliciennes. Albert composa l’opuscule De quindecim problematibus, rejetant 13 thèses averroïstes et soutenant deux propositions purement aristotéliciennes. L’évêque de Paris condamna le 10 décembre 1270 les 13 propositions. Voir l’art. Tempier, ci-dessus col. 99. En 1277 seront frappées aussi quelques thèses de saint Thomas, mais elles furent réhabilitées en 1324. « La précision qu’apportèrent les années 1270-1277 à l’interprétation du réalisme aristotélicien eut pour résultat l’établissement définitif de la synthèse chrétienne du thomisme. » L’introduction et le maintien du système aristotélicien dans l’enseignement universitaire fut le grand apport et une partie essentielle de la mission historique d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin, appelés par Siger præcipui viri in philosophia. Par leurs efforts la faculté des arts se transforma en faculté de philosophie proprement dite. D’Irsay, Hist. des universités, Paris, 1933, t. I, p. 167-170. Les philosophes en demeurèrent reconnaissants. Pierre d’Auvergne, toujours dévoué à saint Thomas, acheva deux de ses commentaires philosophiques, lit Siger devint un admirateur de saint Thomas. La victoire du saint docteur sur Paverroïsme latin fut célébrée dans les trionft de l’art italien médiéval.
A côté des grands problèmes on signale deux cas de conscience examinés par le Maître : un cas de propriété littéraire de Jean de Cologne, jugé par Thomas d’accord avec Bonhomme, Barthélémy de Tours, Pierre do Tarentaise, Beaudouin de Maflix et Gilbert van Eycn, et, d’autre part, le cas d’imprudence administrative de Barthélémy de Tours, vicaire dominicain participant à la croisade, cas examiné sur l’ordre de Jean de Verceil par Thomas d’Aquin, Robert Kilwamby et Latino Orsini. Le chapitre général de Milan (127H) déposa Barthélémy « le sa charge.
Pour le saint roi Louis IX, saint Thomas n’était pas un inconnu. Pendant qu’il écrivait la Summa llieologiæ, fut invité une fois à la table royale où, absorbé
par le problème du mal et oubliant dans quel milieu il était, il trouva un argument décisif contre les manichéens. Son bachelier dut être alors Romain de Romanis. Parmi ses étudiants figurait l’élite de la jeunesse d’Europe, surtout des membres de son ordre, des augustins, comme Gilles de Rome et Augustin Trionfo, et aussi des laïcs comme Pierre Dubois. Une promenade à Saint-Denis, faite en compagnie d’étudiants, nous permet de connaître la valeur qu’il donnait aux choses de ce monde en comparaison des sources de la science sacrée : à la ville de Paris, en effet, il préférait les homélies de Jean Chrysostome sur l’évangile selon saint Matthieu.
Les ouvrages qu’il composa à cette époque témoi j gnent de sa vie intellectuelle et de son application au
I travail : commentaires sur saint Jean et les épîtres pau liniennes, sur les Éthiques, la Météorologie, le Peri-Her meneias, les Analytiques, le livre De causis de Proclus ;
les questions disputées De malo, De virtutibus, De cari late, De correctione fraterna, De spe, De unione Verbi
incarnali ; des quodlibeta (i-vi, xii), des réponses au
lecteur de Venise et à Jean de Verceil, la continuation’de la Somme théologique, l’opuscule De seternitate
mundi contre les détracteurs d Aristote. En 1269 et
1272 des concessions de fondations dominicaines à
San Germano et à Saler sont faites par des prélats
par amitié pour Thomas d’Aquin, et lui-même ne tarde
pas à être rappelé en Italie.
Dans l’agitation qui se manifestait dans des cercles universitaires contre l’évêque de Paris, le saint fait tranquillement ses actes scolastiques avant Pâques. Pour la Pentecôte il se trouve déjà à Florence au chapitre général de son ordre. Les « artistes » de Paris le prient de leur envoyer d’Italie, non seulement ses livres laissés inachevés à Paris, mais aussi des écrits d’autres auteurs qui, étant connus là-bas, n’étaient pas encore arrivés sur les bords de la Seine.
10° Enseignement à Naples (1272-121’, ). — Le chapitre provincial de la Province romaine, célébré à Florence après le chapitre général, chargea Thomas d’Aquin de la direction des études de la province. Il choisit Naples comme centre. Chemin faisant il visita la Molara où lui-même et Réginald prirent la fièvre. Il fut vite guéri et pour la guérison de son compagnon il eut recours à l’imposition d’une relique de sainte Agnès. Au mois d’août il assista son beau frère, Roger d’Aquila, comte de Trætto, à ses derniers moments. Exécuteur testamentaire de Roger, Thomas dut, pour expédier cette affaire, recourir au roi Charles I er, qui le reçut en audience à Capoue. Pour sa nièce, Françoise, comtesse de Ceccano, il obtint qu’elle pût rentrer dans le royaume.
A Naples il retrouva les Pères Jean de San Giuliano, Guillaume de Tocco, Ptolnmée de Lucques et autres. L’école du couvent de Naples, en 1272-1273, n’était pas un sludium générale de l’Ordre. Cependant Thomas touchait un salaire royal pour son cours. Des services personnels lui furent rendus successivement par les frères Bonfils et Jacques de Salerne.
En outre le P. Réginald de Piperno l’assistait. Ses cours furent fréquentés par des prélats comme l’archevêque de Capoue et l’évêque de Salerne, par des confrères et autres religieux, par des clercs et des laïcs. Il expliqua dans ses leçons les Psaumes, commenta les livres De csclo et mundo, c De generalione et corruplionc et les Politiques, continua la grande Somme, composa le Compendium theologiæ dédié à son cher P. Réginald. Au carême de 1273 il prêchait — en napolitain — sur le Credo, le Pater, la Salutation angéliqui et les commandements. La matière de ces serinons est conservée dans des opuscules de même titre. Ses prédications furent très fréquentée et goûtées parles
Napolitains. À la doctrine, il joignait l’onction qui
lui venait de la méditation, de la lecture spirituelle (Collations des Pères), de la prière affective et de la liturgie. L’antienne Ne projicias nos le touchait jusqu’aux larmes.
A beaucoup de personnes de toute classe qui recouraient à ses lumières il donnait des conseils. En 1273 il offrit aux étudiants un dîner pour la fête de sainte Agnès. Il secourait aussi les pauvres de mainte manière. Le 6 décembre, lorsqu’il célébra la messe dans la chapelle de Saint-Nicolas, un grand changement se fit en lui. De ce moment il cessa d’enseigner, d’écrire et de dicter. Il était convaincu de la fin prochaine de sa vie terrestre. Pour quelques jours de vacances il fut envoyé chez sa sœur, la comtesse Théodora de San Severino près de Salerne. Réginald l’y accompagna.
11° Convocation au concile de Lyon ; maladie et mort.
— Suivant un ordre du pape Grégoire X, Thomas dut se préparer à assister comme théologien au concile de Lyon. Il se mit en route au commencement de 1274, emportant son opuscule Contra errores Grœcorum. En février, il arriva au château de Mænza de sa nièce Françoise de Ceccano. Tombé malade, il fut visité par les cisterciens de l’abbaye voisine de Fossanova. Le docteur Jean de Guidone le soignait. L’état s’aggravant, Thomas se rendit à dos d’âne à l’abbaye cistercienne, expliqua aux moines le Cantique, reçut avec grande piété le Saint-Sacrement et le lendemain l’extrême-onction. Dans la matinée du 7 mars, il rendit son âme à Dieu.
Pour les obsèques se joignirent aux moines les dominicains et les franciscains des couvents voisins, l’évêque de Terracina, des nobles de la Campanie et des membres de sa famille. Le corps fut enseveli près de l’autel majeur de l’église. Réginald de Piperno improvisa une oraison funèbre, louant la pureté de vie et l’humilité de son maître. Le deuil de l’ordre était grand. On ne connaît pas d’autres lettres de condoléance que celle rédigée par la faculté de philosophie de Paris.
12° L’homme, son esprit. — Maître Thomas d’Aquin était de haute taille, de forte corpulence, de droite stature. Il avait le teint couleur de froment ou brunâtre, la tête grande et un peu chauve. Ses traits réguliers, ses yeux tranquilles et sa bouche ferme et bonne laissaient entrevoir une âme puissamment spirituelle, paisible et pure.
Voué à la vie de l’esprit, il n’usa des biens terrestres que pour le strict nécessaire, il refusa toutes les dignités, il n’eut d’autre ambition que de s’appliquer de mieux en mieux aux devoirs de sa vocation, remplissant ses obligations de chrétien, de religieux, de prêtre et de docteur d’une manière lumineuse, patiente et magnanime. Évitant des conversations inutiles, il cultivait le silence pour vivre retiré dans son esprit. Homme de grande prière sous toutes ses formes, on le décrit comme miro modo contemplai ivus (Tocco). D’une piété profonde envers Dieu et le Rédempteur, d’un rare recueillement dans la célébration de la messe, dévot aux saints, respectueux et charitable envers le prochain, il passait à cause de sa candeur d’âme, de son humilité et de sa charité, pour le buon fra Tommaso (Dante). Beaucoup de traits humains et surnaturels de lui furent conservés par Réginald de Piperno, Guillaume de Tocco et d’autres témoins de sa vie, mais il n’a pas eu un biographe comme le fut Eadmer pour saint Anselme.
Après Touron, des auteurs récents comme de Groot, Garrigou-Lagrange, Maritain, Petitot, Déman, Taurisano ont décrit la vie spirituelle de saint Thomas. Mgr Grabmann relève comme les traits essentiels de la spiritualité personnelle du docteur d’Aquin la sagesse, la charité et la paix. Il dit aussi quelles furent les relations personnelles de saint Thomas.
Fortement attaché à Dieu, fin dernière de toute science et de toute culture, Thomas allait à la recherche de la vérité, laissant de côté toute attache sub| jective, pour saisir plus facilement et plus sûrement le vrai dans toute son objectivité. Ferme dans ses principes, clair et vigoureux dans ses conclusions, il supportait placidement les attaques personnelles dont il était l’objet. Il s’effaça toujours devant la vérité qu’il recherchait pour elle-même. Ses procédés doctrinaux unissent constamment l’observation et la spéculation, l’analyse et la synthèse. En pénétrant de plus en plus les problèmes pendant sa carrière professorale, il s’efforça d’atteindre et de donner des vues toujours plus cohérentes, plus universelles et lucides, exprimées dans une langue sobre et objective, uniquement faite pour la pensée, le latino discreto, comme l’a appelé Dante.
Il n’excellait cependant pas seulement comme logicien et métaphysicien, mais il regardait d’un œil attentif et critique les éléments positifs de la doctrine. Il a laissé même quelques observations sur la conception génétique de l’histoire.
En allant aux sources et aux grands auteurs, surtout à Aristote et aux Pères, ils se les assimile, les interprète dans les passages difficiles d’une manière conciliante, ou marque, dans de rares cas, par des mots brefs et précis le degré de sa désapprobation. Sa mémoire prodigieuse le servait admirablement dans l’emploi de la documentation positive. Ouvert aux problèmes doctrinaux de son temps, il se rendit compte exactement de l’état des positions et des autorités passées et contemporaines et ne craignit pas d’innover là où la pénétration des principes et le besoin d’une meilleure méthode lui en montrèrent la nécessité. « La nouveauté par excellence, préparée par quelques-uns de ses aînés, avant tout par Albert le Grand, mais dont l’accomplissement lui était réservé, c’était l’intégration d’Aristote à la pensée catholique » (Maritain). Il dégagea de l’Aristote historique une forme plus purement aristotélicienne qu’Aristote lui-même n’avait pas connue. Dans cette grande tâche sa conviction allait de pair avec son courage et son humilité personnelles.
Le fruit de son application consciencieuse et objective à la recherche et à l’enseignement se manifeste dans le corps doctrinal contenu dans ses écrits d’une étendue extraordinaire et d’une clarté admirable. Sa Summa theologiæ où se fusionnent la puissance de l’esprit, l’élévation de l’âme, l’ordre le plus parfait, la propriété de termes et la simplicité supérieure qui est le propre des grands génies classiques, l’expression scientifique et le sens pédagogique, a eu un succès inouï jusqu’à nos jours.
Par le moyen de sa doctrine sûre et profonde, Thomas d’Aquin n’a pas cessé d’illuminer par ses doctrines les générations venues après lui et de féconder la vie scientifique et spirituelle de la postérité. Jean de Saint Thomas († 1644) a bien dit de lui : Majus aliquid in Thoma quam Thomas suscipitur et defenditur.
13° La canonisation. Gloire posthume. — Une vie tellement noble et spirituelle avait déjà excité l’admiration et la vénération de beaucoup de contemporains. Après la mort vint l’idée du culte. De pieux confrères (Réginald, Jean del Giudice, Albert de Brescia), des historiens (Ptolomée, Guidonis) conservaient la mémoire du défunt. Ses restes passaient pour des reliques. Les cisterciens les examinèrent à diverses reprises, en 1274, 1281, 1288. Le chapitre provincial dominicain tenu à Gaète en 1317 se préoccupait de la canonisation. Avec les informations nécessaires et des lettres postulatoires, Robert de San Valentino et Guillaume de Tocco se rendirent à Avignon où i Jean XXII les reçut en audience. La faveur religieuse
et politique du pape pour cette cause du royaume de Naples était assurée. Une première enquête sur la vie et sur les miracles se fit par une commission cardinalice. Le 18 septembre 1318 fut nommée une commission d’enquête à Naples où, le 21 juillet 1319, se constituait le tribunal qui, dans les jours suivants, examinait quarante-deux témoins choisis parmi des dominicains et des cisterciens, des clercs et des laïcs. Le procès-verbal fut porté à Avignon sur un ordre du pape, transmis aux juges par Guillaume de Tocco ; une enquête supplémentaire eut lieu d’ailleurs à Fossanova, au mois de novembre 1321.
Pour ce qui concernait la doctrine du maître d’Aquin, les Concordantiæ diciorum fralris Thomæ, par Benoît d’Assignano, ont pu servir. Après les discussions et examens des témoignages contenus dans les procès, Jean XXII tint un consistoire le 14 juillet 1323, dans lequel l’ordre dominicain, divers prélats et le roi Robert de Naples présentèrent les dernières suppliques en vue de la canonisation. Elle fut célébrée solennellement le 18 juillet 1323 en présence du roi et de la reine de Naples, d’une foule d’ecclésiastiques et de réguliers, de nobles parmi lesquels Thomas de San Severino, neveu de saint Thomas, et des fidèles de toute condition.
La fête du saint fut fixée au 7 mars, des indulgences accordées à sa célébration ; par ordre d’Urbain V, le corps fut transféré en 1368 à Toulouse, où il repose à Saint-Sernin depuis 1309. Le 14 mai 1324 l’évêque de Paris, Etienne de Bourret, annula la condamnation des articles proscrits par son prédécesseur en 1277, en tant qu’ils touchaient ou paraissaient toucher la doctrine de saint Thomas. Les peintres faisaient des portraits du saint Docteur, ou le représentaient dans leurs trionfi en des couvents, comme à Pise (Traini), à Florence (Bonaiuto) et ailleurs.
Saint Thomas, qui depuis 1317 fut salué comme Docteur commun, fut de plus en plus appelé, à partir du xve siècle, Docteur angêlique. Saint Pie V, le 11 avril 1567, le proclama docteur de l’Église. Léon XIII, le 4 août 1879, dans l’encyclique JEterni Palris, fit le plus grand éloge de sa doctrine ; le 4 août 1880, il le constitua patron des écoles catholiques. Des attestations significatives de son prestige incomparable dans l’figlise se trouvent dans les canons 589 et 1300 du Code de droit canonique, dans l’encyclique Studiorum ducem de Pie XI du 29 juin 1923 et dans la Constitution apostolique sur les études ecclésiastiques Deus scientiarum Dominus du 24 mai 1931, art. 29.
[. Sources. - Les principales sources pour la vie do saiiil Thomas SOllI lis suivantes : 1o Décisions et nominations des chapitres de l’ordre des frères prêcheurs, éd. Reichert, dans Monumenta O. P. hist., Rome, 1898, t. iii, et de li province romaine, éd. Kâppeli, dans Monumt nta ordlni » prtedicalorum, t. xx, 1941. 2o Ordres pontificaux, statuts et actes universitaires, dans Denlfle-Châtelain, Charlularium Univ. Paris., t. i, Paris, 1889. ; >" Vilæ Fralrum, par Gérard de Frachet, <>. I’., vers 1260, témoignage de grande valeur, éd. Keichcrt, dans Mon. O. P. Iiist., t. I, 1896, p. 201 ; cf. p. 359. - 4° Thomas de Can tlmpré, o. 1’., Bonum universale, entre 1201 et 1203, Econfus, éd. Douai, 1597, La Haye, 1902. 5oPtol te
de I. niques, (). |>., dans son llisluria eCClesiastica, écrite de
1312 a 1317, éd. Muratorl, Script. rer. (fol., t. i, 1727, col. 1151-1173, et éd. Taurisano, dans S. I ommasod’Aquino, Mlscellanea storico-artislica, Rome, 1924, p. 183-1 85. — 6o Guillaume de Tocco, O. P., Vita (éd. Fonte », cf. infra).
Il est bien informé, mais il donne au récltt historique ! un
stsie d< légende et embrouille les informations au lieu de Un raconter simplement. 7o Le proeè » d’information de 1319 a Naples en vue de la canonisation avec les témoignages importants de l’abbé Nicolas de Fossanova (n. 8. M Fontes), de Pierre de Montetangtovannl (n. (9), « le Guillaume de Tocco (n. 58), de Barthélémy de Capoue m 76 iq.) i proo supplémentaire de 13 inova
(éd. Fonte » ), 8 UemardGuidonis, O.P., historien i
Vita, entre 1319-1321 (éd. Fontes). — 9o Pierre Calo, O. P., compilateur, Vita, dans son Lcijendarium, entre 1313-1332 (éd. Fontes). — 10o Bulle de canonisation par Jean XXII du 18 juillet 1323 (éd. Fontes).
Après les matériaux publiés par les bollandistes dans les Acta sanctorum martii, t. i, p. 653-746, Paris-Rome, 1865, le P. Dominique Priimmer, inspiré par le P. Denifle, a entrepris une édition critique des sources biographiques du Docteur angêlique, donnée d’abord dans l’appendice de la Revue lliomiste et puis séparément dans des fascicules intitulés Fontes vitx S. Thomæ Aquinatis, Toulouse, 1912-1928. Il reproduit les vies par Pierre Calo (F’onles, p. 17-55), Guillaume de Tocco (ibid., p. 65-160), Bernard Guidonis (ibid., p. 168-259, 263). Par erreur, a Calo, publié pour la première fois, on a attribué trop de crédit. Après la mort du P. Priimmer, le P. M. -Hyacinthe Laurent a fait suivre en 1934 et 1937 trois fascicules des Fontes, contenant le procès de Naples (p. 265-407), de Fossanova (p. 409-510), des récits sur la canonisation et la bulle de canonisation (p. 511-532) et des documents au nombre de 59 (p. 532-677).
La valeur des sources a été examinée spécialement par le P. Mandonnet au cours de ses nombreuses études sur saint Thomas (voir plus loin), par François Pelster, Die àltcren Biographien des hl. Thomas v. Aquin, dans Zeitschrifl j. kath. Théologie, t. xlii, 1920, p. 242-274, 336-397 ; le même, Kritische Sludien zum Leben und zu den Schriften Alberts des Grossen, Fribourg-en-B., 1920, p. 68-79 ; le même. La giovinezza di S. Tommaso, l, a famiijlia di S. Tommaso, I parenli prossimi di S. Tommaso, studio critico suite fonti, dans Civillà Cattolica, 1923, t. i, p. 385-400 ; t. ii, p. 401410 ; t. iii, p. 299-303 ; par E. Janssens, Les premiers historiens de la vie de saint Thomas d’Aquin, dans Revue néoseolastique de philosophie, t. xxvi, 1925, p. 201-214, 325352, 452-476 ; par P. Castagnoli, Regesta thomistica, dans Divus Thomas (Plaisance), t. xxx, 1927, n. 4, 1928, n. 1, 1929, n. 1, 4, 5.
Bibliographie des sources dans Mandonnet-Dcslrez, Bibliographie thomiste, LeSaulchoir, 1921, n. 1-16 ; Bulletin thomiste, Bellevue-Paris, 1924-1939.
II. ÉTUDES CRITIQUES SUR LA BIOGRAPHIE. — J. Ecllard,
dans les Scriplorcs O. P., Paris, 1719, t. i, p. 271-354, 662 ; Gianfrancesco Bernardo de Bubeis (Bossi), De gestis et scriptis ac doctrina s. Thomæ Aquinatis dissertationes critiew et apologcticse, Venise, 1750, reproduites dans l’édition léonine, Borne, 1882, t. J, p. xiv-ccxi.vi ; F. Scandone, La vita, la famiglia et la patria di S. Tommaso, dans.S. Tommaso d’Aquino, Mise, storico-artistica, Rome, 1924, p. 1-110 ; D. Prtimnier, De chronologia vilæ S. Thomss Aquinatis, dans Xenia thomistica, Rome, i. iii, 1925, j). 1-8 ; P. Mandonnet, Date de naissance de S. Thomas d’Aquin, dans Revue thomiste, t. xxii, 1914, p. 652-679 ; Thomas d’Aquin novice prêcheur (1844-1246), ibid., 1921-1925 et t Iré a part ; Thomas d’Aquin lecteur à la Carie romaine, dans Xenia thomistica, t. [Il, p. 9-40 ; F. Pelster (cf. ci-dessus) ; Castagnoli (cf. ci-dessus) ; Torraca-Monti, La Sloria delta Université di Napoli, Naples. 1921, passim ; H.-Ch. Sohccben, Albert (1er Grosse, Zur Chronologie seines Lebens, Vcchla-Lipse, 1931, passim ; V. I lirsi henauer. Die Stellung des ht. Thomas v. Aquin im Mendikanlenstreil an drr Universitdt Paris, St. Ottilien, 1931 ; M. C.rabmann, Die personlichen Rezii hungen des lit. Thomas v. Aquin, dans Hist. Jahrbueh, t. i.vn. 1937, p. 305-322 ; D.-T. Lcccisoiti, /( Dottore Angelico a Montecassino, dans Riv. di filos. neo-scol.,
t. XXXII, 1910, j). 519-517 ; A. Walz, De Aquinatis c vita discessu, dans.Venin thomistica, t. tu, p. 41-55.
On consultera en outre :.M. Grahmann, Mitli lallt rliches
Geislesteben, i. ii, Munich, 1936, p. 103-137 ; le même,
Thomas von Aquin, 6o éd., Munich, 1936, traduit en sepl langues ; P. Glorieux, Répertoire des maître » en théologie de
Paris au xiip siéclcA.x, Paris, 1933, p. 85-ioi ; Mandonnet, Siger de Brabant et l’averrolstne latin « n SUD siècle, 2o éd., 2 vol., Louvaln, 1908-1911 ; F. van Steenbcrghen, Le »
ouvris et l<i doctrine’le Siger de Hrabant. Bruxelles, 1938 ;
Grabmann, Siger von Brabant und Dante, dans Deutsche » Dante-Jahrbuch, i. i, p. 109-130. trad. Ital. dans Riv. di
fllot. neO-SCOl., t. KXXII, 19 10, p. 123-137 ; le même. (, .
schlchlederkath. Théologie, Fribourg-en-B., 1933 (trad, ital..
2’éd.. Milan, 1939 ; trad. espngn., Madrid. 1940), /lassii/i :
Cayré, Cordovanl, (oison, Manser, Masnovo, II. Meyer,
Pègues, Rolfes, Sert illanges, Szabo, i » < Wulf, i oberweg Geyer, dans leurs exposés des doctrines de saint Thomas.
Pour le culte ei la gloire posthume : Mandonnet, I. ;
canonisation île saint Thomas d’Aquin, dans Mélange » thomisteti, Le Saulclioir, 1923, p. 1-18 ; P.-A. Walz, Ilistoria canonizationis S. Thomas de Aquino, dans Xenia thomistica,
t. iii, p. K>.-)-172, 173-188 (lmlle) ; J.-.I. Berthier, S. Thomas Aquinas, « doelor communis » Ecclesiæ, t. i : Testùnonia Ecclesiæ, Home, 1914 ; !.. Lavaud, S. Thomas « Guide des études », Paris, 1925 ; Walz, Studi domenicani, Rome, 1939, p. 130-147 ; B.-H. Molkenboer, S. Thomas v. Aquino in der Schilderkunst, dans S. Thomas u. Aquino, éd. par A. von Winckelet F, von Goethem, Gand-Louvain, 1927, p. 143228, avec 131 clichés. Voir Bibliographie thomiste de Mandonnet-Destrez, n. 87-138 et le Bulletin thomiste, 1924-1937.
III. Biographies. On retiendra surtout celles do A. Touron, Paris, 1741 ; R.-W. Vaughan, 2e éd., Londres, 1890 ; J.-V. de Groot, 2 « éd., Utrecht, 1907 ; J.-A. Endres, Mayence, 1910 ; H. Petitot, Paris, 1923 (Irad. en italien et espagnol) ; P.-A. Walz, Delineatio vitæ S. Thomte de Aquino, Rome, 1927 ; E. de Rruyne, Rruxelles, 1928 ; A. Puccetti, Turin, 1928 ; A.-C. d’Arcy, Londres, 1930 ; R. Diaccini, Rome, 1934 ; I. Taurisano, Turin, 1941 ; A. Toso, Rome, 1942.
Voir les articles dans The Catholic Encyclopedia, t. xiv, 1912, p. 663-676 (Kennedy) ; Enciclopedia Uniuersal Ilustrada Europeo-Americana, t. LXII, 1928, p. 574-583 (Espasa-Calpe ) ; Enciclopedia Italiana, t. xxxiii, 1937, p. 1013-1020 (Pelster, Grabmann) ; Lexikon für Théologie u. Kirche, t. x, 1938, col. 112-121 (Grabmann).
J. Maritain, Le Docteur angélique, Paris ; C.-K. Chesterton, Londres, 1933 (trad. en cinq langues) ; J.-H.-E.-J. Iloogveld, Nimègue, 1934, et autres introduisent surtout à la personne et aux doctrines de saint Thomas.
II. Le docteur et le saint. Caractéristiques générales. — Jusqu’à saint Thomas, la pensée chrétienne s’était développée le plus souvent dans la lumière supérieure de la sagesse mystique. La recherche rationnelle, visiblement animée par l’amour, semblait toute orientée vers la satisfaction des tendances les plus hautes de l’âme religieuse.
Le Docteur angélique semble au contraire se placer sur un plan strictement intellectuel et son effort ne paraît viser qu’à constituer par des procédés rationnels une science de Dieu tel qu’il s’est manifesté à nous par la Révélation. Depuis le Moyen Age cette attitude lui a valu bien des critiques. Luther, qui mettait en doute son salut, l’accusait d’avoir livré en pâture à la curiosité humaine les vérités que Dieu nous a enseignées pour nous sauver. Au temps du modernisme, tel auteur ne voyait en lui qu’un sage de type aristotélicien, oublieux du caractère essentiel à toute pensée chrétienne qui doit être avant tout un instrument de salut et de sainteté.
Sans se porter à des jugements si excessifs, beaucoup sont gênés par cet intellectualisme rigoureux. Il ne sera pas inutile, pour dissiper cette impression, d’exposer la conception propre à saint Thomas de sa mission doctrinale, et de caractériser sa sainteté dans ses rapports avec son office de docteur. Ce sera donner du personnage la connaissance indispensable à la bonne interprétation de son œuvre.
1° Mission doctrinale.
Saint Thomas, dans son estime pour l’enseignement sacré, n’hésite pas à l’assigner comme fin spéciale à la forme la plus haute de vie religieuse. II*-II ffi, q. clxxxviii, a. 6. Car il est un acte impéré par la charité dans son exercice, ibid., a. 1, qui par sa nature dérive de la plénitude de la contemplation. Ibid., a. 6. Sans doute l’acte d’enseigner, ordonné à la perfection du prochain, appartient à la vie active, IP-II*, q. clxxxi, a. 3, mais, pour connaître la vérité divine qui est son objet, il faut étudier, méditer et prier, afin d’obtenir de la voir dans la lumière de la contemplation. Ibid., a. 6.
Sa dignité suréminente est d’ajouter à la contemplation, sans la diminuer en rien, ibid., q. clxxxii, a. 3, ad 3° iii, la communication de ses fruits au prochain : Majus est contemplata aliis tradere quam solum contemplari. Ibid., q. clxxxviii, a. 1. Pour sentir com bien nous sommes loin ici du sage aristotélicien, il suffira de noter comment la charité, qui est à l’origine de cet effort studieux tout pénétré de prière, l’oriente vers le bien commun de l’Église. Contra impugnatorcs, c. u ; Quodl., vii, a. 18 ; II » —II « , q. clxxxiii, a. 2.
L’étude sacrée ne s’intéresse aux créatures que pour mieux connaître Dieu, II » —II", q. clxxx, a. 4 ; q. clxxxviii, a. 5, ad 3um ; Conl. Cent., !. II, c. ii, ou pour mieux réfuter les erreurs qui le concernent. Ibid., c. in. Or, c’est l’amour de Dieu qui applique l’intelligence à son étude:Et propler hoc Gregorius constitua vilam contemplalivam in caritute Dei, in quantum scilicet aliquis ex dilectione Dei inardescit ad ejus pulchriludinem conspiciendam. IP-IP’, q. clxxxviii, a. 1. L’amour ne se contente pas de vues superficielles sur la personne aimée, mais, occupé sans cesse à examiner intérieurement tous les détails qui la concernent, il veut pénétrer jusqu’au plus intime d’elle-même. Aussi l’Esprit qui est amour scrute-t-il les profondeurs de Dieu. Ia-IIæ, q. xxviii, a. 2. Cette constante méditation de l’esprit, toujours tourné vers le trésor du cœur, chasse toute pensée étrangère, ibid., a. 3, mais elle exige aussi une purification de toutes les puissances réalisée par les vertus morales. IP-II*, q. clxxxviii, a. 2. Une âme ainsi possédée par l’amour de Dieu et pacifiée intérieurement, pourra appliquer son intelligence à l’étude intense des choses divines qui est l’objet propre de la « studiosité ». Ibid., q. clxvi, a. 1, ad 2um. Cette vertu a pour but de rectifier l’appétit naturel de connaître pour le faire tendre vers sa fin qui est la connaissance de Dieu. Ibid., q. clxvii, a. 1 et 2. La charité est donc pour saint Thomas le motif qui applique le docteur à l’étude des choses divines.
Mais il importe de le remarquer, le docteur remplit dans l’Église une mission sociale. Coni. imp., c. n ; Quodl., vii, a. 18 ; II » —II », q. clxxxiii, a. 2. Son office est de subvenir aux nécessités spirituelles du prochain en lui communiquant les connaissances spéculatives et pratiques dont il a besoin pour atteindre sa fin surnaturelle, soit par l’enseignement, soit par la prédication. Sermon Rigans montes, éd. Mandonnet, t. iv, p. 494; Quodl., iii, a. 9. Le devoir lui incombe également de réfuter les erreurs (Rigans montes) et d’écarter les doutes qui mettraient la foi en péril. Serm. iii, éd. de Parme, t. xxiii, p. 228. L’usage de sa science à cette fin est une œuvre de miséricorde impérée par la charité, In IV m Sent., dist. XLIX, q. v, a. 3, qu. 3, ad l ura et 2um, plus méritoire que le ministère particulier des âmes, et qui aura comme récompense au ciel une auréole spéciale. La charité, au principe de l’effort intellectuel du docteur, le pousse donc aussi à communiquer sa science aux autres dans le désir de leur profit spirituel et du bien de l’Église. Ibid., q. iii, a. 9.
L’intellectualisme de saint Thomas paraît lui-même commandé par sa mission doctrinale. Lorsqu’un contemplatif comme Anselme se livre à l’étude, c’est. selon son expression, sub persona conantis erigere mentem suam ad contemplandum Deum. Prosl. Dans une telle perspective, la méditation même théologique prend une allure affective. Qu’un fils de saint François tel que saint Bonaventure s’installe sur la montagne de Sainte-Geneviève pour enseigner, il doit subordonner l’effort intellectuel à l’esprit de saint François. Le but de son activité scientifique sera donc : ut… hauriantur consolationes qux sunt in unione sponsi et sponsæ quæ quidem fit per caritatem… De red. artium ad theol., éd. de Quarracchi, t. v, n. 26, p. 328. Mais saint Thomas est docteur par vocation, Conl. Gent., t. I, c. ii, et il appartient à un ordre qui dès le début, fut un ordre de docteurs et de prédicateurs. Cf. P.Mandonnct-M. -H. Vicaire, Saint Dominique, l’homme, l’idée, l’œuvre, Paris, 1937, t. i, p. 76. La fin de son étude n’est plus de subvenir aux besoins même les
plus élevés de son âme. Le labeur théologique est devenu pour lui l’acte par lequel il doit servir Dieu par amour et subvenir aux nécessités des membres du Christ-Jésus. Or, l’enseignement doctrinal, qu’il se fasse dans la chaire du maître ou dans celle du prêcheur, n’a pas pour but de faire confidence aux auditeurs des sentiments que suscite dans l’âme du docteur la vérité contemplée, mais il doit tendre à en donner une représentation objective le plus parfaite possible. L’intelligence par son activité propre est ordonnée à réaliser cette représentation objective du réel, capable de subvenir à tous tes besoins les plus variés de l’Église. Il fallait donc que le docteur commun de l’Église, qui plus que tous avait mission d’enseigner, acceptât, dans l’ordre de la spécification, la finalité propre de la recherche intellectuelle qui est la connaissance scientifique de Dieu.
Toutefois il n’a garde d’oublier le rôle que doit y jouer la prière, Rigans montes, p. 496, et il sait que le Saint-Esprit aide ses docteurs par des grâces spéciales qu’il décrit. IP-II", q. clxxvii, a. 1. Mais sa vie nous le dira encore mieux que sa doctrine.
2° Le saint.
La note distinctive de la sainteté de
saint Thomas semble avoir été un effort constant pour soustraire son âme à tout ce qui aurait pu nuire à la profondeur de sa contemplation studieuse et une application continuelle de toutes ses forces à l’amoureuse recherche de la divine vérité et à sa communication aux autres par l’enseignement sous toutes ses formes et par la prédication. Nous citons d’après les Fontes vitse Sancti Thomas, édition D. Prûmmer et H. Laurent, cf. ci-dessus, col. 630.
Saint Thomas s’applique par les vertus morales à faciliter l’ascension de son esprit vers Dieu. S’il ne pratique pas les macérations violentes en usage parmi ses frères, il a recours souvent à l’abstinence et au jeûne, Proc. cnn. Neap., p. 326, 346, et il donne à ce dernier une valeur impétratoire pour obtenir la lumière dans ses difficultés. G. de Tocco, p. 105. Par ce moyen, II’-II 1 ", q. cxlvii, a. 1, et par une chasteté parfaite excluant tout mouvement charnel (G. de Tocco, p. 100-101), sa sensibilité toute spiritualisée, IIa-IIæ, q. clxxx, a. 3, ad 3, iii, n’entravait pas son application aux choses divines.
Son humilité le libère de toute vue intéressée capable de troubler son regard dans la recherche de la vérité, et elle le tient éloignée des charges et des honneurs qui l’auraient ravi à l’étude, G. de Tocco, c. xxiv-xxvt. Le saint docteur avoue ne s’être jamais arrêté à un mouvement de vaine gloire provoquée par ses succès doctrinaux. Ibid., p. 97. Résistant à Jean Pecham qui attaque sa doctrine, il le fait avec une douceur confessée par son adversaire lui-même. Ibid., p. 99. Une âme ainsi détachée d’elle même était prête dans sa recherche du vrai à se soumettre, toujours à la réalité objective et, à travers elle, à Dieu cause de toute vérité. IP-II", q. CLXII, a. 3, ad 1°"’. Elle ne se laisserait pas non plus distraire de sa mission par l’attrait des honneurs. Toute sa vie, saint Thomas refusa ohstinément les charges ecclésiastiques les plus honorifiques, I occo, p. 1 15-116, et pria Dieu de mourir dans sa condition de simple frère. Ibid., p. 137. A Paris, loin de profiter de l’estime de saint Louis pour se mêler aux affaires séculières, il s’en tient le plus éloigné possible. Ibid., p. 108-1
Le motif dominant dans cet éloignerænt semble être le désir de se garder à sa studieuse contemplation. S’il ne veut pas « posséder la ville de Parla », c’est parce que les soucis de son gouvernement l’arracheraient a s ; i mission et il lui préfère les homélies de Jean’- 1 r o tome sur saint Matthieu. Ibid., p. 115. entrer dan sa méditation in pire
cet amour du ilenci 1 1 de : I olitude, cette taciturnité
et cet éloignement des relations extérieures non indispensables qui ont tant frappé ses contemporains. Ibid., p. 69, 74, 78, 122. Saint Thomas indique ces vertus comme des moyens nécessaires à qui veut parvenir à la science dans une lettre de conseils à un jeune frère. Op., xliv, éd. Mandonnet, p. 534.
Grâce à ces vertus, saint Thomas peut appliquer toutes ses forces à l’accomplissement de sa mission. Tous les témoins de sa vie ont été frappés de sa prodigieuse activité. Guillaume de Tocco en livre l’explication lorsqu’il montre Thomas toujours occupé à méditer ce qu’il devait écrire ou dicter. Ibid., p. 89. Cette absorption dans l’étude le prive de l’usage de ses sens jusqu’à la table de saint Louis, ibid., ]). 116, ou en présence d’un cardinal. Ibid., p. 117. Dans cet état, il peut dicter à quatre secrétaires à la fois. Ibid., p. 89. Avant Newton, Thomas d’Aquin applique à la perfection le grand moyen pour découvrir et pénétrer la vérité : il y pense toujours.
Mais ce moyen ne suffit pas. La vérité qu’étudie le théologien est divine et elle excède les capacités de tout esprit, fùt-il génial comme celui du Docteur angélique. Rigans montes, p. 496. Dans tous les actes scolaires importants, G. de Tocco, p. 79, 85, 95, chaque fois qu’il se met au travail, ibid., p. 105, ou qu’il rencontre une difficulté, ibid., p. 88, profusus orabal lacrymis pro divinis inveniendis secretis. Ibid., p. 105. C’est à cette prière plus qu’à son étude qu’il attribue sa science. Bern. Guidonis, p. 183. Il a soin d’entretenir en lui la flamme de la dévotion par une lecture quotidienne de Cassien : Ego in hac leclione devotionem colligo, ex qua facilius in speculationem consurgo… G. de Tocco, p. 95. Thomas ne séparait donc pas sa mission doctrinale de sa vie de piété et cette dernière lui semblait indispensable pour s’acquitter de sa charge. Ce que fut sa dévotion, ses deux messes quotidiennes, ibid.. p. 103, ses larmes à l’autel, et au chœur durant le chant du répons, Media vita, p. 104, ses longues nuits devant le Saint-Sacrement, l’office composé en son honneur, ainsi que les prières qu’il nous a laissées, le disent éloquemment.
A cette dévotion, le ciel répondit par une série de faveurs extraordinaires, d’un caractère nettement intellectuel et en rapport le plus souvent avec les besoins de son office. Chez lui, on ne trouve aucun phénomène de caractère purement affectif, comme transverbération, échange de cœurs, stigmatisation, mais par contre abondent les visions ordonnées à la manifestation de la vérité. II reçoit du ciel le thème de sa leçon magistrale, 17° f’rf., p. 85, et par le ciel il est instruit de difficultés qui l’arrêtent dans les commentaires de saint Paul et d’Isaïe. Ibid., p. 88.
Il interroge son successeur à Paris, frère Romain, qui lui apparaît, sur la persistance au ciel des sciences acquises. « Je vois Dieu, lui répond ce dernier, ne me pose pas pareille question. » Thomas de répliquer : « Mais le vois-tu par l’intermédiaire d’une espèce ou sans espèce. » Ibid., p. 119. La sainte Vierge vient le rassurer sur son âme et sa science. Ibid., p. 107. Deux fois, oïl le voit élevé de terre et on entend Notre-Seigneur qu’il consulte sur sa doctrine (accident, i ucharistiques, l’.ern. Guidonis, p. 190 ; Passion IIP ; cf. (’.. de Tocco, p. 108) l’approuver : liene scripsisti de me Thomn. Peut-être était-ce une coutume chez lui d’inlerroger ainsi le Maître divin sur SOU enseignement ; la Somme paraît dès lors le fruit de son oraison et de sa contemplation autant que de son étude et de sa culation. L. Petitot, /-" Ole intégrale de saint Thomas d’Aquin, Paris, 1923. 11° éd., p. 121.
Dans l’accomplissement de sa charge, Thomas se dépense pour tous. Aux commençants est dédiée bu Somme, prol. ; il sollicite un miracle pour ne pas manquer un cours, c. de Tocco, p, 124 ; il répond à toutes les questions qu’on lui pose par plusieurs opuscules, et il n’omet pas le ministère de la prédication dans lequel il sait émouvoir et édifier le peuple. G. de Tocco, p. 122 ; Bern. Guidonis, p. 195. Ce souci d’être utile aux âmes lui inspire un zèle profond dont sa vie compte beaucoup d’exemples. Ibid., p. 96, 109, 110.
Par dessus tout, c’est son amour de Dieu qui lut l’âme de tout son effort intellectuel, ainsi qu’il le confesse au moment de recevoir le viatique :. S umo te… pro cujus amore studui, vigilavi et laboravi, le prædicavi et docui… Ibid., p. 132. Depuis quatre mois cependant, le saint docteur avait abandonné toute activité doctrinale, à la suite d’une extase plus prolongée que les autres : Venit finis scripturæ meæ, confiait-il à frère Réginald, quia talia sunt mihi revelata quod ea quæ scripsi et docui, modica mihi videntur, et ex hoc spero in Deo quod sicut doctrinse meæ sic cito finis erit vitae meæ. Ibid., p. 120. Le grand docteur qui s’est toujours effacé derrière la vérité objective, sans rien confier de ses expériences surnaturelles, ne s’est pas expliqué davantage sur la nature de ces lumières. S’agit-il de cette vision intellectuelle de la Trinité et de l’expérience intime des attributs divins qui couronnent la vie des saints ici-bas ? Alors leur langue et leur plume comme celles de saint Thomas se refusent à dire ce qu’ils savent, non discens, sed patiens divina. En tout cas le plus intellectualiste des docteurs, qui laissa la Somme inachevée, commenta sur son lit de mort le Cantique des Cantiques. Cette brève exposition de sa conception du docteur et de la façon dont il l’a réalisée, suffira, croyons-nous, à écarter toutes les critiques suscitées par l’allure intellectuelle de sa doctrine.
Elle ne sera pas non plus inutile pour comprendre son enseignement. Car il ne saurait être séparé de la personnalité de saint Thomas.
Saint Thomas a laissé beaucoup d’écrits sur les matières les plus diverses dans les domaines de la philosophie et de la théologie. Ces écrits sont en partie le fruit de ses leçons académiques (ainsi les Commentaires bibliques et le Commentaire sur les Sentences), ou des disputes scolastiques (ainsi les Questions disputées), et en partie le produit d’une compositionlibre, soit systématique (comme les Sommes), soit en réponse à des demandes ou nécessités d’explication (comme la plupart des Opuscules).
Quelques-unes de ses œuvres ont été écrites de sa propre main ou ont été dictées par lui, d’autres au contraire furent « reportées » soit par des confrères soit par des étrangers. On possède encore des écrits de saint Thomas qui nous sont parvenus dans l’original en autographe, cf. M. Grabmann, Die Autographe des hl. Thomas v. Aquin, dans Hist. Jahrbuch, t. xl, 1940, p. 514-537. D’autres nous ont été transmis dans des copies.
Certaines œuvres authentiques ont disparu comme divers commentaires bibliques ; les expositions du Cantique dans les Opéra omnia ne sont pas de saint Thomas. Cf. Mandonnet, Écrits, p. 144 sq.
A cause de l’interruption d’enseignement, soit à Paris, soit en Italie, et pour d’autres raisons, le problème des écrits de saint Thomas a donné lieu à des graves discussions, surtout quant à l’authenticité ou non-authenticité de l’un ou de l’autre ouvrage conservé sous son nom. Déjà les éditeurs de la Piana (1570) avaient marqué le caractère authentique ou au contraire douteux de certains écrits attribués au saint docteur. Dans cette étude de la transmission des œuvres de saint Thomas et de l’établissement de leur authenticité s’est surtout distingué le P. Jacques Échard, dans les Scriptores Ord. Præd., Paris, 1719, t. i, p. 283 sq., suivi, avec moins de précision par Ber nard de Rubeis, Thomas Soldati, P.-A. Uccelli et d’autres. De nos jours, ce sont surtout le P. Pierre Mandonnet († 1936) et Mgr Martin Grabmann, deux savants qualifiés, qui, en de nombreuses publications, ont contribué à la solution des problèmes d’authenticité de la production littéraire du maître d’Aquin.
P. Mandonnet, dans son étude Des écrits authentiques de saint Thomas d’Aquin, 2e éd., Fribourg, 1910, apporte à la discussion le critère nouveau du catalogue officiel, critère ou hypothèse dont M. Grabmann, Die Werke des heitigen Thomas von Aquin, 2e éd., Munster-en-W., 1931, p. 53-75 montre toute la fragilité.
Outre les érudits que nous venons de citer, la controverse et les recherches sur l’authenticité et la chronologie des écrits de saint Thomas, ont mis en avant les savants éditeurs léonins et d’autres spécialistes, comme Denifle, Gilson, De Bruyne, Destrez, Synave, Chenu, Lottin, Glorieux, Pelzer, Pelster, Suermondt, Beltran de Heredia, Kâppeli, Castagnoli. généralement dans les revues suivantes : Revue thomiste, Revue des sciences philosophiques et théologiques, Bulletin thomiste, Divus Thomas (Fribourget Plaisance), Gregorianum, Scholastik, Angelicum, Ciencia tomista, Ephemerides theologicæ Lovanienses, Recherches de théologie ancienne et médiévale. Signalons encore les études du P. A. Bacic, Inlroductio compendiosa in opéra S. Thomas Aquinatis, Rome, 1925, du P. J. de Guibert, Les doublets de S. Thomas, Paris, 1926, et de J. Destrez, Études critiques sur les œuvres de saint Thomas d’Aquin d’après la tradition manuscrite, t. i, Paris, 1933.
P. Mandonnet, Bibliographie thomiste, p. xii-xvii, distribue les écrits de la manière suivante : I. Philosophie : 1° Commentaires sur Aristote (n. 1-13) ; 2° Œuvres diverses (n. 14-25). — II. Écriture sainte : 1° Ancien Testament (n. 26-31) ; 2° Nouveau Testament (n. 32-42). — III. Théologie : 1° Théologie générale (n. 43-46) ; 2° Dogmatique (n. 47-49) ; 3° Morale (n. 5062). — IV. Apologétique (n. 63-68). — V. Droit canonique (n. 69-70). — VI. Parénétique (n. 71-74 bis). — VII. Liturgie (n. 75).
M. Grabmann, dans Die Werke…, classe les œuvres de saint Thomas selon les genres littéraires. La liste suivante s’inspire des travaux de Mandonnet, Grabmann, etc. Sur les éditions et traductions des textes des œuvres thomistes, voir Bulletin thomiste, 1924 sq. ; surtout 1933, p. 80-84, 113-128 ; 1937, p. 61-79 et M. Grabmann, Thomas v. Aquin, 1935, p. 227-231.
1° Commentaires sur l’Écriture sainte.
1. In Job expositio (1261-1264), Mandonnet, 1269-1272.
2. 7/i psalmos Davidis lectura, jusqu’au ps. li inclusivement (1272-1273). Réportation par Réginald de Piperno.
7n Cantica canticorum expositio, perdu ; le texte Sonet vox tua est de Gilles de Rome, l’autre Salomon inspiratus d’un auteur préthomiste.
3. 7n Isaiam prophetam expositio (1267-1269), Pelster, 1252-1253.
4. 7/i Jeremiam prophetam expositio (1267-1269), Pelster, 1252-1253.
5. In Threnos Jeremiæ prophetæ expositio (12671268), Pelster, 1252-1253.
6. 7n evangelium Mallhœi lectura, réportation par Pierre d’Andria et Ligier de Besançon (1256-1259).
7. 7n evangelium Joannis expositio, c. i-v ; lectura, du c. vi à la fin, réportation par Réginald de Piperno (1269-1272).
8. Catena aurea (Glossa) continua super quattuor evangelia : Super Matthsum, dédiée à Urbain IV (12611264), Super Marcum, dédiée au card. Hannibald, (1265), Super Lucam (1266), Super Joannem (1267).
9. In S. Pauli epistulas expositio : Ad Romanos ; I ad Corinlhios, c. i-x (1272-1273) [le texte de I Cor., vu, 14-x, perdu dans l’original, est remplacé dans les éditions par le passage du commentaire de Pierre de Tarentaisc] ; lectura de I Cor., xi à Hebr., fin, réportation par Réginald de Piperno (1259-1265).
2o Commentaires sur Aristole et le Liber de causis.
1. In libros Péri Hermeneias expositio, jusqu’au t. II, lect. 2 inclusivement (1269-1272), au prévôt de Louvain. Le reste suppléé par Cajétan.
2. In libros Posteriorum Analyticorum expositio (1269-1272).
3. In VIII libros Physicorum expositio (après 1268).
4. In libros De cœlo et mundo expositio, jusqu’au t. III, lect. 8 (1272). Le reste par Pierre d’Auvergne.
5. In libros De generatione et corruptione expositio, jusqu’au t. I, lect. 17 inclusivement (1272). Le reste par Thomas de Sutton.
6. In IV libros Meteorologicorum, jusqu’au t. II, lect. 10 inclusivement (1269-1271). Le reste des livres II et III par Pierre d’Auvergne, le IVe livre par un autre, peut-être par Jean Quidort.
7. In libros De anima lectura in lib. I, réportation par Réginald de Piperno ; expositio in lib. II et III (1266).
8. In libros De sensu et sensalo expositio (1266-1272).
9. In librum De memoria et reminiscentia expositio (1268-1272).
10. In XII libros Melaphysicorum expositio (12681272).
11. In X libros Ethicorum expositio (1269).
12. In IV libros Politicorum expositio, jusqu’au t. III, lect. 6 inclusivement (vers 1269). Le reste par Pierre d’Auvergne.
13. In librum De causis expositio (1269-1273).
3o Œuvres systématiques. — 1. Scriptum (Commentum ) in IV libros Sententiarum magistri Pétri Lombardi (1254-1256), Pelstcr, 1253-1255.
2. Summa contra Gentiles lib. I (1259), lib. II-IV (1261-1264).
3. Summa theologiæ, jusqu’à III 1, q. xc inclusivement, la ! pars, 1266-1268, la IMI*, 1269-1270, la II’-II*, 1271-1272, la III », 1272-1273. Le reste, « Supplément », est pris des Sentences.
4. Quæsliones disputatæ :
a) En série : a. De veritate (1256-1259).
b. De potentia (1265-1267), Mandonnct, 1259-1263.
c. De spirilualibus creaturis (1266-1268), Mandonnet, 1209.
d. De anima (après 1266), Mandonnct, 1269-1270.
e. De malo (après 1269) ; Mandonnct. 1263-1268.
f. De virtutibus in communi, de virtutibus cardinalibus (1269-1272).
g. De caritate (1269-1272).
h. De correctione fraterna (1269-1272).
i. De spe (1269-1272).
j. De unione Verbi incarnati (1269-1272).
b) Isolées : De sensibus sacræ Scripluræ (1266) ; De opère manuali religiosorum (1256) ; De natura beatiludinis (1206), éd. Mandonnct, dans Ken. thom., t. xxiii, 1918, p. 366-371 ; cf. Grabmann, Die Werke, p. 344 ; De pueris in religionem admiltendis (1271).
5. Quæsliones quodlibelales (de quolibet) : 1-6 (12691272), 7-11 (1265-1267), 12(1265-1267, probablement réportation).
6. Opuscules : Les numéros entre parenthèse ! indiquent l’ordre dans la Piana. Sur la numérotation des opuscules, cf. I I.-D. Simonin, dans Reo, thom., t. xxxv, 1930, Supplément ; les ouvrages dont l’authenticité est discutée’-ont marqués d’un astérisque.
1. (1) Contra rrrores Grœcorum ad Urbanum IV ponlificcm maximum (1261-1264).
2. (2) Compendium theologiæ ad fratrem Reginaldum
socium suum carissimum ; autres titres : De fide et spe, ou De fide, spe et caritate, inachevé (1272-1273).
3. (3) De ralionibus fidei contra Saracenos, Grœcos et Armenos ad cantorem Antiochenum (1261-1264).
4. (4) (Collationes) De duobus præceptis caritatis et decem legis præceptis (carême 1273), réportation par Pierre d’Andria.
5. (5) De articulis fidei et sacramentis Ecclesiæ ad archiepiscopum Panormitanum (Léonard de Comitibus ) (1261-1268).
6. (6) Expositio super symbolum apostolorum, dite aussi : Collationes de Credo in Deum, carême 1273, réportation par Pierre d’Andria.
7. (7) Expositio orationis dominicæ, dite aussi : Collationes de Pater noster, carême 1273, réportation par Pierre d’Andria.
8. (8) Expositio super salulationem angelicam, dite aussi : Collationes de Ave Maria, carême 1273, réportation par Pierre d’Andria.
9. (9) Responsio ad fratrem Joannem Vercellensem, generalem magistrum ordinis prædicatorum, de articulis CVIII sumptis ex opère Pétri de Tarantasia ; autre titre : Declaratio dubiorum, etc. (1265-1266).
10. (10) Responsio ad fratrem Joannem Vercellensem, generalem magistrum ordinis prædicatorum, de articulis XLII, dite aussi : Declaratio XLII quæstionum (1271).
11. (11) Responsio ad lectorem Venetum de articulis XXXVI, dite aussi : Declaratio XXXVI quæstionum, à Bassiano de Lodi (1269-1271).
12. (12) Responsio ad lectorem Disuntium de articulis VI, diîe aussi : Declaratio VI quæstionum, à Gérard de Besançon (1271).
13. (15) De substantiis separatis seu de angelorum natura ad fratrem Reginaldum socium suum carissimum, inachevé (1272-1273).
14. (16) De unitate intellectus contra Averroistas (1270).
15. (17) Contra pestiferam doctrinam relrahentium homines a religionis ingressu (1270).
16. (18) De perfeclione vilæ spirilualis (1269).
17. (19) Contra impugnantes Dei cultum et religionem (1256).
18. (20) De regimine principum ad regem Cypri, jusqu’au t. II, c. iv, inclusivement, à Hugues II ou III, (1265-1266). Le reste par Ptolomée de Lucques.
19. (21) De regimine Judœorum ad ducissam Brabanliæ (Alcyde), dit aussi : Ad comitissam Flandriæ (1261-1272).
20. (22) De forma absolutionis ad generalem magistrum Ordinis (1269-1272).
21. (23) Expositio / » > decretalis ad archidiaconum Tudertinum (1259-1268).
22. (24) Expositio super 7/" m decretalem ad eundem (1259-1268).
23. (25) De sortibus ad dominum Jacobum de Burgo (1269-1272).
24. (26) De fudiciis astrorum ad fratrem Reginaldum socium suum carissimum (1269-1272).
25. (27) De œlernitate mundi contra murmurante* (1270).
26*. (29) De principio individuationis.
27. (30) De ente et essentia (1254-1256).
28. (31) De principio naturæ ad fratrem Siloestrum (1255).
29*. (32) De natura materix et dimensionibus inlerminatis (1252-1256).
30. (33) De mixtione elemenlorum ad magistrum Phillppum (1273).
31. (34) De occultis operibus naturæ ad quendam million (1269-1272).
32. (35) De motu cordis ad magistrum Phillppum (1273). G3 !)
- THOMAS D’AQUIN##
THOMAS D’AQUIN. ECRITS
F.SSAI CHRONOLOGIQUE DES ÉCRITS DE SAINT THOMAS D’AQUIN
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Quest
ions
bibliques
philosophiques et
theologiques
disputées
quodlibétkmes
Sommes « Principia, Opuscules, Sermons
1250/56 De ente et esscntia
1252 Principium (Mie est liber nianda 1253/55 In IV libros
torum)
Sententiarum Pétri
1255 De principiis naturae
Lombard i
1254/56 De natura materiæ et dimensioni bus interminatis
1256/59
1256/59
1256 Principium (Rigans montes)
In
1257/58 In Boethium
De veritate
Contra impugnantes Dei culturn et
Matthteum
De hebdomadibus
religionem
In Isaiam
In BoethiumDe Tri 1259
1259/68 Expositio in I decretalem
nitate
Sumnia contra Gentiles, liber I
Expositio in II decretalem
1260/68 De articulis fideiet Ecclesiæ sacra mentis 1261/72 De regimine Jud*orum
1261/64
1261 In Dionysium
1261/6-1
1261/64 Contra errores Gnecoruni
In Job ; Ca De divinis nomini Summa
1262 De emptione et venditione
tena aurea
bus
contra
1264 De rationibus fidei contra Saracenos,
super Mat Gentiles,
Gnecos et Armenos
thseum
1. II-IV
1265
Cat. super
Marcum
1266
1266/72 In III libros
1265/67
1265/67
1266
1266 De regimine principum
Cat. super
De anima
De potentia
Quod Summa
1264 Officium Corporis Christi. Pias preces.
Lucam
In librum De sensu
1266( ?)
libeta
theologiæ
1264/73 De forma absolutionis
1267
et sensato
De anima
VII-XI
I » Pars
1265/66 Responsio de articulis cvm ex
Cat. super
In librum De mémo Petro de Tarantasia.
Joannem
ria et reminiscentia
1266/68
1267/68
1268/72 In XII li De spiritua In Threnos
bros Metaphysico libus crea 1267/69
rum
turis
1268 De substantiis separatis
In Jere 1268 In VIII libros
1269/72
1269/70
1269 Responsio de articulis XXXVI
miam
Physicorum
De malo
Summa
De perfectione vitæ spiritualis
1269/72
1269 In X libros Etlù De virtuti 1269/72
theologia 1,
1269/72 De occultis operationibus naturae
In Joan corum
bus in com Quod P-Il »
De sortibus
nem
In libros Meteorolo muni
libeta
De judiciis astrorum
1269/73
gicorum
De virtuti I-VI, XII
1270 De teternitate mundi
In S. Pauli
1269/72 In libros Peri bus cardina De unitate intellectus
epistulas
Hermeneias
libus
Contra doclrinam retrahentium a reli In I et II libros Pos De caritatc
gione
teriorum Analyti De correc 1271/72
1271 Responsio de articulis VI
corum
tione frater Summa
In libros Politicorum
na
theologiæ,
In librum De causis
De spe De unione
IP-II »
1272/73
1272 In libros De
Verbi incar 1272/73
1272/73 Compendium theologiae
In psalmos
ca : loe t mundo
na ti
Summa
1273 Expositio orationis dominiez
Davidis
In libros De genera theologiæ
Expositio super symbolum aposto tioneet corruptions
III » Pars
lorum
De duobus pracceptis caritatis et de cem legis præceptis
Expositio super salutationem angeli cara
De mixtione elementorum
De motu cordis 1274 Responsio ad Bernardum abbatem
/ De instantibus 2 [ De quattuor oppositis
De propositionibus modalibus (1244 ?) £ De demonstralione
1 j De fallaciis (1272/73 ?)
J De natura accidentis’£ j De natura generis
S / De principio indivlduationis
.E I Sermones varii
Epistula de modo studendi
- . (36) De instantibus (les n. 33-39 sont authentiques
selon Grabmann ; les n. 36 sq. aussi selon Mandonnet).
34*. (37) De quattuor opposilis.
35*. (38) De demonstratione.
36*. (39) De lallaciis ad quosdam nobiles arlislas.
37*. (40) De propositionibus modalibus.
38*. (41) De naturel accidentis.
39*. (42) De natura generis.
40. (57) Ofjicium de festo Corporis Christi ad mandatum Urbani IV papæ (1264).
41. (67) De emptione et vendilione ad tempus, à Jacques de Viterbc, lecteur à Florence (1262).
42. (68) De modo acquirendi divinam sapienliam ad quendarn Joannem, dit aussi : Epistula de modo studendi.
43. (69) Expositio in librum Boethii de hebdomadibus (1257-1258).
44. (70) Expositio super librum Boethii de Trinitate (1257-1258).
45. Expositio in Dionysium de divinis nominibus (1261).
46. Desecreto (1269).
17. Responsio ad Bernardum abbatem Cassincnscm (Ayglicr), carême 1274.
7. Sermons : Sermones (collationes) dominicales, festivi et quadragesimales (1254-1264). Cf. Grabmann, Die Werke, p. 329-342.
8. Principia : Prineipium in Sacram Scripturam « Hic est liber » (1252) ; prineipium [doctoralus « Rigans montes de superioribus » (1256), éd. G. Salvatore, Rome, 1912 ; Mandonnet, Op., t. iv, Paris, 1927, p. 481 sq., 491 sq.
Sur d’autres écrits plus ou moins authentiques ou certainement apocryphes, cf. Mandonnet, Écrits, p. 147-156 ; Bacic, Introductio, p. 118-122 ; Grabmann, Die Werke, p. 345-360.
I. ÉDITIONS. 1° Œuvre » complètes. — 1. Anciennes. — La plus célèbre est celle de saint Pie V (edltio piana), Home. 1570 ; les antres sont celles de Venise, 1502 ; d’Anvers, ltil2 ;.le Paris, 1660 ; de lionie-l’adoue, 1666-1698 ; de Venise, annotée » ar B.-M. de Rubeis (Hossi), 1745-1760. — 2. Récentes. Au xixe siècle, éd. de l’arme, 1852-1873 ; de Paris (Vives), 1871-1880 et 2’éd. 1889-1890. L’édition critique nouvelle, dite édition léonine (entreprise sous le patronage de Léon XIII), a commencé de paraître en 1882 ; elle comprend déjà il vol. : commentaires sur la Logique et la Physique d’.Vrislote, t. i-m ; Somme théologujue, t. ivmi ; Summa eoniru Gentiles, t. xiii-xiv,
2° (lùinres isolées. — Il y a eu de nombreuses réimpressions des deux Sommes, dont il serait trop long de. taire rémunération. Les ouvrages de I’. Mandonnet et de M. Grabmann, cités col. 636, donneront les indications sur les ouvrages récemment édités ou réédités.
IL Traductions. — La Somme théologique fait l’objet
d’une traduction française (dite de la Revue des jeunes) depuis r.121° ; trad. allemande, Salzbourg, 1933 s<| ; néerlandaise ) Anvers, 1927 sq. ; anglaise, Londres, 19.11-1936 ; noie, Madrid. 1880 sq. ; tchèque, Olomouc, 1937-1942 ; chinoise. Peïping et Shanghai, 1930 ; une trad. italienne est en préparation. —— La Summa contra Gentiles a été aussi
traduite en anglais par les dominicains anglais, Londres, 1923 ; de même I lie potentia (<>n the power of God), Londc <. 1932 ; de même le Contra pestiferam doclrinam (Tltc apology tur the religious Or<ler>,), par.1. Procter, (). P., Londres, |ÎH)2. Les protestants oïd aussi traduit en anglais la Catena uurea ( Comme ntarics on the jour Gospel » cotlecled ont oj ilie works <>/ Hie Fathers » ii si-TTtomas Aqulnos), par M. p.it tison..1. Dobrée Dalgaims, T.-i>. Ryder, 3 vol., Oxford, 1841-1845.
IV. Saint Thomas commentateur d’Aristote. — À la cour d’Urbain IV. Thomas fréquenta le dominicain Guillaume de Moerbecke, qui connaissait parfaitement le grec, et d le décida a traduire dircetement du grec en latin les écrit d’Aristote ou à réviser les traductions existantes. Ce traducteur très fidèle l’assista dans la rédaction de ses commentaires, ce qui contribue à expliquer que Thomas possède une connaissance profonde d’Aristote, très supérieure à celle d’Albert le Grand. Sur bien des questions d’exégèse, il reconnaît la doctrine authentique du Stagirite.
Nous soulignons ici les points capitaux de la doctrine d’Aristote tels que les a compris saint Thomas.
Souvent dans son Commentaire on rencontre les noms des commentateurs grecs d’Aristote : Porphyre, Thémistius, Simplicius, Alexandre d’Aphrodise. Il se montre en même temps très versé dans la philosophie judéo-arabe et il a parfaitement discerné ce qu’elle a de juste et de faux. Il paraît avoir apprécié Avicenne plus qu’Averroès.
Comme l’a noté M. De Wulf, à la paraphrase extensive d’Aristote, œuvre de vulgarisation, il substitue un procédé plus critique, le commentaire littéral qui serre le texte de près. Il le divise et le subdivise, pour en voir la structure essentielle, dégager les assertions principales et expliquer les moindres parties. De plus il a le grand avantage sur beaucoup de commentateurs anciens ou modernes de ne jamais perdre de vue en chaque traité l’ensemble de la doctrine aristotélicienne et surtout ses principes générateurs. Aussi plusieurs historiens reconnaissent que ce sont les commentaires les plus pénétrants qui aient jamais été faits du philosophe grec. Comme le rappelle Mgr M. Grabmann, S. Thomas d’Aquin, tr. fr., 1920, p. 58, les scolastiques (Gilles de Rome, Henri de Rate) ont appelé Thomas l’Exposilor, sans plus. Ch. Jourdain, Fr. Hrentano, G.-V. Hcrtling et d’autres ont apprécié hautement sa manière de commenter.
Les corrections apportées par lui à l’œuvre du Stagirite, loin de diminuer la valeur de celle-ci, ont mieux montré ce qu’il y avait de vrai en cette œuvre et ce que contenaient virtuellement ses principes. Il est généralement assez facile de voir si saint Thomas accepte ou non ce que dit le texte qu’il explique, du moins quand on est familiarisé avec les œuvres personnelles du saint docteur.
Toutes les parties de l’œuvre d’Aristote ont été l’objet de ses commentaires, bien que certains livres soient omis, et que plusieurs de ces commentaires soient restés inachevés.
1° La logique.
De tout VOrganon. Thomas a expliqué les parties capitales De l’interprétation ou Péri hermeneias (1269-1271) et les Derniers Analytiques (vers 1268 ou après). Sont omis 1rs Catégories, les Premiers Analytiques, les Topiques et les Réfutations. Il nous fournit ainsi une étude des plus approfondies, du point de vue logique, des trois opérations de l’esprit : conception, jugement, raisonnement. Il montre quelle est la nature du concept, comment il défiasse sans mesure l’image sensible, parce qu’il contient ta raison d’être qu] rend intelligible ce qu’il représente. Il subordonne les concepts selon leur universalité et fait saisir leur rapport avec l’être, dont ils expriment les modalités. Il montre la nature intime du jugement, dont l’âme est le verbe Être, qui se trouve à la racine de tmil autre verbe. Il fait voir ainsi le rapport intime de la logique d’Aristote avec sa métaphysique) avec sa doctrine de l’être, de la puissance i I de l’acte. Il nous donne dans le Péri hcrmenrius une étude très péné trente des éléments « le la proposit ion. substantif, verbe et attribut) el il fait voir « pie la vérité se trouve formel lement dans le jugement, lorsqu’il est conforme au réel On voit ainsi de mieux en mieux que l’obj, I.1.
l’intelligence diffère de celui de la sensation et « le rima
gination. qu’il est non pas les phénomènes sensibles, mais l’être intelligible, qui est exprime dans le premier et le plus universel de nos concepts, et qui est
T. —XV.
21.
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- THOMAS D’AQUIN##
THOMAS D’AQUIN. LE COMMKNÏATEUR D’ARISTOTE
4 4
l’âme de tous nos jugements, où le verbe être affirme l’identité réelle du sujet et du prédicat.
I ! justifie la classification des jugements donnée par Aristote au point de vue de la qualité qugements affirniatifs, négatifs, privatifs, vrais et faux), au point de vue de la quantité ou de l’extension qugements universels, particuliers, singuliers), au point de vue de la modalité (il est possible que…, il est contingent…, il est nécessaire…) ; il touche ici aux problèmes de la nécessité, de la contingence et de la liberté (Péri hermeneias, i, lect. 14). Enfin il montre le bien-fondé des diverses espèces d’opposition (contradictoire, contraire, etc.), dont il fera si souvent usage en théologie et que les logiciens n’ont cessé d’expliquer depuis Aristote.
Dans son commentaire des Derniers Analytiques, au t. I, il expose et justifie la théorie de la démonstration, qui fait savoir les propriétés nécessaires d’une chose par la définition de celle-ci, les propriétés du cercle par la nature de celui-ci. Il montre la nécessité des principes qui fondent la démonstration, l’impossibilité de tout démontrer et les différentes espèces de démonstrations, ainsi que les sophismes à éviter. Au 1. II du même ouvrage, il expose longuement les règles à suivre pour établir les définitions, lesquelles ne peuvent se démontrer, mais fondent les démonstrations des propriétés qui dérivent d’elles. Il fait voir que la recherche méthodique des définitions réelles doit partir de la définition nominale ou vulgaire, puis qu’elle doit diviser et subdiviser le genre suprême de la chose à définir, et comparer inductivement celle-ci avec les choses semblables et dissemblables. Cette recherche méthodique des définitions, saint Thomas en appliqua constamment les règles, pour justifier les définitions aristotéliciennes de l’homme, de l’âme, de la science, de la vertu, des différentes vertus, etc. Une étude approfondie de ce commentaire des Derniers Analytiques est indispensable à quiconque veut connaître exactement les bases mêmes du thomisme. Les historiens de la logique en ont presque tous reconnu la très gTande valeur, sans voir toujours son rapport avec le reste de l’œuvre de saint Thomas qui ne cesse d’en appliquer les principes.
2° La Physique.
Le commentaire sur les VIII livres
de la Physique ou de la philosophie de la nature d’Aristote, établit dès lel. I er, selon la voie d’invention, la nécessité de distinguer l’acte et la puissance pour expliquer le devenir ou le mouvement, en fonction non pas du repos (comme le voudra plus tard Descartes), mais en fonction de l’être, car ce qui devient tend à être.
Une étude attentive du commentaire de ce livre premier montre que la distinction de l’acte et de la puissance n’est pas seulement une admirable et très féconde hypothèse ou un postulat librement posé par l’esprit du philosophe, mais qu’elle s’impose nécessairement pour concilier le devenir affirmé par Heraclite, avec le principe d’identité ou de contradiction affirmé par Parménide. Le premier de ces philosophes niait la valeur réelle du principe de contradiction ou d’identité, en affirmant : « Tout devient, rien n’est et n’est identique à lui-même. » Parménide, au contraire, niait tout devenir en vertu du principe d’identité. Saint Thomas nous montre qu’Aristote a trouvé l’unique solution du problème, qu’il a rendu le devenir intelligible en fonction de l’être, par la distinction de la puissance et de l’acte. Ce qui devient ne peut provenir ni du néant, ni de l’être déjà en acte, déjà déterminé, mais de l’être en puissance ou indéterminé : la statue provient non pas de la statue déjà en acte, mais du bois qui peut être sculpté, la plante et l’animal proviennent d’un germe, la science d’une intelligence qui aspire à la vérité. Cette distinction de
puissance et d’acte, nécessaire pour rendre le devenir intelligible en fonction de l’être et du principe d’identité, n’est donc pas seulement pour Aristote et saint Thomas une admirable hypothèse ou un postulat ; elle est à la base des preuves vraiment démonstratives de l’existence de Dieu, Acte pur.
Dès ce 1. I er de la Physique, saint Thomas fait voir comment de cette division de l’être en puissance et acte dérive la distinction des quatre causes, nécessaires pour expliquer le devenir : la matière, la forme, l’agent et la fin. Il formule les principes corrélatifs de causalité efficiente, de finalité, de mutation et montre le rapport mutuel de la matière et de la forme, de l’agent et de la fin. Ces principes s’appliqueront ensuite partout où interviendront les quatre causes, c’est-à-dire dans la production de tout ce qui devient dans l’ordre corporel ou spirituel. En traitant de la finalité, saint Thomas définit le hasard : la cause accidentelle d’un effet qui arrive comme s’il avait été voulu ; en creusant une tombe quelqu’un trouve accidentellement un trésor ; mais la cause accidentelle suppose la cause non accidentelle qui par elle-même tend à son effet (par exemple à creuser une tombe) et cela suffit à montrer que le hasard ne peut être la cause première de l’ordre du monde, puisqu’il est la rencontre accidentelle de deux causes ordonnées chacune à son effet.
Cette étude des quatre causes conduit à la définition de la nature, qui est en chaque être le principe de son activité ordonnée à une fin déterminée, comme on le voit dans la pierre, la plante, l’animal et l’homme. Cette notion de nature appliquée ensuite analogiquement à Dieu se retrouvera constamment en théologie, et s’appliquera à ce qui est l’essence même de la grâce et des vertus infuses. En ses différents traités saint Thomas renverra à ces chapitres du 1. II de la Physique d’Aristote, comme aux éléments philosophiques, semblables à ceux d’Euclide en géométrie.
Il montre ensuite (1. III-VI) que la définition du mouvement se retrouve dans les différentes espèces de mouvement : local, qualitatif (intensité croissante d’une qualité), quantitatif (ou d’augmentation), et comment tout continu (grandeur, mouvement et temps) est divisible à l’infini, mais non pas divisé à l’infini, comme le supposait Zenon en ses arguments apparemment insolubles.
La Physique s’achève (1. VII et VIII) par l’exposé des deux principes qui prouvent l’existence de Dieu, premier moteur immobile : tout mouvement suppose un moteur et l’on ne peut procéder à l’infini dans la série des moteurs actuels qui sont nécessairement subordonnés. Il ne répugnerait pas de remonter à l’infini dans la série des moteurs passés accidentellement subordonnés, comme la série des générations humaines ou animales. Mais actuellement il faut un centre d’énergie, un premier moteur, sans quoi le mouvement lui-même est inexplicable. Nous disons de même aujourd’hui : le navire est porté par les flots, les flots par la terre, la terre par le soleil, mais on ne peut aller à l’infini, il faut actuellement un premier moteur immobile, qui ne doive son activité qu’à lui-même, qui soit l’agir même, et Acte pur, car l’agir suppose l’être, et le mode d’agir par soi suppose l’Être par soi.
Saint Thomas a commenté aussi les traités De generatione et corruptione, les deux livres (1272-1273) ; De meleoris, les deux premiers livres (1269-1271) ; De cselo et mundo, les trois premiers livres (1272-1273).
En lisant le De cœlo, t. I, c. vin (lect. 17 de saint Thomas), on voit qu’Aristote avait déjà remarqué l’accélération de la chute des corps, et noté qu’ils tombent d’autant plus vite qu’ils se rapprochent du centre de la terre. Saint Thomas en cet endroit de son com
mentaire formule ainsi cette loi qui sera précisée par Newton : Terra (vel corpus grave) velocius movetur quanto magis descendit, en d’autres termes : la vitesse de la chute des corps pesants est d’autant plus grande qu’ils tombent de plus haut.
Gomme le rappelle Mgr Grabmann (S. Thomas d’Aquin, 1920, p. 36), P. Duhem, l’historien du système copernicien, fait gloire à l’Aquinate d’avoir soutenu (De cselo et mundo, t. II, lect. 17, cf. I », q. xxxii, a. 1, ad 2° n’), relativement à l’astronomie ptolémaïque, que les hypothèses sur lesquelles s’appuient un système astronomique ne se changent pas en vérités démontrées par le seul fait que leurs conséquences s’accordent avec l’observation. Cf. P. Duhem : Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Paris, 1908, p. 46 sq.
3° La psychologie.
Thomas a expliqué le De anima, les trois livres (v. 1266) ; l’opuscule De sensu et sensato (1266) ; le De memoria (1266). Dans le De anima, il examine les opinions des prédécesseurs d’Aristotc, surtout d’Empédocle, de Démocrite, de Platon, et comment se pose le problème de l’unité de l’âme par rapport à la variété de ses fonctions. L. I. Il montre ensuite, avec Aristote, que l’âme est le premier principe de la vie végétative, de la vie sensitive et de la vie rationnelle, selon les diverses puissances qui dérivent d’elle. L. II, lect. 1-5. Ces puissances ou facultés doivent se définir par l’objet auquel elles sont essentiellement ordonnées. L. II, lect. 6. Il étudie les fonctions de la vie végétative et ensuite la sensation. On trouve ici une analyse pénétrante de la doctrine aristotélicienne sur les sensibles propres (couleur, son, etc.), les sensibles communs (étendue, figure, mouvement, etc.), les sensibles par accident (exemple la vie de l’homme qui vient vers nous). Ces sensibles par accident (que le langage moderne appelle les perceptions acquises) fournissent l’explication des prétendues erreurs des sens. L. II, lect. 13.
Saint Thomas donne aussi, t. III, lect. 2, une explication profonde de ce texte d’Aristote : « Comme l’action du moteur est reçue dans le mobile, l’action de l’objet sensible, du son par exemple, est reçue dans le sujet sentant ; c’est l’acte commun du senti et du sentant. Saint Thomas l’entend ainsi : Sonatio et auditio sunt in subjecto sentienle, sonatio ut ab agenle, auditio ut in patiente.
Il en déduit comme Aristote, en faveur du réalisme, que la sensation a par sa nature même une relation au réel senti, au sensible propre correspondant, et qu’elle ne peut exister sans le réel senti, tandis que l’hallucination peut exister sans lui, mais suppose des sensations préalables, comme l’écho suppose un véritable son. La comparaison est d’Aristote ; on avait déjà remarqué que l’aveugle-né n’a jamais d’hallucinations visuelles.
Le commentaire, t. II, lec’. 24, insiste aussi beaucoup sur ceci que « le connaissant devient en quelque manière l’objet connu par la similitude qu’il en reçoit ». Par l’intelligence, l’âme connaît les principes nécessaires et universels et devient en quelque sorte tout le réel intelligible représenté en elle : fit quodammodo omnin ; ce qui suppose l’immatérialité de la faculté intellectuelle. L. III, lecl. 4, 5, 7.
Cela suppose aussi l’influence de r/nie//ec7 agent qui. comme une lumière immatérielle, éclaire et actualise l’intelligible contenu en puissance dans les choses sensibles, lect. 10, et qui l’imprime dans noire intelligence pour que celle-ci le saisisse par la première appréhension suivie du jugement et du raisonnement. Lect. 11. C’est ce mystère de la connaissance naturelle que scrute s ; iint Thomas dans son commentaire du 1. 1Il du I)r anima, où il précise, lect. 8, l’objet propre de l’intelligence humaine : l’être intelligible des
choses sensibles, dans le miroir desquelles nous connaissons les choses spirituelles : l’âme elle-même et Dieu.
Comme l’intelligence est essentiellement distincte des sens, de la mémoire sensitive et de l’imagination, puisqu’elle atteint le nécessaire et l’universel, il faut aussi distinguer essentiellement de l’appétit sensitif, concupiscible et irascible, l’appétit rationnel ou la volonté, spécifiéeparle bien universel, et libre àl’égard du bien particulier. L. III, lect. 14. Au sujet de la spiritualité et de l’immortalité de l’intelligence humaine et de l’âme, il y a dans le De anima des textes qui paraissent la mettre en doute, t. II, c. n ; t. III, c. v, d’autres plus nombreux qui l’affirment, t. I, C iv ; t. III, c. iv ; t. III, c. v, et qui sont décisifs, si l’intellect agent est, comme l’entend saint Thomas, une faculté de l’âme, à laquelle correspond l’intelligence qui connaît le nécessaire et l’universel, et qui domine par suite l’espace et le temps. Ces derniers textes s’éclairent du reste par celui de l’Éthique à Nicomaque, t. X, c. vii, qui paraît exclure toute hésitation.
4° La métaphysique.
Le commentaire sur la Métaphysique, les douze premiers livres (1268), comprend trois parties principales : l’introduction à la métaphysique (1. I à IV), l’ontologie (1. V à X) et la théologie naturelle (1. XI et XII).
Dans l’introduction, la métaphysique est conçue comme une sagesse ou science éminente ; or, la science est la connaissance des choses par leur cause, la métaphysique doit donc être la connaissance de toutes choses par leurs causes suprêmes. Après l’examen de ce qu’ont dit sur ce sujet les prédécesseurs d’Aristote, saint Thomas montre que la connaissance des choses par leurs causes suprêmes est possible, car on ne peut procéder à l’infini dans aucun genre de causalité. L’objet propre de la métaphysique est l’être en tant qu’être des choses et, de ce point de vue supérieur, elle considère plusieurs problèmes que la physique a considérés déjà au point de vue du devenir.
Cette introduction s’achève par une défense, contre les sophistes, de la valeur réelle de la raison et surtout du premier principe de la raison et du réel : le principe de contradiction. L. IV, lect. 5 à 17. Nier la valeur réelle de ce principe, ce serait poser un jugement qui se détruirait, ce serait supprimer tout langage, toute substance, toute distinction parmi les choses, toute vérité, toute pensée, même toute opinion, par suite tout désir, toute action ; on ne pourrait plus même distinguer des degrés dans l’erreur ; ce serait la destruction même du devenir, car il n’y aurait plus de distinction entre le point de départ et le point d’arrivée ; de plus le devenir n’aurait aucune des quatre causes qui l’expliquent ; il serait sans sujet qui devienne, sans cause efficiente, sans fin et sans spécification, il serait aussi bien attraction que répulsion, congélation que fusion. On n’a jamais écrit une défense plus profonde de la valeur réelle du premier principe de la raison et de la raison elle-même. C’est avec la défense de la valeur de la sensation ce qu’on peut appeler la métaphysique critique d’Aristote approfondie par saint Thomas ; elle est « critique » non pas au sens kantien, mais au sens de xplaiç, qui veut dire jugement, et de xpiveiv, juger de la valeur de la connaissance par réflexion sur elle-même pours’assurcr de l’objet auquel elle est essentiellement ordonnée ; elle est ordonnée à connaître l’être intelligible, comme l’œil à la vue, l’oreille à l’audition, le pied à la marche, les ailes au vol. Ne pas l’admettre, c’est rendre l’intelligence tout à fait inintelligible à elle-même. Pour bien entendre le Dr t’cnliile de saint Thomas, il faut avoir médité sou commentaire sur le 1. IV de la Mïtnphysique.
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- THOMAS D’AOUIN##
THOMAS D’AOUIN. LE COMMENTATEUR D’ARISTOTE
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Avec le 1. V commence ce qu’on peut appeler l’ontologie. Elle débute par le vocabulaire philosophique d’Aristote ; saint Thomas l’explique en considérant, à la lumière de l’être en tant qu’être, les principaux termes philosophiques, presque tous analogiques, de principe, de cause, des quatre causes, de nature, de nécessité, de contingence, d’unité soit nécessaire, soit accidentelle, de substance, d’identité, de priorité, de puissance, de qualité, de relation, etc. Ensuite il traite de l’être en tant qu’être des choses sensibles, et il considère ici la matière et la forme, non plus par rapport au devenir, mais à l’être même des corps inanimés ou animés. L. VII et VIII. Enfin il montre toute la valeur de la distinction entre puissance et acte au point de vue de l’être, en affirmant que, dans tous les ordres, la puissance est essentiellement ordonnée à l’acte, d’où dérive la supériorité de l’acte par rapport à la puissance ordonnée à lui. En d’autres termes, l’imparfait est pour le parfait, comme le germe de la plante pour celle-ci, et le parfait ne peut être produit par l’imparfait comme par sa cause toute suffisante ; il en provient sans doute comme de la cause matérielle, mais celle-ci ne passe de la puissance à l’acte que sous l’influence d’un acte antérieur et supérieur qui agit pour une fin supérieure proportionnée. Et donc seul le supérieur explique l’inférieur, autrement le plus proviendrait du moins, le plus parfait du moins parfait, contrairement aux principes de raison d’être, de causalité efficiente et de finalité. C’est la réfutation du matérialisme ou de l’évolutionnisme dans lequel chaque degré supérieur au précédent reste sans explication ou sans cause. L. IX.
Le 1. X traite de l’unité et de l’identité, par là même du principe d’identité (forme affirmative de celui de contradiction) : « ce qui est, est », « tout être est un et le même ». Ce principe montre la contingence de tout ce qui manque d’identité parfaite, et donc la contingence de tout composé comme de tout mouvement. Tout composé en effet demande une cause, car des éléments de soi divers ne sont unis que par une cause qui les rapproche ; l’union a sa cause en quelque chose de plus simple : l’unité.
La troisième partie de la Métaphysique d’Aristote peut être appelée théologie naturelle. Saint Thomas n’en a commenté que deux livres (1. XI et XII), laissant de côté les deux autres qui traitent des opinions des prédécesseurs d’Aristote. Le 1. XI est une récapitulation de ce qui précède pour prouver l’existence de Dieu. Le 1. XII établit l’existence de Dieu, Acte pur, parce que l’acte est supérieur à la puissance et que tout ce qui passe de la puissance à l’acte suppose en dernière analyse une cause incausée, qui soit pur Acte, sans aucun mélange de potentialité ou d’imperfection. Dieu est dès lors la Pensée de la pensée, non seulement l’Être même subsistant, mais l’Intellection subsistante, ipsum intelligere subsistens. L’Acte pur, étant la plénitude de l’être, est aussi le Bien suprême qui attire tout à lui, dit Aristote. Contrairement à plusieurs historiens, saint Thomas voit dans cette « attirance » non seulement l’influx de la cause finale, mais celui de la cause efficiente, car tout agent agit pour une fin proportionnée, et seul l’agent suprême est proportionné à la fin suprême, la subordination des agents correspond à celle des fins. Plus on s’élève, plus l’agent et la fin se rapprochent et finalement s’identifient. Dieu attire tout à soi, comme le principe et la fin de tout. Cꝟ. t. XII, lect. 7-12. Saint Thomas termine son commentaire par ces mots : El hoc est quod concluait ( Philosophus), quod est unus princeps totius univetisi, scilicet primum movens et primum intelligibile et primum bonum, quod supra dixil Deum, qui est benedictus in sœcula sœculorum. Amen.
Mais ce qu’on ne trouve pas chez Aristote, c’est
l’idée explicite de création ex nihilo. même de création ab ieterno, a fortiori celle de création libre non <it> œterno.
5° La morale.
Parmi les ouvrages de philosophie
morale et politique d’Aristote, saint Thomas a commenté V Éthique u Nicomttque, les dix lires (1209), et le début de la Politique : I. I, II et III, c. i-m (1269). Il n’a pas expliqué les Grandes morales, ni la Morale à Jùiiltmc.
A la suite d’Aristote, saint Thomas montre ici que l’éthique est la science de l’agir humain, ou de l’activité de la personne humaine qui est libre, maîtresse de ses actes, mais qui. à titre d’être raisonnable, doit agir pour un bien rationnel, honnête, supérieur au bien sensible, soit délectable, soit utile. Dans ce bien supérieur l’homme trouvera le bonheur, la joie qui s’ajoute à l’activité normale et bien ordonnée comme à la jeunesse sa fleur. La conduite de l’homme doit donc être conforme à la droite raison et poursuivre le bien honnête ou rationnel, la perfection humaine où nous trouverons le bonheur, comme dans la fin à laquelle notre nature même est ordonnée. Éthique, 1. I.
Quels sont les moyens pour atteindre cette perfection humaine ? Ce sont les vertus. La vertu est une bonne habitude d’agir librement de façon conforme à la droite raison. Elle s’acquiert par la répétition des actes volontaires bien ordonnés ; elle est comme une seconde nature qui nous rend ces actes connaturels. Éth., 1. II.
Certaines vertus ont pour but de régler les passions, non pas en les supprimant, mais en les modérant, selon un juste milieu entre l’excès et le défaut ; ce juste milieu est en même temps un sommet. Ainsi la force s’élève au dessus de la lâcheté et de la témérité ; la tempérance au dessus de l’intempérance et de l’insensibilité. L. III.
De même la libéralité tient le milieu entre la prodigalité et l’avarice : la magnificence, lorsqu’il faut faire de grandes dépenses, entre la mesquinerie et une sotte ostentation ; la magnanimité entre la pusillanimité et une ambition démesurée ; la douceur repousse les injures sans violence excessive comme sans faiblesse. L. IV.
Mais il ne suffit pas de discipliner ses passions, il faut aussi régler les opérations extérieures à l’égard des autres personnes, en rendant à chacun ce qui lui est dû. C’est l’objet de la justice. Il faut ici distinguer la justice commutative relative aux échanges, dont la règle est l’égalité ou l’équivalence des choses échangées ; au dessus d’elle la justice distributive, qui préside au partage des biens, des charges, des honneurs, non pas de façon égale, mais proportionnellement au mérite de chacun. Au dessus encore il y a la justice légale qui fait observer les lois établies pour le bien commun de la société et enfin l’équité qui adoucit les rigueurs de la loi, lorsque, en certaines circonstances, elles seraient excessives. L. V.
Ces vertus morales doivent être dirigées par la sagesse et la prudence ; la sagesse, porte sur la fin de toute la vie, la perfection humaine à réaliser, la prudence porte sur les moyens ; c’est elle qui, par la délibération, détermine le juste milieu "à garder dans les différentes vertus. L. VI.
En certaines circonstances, comme lorsque la patrie est en danger, la vertu doit être héroïque. L. VII.
La justice est indispensable à la vie sociale, mais celle-ci a besoin d’un complément qui est l’amitié. Encore faut-il bien l’entendre, car il y a trois espèces d’amitié : l’une est fondée sur l’agréable, celle des jeunes gens qui s’associent pour se divertir ; la seconde est fondée sur l’utile, celle des commerçants qui s’unissent selon leurs intérêts ; la troisième est fondée sur le bien honnête, celle des vertueux qui s’unissent par
exemple pour le bon ordre de la cité, pour le bien d’autrui. Cette dernière amitié, qui suppose la vertu, ne dépend pas des intérêts et des plaisirs qui passent, elle est solide comme la vertu ; elle est le propre de ceux qui s’aident à devenir meilleurs ; c’est une bienveillance et bienfaisance toujours active, qui travaille à maintenir la concorde malgré toutes les causes de division. L. IX.
Par la pratique de ces vertus l’homme peut arriver à une perfection supérieure qui se trouve dans la vie contemplative et qui donne le vrai bonheur. La joie s’ajoute en effet normalement à l’acte bien ordonné, et surtout à l’acte supérieur de la plus haute faculté, l’intelligence, à l’égard du plus haut objet, c’est-à-dire à la contemplation de la vérité suprême ou du suprême intelligible qui est Dieu. L. X.
C’est surtout dans ce 1. X de l’Éthique, c. vii, que se trouvent les textes d’Aristote qui paraissent affirmer l’immortalité personnelle de l’âme. Saint Thomas (lect. 10, tl) se plaît à en souligner l’importance. On lit chez Aristote lui-même à propos de la contemplation de la vérité : « Elle constituera réellement le bonheur parfait, si elle se prolonge pendant toute la durée de la vie. Une telle existence toutefois pourrait être au dessus de la condition humaine. L’homme ne vit plus alors en tant qu’homme, mais en tant qu’il possède quelque caractère divin. Autant ce principe est au dessus du composé auquel il est joint, autant l’acte de ce principe est-il supérieur à tout autre acte. Or, si l’esprit est quelque chose de divin par rapport à l’homme, de même une telle vie. Il ne faut donc pas croire ceux qui conseillent à l’homme de ne songer qu’aux choses humaines et, sous prétexte que nous sommes mortels, de renoncer aux choses immortelles. Loin de là, il faut que l’homme cherche à s’immortaliser autant qu’il est en lui, et qu’il fasse tout pour vivre selon la partie la plus excellente de lui-même. Ce principe est supérieur à tout le reste et c’est l’esprit qui constitue essentiellement l’homme. »
Beaucoup d’historiens de la philosophie ont noté ici, comme saint Thomas, que le Noûç est bien dans ce texte une faculté humaine, une partie de l’Ame, une similitude participée de l’intelligence divine, mais qui n’en fait pas moins partie de la nature de l’homme. C’est bien à l’homme qu’Aristote recommande de se livrer à la contemplation et de s’immorlaliser autant qu’il est possible. Il va même jusqu’à dire que ce Noûç est chacun de nous.
Ce simple résumé de [’Éthique telle que l’a comprise saint Thomas montre quel usage il a pu faire de cette doctrine en théologie, pour expliquer la subordination des vertus acquises aux vertus infuses et pour approfondir la nature de la charité, conçue comme une amitié surnaturelle entre le juste et Dieu et entre les enfants de Dieu. Cf. A. Mansion, L’eudémonisme aristotélicien ri la morale thomiste, dans A’cni’a thomislica, I. i. p. 429-4 19.
De la Politique d’Aristote, saint Thomas a commenté les deux premiers livres, et les six premiers chapitres du I. III ; la suite du commentaire est de Pierre « l’Auvergne. Cf. M^r < irahinann, l’hil..Iuhrbuch, l<>i : >. p..S73-378.
Des le début de cet ouvrage on remarque ce qui distingue la politique d’Aristote de celle de Platon. Celuici construit a priori sa République idéale, conçoit l’État comme un être dont les citoyens sont les éléments el les castes, les organes ; et. pour supprimer i me. il supprime la famille et la propriété. Aristote. au contraire, procède pal l’observât ion et l’e
périence, il étudU la première communauté humaine, la famille, constate que, pour le bien de la société do me I ique, le père de 1 imille doit commande, de (açOTl
différente a Ra femme, ; i ses enfants, aux esclaves, peu
j capables de réflexion et destinés à obéir. Il remarque | qu’il n’y a d’affection possible qu’entre des individus déterminés et qu’on ne saurait donc supprimer la I famille, que nul ne se soucierait des enfants, qui, étant i à tous, ne seraient à personne, de même qu’on ne se j soucie point des propriétés communes : chacun trouve j qu’il travaille trop, les autres pas assez. Aristote ne j cherche pas à démontrer le droit de propriété ; l’occu| pation primitive, la conquête, le travail de la terre’conquise lui paraissent des moyens légitimes d’ac ! quérir. Il tient aussi que l’homme de par sa nature | même doit vivre en société, car il a besoin du concours j de ses semblables pour se défendre, pour utiliser les I biens extérieurs, pour l’acquisition des sciences les j plus élémentaires, et le langage montre qu’il est fait j pour vivre en société. Ainsi les familles se réunissent dans une même cité, qui a pour fin le bien commun de ! tous, bien non pas seulement utile et délectable, mais honnête, car il doit être le bien d’êtres raisonnables, selon la justice et l’équité, vertus indispensables à la j vie sociale. Telles sont les principales idées qu’expose ] Aristote dans les premiers livres de la Politique. Saint i Thomas les commente avec profondeur ; dans la Somme théologique, P~II æ, q. xciv, a. 5, ad 3um, il fait les restrictions voulues au sujet de l’esclavage ; cf. IP-II^, q. x, a. 10 ; q. civ, a. 5. Ici il remarque qu’il convient que l’homme peu capable de se conduire se laisse diriger par celui qui est plus sage et qu’il travaille à son service.
Dans le deuxième livre de la Politique, saint Thomas étudie à la suite d’Aristote les idées de Platon sur ce sujet et diverses constitutions de la Grèce. Il accepte les bases inductives du Stagirite, et il les utilisera dans son livre De régime principum comme on peut s’en rendre compte dès le c. i. C’est là qu’il fonde sur la nature de l’homme l’origine et la nécessité d’une autorité sociale, représentée à des degrés divers par le père de famille, parle chef dans la commune et le souverain dans le royaume.
Dans le même ouvrage, avec Aristote, il distingue le bon et le mauvais gouvernement. Le bon gouvernement peut être celui d’un seul (monarchie), ou celui de quelques-uns (aristocratie), ou celui de plusieurs choisis par la multitude (démocratie au bon sens du mot) ; mais chacune de ces trois formes peut dégénérer soit en tyrannie, soit en oligarchie, soit en démagogie. Saint Thomas regarde comme la meilleure forme de gouvernement la monarchie, mais, pour prévenir la tyrannie, il recommande une constitution mixte qui réserve, à côté du souverain, une place à l’élément aristocratique et démocratique dans l’administration de la chose publique. I a -II", q. cv, a. 1. Malgré cela, si la monarchie dégénère en tyrannie, il faut patienter pour éviter un plus grand mal. Si la tyrannie devient insupportable, le peuple peut intervenir, surtout s’il s’agit d’une monarchie élective, mais il n’est pas permis de tuer le tyran, De regimine princ., i, G ; il faut s’en remettre au jugement de Dieu qui récompense ou punit selon son inlinic sagesse ceux qui gouvernent les peuples.
Saint Thomas a de plus commenté le De causis attribué alors à Aristote et dont il montre l’origine néo-platonicienne (1269), et un livre de Hoèce, De hebdomadibus (vers 1257). Son commentaire sur le Timée de Platon ne nous a pas été conservé.
Tous ces commentaires ont largement préparé par leur patiente analyse la synthèse personnelle dans laquelle saint Thomas reprend tous ces matériaux sou^ l.i double lumière de la Révélation et de la raison. par une connaissance plus hante et plus universelle dai principes qui les régissent, pal une vue plus peu. trante de la distinction de psdMawwel " i<. de la supé
riorité de l’acte, el de la primante de Di « u. Acte pur. Comm. in Péri Ilcrmeneias, in Post. Anal., in Physicam, in libr. De cœlo et mimrfo, De yeneratione (éd. léonine) ; in Metaphgslcam, éd. Cathala, Turin, 1915 ; m De anima, De sensu et sensalo, in Elhicam, éd. Pirotta, Turin, 1925-1934.
— Voir les études de Mgr M. Grabmann : Les commentaires de S. Thomas d’Aquin sur les ouvrages d’Aristote (Annales de l’Institut sup. de phil.). Couvain, 1914, p. 231-281. Ce travail a été refondu dans Die Aristotcleskommentare des hl. Thomas o. Aquin, dans Mittelalterlisches Geistesteben, t. i, 1926, p. 266-313.
U. Salman, Saint Thomas et les traductions latines des Métaphysiques d’Aristote, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Aye, t. Vil, 1932, p. 85-120 ; A. Dondaine, O. P., Saint Thomas et les traductions latines d’Aristote, dans Bulletin thomiste, Notes et communications, 1933, p. 199-213 ; Fr. Pelster, S. J., Die Uebersctzungen der aristotelischen Mctaphysik inden Werken des hl. Thomas u. Aquin, dans Oregorianum, t.xvi, 1935, p. 325-348, 531-561, t. xvii, 1936, p. 377-406 ; A. Mansion, Pour l’histoire du commentaire de Thomas sur la métaphysique d’Aristote, dans Revue néo-scolastiqæ t. xxvil, 1925, p. 280-295 ; E. Holfes, In expositionem S. Thomas super Metaphys. XII, dans Xenia thomislica, t. i, 1925, p. 389-410 ; De Corte, Thémistius et saint Thomas, dans Arch. d’hist. doctr. et litt. du M.-A., t. vii, 1932, p. 47-84.
V. Signification historique de la théologie de saint Thomas. — On ne donnera pas ici un exposé d’ensemble de la théologie du Docteur angélique. Cette synthèse sera esquissée à l’art. Thomisme. Comme chacun sait, elle a incorporé aux données générales de la théologie de l’époque nombre de vues nouvelles de saint Thomas. Ce sont précisément ces points de vue nouveaux qui seront étudiés ici, en même temps que seront notées les résistances dont l’Ange de l’École a dû triompher pour les faire prévaloir.
Guillaume de Tocco a exalté la nouveauté de la doctrine de saint Thomas : novos in sua lectione movens articulos, novum modum… determinandi inveniens, novas reducens in determinationibus rationes. Vita S. Thomas Aquin., dans Acta sanct., 1. 1 martii, p. 661 F. Triple originalité de doctrine, de méthode et jusque dans la position des problèmes, qui ne peut être appréciée avec exactitude que par un long commerce avec les prédécesseurs et les contemporains de l’activité littéraire du saint docteur, ceux qu’il lit, complète et corrige au besoin, par la connaissance également du milieu social et scolaire où il a vécu. Tâche immense, dans laquelle la monographie spéciale précède et précédera sans doute encore longtemps la synthèse. Cf. O. Lottin, Pour un commentaire historique de la morale de saint Thomas, dans Rech. de théol. anc. et méd., t. xi, 1939, p. 270-285.
La nouveauté doctrinale du thomisme ne pouvait manquer de lui susciter, au sein même de la faculté de théologie, une opposition considérable. Dans le tableau qu’il a tracé de l’activité doctrinale du saint docteur, Tocco a laissé, sans doute volontairement, ce point dans l’ombre. Aussi s’attache-t-il presque exclusivement à montrer dans saint Thomas le défenseur de la vérité catholique, non pas seulement contre les Arabes et les Grecs, mais, par un étrange anachronisme, contre les fratricelles. Saint Thomas devient ainsi le précurseur de la miranda decretalis de Jean XXII. Loc. cit., p. 665 B. Tocco n’ignore pas sans doute le rôle du saint dans la défense des religieux mendiants. Ibid., p. 664. Mais pour lui, saint Thomas est avant tout l’adversaire d’Averroès et de la doctrine de l’unité de l’âme. L’opuscule De unitate intellectus prend ainsi à ses yeux une importance qui lui fait placer presque sur le rang des deux Sommes ce scriptum mirabile.
Par une erreur relevée depuis longtemps, Guillaume de Tocco a assigné à la lutte de saint Thomas contre l’averroïsme latin, une date antérieure à la controverse qui l’oppose aux maîtres séculiers pour la défense des
religieux mendiants : post hune errorem, écrit-il — il s’agit de celle des averroïstes — prædictus doctor destruit alium de novo exortum. Ibid., p. 664 C. Le nom de Siger de Brabant s’est trouvé du même coup associé à celui de Guillaume de Saint-Amour, dont la polémique et la condamnation étaient reculées jusqu’au pontificat de Clément IV ; cf. F. Mandonnet, Siger de Brabant et l’averroïsme latin, t. i, p. 69. En réalité saint Thomas a participé à la défense des ordres mendiants durant le cours de ses deux séjours à Paris : contre Guillaume de Saint-Amour, pendant son premier enseignement (époque du Contra impugnantes), contre Gérard d’Abbeville, Nicolas de Lisieux et le groupe des « Geraldinos » durant son second séjour à Paris. Cf. P. Glorieux, La polémique contra Geraldinos, les pièces du dossier, dans Rech. de théol. anc. et médiévale, t. vi, 1934, p. 5-41 ; Contra Geraldinos, l’enchatnement des polémiques, ibid., t. vii, 1935, p. 129-155. C’est l’époque où saint Thomas écrit le De perfectione vitse spiritualis (dans sa double rédaction), le Contra retrahentes, le De ingressu puerorum in religione. Entre les deux ordres dominicain et franciscain, unis dans une défense commune, existaient cependant de graves divergences sur la pauvreté et aussi sur l’étendue de l’obéissance religieuse, objet de la consultation De secreto, au chapitre général des prêcheurs de 1269 ; cf. l’opuscule du même nom de saint Thomas, éd. Mandonnet, Opusc. omnia, t. iv, p. 497 ; sur la position franciscaine dans ce problème, cf. E. Longpré, Gauthier de Bruges et l’augustinisme franciscain, dans Miscellanea F. Ehrle, Rome, 1924. t. i, p. 201.
I. S. THOMAS ET SIGER DE BRABAXT. LA LUTTE
coiïTRE L’aristotêlisme ovtrê. — 1° Circonstances historiques. — Il est certain que l’activité de saint Thomas contre Guillaume de Saint-Amour précède de plus de dix ans sa polémique contre Siger. A-t-il néanmoins été en contact, dès son premier enseignement parisien, avec un mouvement averroïste ? Cf. A. Masnovo, / primi contatli di s. Tommaso con l’averroismo latino, dans Riv. di fil. neo scol., t. xviii, 1926, p. 4355 ; M. —M. Gorce, La lutte contra Gentiles à Paris, dans Mélanges Mandonnet, Paris, 1930, t. i, p. 59-63, qui voit même dans les débuts de la lutte contre l’averroïsme, l’occasion du Contra Gentiles. Les positions tout à fait négatives de Mandonnet (Siger…, t. i, p. 59-63) ont été défendues par D. Salman, Albert le Grand et l’averroïsme latin, dans Rev. des sciences phil. et théol., t. xxiv, 1935, p. 38-64 : le De unitate intellectus d’Albert (première rédaction, 1256) ne peut prouver l’existence d’un courant averroïste. Cependant « on trouve dès cette époque des doctrines hétérodoxes qui seront plus tard retenues par l’équipe des Siger de Brabant et des Boèce de Dacie ». Salman, art. cit., p. 48. Mais ces doctrines ne procèdent point de la synthèse d’Averroès, elles dépendent plutôt d’Avicenne ou d’Alexandre d’Aphrodise, dont l’entrée dans le monde latin est bien antérieure à celle d’Averroès. Cf. R. de Vaux, La première entrée d’Averroès chez les Latins, dans Rev. des sciences phil. et théol., t. xxii, 1933, p. 193-243.
Au surplus, saint Thomas n’a pas eu l’initiative de la lutte contre l’averroïsme latin. Pendant le carême de 1267, bien avant le retour à Paris de Thomas d’Aquin, saint Bonaventure avait pris position, dans ses Collationes de X præceplis, contre les idées nouvelles ; cf. Opéra omnia, Quarracchi, t. v, p. 514. Il y reviendra l’année suivante avec toute la clarté désirable dans ses Collationes de donis. Coll. viii, t. v, p. 497. Dieu, explique le saint docteur, est tout à la fois principe de l’être, lumière de notre intelligence, ordre et rectitude de l’action. À cette triple vérité, s’oppose la triple erreur de l’éternité du monde, du déterminisme, de l’unité d’intellect. Liste plus complète d’erreurs en
1273, dans les Collationes in Hexameron, vis. i, coll. i, report. Delorme, Quaracchi, 1934, p. 59. Selon un procédé qui lui est familier (cf. CoM. i, 9, Opéra omnia, t. v, p. 330, cité par Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, Paris, 1924, p. 36), Bonaventure réunit dans une réprobation commune les maîtres séculiers, adversaires de la vie religieuse et les « artistes », disciples du Stagirite. C’est d’ailleurs plutôt aux amis de Guillaume de Saint-Amour qu’à ceux de Siger que Bonaventure s’adresse lorsqu’il affirme que la dernière heure de l’Église n’est point encore arrivée et que « la religion est fille chérie de l’Église », religio Ecclesise fïlia specialis. Delorme, p. 59. Quant à l’intervention du Saint-Siège à laquelle il fait ici allusion (nisi Dominas « spirilu oris sui » per sedem romanam aliquos percussissel imponendo silentium), le contexte invite à y voir une allusion à la condamnation de Guillaume de Saint-Amour en 1256 plutôt qu’à un document pontifical inconnu, dirigé contre les artistes, comme le veut E. Longpré, Dict. hist. et géogr. eccl., art. Bonaventure, t. ix, col. 777.
La crise averroïste fut, selon le P. Mandonnet, le motif essentiel du retour de saint Thomas à Paris, en 1269 ; cf. P. Mandonnet, dans S. Thomas lecteur de la Curie romaine, dans Xenia thomistica, Rome, 1925, t. iii, p. 31-38. Et. Gilson pense au contraire que l’intervention de saint Thomas contre Siger fut « précédée par la violente discussion qui mit aux prises l’augustinien Jean Pecham, le maître franciscain le plus illustre de l’Université de Paris, et Thomas d’Aquin ». La philosophie de saint Bonaventure, p. 29. De la sorte, si le Docteur angélique prend à partie le philosophe brabançon, c’est afin de dégager sa propre position, sérieusement compromise. « Il est en effet certain que, possédant en commun avec les averroïstes les principes philosophiques de l’aristotélisme, saint Thomas devait éprouver vivement la nécessité de s’en distinguer ». Gilson, op. cit., p. 32. Du même coup, la raison déterminante du retour de saint Thomas à Paris ne peut plus être la lutte contre les idées nouvelles, mais bien plutôt la défense de son propre système.
2° Les ouvrages qui s’y rapportent.
1. Le « De
unitale intellectus ». — Il est exact que la composition de De unitate intellectus est postérieure à la dispute contre Pecham. Le P. Mandonnet plaçait cette dernière à Pâques 1270. Siger…, t. i, p. 99. Cette date est acceptée par le P. Callebaut, Jeazi Pecham et l’augustinisme, dans Arch. franc, histor., t. xviii, 1925, p. 447. Il semble par ailleurs que le De unitate est antérieur aux condamnations du 10 décembre ; cf. F. van Steenberghen, Les œuvres et la doctrine de Siger de Brabant, dans Mémoires de l’Académie royale de Belgique, classe des Lettres, t. xxxix, fasc. 3, 1938, p. 57-59. Un troisième point concernant le De unitale, c’est que, loin d’être une réponse au De anima intellecliva de Siger, il le précède au contraire dans le temps. L’opinion du P. Chossat, défendue par M. van Steenberghen, op. cit., p. 65-73, est également admise par le P. Salman, Bull, thomiste, t. v, 1939, p. 655. On peut penser qu’elle ralliera désormais l’unanimité des critiques. DansleDe unitate, saint Thomas viserait donc, non pas un écrit déterminé de Siger, mais un ensemble de doctrines enseignées oralement, de façon plus ou moins affichée, à la faculté des arts. Si la finale s’en prend personnellement à Siger, elle peut cependant concerner, soit un écrit, soit un enseignement oral. Peut-être s’agit-il d’une réportation. Cfi vaa Steenberghen, op. cit., p. 77.
2. Prise de position dans le De anima ». L’unité de l’âme et la doctrine authentique d’Averroés. — Mais avant le De unitate et avant sa dispute contre l Vcham, saint Thomas était déjà entré en lie* avec les questions De anima, qu’il dispute, selon toute vraiscm
blance, dans les premiers mois de 1269. Les textes de la question De anima, comme d’ailleurs ceux du De spiritualibus creaturis, qui leur sont étroitement apparentés (et même postérieurs d’après Keeler), s’en prennent avec quelque vivacité à la doctrine de l’unité de l’âme ; cf. De anima, a. 2, 3 ; De spir. créât., a. 3. Il est à remarquer que cette thèse fameuse ne correspond que de loin à l’averroïsme historique. Au lieu de deux substances séparées, intellect agent et intellect possible, dont l’union était conçue de façon purement dynamique, la thèse d’Averroés est devenue celle d’une âme humaine, unique et séparée, âme dont l’intellect agent et l’intellect possible seraient les puissances. Cf. sur cette transformation capitale, D. Salman, Note sur l’influence d’Averroés, dans Rev. néoscolastique, t. xl, 1937, p. 204 ; Bull, thomiste, t. v, 1939, p. 658-660. On s’explique du même coup la position si nette de la question par saint Thomas : Utrum anima humana sit separata secundum esse ? De anima, a. 2. Pour un exposé d’ensemble de la psychologie de Siger de Brabant, cf. van Steenberghen, op. cit., p. 146-158. Parti, dans ses Quæstiones super III"’" de anima, d’un monopsychisme radical, Siger aboutirait dans ses Quæstiones de anima (1274-1277), non au thomisme, mais « à un rapprochement vis-à-vis des positions de saint Thomas en psychologie ». Van Steenberghen, op. cit., p. 37. Il semble d’ailleurs qu’il faille être moins généreux pour Siger en ce qui concerne l’éternité du mouvement et la thèse (néo-platonicienne cette fois) de l’unité nécessaire de l’effet de l’action divine : ab uno non procedil nisi unum ; cf. van Steenberghen, op. cit., p. 163-165. M. Delhaye découvre de même chez Siger deux erreurs essentielles en ce qui concerne la création : il a peine à en concevoir la liberté, il se refuse à reconnaître que cet acte atteigne immédiatement tous ses effets. Siger de Brabant, Questions sur la Physique, dans Philosophes belges, t. xv, Introd., p. 17. M. van Steenberghen reconnaît également que « la contingence véritable ne semble pas trouver place dans le système de Siger ». Op. cit., p. 123. Sur la position de Siger à l’égard de la foi et de la théologie, cf. van Steenberghen, op. cit., p. 171-180 et D. Salman, Bull, thomiste, t. v, 1939, p. 663-671. Mais en définitive, le système de Siger est un aristotélismc radical ou hétérodoxe, teinté parfois de néoplatonisme, beaucoup plus qu’un averroïsme proprement dit. Van Steenberghen, op. cit., p. 170.
II. SAINT THOMAS HT L’ÉCOLE AU OUSTlJf : E.V.VL. LA LOTTE POUR L’ARISTOTÉLISME MODÉRÉ. — Le
conflit de saint Thomas et de Siger de Brabant n’était qu’un épisode en comparaison d’une lutte plus profonde et plus durable. Cette lutte, dont Tocco ne nous a pas soufflé mot, Godefroid de Fontaines, dans son premier Quodlibet, en 1285, la décrit en ces termes bien connus : aliqui doctrinam non modicum fructuosam cujusdam Doctoris famosi, cujus memoria cum laudibus esse débet, ut in pluribus impugnantes, vel deinde contra dicta sua procedentes ad diffamationem personæ pariter et doctrine : opprobria magis quam rationes inducere consueverunl. Godefroid de Fontaines, Quodl. i, q. iv, éd. De Wulf-Pelzer, p. 7.
C’est au cours du second séjour de saint Thomas a Paris que le conflit éclate avec violence. Il se conerc1 1 M en quelque sorte dans la fameuse dispute de Thomas avec Jean Pecham, seul épisode dont l’histoire nous ait conservé le souvenir grâce au témoignage de l’echam lui-même et aux déclarations de Barthélémy de Capoue. Cf. sur ce point A. Callebaut, Jean Pecham et l’augustinisme, dans Archiv. franc, hist., t. xviii,
1925* p. 111-172. et la réponse « lu r. Mandonnet, Huit, thomiste, l’.ciii, p. L04. Quelle qu’ait pu « lie l’attitude plus ou moins conciliante île l’echam et le s<us qu’il faille attacher aux OBtpullOtit verbis dont parle Barꝟ. 55
THOMAS D’AQUIN ET L’ÉCOLE AUGUSTINIENNE
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thélemy de Capoue, il paraît incontestable que derrière Pecham, il y avait saint Bonaventure, qui plus tard, dans les Collaliones in Hexameron, s’attaquera à la thèse thomiste de l’unité de forme substantielle en termes particulièrement vifs. Gilson, Lu philosophie de saint Bonaventure, p. 32. Sans doute, la « bataille » de l’Héxaméron n’est pas avant tout une bataille contre le thomisme ; cf. F. Tinivella, De impossibili Sapientiæ adeptione in philosophia pagana juxta Collaliones in Hexameron S. Bonaventuræ, dans Antonianum, t. xi, 1936, p. 154-163. Mais, en attaquant l’aristotélisme extrémiste de la faculté des arts, saint Bonaventure entend bien englober dans une même réprobation cette concession dangereuse qu’était à ses yeux la théorie de l’unité de forme substantielle dans le composé humain. La thèse thomiste sur la possibilité d’un monde sans commencement, ne devait pas sembler moins dangereuse au docteur franciscain. — On a insisté sur le caractère essentiellement religieux de cette opposition au thomisme. Dans la thèse de l’illumination intellectuelle ou des raisons séminales, il ne s’agit point pour Bonaventure et Pecham, d’une discussion philosophique, mais « d’un dépôt sacré à la sauvegarde duquel le sentiment religieux se trouvait passionément intéressé ». Et. Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 372. Dans son grand ouvrage, Siger de Brabant d’après ses œuvres inédites, t. ii, Louvain, 1942, F. van Steenberghen s’efforce d’atténuer l’opposition de saint Thomas et de saint Bonaventure et l’antipathie du docteur franciscain pour Aristote ; cf. op. cit., p. 448-464, 713. C’est revenir dans une certaine mesure au concordisine des éditeurs de Quaracchi. Le même auteur proteste contre la dénomination d’école « augustinienne » appliquée depuis Ehrle et De Wulf à l’ensemble des adversaires du thomisme. « Le conflit, écrit-il, ne se produit pas entre l’aristotélisme et une philosophie de contenu augustinien, mais entre deux formes inégalement évoluées de l’aristotélisme. » Op. cit., p. 719. Il nous semble cependant que c’est au nom d’Augustin que Pecham a attaqué le thomisme et que l’école franciscaine, même de nos jours, n’a jamais cessé de revendiquer le titre d’école augustinienne.
1° Thomisme et augustinisme après la mort de saint Thomas d’Aquin. — La mort de saint Thomas ne devait point arrêter ce conflit entre l’école dite augustinienne et le thomisme naissant. Il suffit de rappeler brièvement les principaux faits. Voir ci-dessus, art. Tempier, col. 99 sq. L’ordre d’enquête de Jean XXI à Etienne Tempier (lettre du 18 janvier 1277, dans Denifle-Chatelain, Chartularium Univers. Parisiensis, t. i, p. 541) provoque de la part de ce dernier la fameuse condamnation du 7 mars 1277, Denifle-Chatelain, 1. 1, p. 543-558, fait dominant de l’histoire de l’université pendant toute la fin du xiiie siècle. Plusieurs thèses thomistes sont certainement visées. Quelques jours plus tard, le 18 mars, la thèse de l’unité de forme substantielle chez l’homme était atteinte à son tour à Oxford. Ibid., p. 558-559. Voir le récit des faits dans Mandonnet, Siger…, t. i, p. 210-239, qui conjecture une entente entre Tempier et Kilwardby. Cf. également P. Glorieux, Comment les thèses thomistes furent proscrites à Oxford, dans Rev. thomiste, n. s., t. x, 1927, p. 260-291. Le mois suivant, 28 avril, nouvelle intervention de Jean XXI par sa bulle Flumen aquæ vivie, éd. Callebaut, Jean Pecham…, p. 459-460 ; Laurent, Fontes vitæ sancti Thomæ Aquin., Documenta, Saint-Maximin, 1937, p. 618-620, menaçante cette fois, non plus pour les artistes, mais pour les théologiens coupables de se laisser séduire par les idées nouvelles. Après la mort de Jean XXI (mai 1277), les cardinaux, pendant la vacance du Siège apostolique, invitent Tempier à arrêter l’enquête. Cette
dernière intervention ne nous est connue que par le témoignage peu suspect de Pecham, dans sa lettre du 7 décembre 1284 au chancelier et aux maîtres d’Oxford : mandalum fuisse dicitur eidem episcopo (Tempier ) per quosdam Romanæ Curiæ dominos reverendos ut de facto illarum opinionum supersederel penitus. Denifle-Chatelain, t. i, p. 625 ; Laurent, Documenta, p. 634.
2° Les débuts de l’école thomiste.
Si des interventions
de l’autorité ecclésiastique, nous passons à l’histoire littéraire, il nous faut noter d’abord l’adoption par le chapitre général de l’ordre franciscain à Strasbourg en 1282 (cf. Laurent, Documenta, p. 624) du Correctorium Fr. Thomæ de Guillaume de la Mare, voir ici t. viii, col. 2467 ; cf. F. Pelstcr, Les Declarationes et les Quæstiones de Guillaume de ta Mare, dans Rech. de théol. anc. et méd., t. iii, 1931, p. 397-411. Le Correctoire de Guillaume (texte dans P. Glorieux, Le correctorium Corruptorii « Quare », Le Saulchoir, 1927) provoque une série de réponses, la littérature des Correctoires (Correctoria corruptorii), qu’on désigne par ï’incipit de leur réponse au premier article du Correctoire de Guillaume : « Quare » d’origine anglaise, Richard Klapwell ou Guillaume de Macklefield, éd. Glorieux, Le Saulchoir, 1927 ; « Circa », de Jean Quidort de Paris, éd. Mûller, Rome, 1941 ; « Sciendum » de Robert de Colletorto ou Tortocolle ; « Quæstione », ces deux derniers inédits. On doit y joindre VApologelicum veritalis super Corruplorium, de Rambert de Primadizzi de Bologne, sans doute antérieur à « Quare ». Cf. sur les Correctoires, Uberweg-Geyer, Grundriss der Geschichte der Philosophie, die patristische und schol. Philosophie, 1928, p. 496-497, 764 ; P. Glorieux, La littérature des Correctoires, dans Rev. thomiste, n. s., t. xi, 1928, p. 69-96 ; R. Creytens, Autour de la littérature des Correctoires, dans Archiv. F. F. Prsed., t.xii, 1942, p. 313-340.
Sensiblement postérieure à la littérature des Correctoires, puisqu’elle suppose définitivement constituées les grandes collections quodlibétiques, se présente la littérature des Impugnationes, réponses thomistes : à Henri de Gand, par Bernard de Gannat ou de Clermont (cf. Glorieux, Répertoire des maîtres en théol. de Paris au At//e siècle, t. i, p. 172), par Robert de Colletorto, ms. Vat. lut. 9ê7, et Hervé Nédellec, De quattuor materiis ; à Godefroid de Fontaines, également par Bernard de Gannat ; à Gilles de Rome, cf. les anonymes Impugnationes contra Fr. Aegidium contradicentem Thomæ s. I um Sententiarum, éd. Bruni. Rome, 1942 ; à Jacques de Viterbe (Bernard de Gannat). On sait que Capréolus utilisera largement Bernard de Gannat, dont il reprend le procédé littéraire, résumé du Quodlibet incriminé, suivi de sa réfutation. Ces deux groupes d’écrits, Correctoires et Impugnationes, ne représentent d’ailleurs qu’une partie de l’activité de l’école thomiste. Pour une vue d’ensemble, consulter Uberweg-Geyer, p. 529-543, 769-773 ; Grabmann, Geschichte der kathol. Théologie, 1933, p. 95-102, 306-309 ; Glorieux, Répertoire…, t. i, p. 127205 ; pour le thomisme à Oxford, ci. A. -G. Little et F. Pelster, Oxford Theologg and Theologians c. A. D. 1282-1301, Oxford, 1934 ; quelques compléments bibliographiques dans Bull, thomiste, t. iii, p. 958976 ; t. iv, 1936, p. 810-832. Avec les premières années du siècle suivant, à la lutte contre le vieil augustinisme se substitue la polémique contre Durand et contre Scot, nouvelle par les problèmes qu’elle soulève. Voir un aperçu des thèses de Durand dans J. Koch, Die Verleidigung der Théologie des hl. Thomas durch den Dominikanernorden gegenùber Durandus de S. -P., dans Xenia thomislica, Rome, t. iii, 1924, p. 347-362 ; Durandus de S.-P., dans les Beitrâge für Geschichte der Phil. u. der Théologie des Mittelalters, cités simplement dans la suite Beitrâge, t. xxvi.fasc. 1, 1927, p. 409-417.
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THOMAS D’AQUIN : LA VISION BÉATIFIQUE
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La lutte de l’augustinisme contre le thomisme, la seule qui doive être envisagée ici, puisqu’elle prolonge immédiatement l’activité de saint Thomas lui-même, ne se limite pas au problème de la pluralité des formes. Jean Pecham avait au contraire pleine conscience de la généralité de cette opposition, lorsqu’il écrivait, le 1er janvier 1285, aux cardinaux : cum doctrina duorum ordinum (l’ordre dominicain et l’ordre franciscain) in omnibus dubitabilibus sibi pêne penitus hodie adversetur. Denifle-Chatelain, Charlul., 1. 1, p. 627 ; Laurent, Documenta, p. 638.
La conception même de la théologie était différente. Si Pecham se défend de réprouver l’étude de la philosophie, utile servante de la science sacrée, il condamne par contre les termes nouveaux et insolites qu’on a introduits, depuis vingt ans, sur les cimes de la théologie. Denifle-Chatelain, t. i, p. 634 ; Laurent, p. 645. Dans sa lettre du 1er janvier précédent, le prélat stigmatisait en termes encore plus sévères la théologie des prêcheurs : ex parte vilipensis sanctorum senientiis, philosophicis dogmatibus quasi totaliter innitatur ut plena sit ydolis dornus Dei. Denifle-Chatelain, t. i, p. 627 ; Laurent, p. 638. En somme, Pecham reprend à son compte les reproches que Grégoire IX adressait jadis au « studium parisiense », dans sa fameuse lettre Ab.Egijptiis du 7 juillet 1228 (cf. Grabmann, I divieti ecclesiastici di Aristoiele soto Innocenzo IIIe Gregorio IX, Rome, 1941, p. 70-88) ; plus encore est-il l’écho de saint Bonaventure dans les invectives que celui-ci adresse, dès le prologue du Brcviloquium, aux novi theologi. Op. omnia, t. v, p. 208 b.
Ce serait fausser étrangement la perspective que de voir dans ces textes la protestation de la « Théologie des Pères », telle qu’on l’entendra au xvie siècle ; cf. R. Guclly, L’évolution des méthodes théologiques à Louvain, dans Rev. d’hist. eccl., t. xxxviii, 1941, p. 128-130. De ce moderne grief, Pecham n’a certainement point l’idée. Ce n’est pas l’insullisance de la documentation patristique qui est en cause, ni l’introduction, même à dose massive, des citations des « philosophes ». Bonaventure, Pecham, Roger Mars ton, Richard de Médiavilla et bien d’autres, citent eux aussi avec abondance Averroès ou Algazel. Il ne s’agit pas non plus du rôle de l’argumentation rationnelle. C’est un étrange paradoxe de dire, comme on l’a soutenu récemment, que, pour saint Thomas, la raison « est une étrangère en doctrine sacrée », tandis que, selon saint Bonaventure, elle y serait « maîtresse », la théologie désormais « libre de ses mouvements » ne devant recourir à l’autorité de l’Écriture que lorsque la raison est impuissante..1.-1’. Honnefoy, La théologie comme science et l’explication de la foi chez saint Thomas, dans Ephem. theol. Lov., t. xiv, 1937, p. 621° ; t. xv, 1938, p. 511. Entre les deux théologies, l’une et l’autre « scolastiquos >. l’opposition réside plutôt en ceci cpic saint Thomas, parce qu’il s’inspire du principe aristotélicien de la noblesse absolue du savoir, est conduit à voir dans la théologie une science principalement spéculative, tandis que les maîtres franciscains cherchent en elle avant tout une doctrine spirituelle, ordonnée à la perfection de l’homme dam son retour à Dieu : ventntis errdibilis notifia pin. S. Bonaventure, CoU, de donis, vi, 13, op. omnia,
t. v. p. 476. Ainsi s’allume le caractère pratique de la théologie franciscaine ; cf. Amoros, In teologia CORU cirnrin pralicQ en la escuela franciacana, dans Anh. d’hist. dort, ri litt. du M. A., t. ix. 1931, p. 261-803. Il ne suflit donc pas qu’un Odon Rigaud ou un < uilhmmr de Mi liton parlent de science » ou de dignitaire, pour qu’on puisse voir en eux des adeptes, on même des précurseurs, de la théologie-science, an sens an tOté
licien du terme. D’une utilisation de tels éléments au
service de la nnlilia pia lionav eut iiricuuc. jusqu’au
remplacement de celle-ci par une théologie strictement conçue sur le modèle de la métaphysique d’Aristote, on peut dire que la route est longue. Quant à Odon Rigaud, sur lequel on voudrait remporter les honneurs de la découverte de la théologie-science, voir B. Pergamo, De quæstionibus ineditis Fr. Odonis Rigaldi. .. circa naturam theologiæ deque earum relatione ad Summam Theol. Fr. Alexandri Halensis, dans Arch. franc, hisl., t. xxix, 1936, p. 22, il n’a jamais vu dans la théologie qu’une science improprement dite. Pergamo, loc. cit., p. 21. Certains thomistes professeront sans doute la même doctrine : Hervé Nédellec, cf. E. Krebs, Theol. und Wisscnschaft nach der Lehre der Hochscholastik, dans les Beitrâge, t. xi, fasc. 3-4, 1913, p. 36* ; Jean de Naples, cf. J. Leclercq, La théologie comme science d’après la littérature quodlibétique, dans Rech. théol. anc. et médiév., t. xi, 1939, p. 360, 366. Mais ces auteurs se séparent, croyons-nous, de la pensée de saint Thomas, à laquelle Pierre d’Auvergne demeure plus fidèle (Leclercq, art. cit., p. 337). Bernard de Gannat, dans ses Impugnaliones contre Godefroid de Fontaines enseigne lui aussi que la théologie est une science « proprement dite ». Quodl., vii, 7, ms. Vat. Borgh., 2, 9$, ꝟ. 51 r° b. Ne pas confondre sur ce point science improprement dite et science dans un état imparfait. Pour plus de détails, cf. art. Théologie.
3° Points essentiels où s’opposent augustinisme et thomisme. — Surtout, ce que Pecham reproche au | thomisme c’est l’abandon des thèses capitales de ce qu’il entend par augustinisme : vilipensis auctenticis doctoribus Augustino et ceteris. Denifle-Chatelain, t. i, p. 627 ; Laurent, p. 638. Cette science nouvelle, écrirat-il encore, s’efforce de détruire la doctrine d’Augustin touchant les raisons éternelles, l’illumination divine, les puissances de l’âme et une infinité d’autres questions. Denifle-Chatelain, t. i, p. 634 ; Laurent, p. 645. Il nous reste à examiner avec quelque détail, non tous, mais les points les plus essentiels de cette opposition : 1. la vision béatifique et la science de Dieu ;
2. l’éternité du monde et les erreurs des philosophes ;
3. la composition hylémorphique des anges et de l’âme ; 4. la pluralité des formes ; 5. l’illumination intellectuelle ; 6. intellectualisme et volontarisme, la béatitude, l’acte libre.
1. Vision béatifique et science de Dieu.
Dans le traité de Dieu, Guillaume de la Mare a relevé deux thèses fameuses de saint Thomas, l’une sur la vision béatifique, l’autre sur la science de Dieu.
a) La vision béatifique. — Ex parte rei visæ per nullam similitudinem creatam Dei essentia videri potest. l a, q, xii, a. 2. Sur cette thèse, cf. art. Intuitive ( Vision), t. vii, col. 2378.
Le 13 janvier 1211, Guillaume d’Auvergne évdque de Paris, avait condamné la proposition : quod divina rssmlia nec ab homine, nec ab angrlo videatw. Denifle-Chatelain, t. i, p. 170 ; cf. A Caileliaut, Alexandre de Halès et ses confrères en face des condamnations parisiennes de 1241 et 1244, dans la France franciscaine, t. x, 1927, p. 259-272. La condamnation visait Etienne de Venizy, O. 1’. (sur ce personnage, cf. Glorieux Répertoire…, t. î. p. 79). Saint Honaventurc, qui s’occupe assez longuement de cette affaire. In II’"" Sent.. dist. XXIII, a. 2. q. iii, admet dans la vision béatifique un mrdiiim disponens, constitué par la gloire deiforme (lor. rit., ad 7° iii), mais il écarte tout médium déferais, identique au mrdiiim drdurens de la Somme d’Alex. m dre de Halès (I’-II* —, n. 517. ad 2* », QuaMtCOhi, t. H, ’l. c’est dire qu’il ccirle une chose préalablement
connue, qui jouerait le rôle d’I nterméd iaire objectif.
Saint Bonaventure ne fait point place non plus à un médium contemperans, destiné a protéger notre Intellect (outre l’éclat de la lumière divine, nr par r.icrllenlinni luris nbtiindrrctiir. C’est sans doute ce dernier fir> !)
THOMAS D AOÏJIN : LA SCIENCE DIVINE
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aspect qui correspond à la pensée d’Étiennc de Venizy. Il est à noter cependant que saint Bonaventure ne touche pas la question d’une espèce intelligible créée, représentant npn une chose créée, mais l’essence divine elle-même. Pour avoir sa pensée sur ce point, il faut attendre les questions De scientia Christi, où il précise que l’âme du Christ ne peut dans la vision béatifique avoir une connaissance compréhensive de l’essence divine, parce qu’elle ne peut engendrer un verbe égal au Verbe incréé. Q. vi, Opéra omnia, t. v, p. 35. L’affirmation suppose la production d’un verbe créé dans l’acte de la vision. Tout doute est d’ailleurs levé dans la question suivante, q. vii, loc. cit., p. 43 : secundum station vise et secundum statum patriæ non solum requiritur lucis œlernæ præsentia sed etiam lucis œlernse influentia (sur le sens de cette injluentia, cf. q. iv, p. 23), non tantum Vcrbum increatum, sed etiam verbum interius conceptum. — Dans son commentaire des Sentences, Albert le Grand affirmera au contraire que Dieu dans la vision béatifique n’est pas vu par une autre espèce que lui-même. In 7V um Sent., dist. XLIX, a. 5, éd. Borgnet, t. xxx, p. 670. Même position dans le commentaire inédit sur les Noms divins de Denys : dicendum quod mentes beatorum uniuntur Deo per speciem quæ est Deus, ut tamen illa species est principium cognitionis et non secundum quod ab ipsa est esse divinum. Ms. Vat. lat., 712, ꝟ. 123 v° b.
L’originalité de saint Thomas consiste à introduire les « philosophes » dans le débat. Circa hanc queestionem, écrit-il, eadem difficultas et diversitas invenitur apud philosophos et apud theologos. In IV" m Sent., dist. XLIX, q. ii, a. 1. De même que certains théologiens (entendez Etienne de Venizy) ont nié la possibilité de la vision béatifique, de même Alfarabi a nié celle de l’union de notre intellect avec les substances séparées. Tel est du moins le témoignage d’Averroès. Car, ajoute saint Thomas, Alfarabi paraît admettre la possibilité d’une telle union dans son De intellectu. Cf. éd. Gilson, Les sources gréco-arabes de l’auguslinisme avicennisant, dans Archives d’hist. doct. litt. du M. A., t. iv, 1929, p. 123. Le même parallèle entre les philosophes et la théologie peut être observé si, de l’existence de la vision béatifique, nous passons à l’explication de son mode. Alfarabi et Avempace, au témoignage d’Averroès (De anima, t. III, texte 36, éd. Venise, 1550, ꝟ. 177 v° b), ont cru possible une union avec les substances séparées par voie de connaissance abstractive. Avicenne (dont Averroès ne parle pas) a eu recours à des similitudes reçues des substances séparées. Mais, dans le cas de la vision béatifique, une telle explication serait insuffisante. Une similitude créée ne peut représenter l’essence divine, parce qu’elle devrait se conformer au mode d’être de l’intellect dans lequel elle est reçue. Or, ajoute saint Thomas, modus intellectus nostri deficiens est a receptione perfecta divinse similitudinis. — Mais il existe parmi les philosophes une dernière manière d’expliquer l’union de l’intellect et des substances séparées, celle d’Averroès et (selon son témoignage) celle d’Alexandre d’Aphrodise. Pour Averroès, le principe de la connaissance unitive n’est pas une similitude, mais la forme même de l’intelligence séparée : necesse est ut intellectus agens sit forma in nobis… necesse est ut copuletur nobiscum per continuationem intellectorum. Averroès, De an., III, texte 36, éd. citée ꝟ. 179 v° a. Simple copulation ou continuation de l’intellect en acte avec nous, sans production ni génération de cet acte, telle est en réalité la pensée d’Averroès. Quoi qu’il en soit des substances séparées, conclut saint Thomas, c’est à cette manière de voir qu’il nous faut avoir recours dans le cas de la vision béatifique, istum modum oportet nos accipere, non en ce sens que Dieu s’unirait à notre intellect comme les formes du monde
physique s’unissent à la matière pour constituer des natures complètes, mais par manière de forme intelligible à la façon dont la lumière peut être dite forme de la couleur. S’il a connu un tel exposé, on comprend que Pecham se soit écrié : plena ydolis domus Dei ! Il faut d’ailleurs reconnaître que, dans la suite de sa carrière, saint Thomas ne mettra plus en avant ce patronage compromettant. Dans le Quodl. vii, a. 1 (antérieur, selon le P. Motte, à In IV am Sent., dist. XLIX, cf. Bull, thomiste, Notes et communie, t. i, 1931, p. 41), le nom d’Averroès n’est point prononcé. Dans De veritate, q. x, a. 11, le rapprochement avec les Arabes est encore indiqué, mais dans I », q.xii, a. 2, la thèse thomiste de l’essence divine forme de l’intellect béatifié est désormais placée sous le patronage de Denys, De div. nom., c. iv, P. G., t. iii, col. 587. A cette date, le saint docteur avait déjà commenté le De divinis nominibus.
Jean Pecham est sans doute le premier à prendre à partie la thèse thomiste. Car Gauthier de Bruges, dans l’important traité qu’il a écrit sur la béatitude (ms. Vat. Chigi, B. ri, 94, f » 197 v°-201 r°), n’aborde pas la question. Au contraire Pecham la traite dans une question de Quodlibet, publiée par V. Doucet (Notulæ bibliographies de quibusdam operibus Fr. Iohan. Pecham, dans Antonianum, t. viii, 1933, p. 451-454), sans doute antérieure aux questions De anima, publiées par H. Spettmann (Beitrage…, t. xix, fasc. 5), où l’on trouve également abordé notre problème, p. 469-476. M. Glorieux, Littérature quodlibélique, t. ii, p. 179, proposerait la date de 1269, pour le Quodlibet édité par le P. Doucet. Quoi qu’il en soit, Pecham examine en détail les arguments de saint Thomas, I », q.xii, a. 2, arguments fondés sur l’identité en Dieu de l’essence et de l’être et sur leur distinction dans les créatures. Pour établir sa propre thèse, Pecham a recours à une autorité de saint Augustin : cum Deum novimus, fit aliqua similitudo Dei in nobis. De Trin., t. IX, c. xi, n. 16, P. L., t. xlii, col. 962. De plus, il est impossible de concevoir une information active de la part de Dieu, sans une information passive qui lui corresponde. Or, celle-ci exige un terme produit : non est passio sine aliquo immisso ipsi passo (Doucet, p. 452). Dès Pâques 1279, Henri de Gand, dans son Quodlibet iii, q. i, prend position contre saint Thomas. Il revient encore sur la question à la Noël dans son Quodlibet iv, a. 8. Cf. les réfutations de Bernard de Gannat (ms. Ottob., lat. 471, ꝟ. 45 r° a-b) et de Robert de Colletorto (ms. Vat. lat. S8T, ꝟ. 27 r° a-28 r° b). Guillaume de la Mare reprend, à peu de choses près, les arguments de Jean Pecham (cf. Glorieux, Le correctorium Corruptorii…, p. 2-5). Voir les réponses de « Quare » (ibid., p. 5-12), de « Circa » (éd. Millier, p. 5), de Thomas de Sutton, en 1285 (Quodl. ii, a. 17, ms. Ottob. lat. 1126, t° 88 v° fc-89 v° a). Jean Quidort remarque que, s’il existait dans l’intelligence béatifiée une espèce créée représentative de l’essence divine, cette espèce, en tant même que créée et finie, devrait demeurer connaissable pour un intellect créé, supposé très parfait. Du même coup cet intellect atteindrait dans l’espèce l’essence divine représentée en elle ; et pour lui, intellect très parfait, la vision béatifique serait possible par les seules forces de la nature, sans le don du lumen gloriæ. Autant de conséquences inacceptables dans le langage de la philosophie thomiste.
b) Science divine des futurs contingents. — « Toutes les choses qui, selon leur réalité propre, apparaissent dans le temps, sont présentes à Dieu de toute éternité, non pas seulement, comme le disent certains, parce que Dieu a en lui les raisons intelligibles de ces choses, mais parce que son regard se porte sur toutes les choses qui lui sont présentes de toute éternité. I a, q. xiv, a. 13, cf. a. 9. Mêmes affirmations et même
formule d’opposition (non solum… sed) dans In 7um Sent., dist. XXXVIII, q. u., a. 5, où cette thèse de la présence physique des futurs dans le médium éternel de la connaissance divine est attribuée à Boèce (sur ce point, cf. J. Groblicki, De scientia Dei futurorum contingentium secundum S. Thomam ejusque primos sequaces, Cracovie, 1938, p. 40-44) ; dans le Cont. Gent., t. I, c. lxvi ; enfin, au cours du second enseignement parisien, dans le Commentaire du Péri Hermeneias, I, lect. 14, n. 20, où saint Thomas prend soin de préciser que l’intuition par Dieu de la présence des futurs in seipsis, n’exclut point la connaissance de l’ordre des causes. Sur les antécédents de cette thèse fameuse, voir quelques indications dans Groblicki, op. cit., p. 45-58. Albert le Grand et saint Bonaventure n’ont recours pour expliquer la connaissance des futurs contingents qu’aux seules idées divines, quia habet raliones rerum apud se présentes, comme s’exprime saint Thomas. Sur la pensée de saint Albert, consulter également J. Goergen, Des hl. Albertus Magnus Lehre von der gôttlichen Vorsehung und Fatum, Vechta, 1932, p. 89-93.
On a vu plus haut que Jean Pecham, dans la lettre du 1er juin 1285 (cf. col. 657) signalait l’opposition des deux écoles au sujet des idées divines, des œternse régulée. À cette date Guillaume de la Mare s’était déjà chargé de codifier en quelque sorte cette opposition. Si, observe-t-il, chacune des différences du temps est présente réellement dans l’éternité, les choses contingentes se trouvent elles aussi transportées dans la durée éternelle, realiter et actualiter per suas naturas. Une telle affirmation revient à soutenir l’éternité des choses et par conséquent l’éternité du monde. Édit. Glorieux, Le Correctorium corruptorii…, p. 18. En outre, la présence physique des futurs, telle que saint Thomas la conçoit, rendrait inutile les raisons ou « règles » des choses dans l’intellect divin. Ibid., p. 19. Du même coup, la science divine ne serait plus cause des choses. Ne les connaissant point par ses idées, mais seulement par le regard intuitif qu’il porte sur elles, Dieu devrait recevoir de ses créatures et leur mendier en quelque sorte la certitude de son acte de connaissance. Si enim (Deus) cognoscit aliter quam per rationes quas habet apud se… ferendo inluilum super ipsas res, hoc non potest intelligi vel saltem fingi nisi per receptionem. Deum autem cognoscere aliquid per receptionem, est impossibile. Ibid., p. 20. On voit que Guillaume a compris la pensée de saint Thomas, comme la comprendront les disciples de Scot et à leur suite un certain nombre d’historiens modernes, pour lesquels la scolastique avant Scot n’a pas eu une claire conscience du problème de la prescience des futurs contingents. Sous l’influence de saint Augustin et de Boèce, saint Thomas est conduit à considérer la science des futurs en Dieu comme un regard exercé du sommet de l’éternité divine, regard qui renferme et enveloppe tous les temps dans son absolue simplicité. C’était laisser échapper le nœud du problème : comment expliquer la vérité intrinsèque du futur contingent en lui-même ? comment en d’autres termes se résoud son indifférence ad ulrumlibel ? Telle est l’opinion exposée dans ses différents ouvrages par le Dr Schwamm. Cf. H. Schwamm, lias gOttliche Vorherii’issen bei Duns Scotus und seinen ersten Anhângern, botpruck, 1934 ; voir la bibliographie du sujet dam liull. thomiste, t. iii, p. 976-982. Pour saint Thomas, selon le Dr Schwamm, ni la saisir des futurs dans leurs causes prochaines, ni même leur saisie dans l’essence divine comme cause
pn mi ère, ne suffisent à fonder la connaissance infaillible et certaine que Dieu en possède. D’où la nécessité de recourir a l’intuition de ces futurs in srifisis,
dani l’étemel présent de la connaissance divine ; cf. Schwamm, op. cit., p. 94-99.
Au contraire avec Duns Scot, le problème se trouve résolu pour la première fois par la détermination volontaire de Dieu. C’est le décret de la volonté divine qui détermine la vérité du futur contingent et qui le rend connaissable par Dieu. Dieu, écrit Scot, ne peut prévoir que tel sujet fera un bon usage du libre arbitre que parce qu’il veut et préordonne ce bon usage ex determinalione suse voluntatis. Voir des textes caractéristiques de Scot, empruntés pour la plupart aux inédits, dans Schwamm, op. cit., p. 27, 34, 41-42, 82. Il résulte de ceci que Scot est le véritable créateur (Urheber) de la théorie dite thomiste des décrets prédéterminants, théorie en elle-même tout à fait étrangère à saint Thomas, qui, s’il l’eût admise, n’aurait eu nul besoin de recourir à l’intuition physique des futurs dans leur existence présentielle au sein de l’éternité. Cette manière de voir avait été soutenue déjà en 1913 par J. Klein ; cf. Schwamm, op. cit., p. 91. Reste seulement à expliquer comment l’école thomiste est passée au scotisme avec armes et bagages tandis que les scotistes tardifs se ralliaient au molinisme. On a voulu attribuer à Capréolus l’introduction dans le thomisme de « l’idéalisme volontariste » de Scot. Cf. F. Stegmuller, Francisco de Vitoria y la doctrina de la gracia en la Escuela salmantica, Barcelone, 1934, p. 9-10. Il est donc établi (ou du moins supposé) que l’ancien thomisme a ignoré ou même combattu les décrets prédéterminants. C’est surtout Thomas de Sutton, identifié ou non avec Thomas Anglicus, qui a fait sur ce point les frais de la démonstration. Cf. Fr. Pelster, Thomas v. Sutton, ein Oxforder Verteidiger der thomistischen Lehre, dans Zeilschrift f. kathol. Théologie, t. xlvi, 1922, p. 379-381 (prémotion) ; p. 383-386 (prescience divine, textes du Liber propugnatorius) ; R. Martin, Pro tutela doctrinæ Sancti Thomie Aq. de influxii causæ primx in causas secundas, dans Div. Thomas, Fribourg, 1923, p. 356-372 ; O. Lottin, Thomas de Sutton et le libre arbitre, dans Hech. de théol. anc. et médiévale, t. ix, 1937, p. 282-283.
Il est exact que saint Thomas, quand il veut établir la connaissance des futurs contingents en Dieu, insiste sur l’argument de la présence physique des futurs, argument qui lui fournissait une réponse particulièrement frappante. Mais le saint Docteur possédait dans son propre système tous les éléments qui lui eussent permis de faire intervenir la causalité première. Pourquoi tels futurs plutôt que d’autres sont-ils éternellement présents devant, le regard de Dieu ? Parce que la science divine, répondait saint Thomas, est cause des choses conjuncla voluntate. I », q. xiv, a. 8. C’est donc à la volonté divine que revient la détermination des futurs : voluntati divinee non solum subjacet expletio effectus, sed etiam omnium causarum prucedentium ordo secundum ///as conditiones quibus dclcrniiiuintur ad e/Jectum. In //""’Sent., dist. XI. VU, q. i, a. 2, ad 3um. Dans la Somme, saint Thomas exclura en termes formels la thèse des décrets indifférents qui tireraient des causes secondes le principe de leur détermination. 1*, q. xix, a. 8. Les etTets contingents sont tels non pas à raison de leur seule cause immédiate, mais parce que Dieu a adapté telle cause contingente à tel effet qu’il voulait voir se produire selon le mode de la contingence : qttia rotuit ros contingenter evenisse, contingentes causas ad eos præparavit. Cf. aussi Péri Ilcrm.. I, lect. 14, n. 22 (éd. léonine).
Quelle fut, sur ces questions, la position de l’ancienne école thomiste ? Sur la réponse de lîambert de Bologne, dans son Apologvliriis. cf. Groblicki, op. cit., p. 1 15-1 25. I.’auteur du correct oire « Quare », à la différence de Hambert, a abandonné la thèse thomiste de la présence physique des futurs dans le médium de la connaissance éternelle. Il paraît en cllct réduire la connaissance des futurs par Dieu à une simple près, n. ( 663
THOMAS D’An U IN : L’ÉTERNITÉ l>i MONDE
intentionnelle, semblable à la connaissance certaine que nous pouvons posséder d’un fait passé. Cf. Glorieux, Le correctorium Corruplorii…, p. 22, cf. p. 24. La pensée de saint Thomas a été saisie d’une façon plus profonde par Jean Quidort, dans le Correctoire « Circa ». La présence physique des choses dans l’éternité ne signifie pas la même chose que l’éternité de ces choses, pas plus que la présence d’un être quelconque dans le temps ne signifie sa coexistence à tous les instants du temps. Éd. Millier, p. 24. D’autre part, la présence des futurs dans l’éternelle durée ne rend pas les idées divines inutiles, pas plus que la présence physique de Socrate devant moi, ne supprime la nécessité de l’espèce sensible pour que je puisse le voir. Enfin, il n’est point vrai que la thèse de saint Thomas aboutisse à retirer à la science divine l’attribution de la causalité universelle : scientia Dei causa rerum. La présence des futurs dans l’éternité n’est pas le présupposé de la science divine, c’est au contraire cette science qui donne aux choses une telle présence : intelligit (Deus) de rébus quia sunt per raliones quas a rébus non accipit. Intelligit etiam de rébus quia erunt tune uel tune, quia intuetur eas sibi præsentes in œternitate, quam præsentiam etiam ipse dat rébus. Op. cit., p. 32. Sur les correctoires « Sciendum » et « Quæslione », cf. quelques remarques dans Groblieki, op. cit., p. 109-115, 125-129. Jean Quidort nous apporte la preuve qu’aux environs de 1284, à Paris, on était fort loin de reconnaître dans les objections de Guillaume de la Mare l’interprétation authentique de la pensée de saint Thomas sur ce difficile problème. À la Noèl de 1284, Henri de Gand aborde la question dans son Quodlibet vin et la résoud dans un sens nettement volontariste, qui en fait un précurseur de Scot. Schwamm, -Dos gôttliche Vorherwissen. .., >. 99-108.
Guillaume de la Mare a laissé de côté les divergences doctrinales qui concernent la théologie trinitaire. Cf. sur celles-ci M. Schmaus, Der Liber propugnatorius des Thomas Anglicus und die Lehrunterschiede zwischen Thomas v. A. und Duns Scotus, i, dans Beitrâge…, t. xxix, 1930, surtout p. 391-482 (constitution des divines personnes par la relation ou par Vorigo).
2. L’éternité du monde et les erreurs des philosophes.
— Saint Thomas a toujours admis que la contingence essentielle du monde et sa dépendance essentielle dans l’être par rapport à Dieu étaient de soi séparables d’un commencement absolu des choses dans le temps. L’idée d’une première cause de l’être peut en effet faire l’objet d’une démonstration véritable, tandis que le commencement des choses est, selon saint Thomas, un « article de foi ». Cette thèse fameuse comporte ainsi deux parties qu’il distingue toujours avec soin : Est-il possible de prouver l’éternité du monde et les « raisons » des philosophes sont-elles sur ce point démonstratives ? (Sur le sens du terme, les « philosophes », cf. M.-D. Chenu, Les « Philosophes » dans la philosophie chrétienne médiévale, dans Rev. des se. phil. et théol., t. xxvi, 1937, p. 27-40). D’autre part est-il possible, comme le prétendaient les théologiens d’alors, de prouver de façon certaine le commencement des choses dans le temps ?
a) L’éternité du monde. — Dès son Commentaire des Sentences, saint Thomas a pensé qu’Aristote était parvenu à concevoir la contingence radicale du monde et la causalité universelle du premier moteur ; cf. InII am Sent., dist. I, q. i, a. 5, ad l un’in contrarium, éd. Mandonnet, p. 38. Jamais l’attitude du saint ne variera sur ce point et jamais il n’attribuera à Aristote ni à Platon Vintolerabilis error, celle d’un monde indépendant de Dieu dans son être. Tout au contraire : Plalo et Arisloteles perveneruni ad cognoscendum principium totius esse. Phys., t. VIII, lect. 2, n. 5, éd. léon. Mêmes affirmations au cours du second enseignement
parisien ; cf. (Montra murm., Mandonnet, Opuscula omnia, t. 1, p. 22 : philosophi confitentur et probant… ; à Naples enfin, De sabst. separ., Mandonnet, éd. cit., t. i, p. 103 : non œslimandum est… Il convient de noter cependant que la confiance de saint Thomas sur ce point prend source dans l’apocryphe Met., A, 1, 993 b, 26-27 ; cf. Phys., !. III, lect. 2, n. 4.
Par contre, saint Thomas est non moins catégorique, lorsqu’il affirme que le Stagirite a enseigné comme une thèse certaine et non comme une simple hypothèse l’éternité du monde. Son opinion sur ce point est donc « fausse et hérétique », comme celle des autres philosophes. In Sent., toc. cit. Seulement, les « raisons » du Philosophe dans la Physique et le De cselo, ne sont point, de son propre avis, pleinement i démonstratives. Top., A, 11, 104 b, 12-17 ; sur ce ! texte, cf. R. Jolivet, Aristote et la notion de création, i dans Rev. se. phil. et théol., t. xix, 1930, p. 16. Telle est I la solution de saint Thomas dans les Sentences, solu| tion qui suit de très près Maimonide. Non debemus I putare quod Aristoieles credidit raliones illas esse démontrât iones, écrivait le philosophe juif. Dux neutro| rum, ii, 15, ms. Vat. lai. 1V>4, ꝟ. 53 v° a ; S. Munck, Le j guide des égarés, t. ii, p. 28. Sur Thomas et Maimo-I nide, voir A. Rohner, Der Schbpjungsbegrifl bei Moses [ Maimonides, Albertus Magnus und Thomas von i Aquin, dans Beitrâge, t. xi, fasc. 5, 1913 ; E. Koplo| witz, Die Abhàngigkeit Thomas v. Aq. von Rabbi Mose ben Maimon, Wurtzbourg (diss.), 1935.
Dans son Commentaire des Physiques (vers 1265), saint Thomas affirmera avec force qu’il est « frivole » de penser, comme le font certains, qu’Aristote n’a pas enseigné de façon ferme l’éternité du monde. Phys., t. VIII, lect. 2, éd. léon., 16. S’il en était ainsi, on ne comprendrait point qu’Aristote parte justement de l’éternité du mouvement pour établir l’existence du premier moteur. Ibid. Le même argument sera repris par Siger de Brabant : ex œternitate motus probat [Aristoteles] quod sunt substantiæ separatæ. PI, y s., VIII, q. vi, éd. P. Delhaye, Les philosophes belges, t. xv, p. 199. Seulement, saint Thomas continue à distinguer la thèse fermement enseignée par Aristote et les « raisons » du Stagirite dans la Physique et le De cœlo. Ces dernières ne sont efficaces que si le mouvement avait dû commencer per modum naturæ. Phys., loc. cit., n. 17. Même position dans le Commentaire de la Métaphysique, t. XII, lect. 5, n. 2496-2497 (Cathala), où saint Thomas accorde aux arguments du Philosophe la valeur de démonstrations ad hominem contre Empédocle et Anaxagore. Même explication enfin dans le De cselo : Prædictæ rationes procédant contra positionem ponenlem mundum esse factum per generationem, t. I, lect. 29, n. 12.
Les « raisons » du Philosophe. — Les théologiens du Moyen-Age pouvaient lire dans Pierre Lombard une allusion aux erreurs d’Aristote sur le problème de la création. // jm Sent., dist. I, n. 3. On chercherait en vain cependant la question : ulrum mundus sit œternus ? chez les théologiens de la vieille école, même après l’introduction des Physiques dans le monde ! occidental. Voir sur ce point A. Mansion, Les traductions arabo-latines de la Physique d’Aristote dans la’tradition manuscrite, dans Rev. néo-scol. de philos., t. xxxvii, 1934, p. 202 ; De Wulf (Pelzer), Histoire de la philosophie médiévale, 6e éd., t. ii, p. 28, 38. Mais le
- problème pouvait s’introduire par un autre biais dans
- les préoccupations des théologiens. Dans la Summa
j aurea de Guillaume d’Auxerre, on a la surprise de le voir soulevé non point contre les philosophes, mais contre les manichéens : quærit Manichœus in quo j « principio ». Nam, si in principio temporis, ante ergo otiosus eral Deus]. Sunwm aurea, t. II, tract, vii, c. 2, i éd. Pigouchet, Paris, 1500, ꝟ. 52 r° b. Si Dieu, continue
l’objectant, pouvait créer le monde et qu’il ne l’ait pas fait, c’est donc par malice ou par envie qu’il a agi de la sorte : si potuil et non voluit, invidus fuit. Il est peu probable que Guillaume d’Auxerre se réfère ici aux manichéens de l’antiquité ecclésiastique, qui enseignaient de fait l’éternité du monde, cf. art. Manichéisme, t. ix, col. 1873. Ii songe plutôt aux hérétiques de son temps. On retrouve en effet déjà l’argument de Vinvidia divine, dans Alain de Lille, Contra hær., i, 3, P. L., t. ccx, col. 309 B. Voir aussi Raynier Sacconi, Summa de catharis, éd. Dondaine, dans Le Liber de duobus prineipiis, Rome, 1939, p. 73. D’autre part, Guillaume d’Auxerre, dans les chapitres additionnels du 1. Ier de sa Summa aurea, discute bien les arguments des philosophes sur la création médiate et parle même de Parménide et de Mélissos. Mais il ne souffle mot d’Aristote et de l’éternité du monde. Guillaume d’Auvergne, De universo, I, ii, c. 8-11, Orléans, 1674, t. i, p. 690-700, discute surtout les arguments d’Avicenne.
Dans le Commentaire des Sentences d’Hugues de Saint-Cher, c’est bien contre Aristote qu’est soulevé cette fois le problème de l’éternité du monde. Ms. Vat. lat. 10’.)S, ꝟ. 45 v° 6-46 r° a. Mais au lieu d’exposer les arguments du Philosophe, Hugues se contente de citer De gen.. H, 1o, 336 « .27 : idem similiter omnino se habens, natum est omnino idem facere. Les autres arguments, empruntés à la théodicée, sont étrangers à Aristote : ad hoc quod arlijex exeat in actum, sufjiciunt hsec tria : scientia, potentia, voluntas. Sed hœc ab œterno fuerunt in Deo. Voir le même argument dans Alain de Lille, op. rit., i, 5, p. L., t. ccx, col. 311. Il y a une information beaucoup plus précise de la physique d’Aristote dans la Summa de bono du chancelier Philippe, qui nous fournit un résumé substantiel des arguments du Stagiritc. Summa de bono, ms. Vat. lat. 7669, ꝟ. 6 r° b. Si le mouvement du premier mobile n’est pas éternel, il y a donc eu changement, soit du côté du moteur, soit du côté du mobile. Or, le premier moteur ne peut être sujet au changement. D’autre part, le premier mobile n’est point sujet à la corruption et son mouvement circulaire et uniforme s’oppose à la distinction d’un repos et d’une mise en mouvement. De plus, la mise en branle du mobile suppose elle-même un changement antérieur et ainsi de suite à l’infini. Enfin, cette mise en mouvement du premier mobile se produit dans le temps. Il y avait donc du temps avant celui qui est la mesure du premier mobile et par conséquent du mouvement, Le jugement du chancelier (ou de son modèle, cf. I’. Glorieux, La Summa duæensis, dans Iiech. de théol. anc. et méd., t.xii, 1940, p. 104135) est particulièrement ferme dans l’appréciation des raisons, ici authentiques, du Philosophe : rationes r/uris ponil Aristoteles non sunt nisi ad j>robandnm mundum esse perpetuum et non œternum. Ms. cit.. f° (i v° a. Aristote, en d’autres termes, a seulement voulu prouver que le temps, le mouvement et le premier mobile sont coextensifs dans la durée. Les arguments du Philosophe ne prouvent donc rien dans un problème qui dépasse sa pensée, celui « le la production des choses dans l’être : non luit autan de proprietate tllius philosophitr investiqare exitum primi mobilis in esse. Ms.. rit. f° (i v° a. Odon Rigaud. qui expose lui ans’i avec précision les arguments d’Aristote, aboutit .i i.i même conclusion : Philosophus in naturali philo sophia, ex naturalibus procédera, oerum dixit : tempus et tnotum non inrr pisse, srilirrt via natunr. Ms. Vat. lat, ’. ꝟ. 79 r" b. Pourtant, la thèse d’Aristote.
absolument parlant est fausse : le monde : i commenc. mais par vole de création. Saint Bonaventure est pins
Sévère pour Aristote. Comme saint 1 bornas, il pense
que le Philosophe a vraiment enseigné l’éternité du
monde, bien M 1 "’Certains modernes prétendent
qu’Aristote n’a point admis une telle conclusion et qu’il a simplement voulu prouver, non pas que le monde n’a pu commencer, mais qu’il ne pouvait commencer par manière de mouvement. In II"™ Sent., dist. I, i, a. 1, q. n. Qu’en est-il en réalité, ajoute Bonaventure, je l’ignore, nescio. En 1269, Gérard d’Abbeville, dans son Quodlibet xiv, dira comme, jadis Philippe : non probavit Aristoteles motus et temporis seternitatem, sed coœternitatem. Ms. Vat. lat. 10 15, ꝟ. 131 r°ft. Sur la pensée d’Albert le Grand, consulter A. Rohner, Der SchôpfungsbegrifJ…, p. 45-92.
Saint Thomas, a écrit M. le professeur Mansion, « avait à un degré inconnu de ses contemporains, le souci de la documentation directe et précise ». Les traductions arabo-latines.., dans Rcv. nco-scolaslique. t. xxxvii, 1934, p. 218. Dès son commentaire des Sentences, le saint Docteur au lieu d’une série dialectique anonyme, distingue soigneusement ce qui est d’Aristote et ce qui revient à ses disciples arabes. Dans le texte capital du De potentia, q. iii, a. 17, il explique qu’Aristote avait simplement voulu établir que le monde n’a pu commencer par mode de mouvement. Au contraire ses disciples (c.-à-d. Avicenne), ayant admis que le monde procède de Dieu par l’acte de sa volonté et non par manière de mouvement, se sont efforcés de prouver l’éternité du monde, en partant non pas du mouvement, mais de l’impossibilité d’un changement dans le vouloir de Dieu, per hoc quod voluntas (Dei) non retardât facere quod intendit.
Il est indispensable de donner un aperçu rapide de ces arguments. Pour ce qui concerne Aristote lui-même, saint Thomas expose : a) l’argument tiré de l’incorruptibilité de la matière première ; elle ne peut non plus être engendrée. Phys., A, 9, 192 « , 28 ; cf. In II" m Sent., dist. I, q. i, a. 5, obj. 1 ; I a, q. xlvi, a. 1, obj. 3. L’affirmation est plus vraie encore des corps célestes, soumis au seul mouvement de rotation circulaire. Si le ciel et la matière première sont inengendrés, ils sont donc sans commencement. In I I" m Sent., ibid. obj. 2 ; ("ont. Cent., t. II, c. xxxiii, obj. 2 ; De potent, q. iii, a. 17, obj. 2 ; I’. q. xlvi. a. 1, obj. 2. — b) L’argument du « nunc » dans le temps, seul l’instant est saisissable ; lui seul a une existence réelle. Or, l’instant est un moyen terme entre un avant et un après. Nécessairement de part et d’autre de l’instant, il y aura du temps. Si l’on voulait assigner un instant qui marquerait le commencement du monde, il faudrait qu’avant ce premier instant, il y ait du temps et par conséquent du mouvement. Phus. (->, 1, 251 b, 19-26 ; cf. In // um Sent., obj. 5 ; De pot., obj. 15 ; I », obj. 7 ; (’.ont. Cent., t. II, c. xxxiii, obj. 5. — c) La mise en mouvement du mobile suppose un rapprochement et un contact entre celui-ci et le moteur. Or, ’a relation de contact entre le moteur et le mobile, comme tous les r : lat ifs, suppose aussi l’action. Si le mouvement n’est pas éternel, comme le veut Empédocle, c’est donc que ni le moteur, ni le mobile n’étaient en état l’un de mouvoir, l’autre d’Stre mû. Il leur faut donc acquérir ( tt< possibilité par un rapprochement qui ne peut s’opérer que par voie de mouvement et ici encore i ! y aura mouvement et temps ayant le soi-disant pr< mier mou ventent. Phgs., ibid., 251 b, 1-10 ; cf. (’.ont. Gent., ibid.. obj. 3 ; In //", n Sent., obj. S ; I. ob] 5.
Saint Thomas reproduit souvent un argument " commun à tous les péripateticiens arabes » (argument attribué faussement par Albert le Grand à Averroè-, cf. In I I" m Sent., dist. I. a. iii, Borgnet, t. XXVII, p. 26). Ce qui commence à être était antérieurement possible. Or. le possible réside dans un smrl et le sujet des possibles, c’est la matière, la matière
existait donc avant le monde, et par conséquent les
formes, puisque la matière ne peut en être totalement
dénudée. Ci Conf. Gent., l. ii, « . xxxiv, obj, : i ; De G ꝟ. 7
THOMAS D’AQUIN : L’ÉTERNITÉ DU MONDE » it18
pot., obj. 10 ; I a, obj. 1 et surtout Comp. iheol., c. xcix.
— À la métaphysique d’Avicennc (tract, ix, c. 1), est emprunte l’argument : le Créateur précède le monde d’une simple priorité de nature, ou d’une priorité dans la durée. Dans le premier cas, le monde est éternel. Dans le second, la postériorité du monde ne peut s’affirmer que dans un rapport temporel. Le temps existait donc avant le monde et par conséquent le mouvement dont le temps est la mesure : hoc verbum « fuit » significat id quod præteriit… prius igitur jam fuit aliqua factura quæ præteriit anlequam crearel (Deus) aliquam creaturam. Avicenne, Met., tract, ix, 1, ms. Vat. lat. 4428, ꝟ. 67 v° a ; cf. In 7/ um Sent., obj. 7 ; De pot., q. iii, a. 17, obj. 20 ; I », obj. 8
Plus délicates sont les objections empruntées à Averroès : a) Si Dieu a créé le monde, non par nécessité de nature, mais par un acte de sa volonté libre, pourquoi, demande Averroès, a-t-il tardé à produire son effet ? À moins d’un obstacle ou d’une circonstance particulière qui l’oblige à différer (comme on attend le froid pour faire du feu), toute volonté passe de suite à l’exécution de son vouloir : non postponit facere quod intendit nisi propter existentiam alicujus intentionis in re intenta quæ non erat in tempore voluntatis. Phys., vin, texte co. 15, Venise, 1550, t. iv, ꝟ. 150 r° a. Si Dieu a attendu, il devait donc exister dans la créature quelque obstacle qui l’obligeait à attendre. Pour suppléer à ce défaut, Dieu a dû intervenir par un mouvement antérieur à la création elle-même. Ainsi un changement nouveau ne procède d’une voluntas antiqua que par l’intermédiaire d’une action antérieure, mediante aclione antiqua, principe reproduit textuellement par saint Thomas, In II" m Sent., obj. 14 ; Cont. Cent., t. II, c. xxxii, obj. 4 ; Comp. theol., c. xcviii, et directement visé par la prop. 39 de la condamnation de 1277. — b) L’agent volontaire dans lequel l’action succède au repos, doit au moins « imaginer » une succession temporelle entre ce repos et cet agir ; discernendo tempus a quo vult agere a tempore a quo non vull, expliquera saint Thomas. In II" m Sent., obj. 13. Or, imaginer du temps, disait assez obscurément Averroès, est un changement qui suppose lui-même un autre changement : imaginari tempus est transmutatio sequens transmutationem, scilicel imaginari præsentiam ejus (toc. cit.). Imaginer une succession dans le temps, explique saint Thomas, suppose le changement soit dans l’acte même de l’imagination (ceci suppose deux actes successifs de la « phantaisie » ) ou tout au moins un changement entre les deux termes de la succession imaginée. De toute manière, quand la volonté commencera effectivement à agir, son action aura été précédée d’un autre mouvement du côté du terme ou de la chose imaginée. I a, q. xlvi, a. 1, obj. 6. — À la fin de sa carrière, saint Thomas ajoutera encore à sa documentation les objections de Simplicius, qu’il utilise dans son propre commentaire du De cœlo, t. I, lect. 6, n. 8, éd. léon.
Voici maintenant les solutions de saint Thomas. L’argument d’Aristote, tiré de la matière incorruptible et inengendrée des corps célestes, prouve bien que le ciel n’a pu commencer par manière de mouvement et de génération, ex materia præexistenli. Il ne saurait prouver que le ciel et la matière première sublunaire n’ont pu commencer de façon absolue, sans mouvement et par voie de création ex nihilo, In II am Sent., ad l um, ad2um ; I », ad 3 ura ; De casL, t. I, lect. 6, n. 7. — Si les corps célestes ont la propriété d’une existence perpétuelle, liée à leur incorruptibilité, cette propriété ne concerne en réalité que le présent et le futur, non le passé. Car un être possède en lui la propriété de faire quelque chose, non de l’avoir fait. On ne peut donc conclure du présent au passé et de l’incorruptibilité du ciel à son éternité. De pot., ad 2 uln.
Ainsi se trouve écarté l’obstacle du principe aristotélicien : tô yàp è$ àv « YX/)ç xai àeî à[ia, Gen., B, 11, 337 6, 35, obstacle infranchissable pour l’idée chrétienne de création selon Duhem, Le système du monde, t. iv, p. 487. Saint Thomas théologien proposera encore une autre solution du principe d’Aristote. Ce qui ne renferme point en soi-même de principe intrinsèque de non-être peut cependant ne pas être par comparaison à la puissance active d’un autre sujet (aliéna potentia), c’est-à-dire en l’espèce par comparaison à la toute puissance divine, qui peut le réduire au néant. I a, q. ix, a. 2. — L’argument du nunc est en réalité un cercle vicieux. In II um Sent., ad 2um. Dire que, de part et d’autre de l’instant, il y a nécessairement du temps, c’est supposer la régression à l’infini du temps et par conséquent du mouvement. Or, c’est justement ce qui est en question. Rien n’empêche au contraire de supposer un instant qui, au lieu d’être un intermédiaire entre un avant et un après, serait le principe absolu du temps. Cont. Gent., t. II, c. xxxvi, 5°. Néanmoins l’argument d’Aristote conserve sa valeur contre les Physiciens. De pot., ad 15um.
Contre les philosophes arabes, on doit tenir que, si le mouvement était possible avant d’être, cette antériorité du possible n’impliquerait point celle de la matière. Il suffit que le monde soit possible dans la puissance active de Dieu ou même par la simple cohérence logique des termes, De pot., ad 10um ; Cont. Gent., t. II, c. xxxvii, 3° ; Comp. theol., c. xcix. Contre Avicenne, on peut faire observer que l’antériorité de Dieu dans la durée n’est point mesurée par le temps. In II" m Sent., ad 5um ; De pot., ad 20um ; I », ad 8um. Contre Averroès, saint Thomas observe que, si Dieu n’a point créé de toute éternité, c’est parce que quelque chose manquait à l’objet de son vouloir, c’est-à-dire la proportion du monde à sa fin qui n’est autre que ce vouloir même. Dieu a voulu que le monde commençât dans le temps. S’il l’avait créé ab œterno, cette proportion du monde au vouloir divin lui ferait défaut. In II nm Sent., ad 14um. Plus clairement dans le Contra Gentes, saint Thomas écrit qu’il n’y a pas à proprement parler de retard ou d’attente dans la volonté divine, ni dans l’œuvre créatrice. Car Dieu a créé au moment où il avait disposé de toute éternité que les choses seraient. Cont. Gent., t. II, c. xxxv, 4°. Reste enfin l’argument de la succession temporelle ou imaginaire. Sur ce point saint Thomas réplique qu’il n’y a de succession « imaginée », ni du côté de l’intellect divin, qui saisit toute succession dans une indivisible unité, ni même du côté du monde, ex parte rei imaginatæ. Car avant le monde, le temps n’existait point et seule l’éternité précède les choses. In II" m Sent., ad 13um.
b) La création dans le temps est-elle démontrable ? — Dans son Commentaire des Sentences (t. II, dist. I, i, a. 1, q. n), saint Bonaventure enseigne la possibilité d’une telle démonstration. Il y a en effet répugnance intrinsèque entre un monde créé par Dieu et une durée éternelle. Au contraire, l’éternité du monde ne répugne point, si l’on pose un principe premier matériel, indépendant de la création divine dans son être. Dans cette dernière hypothèse, l’éternité du monde est même plus vraisemblable qu’une matière informe éternelle et sans influence du démiurge. Si l’on suppose ainsi une masse de sable sans commencement et un pied humain également éternel, le vestige de ce pied dans le sable serait coéternel à l’un et à l’autre, allusion au texte fameux d’Augustin, De civ. Dei, t. X, c.xxxi, P. L., t. xli, col. 311. Saint Thomas, lorsqu’il cite ce texte, le réfère non à Vinlolerabilis error d’un monde non créé par Dieu, mais à l’opinion des philosophes (Avicenne) qui admettent une véritable création avec dépendance totale dans l’être, mais création ab œterno. I », q. xlvi,
a. 2, ad l" m ; Contra murmurantes, Mandonnet, Opuscula omnia, t. i, p. 26. — Dans son Commentaire des Sentences, Albert le Grand avait préludé avec prudence à la thèse de son disciple. Rien de plus « probable », dit-il, même selon la raison seule, que le monde ait commencé. In // um Sent., dist. I, a. 10, Borgnet, t. xxvii, p. 28 a. Les arguments des théologiens sont traités de via fortis, via fortior. Mais Albert se garde bien de parler de certitude. Même prudence, au cours de la crise de 1270 dans le De quindecim problematibus. Texte dans Mandonnet, Siger de Brabanl, t. ii, p. 3940.
Dès le commentaire des Sentences, saint Thomas affirme au contraire que les arguments des théologiens augustiniens sont des « sophismes ». In II am Sent., dist. I, q. i, a. 5. C’était le mot même de Maimonide contre les Motecallemin : non sophisticabo animam meam ut viam illorum nominem demonslraliones. Ms. Vat. lat. 1124, ꝟ. 54 r° b. Mais saint Thomas n’a pas toujours exposé sous la même forme l’argument de principe qu’il oppose à ces prétendues démonstrations. Dans les Sentences, il s’inspire presque littéralement de Maimonide. On ne saurait, dit-il, décrire la genèse d’un être en partant de sa forme in esse perfeclo. L’enfant nourri dans une île déserte consentirait-il à croire qu’il est demeuré neuf mois dans le sein maternel ? L’exemple est emprunté à Maimonide. C’est encore au philosophe juif qu’est empruntée l’apostrophe : potius in derisionem quam in confirmationem fidei vertuntur (istse rationes). Le commencement absolu des choses dans le temps, incertain aux yeux de la raison, ne peut être affirmé avec certitude que par la foi. Il faut ici une révélation proprement dite et Moïse, selon le mot de saint Grégoire, a prophétisé, lorsqu’il a écrit les premiers versets de la Genèse. Saint Thomas tient beaucoup à étayer sur cette auctoritas grégorienne sa propre thèse ; cf. I », q. xlvi, a. 2, s. c. ; Quodl. iii, a. 31.
— Dans le De potentia, q. iii, a. 14, saint Thomas suit une marche différente. Est-il possible que la créature, distincte de Dieu dans sa substance, ait toujours été ? Veut-on parler d’une simple possibilité logique, on doit concéder cette possibilité absolue : esse ab alio non répugnât ei quod est esse semper. Affirmation fondamentale que saint Bonaventure ne voudra jamais admettre. Coll. de donis, viii, 17, Quaracchi, t. v, p. 498. Si, au lieu d’une simple possibilité logique, on entend parler d’une puissance réelle, il est évident que Dieu possède de toute éternité la puissance de créer. Si l’on entend parler d’une puissance réelle, non active mais passive, la vérité de la création in tempore nous étant connue par la foi, il est impossible que la créature ait été de toute éternité en puissance d’être. — La I » Pars nous offre la démonstration définitive. On ne peut prouver le commencement absolu des choses, parce que ce commencement dépend du libre vouloir de Dieu, vouloir qui ne peut nous être manifesté que par la révélation positive. Cf. Quodl. iii, toc. cit. D’autre part, cette démonstration est tout aussi impossible du côté du créé. Le principe de la démonstration c’est l’essence, quod quid est. Or, l’essence est intemporelle, elle fait comme telle abstraction du hic et nunc. On ne peut donc partir de l’essence pour démontrer l’existence ou la non existence d’une chose à un moment donné du temps. I », q. xi.vi, a. 2. Siger de Brabant dans ses questions sur la Physique, reprendra le même argument, éd. Dclhayc, p. 200. Cependant saint Thomas concède qu’un monde créé dans le temps manifeste plu » clairement qu’un monde abeelernoXe puissance créatrice de Dieu. I », q. xlvi, a. 1, ad 0’" » ; In II’"" Sent., dist. I, q, . ad II"’;
(’.ont. Cent., t. ii, c. xxxviii. Guillaume de la Mare lui-même a senti la force de cette argumentai ion. puisqu’il reconnaît qu’il ne peut être question d’une
démonstration directe (propler quid) du commencement des choses, mais seulement d’une réduction à l’absurde de l’opinion des philosophes. Glorieux, Le correctorium Corruptorii…, p. 32.
Les arguments essentiels des théologiens augustiniens peuvent se réduire aux points suivants :
a. L’impossibilité de l’achèvement d’une série infinie (infinita non est pertransire). Si le monde est éternel, une multitude infinie de jours a précédé celui où nous vivons. Or, une série infinie est inépuisable, nous ne serions donc jamais parvenus au jour présent. Saint Bonaventure, In II um Sent., dist. I, i, a. 1, q. ii, fund. c ; cf. Saint Thomas, In II am Sent., dist. I, q. i, a. 5, sed cent. 3 ; Conl. Cent., t. II, c. xxxviii, 3° ; I a, q.xLvi, a. 2, obj. 6. — Mais il s’agirait là, répond saint Thomas, d’un infini successif et non d’une infinité en acte. Ce qui serait nombre dans cette multitude infinie et successive serait nécessairement fini, ex aliquo deierminato ad hune delerminatum. Il n’en résulrait nullement l’impossibilité d’une multitude infinie qui échapperait à la numération. D’autre part, le temps serait, dans l’hypothèse, infini aparté ante, non a parle post, puisqu’il trouve un terme fixe dans le jour présent. En sens inverse, le futur est fini a parte ante, mais infini a parte post. La solution de saint Thomas repose en définitive sur la distinction entre multitude infinie et nombre infini. In II nm Sent., ad 3um [2e série, Mandonnet, p. 38] ; I a, q. xlvi, a. 2, ad 6um.
b. Très voisine de la précédente est l’objection tirée de l’impossibilité d’une régression à l’infini dans les causes. Cf. Alexandre de Halès, Summa, t. II, i, Quaracchi, n. 67, contra 2. — On connaît la distinction thomiste entre causes essentiellement subordonnées et la subordination accidentelle, qui n’inclut à vrai dire aucune influence causale. La régression à l’infini ne répugne point dans cette dernière catégorie. In II am Sent., ad 7um [2e série, Mandonnet, p. 39| ; Cont. Gent., t. II, c. xxxviii, 5° ; I a, q. xlvi, a. 2, ad 7um.
c. L’objection tirée de l’infinité actuelle des âmes a toujours été jugée plus embarassante par le saint Docteur. Cf. Bonaventure, loc. cit. jund. c ; Saint Thomas, In // um Sent., sed cont. 6 ; Cont. Gent., ibid., 6° ; I », obj. 6. Si l’espèce humaine est éternelle, il doit exister à l’heure présente une multitude infinie d’esprits séparés. Cette fois, il s’agit bien d’un infini simultanément donné, et non comme tout à l’heure dans le cas du temps, d’une infinité successive. — Dans les Sentences, saint Thomas se borne à remarquer qu’il conviendrait d’abord de discuter la thèse averroïste de l’unité de l’âme, solution toute trouvée du problème [ad 6 unl, Mandonnet, p. 40]. Dans le Cont. Gent., loc. cit., on lira un exposé plus complet des opinions des philosophes. Enfin dans I », q. xlvi, a. 2, ad.S" 1 ". saint Thomas remarque qu’une telle objection est de portée limitée, specialis est. Si l’espèce humaine ne pouvait être éternelle, rien ne s’oppose à l’existence ab œlerno du monde sensible et de la créature angélique. Deus mundum facere potuil sine hominibus, dira saint Thomas dans le Contra murmurantes, éd. Mandonnet, p. 27. D’ailleurs, ajoute-t-il dans ce dernier opuscule, udhuc non est demonstratum quod Dais non possit lacère ut sinl infinita actu. Siger de Brabant dans ses question ! sur la Physique (éd. Del haye, p. 201) reprend la position d’Al -Gazai i cl admet la possibilité absolue d’une multitude Infinie d’âmes en acte.
d. Le concept de création. — Ce qui est créé ex nihilo ne peut être tiré du néant comme d’une matière. La formule ex nihilo implique donc une succession teni porclle : non ex nihilo matenaUtcr, trgo origlnalUer. Dans l’être créé, le non-être précède l’être : inuiuliis hubet eue post non esse. s. Bonaventure, in Il" m Sent., loc. cit., fund. L, Alexandre de Halès, Summa, I. I, 671
THOMAS D’Agi IN : SIMPLICITÉ DES ANGES ET DE L’AME
Quaracchi, n. 64, p. 95 b ; Pierre de Tarentaise, In I l um Seul., dist. I, <|. ii, a. 3, qu. 2, Toulouse, 1652, t. ii, p. 12. L’argument avait déjà une longue histoire. On le trouve chez Alain de Lille, Conl. hæreticos, i, 5, P. L., t. ccx, col. 3Il A ; chez Guillaume d’Auvergne, De univ., i, ii, c. xi, t. i, p. 696 B : on esse eril prius
ex necessilate quam ipsum esse ; chez Hugues de Saint-Cher, ms. Vat. lai. ions, ꝟ. 45 v° b et surtout chez le chancelier Philippe, ms. Vat. lat. 7069, ꝟ. 6 v° a : esse ab aliquo, non de Mo, est exire de non esse in esse. Sed nullum taie eternum est. Habere enim principimn non esse et habere principium durationis convertibilia sunt.
Voici maintenant la réponse apportée par saint Thomas à ce que son maître, Albert le Grand, reconnaissait être la via fortior de l’opinion adverse. In II um Sent., dist. I, a. 10, Borgnet, t. xxvii, p. 27. Dans les Sentences, toc. cit., ad 2° m (Mandonnet, p. 38), saint Thomas s’inspirant d’Avicenne, observe que la formule de la création ex nihilo ou de l’esse post non esse, n’implique pas nécessairement une postériorité dans la durée, il suffît d’une simple postériorité de nature. Par elle-même, la créature n’est que néant. Or, dans un sujet quelconque, ce que ce sujet est par soi précède logiquement ce qu’il reçoit d’un autre. Cf. Avicenne, Met., tr. vi, c. 2, ms. cité, ꝟ. 53 r° b : quod est rei ex seipsa apud intelleclum, prius est per essentiam non tempore, eo quod est ei ex alio a se. Igitur esse creatum est ens post non ens posleriorilate esseniiiP. Même solution dans le De potentia. q. iii, a. 14, ad 7 mn, in contrarium (2e série), et dans I a, q. xlvi, a. 2, ad 2um ; réponse plus complète dans le Contra murmurantes, éd. Mandonnet, p. 25. On insiste : si le monde est éternel, en lui se vérifient simultanément les contradictoires, esse et non esse. S. Bonaventure, Coll. de donis, viii, 17, Quaracchi, t. v, p. 498 : sequilur… quod res habet simul esse et non esse. Il n’y a pas position simultanée des contradictoires, répond saint Thomas, parce que le non-être ici signifie simplement ce que la créature serait, si elle était abandonnée à elle-même : esset nihil si sibi relinquerctur. Contra murmurantes, loc. cil.
Une créature sans commencement ne serait d’ailleurs point l’égale de Dieu dans la durée, comme le croyait Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, ). Iï, tract, vii, c. 2. Pigouchet ; ꝟ. 52 r° b. Car aucune comparaison n’est possible entre un temps, même illimité, et l’immuable possession de l’éternité. In II m " Sent., ad 7um : I", ad 5um.
Dans la condamnation de 1277, de nombreuses propositions visent l’éternité du monde ; cf. prop. 3, 5, 70-72, 80, 87-95, 99, 101, 107, Denifle-Chatelain, Chartularium…, t. i, p. 544-549. À noter surtout la prop. 99, qui vise Avicenne et sa théorie de la création ab œterno : non esse non pnecessit esse duratione, sed natura tuntum, mais qui. derrière Avicenne. atteignait saint Thomas, lequel avait utilisé les textes du philosophe arabe. La thèse thomiste ne fut pas non plus étrangère aux malheurs de Gilles de Rome. Voir Hocedez, La condamnation de Gilles de Borne, dans Recherches théol. anc. et médiévale, t. iv, 1932, p. 44-47.
— On a vu plus haut que Bonaventure, dans ses Collationes de donis avait pris position contre la thèse thomiste, en 1268. L’année suivante, Gérard d’Abbeville, dans son Quodl. xiv, q. x (Noël 1269), fait de même. Saint Thomas répondra en termes fort vifs à « ces hommes qui croient que la sagesse est née avec eux » et qui aperçoivent des répugnances métaphysiques là où saint Augustin n’en a point vu. Cont. murmurantes, Mandonnet, p. 25-26. Pecham, en 1271, dispute lui aussi des questions sur ce sujet. Glorieux, Répertoire…, t. ii, p. 91. Dans son premier Quodlibet, à la Noël de 1276, Henri de Gand à son tour aborde le
problème. Il y reviendra dans son Quodl. ix, q. xvii, à Pâques 1286, en même temps que Godefroid de Fontaines, dans son Quodl. ii, q. m (De Wulf-Pelzer, p. 6880), traite la question dans le sens thomiste. — A « tte date, Guillaume de la Mare était déjà intervenu, a. 6. Glorieux, Le correclorium…, p. 30-31. Noos possédons les réponses de Rambert de Bologne (cf. M. Grabmann, La scuola lomistica italiana, dans Bip, fil. neoscol. , t. xv, 1923, p. 119), et des Correctoircs « Quare », éd. citée, p. 34-40 ; « Circa », éd. Mûiler, p. 39-48. — Sur la position de Pierre d’Auvergne, voir I£. Hocedez, La théologie de Pierre d’Auvergne, dans Gregorianum, t. xi, 1930, p. 536. — Le P. Longpré a édité une question de Matthieu d’Aquasparta sur le même sujet dans Archives d’hist. doctr. lilt. du M. A., t. i, 1926, p. 293308. Signalons les réponses de Bernard de Gannat à Henri de Gand, ms. Ottob. lat. 471, f ° 6 r° 6-7 r° b ; 98 v° 6-99 r° b, et la question quodlibétique de Thomas de Sutton, en 1284. Quodl., i, 7, ms. Ottob. hit. 1128, ꝟ. 52 r° a-53 r° a.
3. Simplicité ou composition hylémorphique des anges et de l’âme. — On doit distinguer dans le présent débat deux affirmations : a) celle, assez vague, de l’existence chez les anges d’une matière « spirituelle », essentiellement distincte de la matière corporelle et étendue ; b) le concept d’une matière universelle, genre suprême et univoque (unius essentiœ) dans lequel viendraient se résoudre matière corporelle et matière spirituelle. Cette seconde affirmation est une doctrine caractéristique du philosophe juif Avicébron, dès le début de son Fons vilse (éd. Baùmker, dans Beitrûge…, t. i, fasc. 2-4, p. 7 ; cf. i, 10, p. 13 ; v, 12, p. 270-279). A l’influence d’Avicébron, qu’on a parfois pris pour un chrétien, il faut joindre celle de son traducteur, Dominique Gondissalinus, dont le De unilate et uno professe tout au long la même doctrine (éd. Correns, dans Beitràge…, t. i, fasc. 1, p. 3-11 ; cf. P. L., t. lxiii, col. 1075-1078). Or, le De unitate a passé longtemps pour une œuvre de Boèce. Il est encore cité sous le nom de ce dernier dans les Quæstiones de anima de Jean Pecham, éd. Spettmann, dans Beitràge, t. xix, fasc. 5-6, p. 183. Pecham peut ainsi opposer l’autorité du De unitate à l’authentique De duabus naturis qui semblait favoriser la thèse thomiste. Le Correctoire de Guillaume de la Mare (Glorieux, Le correctorium…, p. 50) conserve la même attribution pour l’autorité : aliud est simpliciter unum ut Deus, aliud simplicium conjunclione… quorum unumquodque est unum conjunciione materie et (orme. Éd. Correns, p. 9. Il y avait longtemps, à cette date, que saint Thomas, dans son Quodl. ix, q. iv, a. 2, ad 2um, à la fin de son premier enseignement parisien, avait rejeté, pour des raisons de critique interne l’autorité du pseudo-Boèce ; cf. De spir. créât., a. 1, ad 21um.
Pour l’histoire du problème avant saint Thomas, consulter E. Klcincidam, Das Problem der hylomorphen Zusammenselzung der geistigen Subslanzen im Xlil. Jahrhunderte bis Thomas v. Aquin (diss. Brestau, 1930) et les compléments de O. Lottin, La composition hylémorphique des substances spirituelles, les débuts de la controverse, dans Rev. néo-scolastique, t. xxxiv, 1932, p. 21-41 (reproduit dans l’ouvrage, Psychologie et morale aux XII* et XIIIe siècles, Louvain, 1942. p. 426460). Tandis que la composition hylémorphique était rejetée par Guillaume d’Auvergne, cf. KUinoidam, ]). 46-18, elle fait son apparition avec Roland de Crémone (Lottin, p. 21). A Hugues de Saint-Chcr revient l’introduction dans le débat de la distinction pnrrctaine entre quo est et quod est. On a en effet souvent confondu la formule de Boèce : diversum est esse et id quod est avec celle de Gilbert : aliud est quod est et quo est, attribuant ainsi au premier ce qui était le bien de son commentateur. Hugues de Saint-Cher se refuse 673 THOMAS D’AQUIN : SIMPLICITÉ DES ANGES ET DE L’AME 674
d’ailleurs à identifier la composition de quo est et de quod est avec celle de matière et de forme. Lottin, p. 2426. Même distinction chez Philippe le Chancelier, qui interprète cette distinction dans le sens du couple puissance active et passive. Texte dans Lottin, p. 2730. Même position chez Jean de la Rochelle et dans les Gloses sur les Sentences du ms. Vat. lat. 691, ꝟ. 57 v° b, qui rejettent toute composition quantitative ou de matière et forme dans les substances spirituelles. Dans sa Summa de creaturis, saint Albert le Grand interprète le quod est et le quo est dans le sens de la distinction entre nature et suppôt. La simplicité des substances spirituelles ira chez lui toujours en s’accentuant. Voir le texte du cours inédit sur l’Éthique à Nicomaque dans Lottin, p. 35. Odon Rigaud qui connaît la Summa de creaturis, se montre sévère pour la théorie de la matière universelle : opinio philosophantium, dit-il. Après avoir semblé n’admettre qu’une composition de quo est et de quod est, Odon se décide pour une matière « spirituelle », non sujette à la corruption et substrat de la forme substantielle. Texte dans Lottin, p. 36-38. Sur saint Bonaventure, voir Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 235-236. Pour lui le changement, la passivité, la multiplicité numérique, la composition de genre et de différence impliquent dans les natures angéliqucs une composition de matière et de forme. In II am Sent., dist. III, i, a. 1, q. i. L’argument tiré de l’action du feu de l’enfer sur les démons, argument sur lequel on insistera dix ans plus tard, se trouve déjà indiqué toc. cit., fund. b, Quaracchi, éd. minore, p. 79 b. D’autre part (et saint Bonaventure distingue soigneusement cette thèse de la précédente), il existe une matière commune aux corps et aux esprits, matière qui ne tombe que sous le regard du métaphysicien. Loc. cit., q. n. Dans le monde des corps comme dans celui des esprits, on retrouve en effet, à côté de l’acte d’être conféré par la forme, la « stabilité » d’une existence par soi, stabilité qui provient non de la forme, mais du substratum de celle-ci, c’est-à-dire de la matière. Bonaventure a-t-il conscience de suivre Avicébron ? Il n’ignore pas sans doute la materia suslentatrix du philosophe juif, Fons vitfe, v, 23, Baumker, p. 299. Mais il pense être également d’accord avec Valtissimus metaphysicus que fut Augustin et, par ailleurs, l’apocryphe De mirabilibus sacræ Scripliirx (cité fund. a, Quaracchi, éd. minore, p. 82) a sans doute exercé sur sa pensée une influence décisive. Dans Gauthier de Bruges, vers 1261-1265, sera mise en valeur l’autorité du De Genesi ad litt., vu, 6, P. L., t. xxxiv, col. 359 ; cf. Longpré, Questions inédites du Comm. sur les Sent, du Bx Gauthier de Bruges, dans Archives d’hist. doct. litt. du M.-A., t. ii, 1932, p. 266 ; voir aussi le Correctoire de Guillaume de la Mare, Glorieux, Le correclorium…, p. 50.
Comme saint Iionaventure, saint Thomas, dès son Commentaire de / Sent., dist. III, q. v, a. 2 (antérieur au De ente, selon Roland-Gosselin, cf. Le De ente et essentia de Saint Thomas d’Aquin, dans Bibliothèque thomiste, t. viii, p. xxvi), distingue la simple affirmation d’une matière spirituelle de celle de la matière universelle. Mais il rejette l’une et l’autre au moyen des doux arguments qu’il considérera toujours comme décisifs : a) la séparation de la matière qu’implique la connaissance intellectuelle, oblige à penser que les natures capables d’une telle connaissance sont exempte de matière (sur le terme immuncs a materin, voir Kleineidam, op. cit., p. 59-60). — b) D’autre part la matière première ne comporte comme telle aucune diversité, Il faut donc qu’à cette indifférence primordiale réponde une détermination première dont la matière ne sera Jamais dépouillée (uni fterfechlnli debetur unn prrfrrtio). Cette détermination première, i ra la corporelle. Parler dès lors d’une matière
DICT. DF. THIvOI.. r.ATHOL.
incorporelle, c’est employer ce terme dans un sens équivoque. L’ange et l’âme humaine sont donc des formes « simples ». Ils ne peuvent cependant jouir de l’absolue simplicité de Dieu. On doit reconnaître en eux une certaine composition, celle de quiddité et d’être. Il s’agit seulement de rapprocher cette distinction, fournie par Avicenne, de l’opposition entre quod est et quo est, utilisée depuis longtemps par tous les adversaires de l’hylémorphisme angélique. Dans tous les êtres composés de matière et de forme, le quod est est identique au composé, ce qui est. Le quo est peut être entendu de trois manières : de la forme, partie du tout ; de l’acte d’être (esse) ; de la nature ou quiddité complète, constituée par l’union de la matière et de la forme. Dans le texte In II am Sent., dist. XVII, q. i, a. 2, ad 5um, saint Thomas indique un quatrième sens du quo est : l’action créatrice de Dieu qui confère l’être à la créature. Dans les substances séparées, les sens 1 et 3 se trouvent éliminés, puisque l’absence de matière invite à identifier la nature et le quod est (ipsa quiditas est hoc quod est). On sait en effet, que saint Thomas ne prendra clairement position sur la distinction entre le suppôt et la quiddité chez les anges que tout à la fin de sa carrière, Quodl. ii, a. 4, cf. Roland-Gosselin, op. cit., p. 192. Même chez l’ange cependant, la quiddité n’est point l’être (quo est) et se distingue de celui-ci comme la puissance se distingue de l’acte, l’action de courir du coureur. Il y a donc place dans les substances simples pour une composition véritable, celle de quiddité et à’être. Tel est le point d’insertion de la célèbre discussion sur la distinction réelle. Voir un aperçu des plus récents travaux au point de vue historique dans J. Paulus, Henri de Gand, essai sur les tendances de sa métaphysique, Paris, 1938, p. 260-284 et surtout Roland-Gosselin, Le « De ente », p. 135-205. Voir également E. Hocedez, JEgidii Romani theoremala « De esse et essentia », Louvain, 1930, p. 83, où l’on trouvera la liste de l’abondante littérature quodlibétique consacrée au sujet entre 1276 et 1323. Hocedez reconnaît que « pour le fond », Gilles est d’accord avec saint Thomas, ibid, introd., p. 52. Mais, sous l’influence de Proclus, il aurait réifié à l’excès la distinction. Il a eu d’ailleurs conscience très nette d’innover. Cependant, les trois voies suivies par Gilles (Theor., v, Hocedez, p. 24-25) sont empruntées à saint Thomas et chez ce dernier la formule esse est a forma, loin de contredire la distinction réelle, la suppose au contraire. Hocedez, op. cit., p. 45, n. 1. C’est bien Gilles pourtant et non pas saint Thomas, que viserait Henri de Gand dans son Quodl. i (1276). Sur la manière dont les anciens thomistes ont compris saint Thomas, cf. Hocedez, loc. cit., introd. p. 110-116 et surtout M. Grabmann, De doctrina sancti Thomæ de distinctione reali inler essenliam et esse ex documentis inedilis illustrata, dans Acla hebd. thomist., Rome, 1924, p. 131-190 ; Neuaufgefundene Quæstionen Sigcrs v. lirabant…, dans Miscellanea Ehrle, t. i, p. 125 ; Circa historiam distinctionis essentiæ et esse. Quomodo pliilosophi artistæ et averroisix… doctrinam sanrti Thomæ intellexerunt, dans Acta Ac. S. Thomæ Aquin. Rome, 1934, p. 60-76, Hubert de Polliaco… quæstio de esse et essentia…, dans Angelicum, t. xvii, 1940, p. 352369.
Pour revenir à la composition de quod est et de quo est, nous savons par Jean de Naples (dans sa fameuse question : Utrum licite doceri possit Parisius doctrina fr. ihomæ quantum ad oinnes conclusiones ? éd. Jellouschflk, Xenia thomistica, Rome, 1925, t. iii, p. 89) que saint Thomas fut accusé de nier la composition de quo est et de quod est chez les anges et de tomber ainsi sous le coup de la prop. 79 de la condamnation de 1277. Accusation étrange, pour qui a lu (.uni. Gent., t. ii, c. mi et I », q. l, a. 2, ad 3, , iii, mais qui
T. — XV. — 22.
675 THOMAS D’AQUIN : SIMPLICITÉ DES ANGES ET DE L’AME 676
repose sur une confusion de terminologie. Par le quo est et le quod est, on n’entendait plus le couple quidditéesse, mais le groupe : forme (quo est) et suppôt (quod est), à la manière dont la scolastique moderne utilise encore ces termes. Or, dans I a, q. iii, a. 3, saint Thomas avait paru identifier suppôt et nature dans tous les êtres séparés de la matière. Il semblait donc patronner la proposition : quod substantiæ separatse sunt sua essentia et quia in eis idem est quo est et quod est. Proposition dont Jean de Naples offre d’ailleurs une exégèse singulièrement forcée, en entendant essentia à l’ablatif. La proposition viserait donc les « artistes » coupables d’affirmer que les substances séparées n’ont point besoin de l’intervention de la cause première pour exister : sunt per suam essentiam ita quod non sint per causam primam. Jellouschek, loc, cit. Quoi qu’il en soit des hésitations de saint Thomas sur la distinction du suppôt et de la nature chez l’ange, toujours le saint Docteur a affirmé en celui-ci la distinction de quod est et de quo est dans le sens d’une distinction de quiddité et d’esse
Dans le De ente et essentia, éd. Roland-Gosselin, p. 29-32, et dans In II™ Sent., dist. III, q. i, a. 1, nous retrouvons les mêmes arguments : immunité de matière des natures intellectuelles, répugnance intrinsèque d’une matière incorporelle. Car l’unité première du sujet perfectible, posée dans l’affirmation de la matière universelle, infère celle d’une première perfection reçue dans l’universalité de la matière, perfection qui n’est autre que la corporéité : oportet quod tota materia sit vestita forma corporeitatis. Dans le Quodl. ix, q. iv, a. 2 (avant 1259), la discussion prend une allure plus théologique par la citation de l’autorité du pseudo-Augustin, De mirabilibus (obj. 1), autorité dont saint Thomas ne nie point l’authenticité et qu’il s’efforce d’interpréter ; cf. De spir. creaturis, a. 1, ad 4um. L’argument tiré de la répugnance intrinsèque d’une matière incorporelle est profondément transformé. Au lieu de partir du principe : uni perfectibili debetur una perfectio et d’établir que la matière universelle exige la quantité comme premier investissement avant toute réception des formes, spirituelles ou matérielles, saint Thomas procédera désormais en partant des formes. Celles-ci, dit-il, ne peuvent être reçues que dans des parties diverses de la matière, diversité qui exige la quantité et par conséquent la corporéité. Ce changement dans le mode d’exposition est lié à l’abandon de la théorie des dimensiones interminatæ, théorie qui supposait dans la matière, « une ébauche tout au moins de déterminations accidentelles, antérieures à la forme substantielle ». Roland-Gosselin, Le « De ente », p. 112. On sait que cette théorie, encore enseignée par saint Thomas dans son Commentaire du De Trinitate de Boèce (1256), est définitivement abandonnée dans le Contra Gentes. Roland-Gosselin, op. cit. p. 106-113. Dans ce dernier ouvrage, saint Thomas reproche à la théorie hylémorphique de renouveler l’erreur d’Empédocle. Cont. Gent., t. II, c. l, 4° ; cf. I a, q. l, a. 2, ad 2um. Dans un intellect composé de matière et de forme, l’objet connu devrait être reçu ad modum recipientis. Il serait donc présent dans l’intellect selon un mode d’être matériel, identique à celui qu’il possède dans la nature : ignem igné cognoscit anima, affirmait Empédocle. Dans le Contra Gentes, saint Thomas insiste aussi sur la composition des natures angéliques, composition de quod est et d’esse (ou quo est). Le saint docteur demeure fidèle à sa terminologie des Sentences ; cf. Cont. Gent., t. II, c. liv ; I », q. l, a. 2, ad 3um. La Somme théologique, I », q. l, a. 2, met en relief l’origine psychologique de la théorie d’Avicébron. Ce philosophe a cru que tout ce qui est distinct par le concept de l’esprit, se trouve également distinct a parte rei ; cf. Fons vitse, ii, 16, éd. Bâumker,
p. 51 : quidquid compositorum intelligentia dividit et resolvit in aliud est compositum ex illo in quod resolvitur.
Avec les questions De spiritualibus creaturis et De anima, contemporaines du retour de saint Thomas à Paris, la discussion prend un tour polémique accusé. Si, note saint Thomas, l’on tient absolument à parler de matière chez les anges, pourquoi ne pas appeler âne une pierre ? De spir. créât., a. 9, ad 9um. Opinio falsa et improbabilis, écrit-il delathèse hylémorphique, dont il montre également la connexion avec la pluralité des formes, a. 1, ad 9um ; ad 24um. Pour établir sa propre position, saint Thomas a recours à une analyse approfondie du concept de matière. Celle-ci est ce qu’il y a de plus imparfait, de plus incomplet dans l’être. Elle ne saurait donc convenir aux substances angéliques, qui dans l’ordre de la création s’approchent au plus haut degré de l’Acte pur. Ibid., a. 1. Dans le De anima, a. 6, le tour polémique est encore plus accusé : opinio frivola, impossibilis. La thèse d’Avicébron compromet l’unité du composé humain. Une âme constituée de matière et de forme serait déjà une nature complète, dont l’union avec le corps serait nécessairement accidentelle. Comment expliquer d’ailleurs l’union d’une telle âme avec un corps composé également de matière et de forme (allusion à la thèse pluraliste de la forma corporeitatis) ! D’où l’obligation de recourir à une « fabuleuse » union mediante luce, c.-à-d. à l’influence de l’empyrée ; cf. C. Bâumker, C. Wilelo, dans Beitrâge…, t. iii, fasc. 2, p. 372, 402 455 ; Alexandre de Halès, Summa, Quaracchi, t. II, i, p. 327. Sur le Quodl. iii, q. viii, a. 20 (Pâques 1270), voir Kleineidam, op. cit., p. 38-40, qui le compare au Quodlibet antérieur de Gérard d’Abbeville. Quodl. xv, 3, Glorieux. Avec l’opusc. De substantiis separatis (éd. de Rome, n. xv ; de Parme, n. xiv ; éd. Mandonnet, n. vu), qui appartient à la période napolitaine, nous revenons à un exposé plus irénique. Saint Thomas reprend et développe tous les arguments exposés au cours de sa carrière (c. v, Mandonnet, Opusc. omnia, 1. 1, p. 85-92). Signalons enfin Comp. theol., c. lxxiv, qui reprend l’argumentation du De spiritualibus creaturis, a. 1.
Quelques conséquences de la thèse précédente. — a. L’action du feu de l’enfer. — Ce qui n’a point en soi de matière ne peut souffrir ou pâtir. Comment dès lors expliquer l’action du feu infernal sur les esprits séparés, s’ils sont des natures simples ? L’objection, déjà soulevée par saint Bonaventure, apparaît chez saint Thomas, De spir. créât., a. 1, obj. 20 ; De anima, a. 6, obj. 7. Il y répond par sa théorie bien connue de l’alligation : substantiæ spirituales non patiuntur ab igné corporeo per modum alterationis… sed per modum alligationis. De spir. créât., a. 1, ad 20um. Le saint docteur revient longuement sur la question, De anima, a. 21 ; cf. Quodl. ii, a. 13 (Noël 1269), Quodl. iii, a. 23 (Pâques 1270). Le 10 décembre de la même année, Etienne Tempier condamne la proposition : quod anima non patitur ab igné corporeo. Prop. 8, Denifle-Chatelain, t. i, p. 487. Cette condamnation (reprise en 1277, prop. 19) sera opposée par Guillaume de la Mare à la thèse thomiste ; cf. Glorieux, Le correctorium…, p. 49, 110-111. Celle-ci, selon Guillaume, réduirait la peine des démons à une simple appréhension intellectuelle ou imaginative, interprétation que saint Thomas dans les nombreux textes qu’il a écrits sur la question avait pris soin d’écarter. Cf. « Quare », Glorieux, p. 345.
b. Impossibilité de l’existence de deux anges de même espèce (1°, q. l, a. 4), car une distinction purement numérique entre deux êtres ne peut provenir que de la matière, Cont. Gent., t. II, c. xciii, 2°. Saint Thomas maintient cette thèse de la distinction spécifique, même dans le cas, dato non concesso, où l’on voudrait
admettre dans les anges une composition de matière et de forme. Cf. l’argument un peu schématique de I a, q. l, a. 4, développé dans le De spir. créât., a. 8. L’individuation d’une matière spirituelle, ne pouvant être conditionnée par la quantité, devrait provenir d’une diversité de « puissances ». Celle-ci introduirait dans la soi-disant matière spirituelle une diversité aussi grande que celle qui sépare la matière des corps célestes et celle du monde de l’être corruptible. Guillaume de la Mare s’est effoicé d’expliquer l’individuation de la matière spirituelle par une pure « multiplicité numérique », sicut unus punctus fit duo puncta (Glorieux, Le correctorium…, p. 61) ; cf. la réfutation de « Circa », éd. Millier, p. 161. En affirmant l’impossibilité d’une multiplicité purement numérique à l’intérieur de l’espèce angélique, saint Thomas avait-il voulu parler d’une impossibilité absolue ? Serait-il possible à Dieu de créer un nouvel ange d’espèce exactement semblable à l’un des anges actuellement existants ? Les expressions de De spir. créât., a. 8 : impossibile est etiam (ingère…, ne favorisent point cette atténuation de la thèse thomiste. Quoi qu’il en soit de la pensée du saint docteur, Etienne Tempier condamnait, le 7 mars 1277, la proposition : quia intelligentise non habent materiam, Deus non potest facere plures ejusdem speciei. Prop. 81, Denifle-Chatelain, t. i, p. 548. Il semble certain que Tempier a visé ici la doctrine thomiste, comme n’a pas manqué de le relever Guillaume de la Mare qui la juge « contraire à la foi ». Glorieux, Le correctorium…, p. 60. Les Correctoires « Quare » (p. 62) et « Circa » (p. 159) maintiennent la thèse d’une impossibilité, etiam de potentia absoluta Dei. Mais cette impossibilité n’introduit aucune limitation dans la toute-puissance divine, elle provient uniquement de l’objet, ex parle facti, objet qui n’admet pas une telle multiplication. Dieu ne peut non plus produire les contradictoires, non parce que sa puissance est limitée, mais à cause de l’impuissance d’un tel objet à être produit par lui. Même réponse dans Robert de Colletorto, ms. Vat. lat. 987, f « 13 v° b. Bernard de Gannat introduit une autre manière de mettre frère Thomas en règle avec la proposition condamnée. En réalité, selon Bernard, saint Thomas n’aurait pas voulu exclure la possibilité absolue d’une multiplication numérique : Forte secundum ordinem nobis ignotum Deus posset hoc facere. Ms. Oltob. lat. iti, f° lll v° a. Jean de Naples dans sa question : t’trum licite doceri Parisius… ? groupe toutes ces interprétations. Jellouschek, p. 90. On sait que Capréolus (In II am Sent., dist. III, q. i, éd. Paban-Pégues, t. iii, p. 251) reprendra l’exégèse de Bernard de Gannat et de Jean de Naples. Cette manière de voir s’appuie surtout sur le texte difficile du De unitale intellectus : valde rudiler argumentantur…, éd. W. Keeller, Rome, 1936, p. 67-68. Sur ce texte, cf. C. Boyer, « Valde rudiler argumentantur ». Num S. Thomas concedit aclu per miraculum multiplicari posse sine potentia recepiiuu ? dans Acln l’ont. Ace. Rom. S. Thomæ Aquin., 1. 1, 1936, p. 129-138.
Même difficulté à propos de l’âme humaine. Une forme Minple ne comporte aucun principe intrinsèque de multiplicité. Si l’âme n’est point composée de matière et de forme, son individuation et sa multiplicité à l’intérieur de l’espèce dépendront uniquement du corps. Or. la suspension de la cause doit opérer celle de l’effet. Après la mort, l’âme séparée du corps ne peut conserver sou individuation, condition même de sa multiplicité. On aboutit ainsi nécessairement à la averroïste de l’unité de l’âme humaine. Voir la formule de l’objection, In T’m Sent., dist. VIII, q, v, a. 2, obj. 6 ; I », q. lxwi. a. 2, olij. 2 ; De unitale Intel lectus, c. 5, éd. Keeller, p. 67. L’objection est une heuaubaine pour duillaume de la Mare ; cf. Glorieux,
Le correctorium, p. 45, 125. Mais l’individuation de l’âme dépend du corps dans son principe, non dans son terme. L’individuation est acquise dans le corps, elle ne vient pas à proprement du corps (ex). Dans le De ente, c. v, saint Thomas déclarait emprunter cette solution à Avicenne. Cependant on ne la trouve point à la lettre chez le philosophe arabe ; cf. Roland-Gosselin, Le « De ente », p. 66. Plus tard, dans ses questions De anima, a. 3, saint Thomas explique que l’âme humaine, n’étant pas en elle-même une nature complète, doit être unie à un corps. C’est « l’ordre » à tel ou tel corps, quod sit unibilis huic vel illi, qui opère la multiplicité numérique des âmes à l’intérieur de l’espèce. Mais, à la différence des formes matérielles, l’âme humaine ne dépend point du corps dans son être, qui peut subsister séparé de la matière. Elle n’en dépendra pas davantage dans son unité ou sa multiplicité numérique. De an., a. 3 ; cf. De spir. créât., a. 9, ad 3um. Les diverses « unibilités » qu’elles renferment continuent en effet à distinguer les âmes séparées : Sunt unibiles corporibus diversis. Comp. theol., c. lxxxv. En résumé, l’âme humaine est par nature ordonnée au corps humain et cette âme à ce corps. Tandis que toute relation prédicamentale disparaît avec son terme, la relation transcendentale demeure.
c. Le lieu angélique. — Selon saint Thomas, l’ange n’est pas contenu dans un lieu, il le contient au contraire et le domine par son contact opératif, qui seul le « définit » comme présent. Cf. I a, q. lii, a. 1. Guillaume de la Mare s’efforce de ramener cette position aux thèses condamnées dès 1241, prop. 4, Denifle-Chatelain, t. i, p. 170, et de nouveau en 1277, prop. 204, p. 554. N’admettre qu’une présence par contact opératif, c’est nier toute localisation pour les esprits des hiérarchies supérieures, qui n’exercent aucune opération et s’appliquent à la pure contemplation. Voir Glorieux, Le correctorium…, p. 394, et comparer les réponses de « Quare », ibid., p. 75-77, de « Circa », éd. Millier, p. 83, et de Bernard de Gannat contre Henri de Gand, Quodl. ii, 9, ms. Oltob. lat. 4 ; /, f°20r°a. Saint Thomas n’a pas voulu nier la présence substantielle de l’ange dans un lieu, négation directement visée par les propositions condamnées. Ce qu’il nie c’est que l’ange soit présent dans le lieu formellement par sa substance même, sans le contact de sa virtus opérative.
4. La pluralité des formes.
La thèse de la pluralité des formes ne peut être confondue avec la doctrine platonicienne des trois âmes. Celle-ci brise en effet l’unité du composé humain, unité que les pluralistes entendent sauvegarder. Pour saint Bonaventure, comme pour saint Thomas, l’âme est « forme » du corps. In I um Sent., dist. VIII, p. ii, q. m. Même affirmation chez Jean Pecham ; cf. H. Spettmann, Die Psychologie des Johan. Pecham, dans Reitràge, t. xx, fasc. 6, p. 22. Mais cette information par l’âme ne supprime point la présence d’autres formes substantielles inférieures, non per accumulalionem, sed per quamdam complexioncm, comme le dira Matthieu d’Aquasparta, cité par V. Doucet, Malt, d’Aquasparta Quæstiones de gratia, Quaracchi, 1935, p. 263. Pour saint Thomas la forme substantielle est un acte simple et indivisible : non admitlit magis et minus. Dans cet être complet et définitif qu’elle confère au sujet, les formes inférieures sont distinctes virtuellement, non en acte. La thèse pluraliste au contraire admet au dessous de la forme complétive une série de formes substantielles, incomplètes mais distinctes. Le triangle, dira saint Bonaventure, est contenu dans le tétragonc. Collationcs in //ex., i, 1, Delorme, p. 53 ; cf. Aristote, De an., B, 3, 1Il b, 29. Tout ce qui ad ient a la forme substantielle est accident, selon la thèse thomiste. Non pas, répondent les pluralistes, s’il s’agit d’une
forme substantielle partielle. On peut résumer la position de ces derniers en ces termes, à la suite de Robert Kilwardby : (’nus homo unam habet formam quæ non est una simplex, sed ex multis composita, ordinem ad invicem habentibus naturalem… quarum ultima completiva et perfectiva totius aggregati est intellectus. Lettre à Pierre de Conflans ; cf. A. Birkenmayer, Vermischte U ntersuchungen zur Geschichte der mittelalt. Philosophie, dans Beitrâge, t. xx, fasc. 5, p. 63. Quant à la « base métaphysique » de la thèse pluraliste, les historiens modernes sont unanimes à la chercher dans le réalisme d’Avicébron ; cf. M. De Wulf, Le traité « De unitate formée » de Gilles de Lessines, Louvain, 1901, dans les Philosophes belges, t. i, p. 32. Selon Avicébron en effet, « à chaque perfection essentielle, à chaque détermination irréductible de l’être substantiel, doit correspondre une forme substantielle distincte ». Or, le pluralisme des théologiens n’affirme pas autre chose.
D’autre part, l’opposition des thèses en présence doit être rattachée aux divergences de vue sur le concept de matière. Saint Bonaventure, Pecham, Richard de Mediavilla, accordent à la matière une certaine actualité. Du même coup l’unité foncière du composé substantiel se trouvait relâchée ; cf. Hocedez, Richard de Middleton, Louvain, 1925, p. 204.
Sur l’histoire du problème chez les théologiens, voir G. Théry, L’augustinisme médiéval et le problème de l’unité de forme substantielle, dans Acta hebd. augustinianse-thom. , Rome, 1930, p. 140-200 ; O. Lottin, La pluralité des formes avant saint Thomas d’Aquin, dans Rev. néo-scol., t. xxxiv, 1932, p. 449-467 ; R. Martin, La question de l’unité des formes dans le premier collège dominicain d’Oxford, ibid., t. xxii, 1920, p. 107112. L’autorité d’Augustin est d’abord mise en avant par les partisans de l’unité de forme. On invoque à cet égard le De ecclesiasticis dogmatibus, le De spirilu et anima, acceptés l’un et l’autre comme authentiques. Lottin, p. 459. Voir les citations de saint Thomas : Cont. Gent.. t. II, c. lviii ; De pot., q. iii, a. 9 ; I a, q. lxxvi, a. 3, sed cont. ; De spir. créât., a. 3, sed cont. 1 ; De anima, a. 11, sed cont. Surtout, la thèse de l’unité est aux yeux de saint Thomas un simple corollaire de l’affirmation : anima et in toto Ma est et in qualibet parte ejus tota, assertion du De Trinitate, reproduite tout au long dans Pierre Lombard, / Sent., dist. VIII, Quaracchi, n. 85. C’est seulement, avec Pecham et Guillaume de la Mare que saint Augustin devient décidément le monopole des pluralistes ; cf. Glorieux, Le correctorium…, p. 131 ; Guillaume cite Retract., i, 58. En même temps la thèse de l’unité est présentée comme une opinion spécifiquement averroïste. « Simple ruse de guerre », comme l’écrit M. De Wulf, op. cit., p. 46, ruse dont Pecham et Guillaume de la Mare eurent sans doute pleine conscience. Pour ce qui concerne saint Bonaventure, s’il n’a point traité la question dans son Commentaire des Sentences (cf. Opéra omnia, t. ii, p. 322, scholion), il prendra en revanche position avec toute la vigueur désirable dans ses Coll. in Hexam., où la thèse thomiste est qualifiée d’insanité (cf. Et. Gilson, La philosophie de S. Bonaventure, p. 32). Quant à saint Albert le Grand, M. De Wulf estimait, en 1901, que sa thèse de la permanence des éléments dans le mixte empêche absolument de le considérer comme un partisan de l’unité. Op. cit., p. 45. Cf. sur ce point G. Meersemann, Die Einheit der menschlichen Seele nach Albertus Magnus, dans Div. Thomas (Fribourg), 1932, p. 213-223. Voir dans De Wulf, op. cit., p. 52-55, un aperçu substantiel des arguments de la thèse thomiste : a) argument de l’unité transcendentale : nihil simpliciter unum nisi per formam unam ; b) la substance ne peut recevoir par l’adjonction de formes nouvelles une perfection qu’elle possède déjà comme telle ; c) les considérations d’or dre physique : génération et corruption, par exemple : De spir. créât., a. 3 ; d) celles enfin d’ordre psychologique : l’exercice intense d’une activité de l’âme met obstacle à ses autres activités.
Bien que sa pensée paraisse fixée dès le début de sa carrière, In 7um Sent., dist. VIII, q. v, a. 3 : anima comparatur ad corpus ut forma a qua totum corpus habet esse, peut-être cependant saint Thomas « ne perçut-il pas du premier coup toutes les conséquences de la théorie de l’unité de forme substantielle ». Roland-Gosselin, Le « De ente », p. 112. L’évolution de sa pensée est en effet manifeste dans deux questions qui entretiennent avec cette thèse d’étroites relations : celle de la permanence des éléments dans le mixte et celle des dimensions interminées. Voir sur ces théories, Roland-Gosselin, op. cit., p. 111-112, 109-1Il et 113115. De plus, dans In J um Sent., dist. VIII, q. v, a. 2, saint Thomas, on l’a vu (col. 673) fait place à une forme de corporéité, qui se distingue difficilement de la thèse pluraliste. Peut-être cependant n’a-t-il voulu parler que d’une « priorité logique » de la corporéité à l’intérieur de l’unique forme substantielle ; cf. Roland-Gosselin, op. cit., p. 104, n. 4. Quoi qu’il en soit, dès In II<" » Sent., dist. XII, q. i, a. 4 et dist. XVIII, q. i, a. 2, il n’en est plus question. Dans ces derniers textes, la réfutation de la forma corporalis communis d’Avicébron, est empruntée à Avicenne. Selon celui-ci, c’est par la même forme que le feu est feu et qu’il est corps. Il est en outre impossible qu’un seul et même être soit déterminé par deux actes substantiels. Sur Avicenne et la pluralité des formes, cf. Roland-Gosselin, op. cit., p. 63, n. 2. Dans In Il am Sent., dist. XVIII, q. i, a. 2, saint Thomas utilise de plus la théorie avicennienne du tout générique, exposée déjà par lui dans le De ente (sur cette théorie, voir Roland-Gosselin, op. cit., p. 12-17). Le genre ne signifie point dans l’être une forme partielle (il serait impossible de l’attribuer au tout comme prédicat). Il désigne au contraire le tout, mais d’une manière indistincte et potentielle, tandis que la différence atteindra ce qu’il y a en lui de plus formel et de déterminé. Enfin dans ses questions In Boelhium de Trin., q. iv, a. 3, ad 6 un’etln IV™ Sent., dist. XLIV.q. i, a. l, qu. 1, ad 4um, saint Thomas écarte la théorie avicennienne de la permanence des éléments dans le mixte, théorie à laquelle il avait fait bon accueil dans InII am Sent., dist. XII, q. i, a. 4 : si sustinere volumus opinionem Avicennse. Or, cette théorie était inconciliable avec la thèse de l’unité de forme. Si les éléments conservent en effet dans le mixte leur forme substantielle (primum esse), tout en perdant leurs qualités actives (secundum esse), le corps humain, qui est un mixte, renfermerait déjà par lui-même une pluralité de formes et l’âme raisonnable ne saurait dans ces conditions être la seule forme du composé (sur la théorie thomiste du mixte, cf. I a, q. lxxvi, a. 4, ad 4um). Le De spir. créât., a. 3, offre l’exposé le plus complet de la thèse thomiste, rattachée à la doctrine aristotélicienne de la convertibilité de l’unité et de l’être. Si être homme et avoir deux pieds correspondait dans l’homme à deux formes distinctes, celui-ci ne serait qu’un agrégat de deux êtres ; cf. Met., H, 6, 1045 a, 14-20. La même autorité d’Aristote sera opposé à Gérard d’Abbeville dans son Quodl. xv (Pâques 1270) ; cf. ms. Vat. lat. 1015, ꝟ. 18 v° b : Ostendebatur quod sine medio, quia ex accidente et subjecto non fit unum per se sicut dicitur VIII Met., si homo effet animal per se et effet bipes per se, non effet unum per se. La thèse de l’unité est donc bien authentiquement aristotélicienne, tout au moins dans son fondement métaphysique et non pas averroïste, comme le soutient encore Duhem, Le système du monde, t. iv, p. 540 ; t. v, p. 518.
Mais le débat porte moins sur la discussion pure()81
THOMAS D’AQUIN : L’UNITÉ DE FORME
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ment philosophique de la thèse de l’unité de forme substantielle que sur ses conséquences théologiques, surtout sur celles qui concerne l’identité du corps du Christ mort et de son corps vivant. Dans le IIIe livre des Sent., la question n’est pas traitée. Saint Thomas se borne à affirmer que le Christ mort n’est pas purement et simplement homme. In III am Sent., dist. XXII, q. i, a. 2. Même affirmation de prædicatione simpliciter actuali chez saint Bonaventure. In III am Sent., dist. XXII, a. u., q. i. Saint Thomas aura l’occasion de traiter plusieurs fois le problème au cours de son second séjour à Paris. Cf. Quodl. ii, a. 1 (Noël 1269) ; Quodl. iii, a. 4 (Pâques 1270) ; Quodl. iv, a. 8 (Pâques 1271) ; enfin III", q. l, a. 5 (Naples). Le Quodl. il, a. 1, marque la transition entre la question traditionnelle : L’trum in triduo fuerit homo ? et la question nouvelle, telle qu’elle sera posée par exemple dans la III » : l’trum fuerit idem numéro corpus Christi viventis et morlui ? L’objectant demandait en effet si le Christ in triduo fut le même homme ? La mort du Christ répond le maître, entraîne la séparation de l’âme et du corps, mais l’union hypostatique demeure pour l’une et pour l’autre. Quant à la personne, le Christ est donc numériquement le même ; quant à la nature, puisque le Christ mort n’est plus purement et simplement homme, il n’est pas non plus le même homme. Néanmoins, si on considère non plus la nature totale, mais les parties de celle-ci, on devra dire que l’âme du Christ est numériquement la même tandis que son corps, identique quant à la matière, n’est pas identique quant à la forme : car il n’est plus informé par l’âme raisonnable. En définitive, il est donc impossible de dire que le Christ soit purement et simplement le même homme, toute différence substantielle excluant l’identité absolue. On ne peut dire non plus que le Christ soit purement et simplement autre. On conclura donc qu’il est le même sous certains aspects et qu’il ne l’est point sous d’autres : Secundum quid idem, secundum quid non idem.
Aristote a enseigné que l’œil du cadavre n’est tel que de nom, œquivoce, De anima, B, 1, 412 b, 21, car la vision est de l’essence de l’œil. On demande donc à saint Thomas si l’œil du Christ mort n’est un œil que de nom. Quodl. iii, a. 4. La réponse de saint Thomas est affirmative. Car l’univoque et l’équivoque se disent par rapport à l’essence qu’exprime la définition. Or, la cessation de la vie s’oppose à l’identité spécifique aussi bien pour les parties que pour le corps entier. Jean Pecham devait traiter la même question dans son Quodl. Rom., éd. Delorme, p. 29. Lui aussi admet que la chair morte n’est une chair que de nom, sequiooee, parce qu’elle a perdu sa forme spécifique qu’était la vie organique. On doit en dire autant de l’œil du Christ : Oculus dicit esse naturalr. et organicum, ideo oculus Christi vivi et mortui fuit oculus eequivoce. Delorme, p. 33. En revanche, Pecham se sépare absolument de saint Thomas en ce qu’il maintient l’identité numérique du corps du Christ vivant et de son corps mort, grâce à la forme de corporéité. Ibid., p. 29.
Le Quodl. iv, a. 8, marquerait pour saint Thomas un certain recul dans l’expression » de sa pensée. Théry, L’auqustinisme médiéval…, p. 181. Désormais, saint Thomas concède purement et simplement l’identité du corps du Christ sur la croix et mis dans le tombeau. Le P. Théry pense que « dans le Quodl. iii, a. 4, tenu quelques mois avant la condamnation de 1270, saint Thomas raisonne en philosophe… Dans le Quodl. iv (Pâques 1271), par contre, il raisonne en théologien et donne comme conclusion : Est idem numéro corpus Christi… Ce n’est pas la condamnation du 10 décembre 1270 qui a occasionné ce changement d’orientation. Théry, art. cit., p. 181, note. Car dans son Quodl.xii, a. 9 (Noël 1270), saint Thomas maintient son point de
vue sur la forme substantielle unique du composé humain (il n’est pas question dans cette très brève réponse du problème christologique ici examiné). Peut-être, pense le P. Théry, pourrait-on expliquer ce changement par l’influence d’Albert le Grand. La condamnation de 1270 ne dit rien de la pluralité des formes. Mais, à la veille de cette condamnation, Gilles de Lessines consulte Albert le Grand sur la proposition : Quod corpus Christi jacens in sepulchro et positum in cruce non est vel non idem fuit numéro simpliciter. Il est impossible de savoir si cette proposition et la suivante, sur la composition des anges, faisaient primitivement partie de la liste que les maîtres parisiens se proposaient de condamner ou bien si Gilles les a ajoutées de son propre mouvement. Toujours est-il que la thèse thomiste ne fut pas condamnée, pas plus qu’elle ne le sera en 1277, à Paris. Dans le De quindecim problematibus, saint Albert répond d’ailleurs avec prudence à la question qui lui est posée : De corpore Christi loqui per philosophiam iemerarium est. Mandonnet, Siger, t. ii, p. 51. — En réalité, la doctrine de saint Thomas, dans le Quodl. iv ne diffère point de celle du Quodl. il. Il y a identité numérique du corps du Christ si l’on se place au point de vue du suppôt, non identité si on considère la nature. Mais au lieu de juxtaposer deux affirmations partielles, secundum quid idem, secundum quid non idem, saint Thomas, par la logique de son propre système, est conduit à se demander laquelle des deux doit avoir le pas sur l’autre. Prima unitas — celle du suppôt — major est quam secunda. Il faut donc dire — simpliciter, comme le précisera III », q. l, a. 5 — que le corps du Christ sur la croix et dans le tombeau est numériquement le même. Dire d’une chose qu’elle est telle purement et simplement ne signifie d’ailleurs pas qu’elle soit telle sous tous les aspects possibles ; cf. Top., B, 11, 115 b, 29. A partir du Quodl. iii, saint Thomas utilise également la distinction damascénienne entre un double sens de la ?60pdc. De fide orthod., t. III, 28, P. G., t. xciv, col. 1099. Sur ce que saint Thomas dit de Julien d’Halicarnasse, des gaïanites et du « sixième synode », voir quelques informations dans Backes, i, Die Christologie des hl. Thomas und die griechischen Kirchenvâter, Paderborn, 1931, p. 31-32, 236.
Épargnée à Paris, la thèse de l’unité de forme substantielle était frappée à Oxford par Robert Kihvardby le 18 mars 1277 (prop. 26, 27), Denifle-Chatclain, Charlularium, t. i, p. 588 ; Laurent, Documenta, p. 616-617. Dix ans plus tard, la simple prohibition de Kilwardby devenait, sous l’episcopat de Pecham, l’objet des condamnations les plus graves, lancées le 30 avril 1286 contre Richard Klapwell. Texte dans Mansi, Concil., t. xxiv, col. 647 ; Hefele-Leclercq, Histoire des Conciles, t. vi, p. 299-300. Toutes les conséquences théologiques de la thèse thomiste (christologie, eucharistie, culte des reliques) sont relevées et frappées. Cependant cette activité de l’episcopat anglais resta sans effet sur le continent ; cf. E. Hoccdez, La condamnation de Gilles de Rome, dans Rech. théol. anc. et médiévale, t. iv, 1932, p. 39-40, témoignages de Henri de Gand et de Godefroid de Fontaines. U ne semble point que la thèse de l’unité de forme substantielle soit la cause de l’exclusion de la maîtrise pour Gilles de Rome. Jamais cette thèse ne fut prohibée à Paris. Toujours elle a pu être enseignée à titre d’opinion, pro opinione. Peut-être cependant Gilles fut-il atteint parce qu’il prétendait censurer théologiquement la thèse opposée.
Dès Pâques 1270, alors que saint Thomas soutenait son Quodl. iii, Gérard d’Abbeville avait pris position dans le débat. Quodl. xv, q. iv (Glorieux), cf. ms. Val. Int., K)15, ꝟ. 18 v° 6-19 r° a. L’âme intellectuelle ne peut être la forme du corps organisé parce qu’elle ne « s’approprie » aucune de ses parties. Elle ne peut donc lui être unie sine medio. Ce rôle de médium revient à la partie sensitive en relation aux parties organiques du corps, à la partie végétative revient d’unir la sensitive aux parties homogènes. Gérard conclut : Sicul alia est forma mixtionis, alia vero forma addila mixtioni, sic alia est forma carnis et ossis, alia est forma naturee rationalis et per mulla média unitur carni et ossi. Sur la littérature du sujet après la mort de saint Thomas, voir un essai de chronologie dans E. Hocedez, Richard de Middleton, p. 478-479. Il est établi que le traité De unitale formée de Gilles de Lessines (éd. De "Wulf, Philosophes belges, t. i, 1901) est une réponse à la lettre fameuse de Robert Kilwardby à Pierre de Confians, éditée par Ehrle, dans Arch. für Lit. u. Kirchengesch. , t. v, 1889, p. 614-632 ; la fin par Birkenmayer, Vermischle Untersuchungen…, dans Beitràge, t. xx, fasc. 5, p. 60-64. L’un et l’autre sont donc postérieurs aux condamnations de 1277, au sujet desquelles Kilwardby s’efforce de justifier son attitude. À cette date Henri de Gand était déjà intervenu dans son premier Quodlibet. Sur la position de ce maître dans le présent débat, cf. Hocedez, op. cit., p. 469-473. Sur Gilles de Rome, voir Hocedez, op. cit., p. 460-464, 473-477. Gilles se serait d’abord montré hésitant (Theoremata de corpore Christi). C’est seulement dans son De gradu formarum, qu’il prend position en faveur de l’unité de forme substantielle. Ce traité serait, selon le P. Hocedez, antérieur à celui de Gilles de Lessines sur le même sujet. Plus tardive est l’intervention de Bernard de Trilia dans son premier Quodlibet (1281), texte édité par G.-S. André Les Quodlibets de Bernard de Trilia, dans Gregorianum, t. ii, 1921, p. 254-260. Le Correctoire « Quare » s’attache à réfuter les objections des pluralistes. Glorieux, Le correctorium. .., p. 127-143. Plus loin, il s’attache à prouver la thèse de l’unité. Ibid., p. 197-208. Peut-être faut-il restituer à Jean Quidort le traité Omnes homines natura scire desiderant…, imprimé parmi les œuvres de Hervé Nédellec (Glorieux, Répertoire, t. i, p. 192, cf. Mûller, Der Tractatus « de formis » des Johannes Quidort v. Paris, dans Div. Thomas, Fribourg, 1941, p. 195-210). On connaît enfin le De pluralitate formarum de Thomas de Sutton, qui a eu les honneurs de l’impression parmi les opuscules de saint Thomas. Mandonnet, t. v, p. 308-346. A Pâques 1286, Godefroid de Fontaines entre en scène dans son Quodl. ii, q. vii, De Wulf-Pelzer, p. 114-123, où il critique le pluralisme et la thèse hybride d’Henri de Gand (dualisme des formes dans le seul composé humain). Per modum saltem probabilis opinionis, conclut Godefroid, et ut mihi videtur eis quee fide certa teneri oportet non repugnantis, potest teneri quod in homine non sit nisi una forma, aliam tamen positionem non reprobando nec impossibilem vel erroneam reputando. Loc. cit., p. 125. Dans son Quodl. m, q. v (Noël, 1286), on trouve une longue critique des condamnations portées par Pecham, le 30 avril 1286 contre Richard Klapwell : Graviter videtur excedisse, qui dixit illos articulos esse hæreses. De Wulf-Pelzer, p. 207. Signalons encore les Impugnationes de Bernard de Gannat contre Henri de Gand, Quodl. iv, a. 13, ms. Ottob. lat. 471, ꝟ. 48 r° 6-50 v° b ; Quodl. x, a. 5, ꝟ. 103 v° a-105 r° a ; et celles de Robert de Colletorto, Vat. lat. 0H7, f » 3 V b-4 r° b ; Il v° a-12 v° b ; 29 v° 6-32 v° b ; 90 v° a-92 v° a. Sur Henri de Gand et ses adversaires, cf. P. Bayerschmidt, Die Seins und Formmelaphysik des Heinrich v. G., dans Beitràge, t. xxxvi, fasc. 3-4, Munster-en-W., 1941, p. 196-254 ; 287-330.
Dans ces divers écrits, la discussion des conséquences théologiques de la thèse thomiste ne se limite pas à l’identité du corps du Christ, question déjà traitée avec toute l’ampleur désirable par saint Thomas lui même. L’unité de forme substantielle est de plus déclarée inconciliable avec le culte des reliques : scquitur nullum corpus sancti totaliler vel partialiter in toto orbe existere, écrit Pecham dans sa lettre aux cardinaux du 1er janvier 1285, Denifle-Chatelain, t. i, p. 626. Cf. les réponses de Godefroid de Fontaines, Quodl. ii, q. 7 (De Wulf-Pelzer, p. 131-132), de Thomas de Sutton, De pluralitate… (Mandonnet, p. 341). De plus la thèse de l’unité rend inintelligible la conversion eucharistique. S’il n’existe dans le Christ d’autre forme substantielle que l’âme raisonnable, la substance du pain sera donc convertie en l’âme raisonnable. Or, celle-ci n’est présente dans le sacrement que par concomitance. L’objection avait déjà été résolue par saint Thomas, III », q. lxxv, a. 6, ad 2um. L’âme, disait-il, est forme du corps ; c’est elle qui lui donne son être corporel. La substance du pain est donc convertie en la forme du corps du Christ, en tant qu’elle confère l’être corporel, non en tant que vivante et animée. Cf. les réponses de Gilles de Lessines, De unitale formée, éd. De Wulf, p. [87] ; Godefroid de Fontaines, Quodl. u, 7, De Wulf-Pelzer, p. 132-133. Sur les vues assez personnelles de Gilles de Rome en cette question, cf. les remarques de Hocedez, Richard de Middleton, p. 460. — Enfin la thèse thomiste ne peut expliquer la transmission du péché originel. La matière première est incapable d’action. Si l’âme raisonnable est unie immédiatement à la matière, comment expliquer son infection par le péché ? Cf. Guillaume de la Mare, dans Glorieux, Le correctorium…, p. 130 ; les réponses de Gilles de Lessines, De unitate formée, De Wulf, p. [89], du Correctorium « Quare », p. 136-137 ; de Thomas de Sutton, De pluralitate…, Mandonnet, p. 339. Un demisiècle plus tôt, l’auteur des questions anonymes, contenues dans le ms. Douai 434, s’inspirant des doctrines anselmiennes, avait déjà reconnu que la corruption charnelle n’agit point dans l’âme à la manière d’une cause efficiente, mais comme une cause prohibitive. Cf. O. Lottin, Le traité du péché originel chez les premiers maîtres franciscains de Paris, dans Ephem. theol. Lov., t. xviii, 1941, p. 30. De même, explique saint Thomas, que la justice originelle aurait été transmise avec la nature, de même l’inordination qui constitue le péché originel est transmise avec elle. I a -II B, q. lxxxi, a. 2. Or, l’âme est la forme de cette nature humaine et contracte le péché de nature par son union avec le corps.
5. L’illumination intellectuelle.
Le problème de l’illumination intellectuelle, a écrit M. Gilson, n’est qu’un cas particulier de celui de l’efficace des causes secondes. El. Gilson, De quelques difficultés de l’illumination augustinienne, dans Rev. néo-scol., t. xxxvi, 1934, p. 321. On sait par les travaux du même historien comment l’influence d’Avicenne s’est ici combinée avec celle de saint Augustin. Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin, dans Archives d’histoire doct. et litt. du M. A., t. i, 1926, p. 7. Selon Avicenne, la genèse d’une forme requiert trois éléments, une matière, un agent qui dispose celle-ci, une intelligence, dator formarum. Il en est de même dans l’ordre du connaître. L’âme humaine, n’atteint point l’intelligible par la consideratio des choses sensibles, mais par l’action de la dernière intelligence des sphères. Cf. Gilson, Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant, dans Archives d’histoire doct. et litt. du M. A., t. iv, 1929, p. 64-74. Pas de place dans un tel système pour un intellect agent individuel, puisque l’intelligence agente du globe terrestre en tient lieu pour tous les êtres humains. On retrouve les mêmes idées chez Gondissalinus, cf. Gilson, Les sources gréco-arabes…, p. 83-92, dans l’apocryphe De intelligentiis, éd. R. De Vaux, Notes et textes sur l’avicennisme latin, 1934, p. 80-140. Guillaume d’Au685 THOMAS D’AQUIN : L’ILLUMINATION INTELLECTUELLE
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vergne, bien qu’il ait critiqué la cosmologie avicennienne, conserve la psychologie du philosophe arabe. Mais, pour la rendre assimilable, il transfère à Dieu les fonctions illuminatrices de l’intelligence agente. Gilson, Pourquoi saint Thomas…, p. 52. L’âme humaine, absolument simple, ne peut posséder en elle deux intellects. Il revient donc à Dieu, livre vivant et miroir des intelligibles, d’imprimer dans notre esprit, les « signes », c’est-à-dire les formes intelligibles des choses. Cependant Guillaume d’Auvergne ne semble point avoir dit en propres termes que Dieu soit l’intellect agent de notre âme. Gilson, op. cit., p. 80.
A côté de cette forme extrême de la doctrine de l’illumination, M. Gilson en discerne une autre, qui, tout en maintenant la nécessité de l’illumination divine dans la connaissance des intelligibles purs, n’en attribue pas moins à l’âme humaine une lumière intérieure apte à connaître le monde matériel et les réalités spirituelles qui sont en nous. On fait, en un mot, tomber l’illumination augustino-avicennienne sur un intellect plus ou moins analogue à celui que nous attribue Aristote. Gilson, Op. cit., p. 90. On accorde cependant qu’en un certain sens l’expression d’intellect agent peut s’appliquer à Dieu : respectu horum intelligibilium quæ excedunt intellectum humanum. .. diciiur Deus inleltectus agens. Jean de la Rochelle, cité par Gilson, ibid., p. 88. Tel est l’augustinisme « aristotélisant », dont M. Gilson distingue l’augustinisme « avicennisant », celui de Pecham, de Roger Marston et de Vital du Four, qui admet bien en nous un intellect agent créé. Mais c’est à Dieu, lumière des esprits, qu’il convient d’abord d’attribuer la chose et le mot ; cf. Gilson, ibid., p. 102 ; et Roger Marston, un cas d’augusiinisme avicennisant, dans Archives d’histoire doct. et litt. du M. A., t. viii, 1933, p. 37-42.
M. Gilson a souligné l’opposition qui existe entre le point de départ de la noétique de saint Thomas et celui de la doctrine de l’illumination. Tandis que saint Thomas part de l’abstraction des concepts pour remonter au jugement et à une doctrine de la certitude, attitude qui sera d’ailleurs également celle de Duns Scot, saint Bonaventure et ses disciples partent d’une théorie du jugement et de la certitude, pour essayer de rejoindre la thèse de l’abstraction. Gilson, De quelques difficultés…, p. 326. À leur sens, l’intelligence ne saurait tirer du sensible aucune connaissance certaine. Une telle connaissance doit être en cffet immuable et infaillible, double qualité que ne peut lui assurer le spectacle des choses. Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 368-372. La connaissance certaine n’est donc possible que par une intervention des raisons éternelles, intervention qui prend dans la philosophie de Bonaventure le nom de reductio. Gilson, op. cit., p. 379. Il s’agissait en somme de trouver une solution moyenne entre ce que nous nommons ontologisme (aperception directe des idées divines) et le naturalisme aristotélicien, selon lequel l’homme serait capable d’achever par lui-même sa science sans un secours spécial de Dieu. Il y a, selon saint Bonaventure, trois manières d’entendre que toute connaissance certaine s’opère dans la lumière des raisons éternelles. Ou bien la clarté évidente de la lumière divine est la raison entière et unique du connaître, ou bien les raisons éternelles se bornent à une certaine « influence » qui reste en deçà de l’illumination proprement dite, ou bien encore les raisons éternelles exercent sur notre jugement une action régulatrice et motrice. La première explication ne convient qu’à la vision béatiâqne. La seconde est insuffisante, car les raisons éternelle ! m « raient plus la règle objective de notre esprit. Beste donc la troisième explication : <l certitudiiûilem cognitionem requiritur necessario ratio wternn ut régu lons et ratio motiva non quidem ut sola… sed cum ratione creata et ut ex parte a nobis conluita. De scienlia Christi, q. iv, Quaracchi, t. v, p. 23. Gérard d’Abbeville enseignera lui aussi que la certitude du jugement n’est possible que par la lumière incréée in qua est præsenlia omnium ralionum intelligibilium sicut ars viventium ralionum a qua mentis ymago exprimitur et quæ ei sola secundum substantiam illabitur. Quodl.xii, q.xii, ms. Vat. lat. 1015, ꝟ. 8 v°a. Avec Jean Pecham, la théorie de l’illumination atteint son maximum de précision. La connaissance sensible, comme toute opération, procède de Dieu selon le mode de la causalité efficiente : Secundum rationem potentiæ efficientis. Mais dans le cas de la connaissance intellectuelle il y a quelque chose de plus. Dieu agit en nous secundum rationem lucis refulgentis. Cette illumination objective est distinguée en termes explicites du don de l’intellect agent, dans la question quodlibétique éditée par Doucet, Notulse bibliographicm de quibusdam operibus Io. Pecham, dans Anlonianum, t. viii, 1933, p. 458. Il s’agit donc bien d’une intervention illuminatrice de Dieu qui porte sur l’objet à connaître, non sur une simple mise en branle du sujet, ce qui nous ramènerait à l’ordre de la causalité, efficiente. Comment dès lors distinguer cette illumination divine des actes surnaturels de la foi et de la prophétie ? Parce que ces derniers, répond Pecham, renferment un troisième mode de la causalité divine : Secundum rationem bonilatis declaranlis. Cf. Qusestiones de anima, éd. Spettmann, dans Beitrâge, t. xix, fasc. 5-6, p. 67. — Sur la position d’Albert le Grand, cf. B. Geyer, De aristotelismo B. Alberti M., dans Atti délia settimana Alberlina, Rome, 1931, p. 75-79 ; J. Bonne, Die Erkenntnisslehre Alberts des G. mit besond. Berùcksichtigung des arabischen Neuplalonism, Bonn, 1935 (diss.).
Dans In 7/ » m Sent., dist. XVII, q. ii, a. 1, saint Thomas dirige à la fois ses critiques contre les positions d’Avicenne et d’Averroès. Sur la concession purement verbale faite ici à Avicenne, cf. Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué…, p. 113 ; C. Boyer, L’idée de vérité dans la philosophie de S. Augustin, 1921, p. 158. — Dans le De ver., q. x, a. 6, apparaissent toutes les positions essentielles de la noétique thomiste. Notre connaissance intellectuelle vient des sens, mais l’intellection du sensible nous conduit comme par la main à la connaissance des réalités supérieures et divines. Loc. cit., ad 2um. Comment faire place dès lors aux « raisons éternelles » dont saint Augustin fait le principe de notre jugement du monde sensible ? Ibid., obj. 6. Ce rôle de similitude de la vérité éternelle revient en nous aux principes premiers par lesquels nous jugeons de toute autre vérité. Ibid., ad 6um. Sur la manière dont nous connaissons les premiers principes, saint Thomas écarte tout innéisme. De ver., q. xi, a. 1, cf. De an., a. 5. La connaissance de l’âme par elle-même est expliquée dans le même esprit. De ver., q. x, a. 8. Saint Thomas distingue une saisie en quelque sorte existentielle de notre âme (saisie qui répond a la question an est) et une connaissance quidditative et universelle, qui n’est évidemment possible que par l’abstraction. Mais la connaissance en acte de notre âme individuelle ne s’opère elle non plus que dans nos actes de connaissance intellectuelle. Or, ceuxci supposent l’opération abstractive (loc. cit., ad l" ra).
Dans la I », le problème de la connaissance dans les raisons étemelles fait l’objet d’un article spécial, q. lxxxiv, a. 5. La réponse est pleinement affirmative : Anima humana omnia cognoscit in rationibus « ternis. Seulement ces raisons éternelles, pour saint Thomas. ne sont pas un objet connu ou une illumination qui se tiendrait du côté de l’objet. L’irradiation de la lumière divine, r’csl la lumière même de l’intellect agent qui en est une participation. Or. il est clair que (187 THOMAS D’AQUIN : I NTELLECTU A L 1 S M K, VOLONTARISME 688
cette lumière ne suffît point à acquérir la science sans l’intervention de la connaissance sensible. — Dans le De spirilualibus creaturis, a. 10, obj. 8-10, saint Thomas se place directement au point de vue de saint Bonaventure, celui du problème de la certitude du jugement et de la stabilité de la science. La science, dit-on, est immuable et les choses sensibles essentiellement changeantes ne peuvent l’engendrer en nous. Le judicium de veritate doit donc procéder d’une lumière plus haute et ne faudra-t-il pas que Dieu lui-même soit l’intellect agent de notre âme ? Videtur quod intellectus agens sit Deus. Telle est, ponctuée de ses autorités essentielles, la thèse de l’augustinisme. En face d’elle, saint Thomas maintient sa propre position : dans l’ordre naturel, point d’autre illumination divine que le don de l’intellect agent, cf. loc. cit., ad l um. Mais l’autorité d’Augustin, mise en avant par ses adversaires, oblige le saint docteur à confronter sa propre thèse avec le système de l’évêque d’Hippone. Saint Augustin, dit-il, a suivi Platon partout où la foi catholique le lui permettait. Ibid., ad 8° m. Corrigeant Platon, il a remplacé les idées subsistantes par les « raisons éternelles » de l’intellect divin. C’est par ces raisons éternelles que nous jugeons de toute vérité, sans d’ailleurs avoir d’elles une vision directe. Les voies d’Aristote sont différentes. Le stable et l’intelligible sont pour lui renfermés dans le sensible, il s’agit seulement de les atteindre par l’abstraction. L’intellect agent remplace ainsi l’irradiation des idées séparées ou des « raisons étemelles » qu’Augustin leur a substituée : Non multum refert dicere, conclut saint Thomas, quod ipsa intelligibilia participantur a Deo vel quod lumen faciens intelligibilia participetur. De spir. creaturis, a. 10, ad 8um. Saint Thomas ne veut pas dire que, du point de vue philosophique, les deux systèmes enseignent à peu près la même chose. Il veut seulement affirmer que, du point de vue de la foi (auquel il s’est placé pour apprécier la philosophie d’Augustin), l’un et l’autre sont acceptables. En un mot l’aristotélisme thomiste est conciliable avec la foi, ce que niaient précisément les tenants du système adverse. Cf. l’interprétation de M. Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué…, p. 118119 et celle, nettement concordiste, du P. Boyer, Essais sur la doctrine de S. Augustin, 1931, p. 158165. Voir la vaste bibliographie du sujet (Thomisme et Augustinisme), dans Ueberweg-Geyer, Grundriss…, p. 747, et Bull, thomiste, t. iii, p. 187-192 ; t. iv, p. 200201. — Quant à la certitude de la science, saint Thomas avait déjà expliqué qu’elle provient en nous, non d’une illumination divine, mais des premiers principes. I », q. lxxxv, a. 6. Or, la lumière des premiers principes n’est point un don immédiat de la lumière incréée. C’est l’intellect agent qui nous les fait atteindre, par voie d’abstraction a singularibus. De an., a. 5.
Il est exact que le Correctoire de Guillaume de la Mare ne contient aucune allusion à la doctrine de l’illumination ; cf. De Wulf, L’augustinisme avicennisant, dans Rev. néo-scolast., t. xxxiii, 1931, p. 29. Mais on a vu toute l’importance que lui donne Jean Pecham, En 1289, Godefroid de Fontaines, dans son Quodl. vi. a. 15 (De Wulf-Hoiïmans, p. 253), s’attache à réfuter Henri de Gand et son Quodl. ix, q. xv (Pâques 1286). Signalons les réfutations de Bernard de Gannat, ms. Ottob. lat. 4 7l, p 96 v° a-97 r° a, et de Robert de Colletorto, ms. Vat. lat. 987, f 88r° 6-89 r°a. Signalons encore dans les Quæstiones de cognitione animæ conjunctæ de Bernard de Trilia (après 1284), la question : Ulrum anima conjuncta… possit per se aliquam verilatem inlclligere sine superaddita illustratione ? Cf. Grabinann, Bernard von Trilia u. seine Quæst. de cognitione, dans Div. Thomas, Fribourg, 1935, p. 392.
6. Intellectualisme et volontarisme.
a) Le primat de la volonté sur l’intelligence est affirmé par saint
Bonaventure à propos de la permanence de la charité dans la patrie. In /// ura Sent., dist. XXXI, a. 3, q. i, Quaracchi, t. iii, p. 689. La supériorité de la charité sur la foi et l’espérance est établie pênes dignitatem potentiarum. Pour Albert le Grand, cf. Sum. de creaturis, !, tract, iv, q. xxxviii, Borgnet, t. xxxiv, p. 550 a, autres textes dans H. Doms, Eivige Verklârung und ewige Verwerfung nach dem hl. Albertus M., dans Div. Thomas, Fribourg, 1932, p. 145 (277). Les considérations générales sur l’amour qu’il introduit dans son traité de la charité permettent à saint Thomas d’aborder, d’un point de vue strictement philosophique, le problème du primat de l’intelligence. In III*"* Sent., dist. XXVII, q. i, a. 4. Déjà se trouve formulée la distinction bien connue : s’il s’agit des choses inférieures à nous, mieux vaut les connaître que les aimer, puisqu’elles se trouvent dans l’esprit selon un état plus noble, esse intelligibile, qu’elle ne le sont en elles-mêmes. S’agit-il au contraire de choses supérieures à nous, mieux vaut les aimer que les connaître, puisque la réalité est meilleure que la ressemblance ; or, l’amour nous porte vers ces réalités supérieures telles qu’elles sont en elles-mêmes, tandis que la connaissance n’atteint que leur similitude. Le De veritate, q. xxii, a. 11, précise que la volonté et l’intelligence peuvent être considérées d’une façon absolue ou en relation à tel ou tel objet. Du premier point de vue, l’intelligence est supérieure à la volonté parce qu’elle trouve sa perfection en elle-même par la seule présence de l’espèce intelligible, tandis que la volonté doit en quelque sorte sortir d’elle-même pour recevoir sa perfection du bien tel qu’il est en soi. Or, il est préférable d’avoir en soi-même sa perfection que d’être contraint de la chercher chez autrui. Les choses changent d’aspect si, au lieu de considérer nos deux puissances absolument, on les réfère à tel ou tel objet. Saint Thomas reprend alors sa distinction du Commentaire des Sentences : primauté de la connaissance des choses inférieures à nous, priorité de l’amour en face des choses divines, qui dépassent infiniment la participation limitée que notre intellect en conçoit. Le cas de la vision béatifique est exclu, puisqu’elle n’est point une connaissance par similitude. In IV um Sent., dist. XLIX, q. ii, a. 1.
Dans la I a, q. lxxxiii, a. 3, apparaît la démonstration définitive. L’intellect est supérieur à la volonté parce que son objet formel et premier est plus simple et plus abstrait que celui de la volonté. Le bien, objet de celle-ci, trouve en effet sa mesure dans l’intelligence : Objectum intellectus est ipsa ratio boni appetibilis. Saint Thomas dira en termes plus clair dans le De virtutibus, q. ii, a. 3 ad 12 uni : Bonum intellectum est objectum voluntatis. Ce n’est pas n’importe quel bien qui attire la volonté, mais le bien de nature intellectuelle et, qui plus est, connu. La volonté et l’intelligence sont donc dans le rapport métaphysique de la chose mesurée et de sa mesure. Il peut se faire cependant que, per accidens, en relation à tel ou tel objet, l’amour dépasse la connaissance comme il peut se faire que l’audition de tel son soit supérieure à la vision de telle couleur. C’est ainsi que l’amour de Dieu est préférable à la connaissance imparfaite que nous en avons. Voir encore I a, q. cviii, a. 6, ad 3° C1 ; De virtutibus, q. ii, a. 3, ad 13um.
Sans traiter la question ex professo, Gauthier de Bruges défendait avant 1265 la thèse du primat de la volonté contre les assertions du De veritate ; cf. E. Longpré, Gauthier de Bruges et l’augustinisme franciscain, dans Miscellanea Ehrle, t. i, p. 200. Même position chez Matthieu d’Aquasparta, dans ses questions decognitione, ers 1275 ; cf. O. Loitin, Liberté humaine et motion divine, dans Rech. de théol. anc. et méd., t. vii, 1935, p. 166. À la Noël 1276, Henri de Gand traite G89 THOMAS D’AQUIN : INTELLECTUALISME, VOLONTARISME 690
longuement le problème dans le sens volontariste, Quodl. i, q. xiv. Le Correctoire de Guillaume de la Mare insistera longuement lui aussi sur cette thèse. Glorieux, Le correctorium…, p. 161-167 ; 221-223. La remarque de saint Thomas : Objectum intellectus est ipsa ratio boni appetibilis, ne paraît pas avoir été du tout saisie par Guillaume de la Mare. hoc. cit., p. 163. En 1286, Godefroid de Fontaines, dans son Quodl. vi, p. x, De Wulf-Hofîmans, p. 182-218, prend la défense de la thèse thomiste.
b) La béatitude. — Sur la thèse thomiste de la béatitude et ses relations avec l’aristotélisme, voir A. Mansion, L’eudémonisme aristotélicien et la morale thomiste, dans Xenia thomisiica, 1. 1, p. 440-444, Rome, 1925 ; Wittmann, Die Ethik des h. Thomas, Munich, 1933, p. 46-64. Il s’agissait en substance, pour saint Thomas, de vérifier, dans le cas particulier de la béatitude céleste, le bien-fondé des positions d’Aristote sur le caractère essentiellement intellectuel de la béatitude. Ethic. Nie, K, 7, 1177 a, 12-22. Problème qui suppose la transmission, en fait tardive, du Xe livre de l’Éthique à Nicomaque ; cf. A. Pelzer, Les versions latines des ouvrages de morale, conservés sous le nom d’Aristote, dansi ?ei néo-scol., t. xxiii, 1921, p. 316-341 ; 378-412. Albert le Grand, qui utilise pour la première fois dans son Commentaire du IVe livre des Sentences la version gréco-latine intégrale de Robert Grossetête (cf. O. Lottin, Saint Albert le Grand et l’Éthique à Nicomaque, dans Aus der Geisteswelt des Mittelallers, Munster-en-W., 1935, t. ii, p. 621-622), décrit longuement la félicité morale et la félicité spéculative, telles que les a conçues Aristote. Mais tout cela concerne la béatitude imparfaite d’ici-bas. Arrivé à la béatitude céleste, la pensée d’Albert tourne court et abandonne Aristote pour Boèce : Healitudo patriæ est inhærere Deo et in ipso habere omnia quæ appetuntur, se bornet-il à déclarer. In /V um Sent., dist. LIX, a. 6, Borgnet, t. xxx, p. 675 b. Albert se rapproche davantage de l’aristotélisme théologique dans son Cours inédit sur l’Éthique à Nicomaque (ms. Val. lat. 722, ꝟ. 194 v°a) ; mais ce cours, on ne saurait l’oublier, est « aussi l’œuvre de saint Thomas, parce qu’il a mis de sa rédaction en reproduisant la parole du maître ». A. Pelzer, Un cours inédit d’Albert le Grand sur la Morale à Nicomaque, dans Rev. néo-scolaslique, t. xxiv, 1922, p. 36. Sur la pensée de saint Bonaventure, voir Gllson, L(/ philosophie de. saint lionaventurc, p. 450-451 ; M. Wittmann, Thomas v. A. u. Bonaventura in ihrer Gliickseligkeit mit einander verglichen, dans Aus der Geisteswelt…, t. ii, p. 749-758.
Dans son Commentaire des Sentences, t. IV, dist. XLIX, q. i, a. 1, qu. 1, et dans le Quodl. viii, a. 19, qui lui est étroitement apparenté (1258 ?), saint Thomas prétend retrouver dans la béatitude céleste tout le fond de la doctrine intellectualiste d’Aristote. La béatitude et la fin ultime peuvent bien en effet être l’objet de la volonté, elles ne peuvent être son acte. Car l’objet premier de la volonté n’est point son acte même, ipsum velle, mais la fin ultime extérieure à elle (béatitude objective). Or, la saisie de cette fin extérieure, de ce bien qui est Dieu ne peut être réalisée par l’acte même de la volonté, parce que le repos et la délectation dans la fin supposent la présence de celleci. C’est donc l’opération qui réalise immédiatement et en tout premier lieu cette conjonction avec la fin ultime extérieure », qui constitue à proprement parler la « fin ultime intérieure », ce que saint Thomas nommer : ! plus tard « béatitude formelle ». I.a vision de Dieu est ainsi l’essence même de la béatitude, tandis que la délectation de la volonté est son « complément formel », comme la beauté est l’ornement de la jeunesse, Ethic Nie, K, 3, 1 171 b, 33. Même doctrine dans le Cont. Gent., I. III, c. xxvi ; P-II", q. iii, a. 4 ;
Comp. theol., c. cvu. L’évolution que Wittmann (Die Ethik…, p. 45) voudrait découvrir dans la pensée de saint Thomas vers une mitigation progressive de son intellectualisme, ne paraît point devoir être retenue ; cf. Bull, thomiste, t. iii, p. 940.
La première attaque contre cette thèse thomiste est ici encore sans doute celle de Gauthier de Bruges ; cf. E. Longpré, Le Commentaire sur les Sentences du Bienheureux Gauthier de Bruges, dans Études d’hist. doct. et litt. du xiiie siècle, t. ii, Ottawa, 1932, p. 22. Avant Duns Scot, Guillaume de la Mare objecte que la volonté peut atteindre et saisir la fin ultime, sinon par le désir et la fruition, du moins par l’amour. Glorieux, Le correctorium…, p. 211. Saint Thomas avait déjà prévenu l’objection, Cont. Gent., l. III, c. xxvi, 5°, comme 1e fait remarquer 1e Correctoire « Quare », p. 2 1 9. Chez Jean Quidort, la thèse thomiste a subi de notables transformations. Éd. Mùller, p. 240. Nous savons d’ailleurs que Jean Quidort eut quelques difficultés d’ordre doctrinal sur ce point ; cf. Glorieux, Un mémoire justificatif de Bernard de Trilia, dans Rev. se. phil. et thèol., t. xvii, 1938, p. 411. Signalons enfin les questions de Pecham sur le sujet, éditées par Spettmann, Quæstiones de anima, dans Beitrâge, t. xix, p. 5-6, 170-172 ; 178-180. La question De beatitudine, éditée jadis par Mandonnet et attribuée par lui à saint Thomas, Rev. thomiste, 1918, p. 366-371, serait l’œuvre de Thomas de Sutton ; cf. Bull, thomiste, Notes et communie., 1932, p. 118. Il y aurait lieu de la comparer avec la question quodlibétique soutenue par le même auteur en 1285, Quodl., ii, a. 15, ms. Ottob. lat. 1186, ꝟ. 84 v » 6-88 r° a.
c) L’acte libre. — Dans le traité des actes humains, on a critiqué surtout la notion thomiste A’imperium. Sur les sources de ce traité, cf. O. Lottin, La psychologie de l’acte humain chez S. Jean Damascène et les théologiens du XIIIe siècle occidental, dans Rev. thomiste, n. s., t. xiv, 1931, p. 631-661. Selon saint Thomas, l’imperium est un acte de la raison parce qu’il comporte essentiellement un ordre et une comparaison de la chose impérée à son terme, la fin. Cet ordre de la raison suppose d’ailleurs nécessairement la motion de la volonté, puisqu’on ne peut ordonner un moyen à une fin sans la volition efficace de cette fin. In lV aa > Sent., dist. XV, q. iv, a. 1, qu. 1, ad 3um ; De ver., q. xxii, a. 12, ad 4um ; Quodl. ix, a. 12 ; I » -II », q. xvii, a. 1. Sur l’histoire du terme imperium rationis, voir Lottin, art. cit., p. 648, n. 2. Cette thèse intellectualiste est prise à partie par Guillaume de la Mare, qui lui reproche de compromettre le libre arbitre. Si la raison commande à la volonté, celle-ci est donc serve et non maîtresse. Glorieux, Le correctorium…, p. 233. L’auteur du Correctoire « Quare » répond que le commandement de la raison suppose la motion de la volonté. Glorieux, p. 234. La question sera reprise par Henri de Gand, Quodl. ix, q. vi (1286). À la conception intellectualiste de l’imperium se rattache naturellement la définition thomiste de la loi, r, -II", q. xc, a. 1 ; cf. O. Lottin, Ladé finition classique de la loi, dans Rev. néo-scolastique, t. xxvi, 1925, p. 129-145. Sur les problèmes de la syndérèse et de la conscience, voir R. Holïinann, Die Gewissenslehre des Walters v. Iirùgge O. F. M. und die Entivicklung der Geivissenslehre in der Hochscholastik, dans Beitrâge, t. xxvi, fasc. 5-6, 1941.
Mais le conflit entre intellectualisme et volontarisme porte surtout sur la détermination de l’acte libre par le dernier jugement pratique. Cf. sur ces problèmes, O. Lottin, La théorie du libre arbitre depuis iiuelmt jusqu’à S. Thomas d’Aquin, Louvain, 1929 (extr. de la Rev. thomiste) ; Liberté humaine et motion divine de S. Thomas d’Aquin à la condamnation dr 1277, dans Rrch. de théol. anc. et méd., t. vii, 1935, 691 THOMAS D’AQUIN : INTELLECTUALISME, VOLONTARISME 692
p. 52-69, 156-173 ; Le libre arbitre au lendemain de la condamnation de 1277, dans Rev. néo-scolastique, t. xxxviii, 1935, p. 213-233 ; Le libre arbitre chez Godefroid de Fontaines, ibid., t. xl, 1937, p. 213-241 ; Le thomisme de Godefroid de Fontaines en matière de libre arbitre, ibid., p. 554-573 ; Thomas de Sutton et le libre arbitre, dans Rech. de théol. anc. et médiév., t. ix, 1937, p. 281-312 ; refonte de l’ensemble dans Psychologie et morale aux xiie et xiiie siècles, Louvain, 1942, p. 225389. Selon saint Bonaventure, le jugement pratique, à la différence du jugement théorique (dictamen), n’est possible que par l’intervention de la volonté : In eam partem lerminatur definitivum judicium quam prœoptat voluntas. In II" m Sent., dist. XXV, a. 1, q. vi, ad 3 ii, n. Si la volonté suit ce dernier jugement pratique, en réalité elle n’obéit qu’à elle-même : Potius actum alienum trahit ad proprium. Dans l’acte libre, le jugement de la raison n’est de la sorte qu’une disposition, d’ailleurs indispensable. L’élément principal et formel de la liberté réside dans la seule volonté. Chez saint Thomas au contraire, la raison dans l’acte libre est ce que le moteur est au mobile, l’agent au patient, 1% q. lxxxii, a. 3, ad 2um. Ratio causa libertatis, écrira-t-il dans la I a -II ! D, q. xvii, a. 1, ad 2um, au plus fort de la crise averroïste. Bien que l’acte essentiel du libre arbitre (electio) relève de la volonté, saint Thomas précise cependant, dès l’époque des Sentences, que l’élection, pour être libre, doit renfermer en elle une virtus rationnelle. In II am Sent., dist. XXIV, q. i, a. 3. Le liberum judicium, l’arbitre, est ainsi non la liberté elle-même, mais la cause immédiate de la liberté. In 7/ um Sent., dist. XXV, expos, lextus. Dans le De veritate, saint Thomas ne se contentera point d’établir que la volonté est libre (q. xxii), il établit encore que le jugement pratique qui précède immédiatement l’élection, est lui-même libre : Homo non est solum causa suiipsius in movendo, sed in judicando. Q. xxiv, a. 1. Avant 1269 et pendant le premier séjour de saint Thomas en Italie, Gauthier de Bruges attaque la thèse de la volonté puissance passive. La raison n’est pour la volonté qu’un conseiller dont elle peut écarter l’avis. Il peut donc y avoir dissentiment entre le dernier jugement pratique et l’acte du vouloir. Cf. O. Lottin, Liberté humaine et motion divine…. p. 59.
L’intervention de Gérard d’Abbeville en 1269 (texte dans Lottin, Liberté humaine et motion divine…, p. 157) annonce la condamnation de 1270. Nous savons en effet par Gérard que certains maîtres, exagérant les affirmations d’Aristote (De an., T, 10, 433 b, 16) « étaient arrivés à nier le libre arbitre, en soulignant à l’excès le caractère passif de la volonté ». Lottin, art. cit., p. 158. Nous ignorons d’ailleurs les noms de ces maîtres. Le 10 décembre 1270, Et. Tempier condamnait la proposition : Quod liberum arbitrium est potentiel passiva non activa et quod necessilate movetur ab appelibili. Denifle-Chatelain, t. i, p. 487. Cette condamnation invite saint Thomas à interrompre le cours normal de ses questions De malo, afin de préciser sa propre position. La négation du libre arbitre n’est pas seulement contraire à la foi, elle est de plus la « destruction de tous les principes de la philosophie morale ». Q. vi, a. u. À la double indétermination ex parte actus et ex parte objecti, dont le saint docteur avait établi l’existence dans le De veritate (q. xxii, a. 6), répond maintenant la double liberté d’exercice et de spécification ; terminologie, mais non doctrine nouvelle et qui ne saurait être un emprunt à Siger, dont les Questions sur la Physique ne peuvent être antérieures à 1271 ; cf. Delhaye, Siger de Brabanl, Questions sur la Physique, Introd., p. 17. Le De malo enseigne que la volonté est mue par l’intellect ex parte objecti, motion par mode de causalité formelle et sim ple présentation de l’objet, précisera la I 1 - ! ! ", q. ix, a. 1. C’est en effet la volonté elle-même qui est principe de son propre mouvement quant à l’exercice de l’acte. La 7e objection du De malo est une allusion limpide aux condamnations du 10 décembre précédent. On objecte le principe d’Aristote : la volonté est une puissance passive (De an., T, 10, 433 b, 16), elleestdonc mue nécessairement par le principe actif qui la met en branle. Saint Thomas répond que seule la plénitude parfaite du bien peut mouvoir nécessairement la volonté quoad speciftcationem, ad 7um. Même dans ce cas, la liberté d’exercice est encore réservée. On a remarqué que saint Thomas, dans ce texte du De malo, passe sous silence sa théorie du fondement intellectuel de la liberté et qu’il semble réduire sensiblement la portée du principe : Nihil volitum, nisi prxcognitum. Il semblerait même écarter toute connexion nécessaire entre le dernier jugement pratique et l’élection. Mais une telle impression doit, croyons-nous, être dissipée par les textes postérieurs de la Ia-IIæ. Dans la I a -II iE, q. xvii, a. 1, ad 2um est affirmé à nouveau le fondement intellectuel de la liberté ; cf. également, q. lxxvii, a. 2. Quant à la connexion entre le dernier jugement pratique et l’élection, elle doit s’entendre non seulement dans l’ordre de spécification, mais encore dans celui d’exercice. Car la raison précède et ordonne l’élection. Q. xiii, a. 1. Or, celle-ci ne porte pas seulement sur la spécification de l’acte, mais encore sur son exercice. Dans son choix entre agir et ne pas agir, ici encore la volonté suit la raison : Potest homo velle et non velle, agere et non agere, potest eliam velle hoc et illud : cujus ratio ex ipsa virtute rationis accipitur. Quidquid autem ratio potest apprehendere ut bonum, in hoc voluntas tendere potest. Potest autem ratio apprehendere ut bonum, non solum hoc quod est velle aut agere, sed hoc etiam quod est non velle et non agere. Q. xiii, a. 6. Quant aux jugements de la raison pratique, ils sont nécessaires d’une nécessité simplement hypothétique, ibid., ad 2um, solution que Godefroid de Fontaines n’aura pas de peine à appliquer à la connexion du dernier jugement pratique avec l’élection. Quodl. vi, q. xi, éd. De Wulf-Hoffmans, p. 220.
Dans son Quodl. i, en 1276, Henri de Gand professera un volontarisme radical : loin d’être le moteur ou la cause de l’acte libre, la raison se borne à montrer à la volonté son chemin : Præferendo lucernam de nocte ne dominus offendat. L’année suivante, la condamnation du 7 mars, pouvait passer pour une « canonisation implicite » de la thèse volontariste. Saint Thomas était-il vraiment atteint comme l’ont cru les contemporains ? Non, si le De malo écarte les positions essentielles de l’intellectualisme du De veritate et de la I » Pars ; oui, si ces positions essentielles sont maintenues. Sans doute saint Thomas avait écarté toute influence efficiente de la raison, il ne parlait plus que de présentation ou de proposition de l’objet. Mais avait-il abandonné ses deux thèses essentielles : le fondement intellectuel de la liberté et la connexion nécessaire de l’acte libre avec le dernier jugement pratique ? Le doute créé par le silence du De malo, q. vi, est sur ce point dissipé par les textes de la Ia-IIæ. Or, ces thèses sont certainement visées par les prop. 129, 163, 130, 131, 158, 159 de la condamnation de Tempier.
Ce sont ces deux thèses essentielles, ratio causa libertatis et rôle du jugement pratique, qui sont prises à partie par G. de la Mare. Glorieux, Le correctorium…, p. 106, 232. La pensée de saint Thomas a été reproduite plus justement par « Circa » (éd. Muller, p. 128, 264) que par « Quare » (Glorieux, p. 107). À la différence de ce dernier qui n’accorde à l’intelligence qu’une motion par mode de cause finale (sicut finis movet efjicientem), Godefroid de Fontaines et Thomas de Sutton admettront une véritable causalité efficiente.
Lottin, Le libre arbitre chez Godefroid de Fontaines, p. 219 ; Thomas de Sulton et le libre arbitre, p. 289. Godefroid de Fontaines enseigne en outre que le jugement pratique dépend de la motion de la volonté, non seulement quant à l’exercice mais quant à la spécification de l’acte : Ex hoc quod per voluntatem fit aliquid, ralione cujus ipsum objection sic vel aliter intellectum moveat. Quodl. vi, q. xi, De Wulf-Hofîmans, p. 223. L’activité volontaire introduit en effet une conformité (connaturalitas) à l’égard de certains biens, d’où leur convenance pour l’appétit : Qualis est unusquisque, talis finis videtur ei. Ibid., p. 224 ; cf. Aristote, Ethic. Nie, T, 7, 1114 a, 32.
Conclusion. — Le 18 juillet 1323, Jean XXII canonisait celui que Jean Pecham avait accusé de remplir d’idoles la maison de Dieu. « L’inscription de saint Thomas au catalogue des saints fut encore plus efficace que les apologies des disciples du Docteur commun. » P. Mandonnet, La canonisation de saint Thomas d’Aquin, dans Mélanges thomistes, Le Saulchoir, 1923, p. 47. L’Église ne pouvait en effet proclamer la sainteté personnelle de Thomas d’Aquin, sans attester du même coup la vérité de sa doctrine et le succès de son entreprise. Les tenants de la vieille école augustinienne contestaient justement l’un et l’autre. Avec la canonisation de saint Thomas, l’aristotélisme avait conquis droit de cité. Mais le problème de l’aristotélisme s’était posé de façon très différente pour saint Thomas et pour Siger. Celui-ci, philosophe et non théologien, commente d’abord Aristote, sans s’occuper des affirmations de sa foi personnelle. C’est peu à peu que se manifeste à ses yeux le problème, très moderne, de la conciliation de son système philosophique et de sa foi. Le point de départ de saint Thomas est tout différent. Il est maître en théologie et non pas maître es arts. L’œuvre de sa vie, c’est une explication rationnelle de la veritas ftdei dans laquelle l’aristotélisme aura sa place. Mais au lieu d’une simple utilisation d’un matériel de citations au service du vieux fond de la théologie augustinienne, d’ailleurs si fortement teintée d’avicennisme, nous assistons chez lui à une refonte complète. Saint Thomas repense les problèmes théologiques à l’aide de l’aristotélisme. Un aristotélisme au service de la théologie, tel était lu but qu’il lui fut donné d’atteindre, comme on pourra mieux s’en rendre compte par l’exposé de la synthèse thomiste ; voir ci-dessous à l’art. Thomisme.
Bibliographie. — On n’indiquera que les travaux d’ordre général sur le conflit entre l’augustinisme médiéval t h’thomisme. Les travaux spéciaux sur tel ou tel point de doctrine, ont été signales au cours de l’article. — F. Ehrle, Dit Augustinisnuis and (1er Artstotelismus in ilcr Scholastik gegen dem Ende des XIII. Jalirliunderls, dans Arcliiu. f. Uteratur ». Kirchengesehtchte des Mtttelalters, t. v, 1898. p. 603-635 ; I’. Mandonnet, Siger de Brabani ri l’averroïsme latin, Louvain, 1911, t. i, p. 50-59 ; ]< même, Premiers travaux ilr polémique thomiste, dans Hev. des se. phtl. et théol., t. vii, 1913, p. 16-70, 245-252 ; I". Bbrle.Der Kampf um die Lélire des iil. Thomas v. A. in drr ersten fûnfxtg Jahren nach tetnem Tod, dans Zeltschrtft I. kathoL Théologie, t. xxxvi, 1913, p. 266-318 ; le même, L’Agostinismo et l’Aristotelismo delta scotaslica dcl secolo XIII, dans Arma Otomistica, Home, 192.">, t. iii, p. : >17- : >H.S ; A. Callebaut, Jean Pecham et l’augustinisme, dans Archio. franc, hisl., t. XVIII, 192°>, p. 111172 ; I’. Glorieux, Comment les thèses thomistes furent proscrites h Oxford, dans Rev. thomiste, a. s., t., 1927, p. 260271 ; le même, i.n littérature des Correeloires, Ibid., t. xi, 1928, p. 69-96 ; R. Creytens, Autour de la littérature des CorrectoUres, dans Archiv. II-. I’rœd., Home, t.xii, 1942, p. 313-340. On trouvera un exposé d’ensemble et une ample bibliographie de ces questions dans le grand ouvrage de F. van Stecnberghen, para depuis la rédaction du présent article : Siger de Brabani d’après tes cm [édites, i. ii, Louvain, 19 12 (Les Philosophes belges, t XIII),
VI. Saint Thomas d’Aquin exégète. — Pour porter un jugement objectif sur les commentaires bibliques de saint Thomas d’Aquin, il faut les replacer dans leur contexte historique. Alors que toute l’exégèse du haut Moyen-Age était aux fins d’édification, on discerne un triple courant dans l’interprétation de l’Écriture au xiie siècle : celui de l’exégèse savante, représentée par le commentaire sur les Psaumes de Pierre Lombard, l’Expositio difficultaliim suborientium in expositione tabernaculi fœderis de Richard de Saint-Victor et la Glose ordinaire d’Anselme de Laon ; puis un courant monastique, d’intention moralisante, avec les commentaires du Cantique des cantiques de saint Bernard et de Pierre de la Celle, ou celui sur les Psaumes de Jean de Reims ; enfin des travaux scripturaires orientés vers la prédication et représentés par Gilbert de la Porrée, la Glose interlinéaire et surtout les Distinctiones, ou aide-mémoire, comme celles de Pierre le Chantre et de Prévostin sur le Psautier, ou de Garnier de Rochefort, évêque de Langres.
Il est notable que l’œuvre scripturaire de saint Thomas, à l’inverse de celle de ses contemporains qui se spécialisent dans un genre donné, relève de ces trois modes d’exposition. Le commentaire du Cantique des cantiques, et peut-être celui du Psautier, sont des ouvrages de piété et c’est pourquoi ils porteront plus que d’autres l’empreinte de leur temps. La Catena aurea est un manuel pour les prédicateurs autant que pour les étudiants. Enfin tous les autres commentaires, notamment ceux sur l’évangile de saint Jean et les épîtres de saint Paul sont des ouvrages scientifiques, et plus précisément scolaires, donc théologiques.
La plupart des grands commentaires bibliques du xme siècle, en effet, ne sont pas autre chose que la rédaction des cours officiels des maîtres en théologie durant leur carrière universitaire ; cf. P. Mandonnet, Chronologie des écrits scripturaires de saint Thomas d’Aquin, extrait de la Revue thomiste, 1928-1929 ; et L’enseignement de la Bible « selon l’usage de Paris », ibid., 1929, p. 489-519. Le texte sacré était la matière ordinaire des cours du maître en théologie qui l’expliquait section par section et d’un point de vue théologique, comparant les textes entre eux, mettant en lumière les gloses des Pères, combattant les hérésies, établissant les vérités de la foi ; exposé qu’il complétait par les questions disputées et les disputes quodl ibétiques ; cf. H. Denifle, Quel livre servait de base ù l’enseignement des maitres en théologie ? dans Revue thomiste, 1894, p. 149-161.
Mais, alors qu’au xiie siècle, avec Gilbert l’universel et Abélard, puis Robert de Melun, et encore au début du xiii c siècle, les « questions » théologiques ne sont introduites dans les commentaires de l’Écriture que d’une façon adventice, à l’occasion d’une citation patristique et en dépendance immédiate du texte, peu à peu, sous l’influence du progrès philosophique, les Quæstiones prennent une place de plus en plus prépondérante dans la « leçon », cf. ci-dessus, col. 371 sq. ; si bien que la théologie se constitue en science autonome et que les Sentences de Pierre Lombard ou VHistoria scholastica de Pierre le Mangeur se substitueront ici et là à la Bible comme texte de base. Finalement l’interprétation de l’Écriture qui faisait jadis l’unique objet de renseignement demeure stationnairc et les maîtres de Paris n’y consacreront plus que deux cours par semaine, considérant le texte sacré surtout comme un prétexte à discussions théologiques. C’est le « bibliste ordinaire » qui deviendra le spécialiste de l’enseignement scripturaire ; niais sa plaie demeurant subalterne — il « lit « la Bible » ni courant », au moyen de gloses — l’enseignement de lent de plus en plus élémentaire.
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THOMAS D’AQUIN : TEXTE BIBLIQUE ADOPTÉ
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De ce régime scolaire, deux observations se dégagent. Saint Thomas est l’un des témoins les plus notables de cette distinction des ouvrages d’exégèse et de théologie biblique d’une part et de théologie proprement dite ou rationnelle, d’autre part, dissociation qui s’esquissait au xiie siècle. Si le xiiie siècle est le grand siècle scripturaire du Moyen Age, il le doit à l’élan donné aux études bibliques un siècle plus tôt et à la multitude des grands esprits de la première moitié du xme siècle ; mais ceux-ci furent de plus en plus des théologiens et, après saint Thomas, on ne relèvera guère d’œuvre exégétique marquante jusqu’aux Postules de Nicolas de Lyre, lesquelles, par leur esprit et leur méthode, appartiennent davantage à la Renaissance qu’au Moyen Age ; on est dès lors autorisé à voir dans les commentaires de saint Thomas sur saint Jean et surtout sur saint Paul le fruit le plus mûr, la réalisation la plus parfaite de l’exégèse médiévale scol astique.
Par ailleurs, les commentaires bibliques de ce siècle sont des leçons de maîtres en théologie qui visent non seulement à élucider le sens des textes, mais encore à y trouver la solution de problèmes dogmatiques ou moraux, et à y discerner les éléments de la systématisation théologique qu’ils élaborent. C’est la théologie, science désormais autonome, qui devient la clef de voûte, le point de convergence de toutes les disciplines annexes : grammaire, philologie, patristique, exégèse. Le commentaire de saint Thomas sur Job est le type le plus expressif de cette formule d’interprétation.
I. Le texte biblique de saint Thomas. IL Son canon biblique (col. 697). III. Sa documentation (col. 701).
IV. Saint Thomas et la philologie biblique (col. 704).
V. Saint Thomas et la critique textuelle (col. 708).
VI. Caractères généraux de son exégèse (col. 711). VIL Règles herméneutiques (col. 727). VIII. Conclusion (col. 735).
I. LE TEXTE BIBLIQUE DE SAINT TBOMAS.
Comme
ses contemporains, saint Thomas ne possédait que le texte de la Vulgate latine, document traditionnel jouissant d’une autorité absolue. Sans doute ce texte était-il notablement corrompu, mais, quoi qu’on en ait dit et comme une lecture des commentaires en fait foi, il ne différait pas considérablement du nôtre ; cf. les variantes relevées par H. Wiesmann, Der Kommentar des hl. Thomas von Aquin zu den Klageliedern des Jeremias, dans Scholastik, 1929, p. 78 sq. ; A. Vaccari, S. Alberto Magnoe l’esegesi médiévale, dans Biblica, 1932, p. 372-374. Au xiie siècle, le cardinal Nicolas Maniacoria et Etienne Harding, abbé de Cîteaux, avaient entrepris de reviser la version hiéronymienne d’après le grec et l’hébreu, mais leurs travaux n’eurent guère de diffusion. C’est l’un des manuscrits à la fois amendé et interpolé par la masse des commentateurs que les libraires et les « stationnaires t de Paris choisirent dès le début du xiiie siècle et dont ils multiplièrent les copies. Ce fut désormais le texte reçu et en quelque sorte ecclésiastique ; les professeurs le commentèrent comme une version quasi-officielle et, comme Paris était le centre intellectuel du monde, cette Bible de l’université, plus exactement appelée Exemplaire parisien de la Bible ou Bible de Paris, devint YExemplar vulgatum, le texte biblique moderne dont l’autorité devait être incontestée pendant trois siècles ; cf. H. Denifle, Die Handschriften der Bibel-Korrectorien des 13. Jahrhunderts, dans Archiv für Literaturund Kirchengeschichte des M. A., t. iv, 1888, p. 263311, 467-601 ; P. Martin, Le texte parisien de la Vulgate latine, dans Muséon, 1889, p. 444-466.
Cette édition n’ayant aucune valeur critique, les frères prêcheurs résolurent de l’amender. Un premier essai, réalisé par les religieux du couvent de Sens, devait être désapprouvé par le Chapitre général de
l’ordre en 1256. Hugues de Saint-Cher, après 1244, composa à Rome un correctoire dont aucun manuscrit ne nous est parvenu. Finalement les pères du couvent de Saint-Jacques éditèrent le célèbre correctoire connu sous le nom de « Bible des Jacobins de Paris » et qui est contenu dans les mss latins 16 719-16 72à (xme s.) de la Bibliothèque nationale. Les marges sont remplies de nombreuses variantes copiées de première main avec le texte. Celui-ci se relie au texte d’Alcuin (801) et, lorsqu’il s’en sépare, il concorde avec les manuscrits théodulphiens et italiens ; cf. H.Quentin, Mémoire sur l’établissement du texte de la Vulgate, Paris, 1922, p. 385-388.
Saint Thomas utilisa certainement pour ses commentaires le texte alcuinien de l’université de Paris. A défaut d’une étude critique qui n’a jamais été faite, on peut présumer qu’il utilisa les corrections que Hugues de Saint-Cher y avait apportées et plus vraisemblablement qu’il eut en main une copie du correctoire de Saint-Jacques, puisque c’était le couvent où il avait enseigné comme bachelier et comme maître, et que l’ordre l’avait imposé à tous ses religieux. Acta capitulorum gênerai. O. P., éd. B.-M. Reichert, t. i, p. 9. C’est en outre ce que suggère la formulation des notes de critique textuelle dans les commentaires de saint Thomas qui ne mentionne que très rarement l’origine des variantes et se contente de les mentionner comme la marge du susdit correctoire : alia littera habel. Cette bible de l’université de Paris bénéficiait des améliorations que venait d’y introduire le chancelier Etienne Langton (î 1228) et qui devaient être adoptées par Hugues de Saint-Cher, les bibles incunables et celle du concile de Trente. Jusqu’au xine siècle, en effet, les Livres saints étaient rangés dans l’ordre le plus variable. Etienne Langton mit au début de la Bible tous les livres historiques, à l’exception des Machabées, puis tous les Sapientiaux de Job à l’Ecclésiastique, enfin les Prophètes. Toutefois l’université de Paris mit les épîtres catholiques à la suite des Actes des apôtres, conformément à l’usage des manuscrits grecs, alors qu’Etienne Langton les avait placés après celles de saint Paul.
Par ailleurs, la division en chapitres de la bible d’Alcuin était extrêmement inégale, et fixée comme au hasard. Ces distributions fantaisistes variaient en outre avec les copies et parfois avec les auteurs ; aussi bien, jusqu’à la fin du xiie siècle, l’usage de citer l’Écriture avec une référence à un chapitre était-il presque entièrement inconnu ; cf. A. Landgraf, Die Scliriflzilale in der Scholastik um die Wende des |2. zum 1C. Jahrhunderl, dans Biblica, 1937, p. 74-94. Etienne Langton divisa, avant 1206, toute la Bible en chapitres de longueur à peu près égale et, qui mieux est, de façon à comprendre dans chacune de ces sections une unité de sujet. Si Etienne Langton ne créa pas de toutes pièces la numérotation nouvelle, du moins en fit-il adopter définitivement une ancienne. Ces nouveaux chapitres sont encore aujourd’hui en grande partie les nôtres.
Après Robert de Courson et avec Philippe le chancelier, Hugues de Saint-Cher fut l’un des premiers à employer la nouvelle capitulation dans ses Postules, son Correctoire et ses Concordances ; mais il est remarquable que, dans les Postules et le Correctoire, il y ait une coïncidence complète avec notre division actuelle, même pour les sept livres historiques de l’Ancien Testament. C’est donc lui qui mit au point l’œuvre de Langton, et c’est cette édition ainsi parachevée que suivra saint Thomas. Enfin, en 1218, Thomas Gallus complétait cette œuvre en subdivisant par les sept premières lettres de l’alphabet, a, b, c, d, e, /, g, chaque chapitre de l’Écriture, distribué ainsi en petits paragraphes, appliquant ainsi à la Bible un usage déjà
répandu dans les éditions des livres profanes. Cf. G. Théry, Thomas Gallus. Aperçu biographique, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du M. A., 1939, p. 165.
Telle était l’édition de la Bible, celle des jacobins, sur laquelle saint Thomas composera ses commentaires ; elle était celle même dont son maître saint Albert s’était servi, et voilà en partie pourquoi son exégèse tiendra compte des mêmes leçons et souvent des mêmes références aux variantes.
II. LE CANON BIBLIQUE J)E SAINT THOMAS. — Hu gues de Saint-Victor, comme la plupart des médiévaux, empruntait sa liste des 22 livres canoniques au « Prologue casqué » de saint Jérôme, et les distribuait en Loi, Prophètes, Hagiographes. De script, et script., P. L., t. clxxv, col. 15. Il rejetait donc comme apocryphes : Sagesse, Ecclésiastique, Judith, Tobie, I et II Machabées. Ibid., cf. col. 16, 20, et Erud. didasc, t. clxxvi, col. 784. Cette exclusion des deutérocanoniques était également prononcée par l’auteur anonyme de l’Ysagoge in Theologiam, A. Landgraf, Écrits théologiques de l’école d’Abélard, Louvain, 1934, p. 143 ; par Rupert de Deutz, P. L., t. clxvii, col. 318 ; Philippe de Harvengt, t. cciii, col. 629, 659 et d’autres. Or, saint Thomas est l’un des premiers avec saint Albert le Grand, saint Bonaventure et Jean de la Rochelle (cf. France franciscaine, 1933, p. 345-360) à constituer la liste intégrale des livres canoniques. Dans son discours de bachelier biblique donné à l’ouverture des cours en 1252, saint Thomas adopte la division hiéronymienne : Loi, Prophètes, Hagiographes, et insère explicitement les deutérocanoniques dans le canon. Fr. Salvatore, Due sermoni inediti di S. Tommaso d’Aquino, Rome, 1912 ; P. Synave, Le canon scripturaire de saint Thomas d’Aquin, dans Revue biblique, 1924, p. 522-533. Plus nettement que ses devanciers, il distingue canonicité et authenticité, et définit le critère de la canonicité : l’usage del’Égiise. Quoi qu’il en soit de l’étymologie erronée que le maître donne au mot apocryphe, son principe doctrinal et sa constatation historique demeureront désormais acquis dans l’Église :
Posait tiimen Hieronymus quartum librorum ordinem, sciliect apocryphos, et dicuntur apocryphi al) apo, quod est valde.et cryphon, quod est obscurum : quia décorum sententiis vel auctoribus dubitatur. Ecclesia vero catholica quosdam libros recepit In numéro sanctarum scripturarum, de quorum lententiia non dubitatur, sed de auctoribus. Non quod nesciatur qui fuerint illorum librorum auctons, sed quia hommes i Il i non fuerunt notæ auctoritatis. Unde ex auctoritate auctorum robur non habent, sed magis ex Ecclesia ! receptione. Quia tamen idem modus loquendi in ois et in hagiographis observatur, ideo simul cum eis compufenl lirait pnesens. l-"r. Salvatore, op. c(f., pV20.
C’est donc en raison de leur genre littéraire, modus loquendi, qui n’est ni de l’histoire ni de la prophétie, que ces livres ont été classés parmi les hagiographes, ad eruditionem hominum conscripti. Prol. in Job, éd. Vives, t. xviii, p. 2. Constatation classique depuis saint Augustin, Isidore de Séville, Raban Maur, etc.
Ces déclarations du Principium, claires à souhait, diriment définitivement les discussions sur le canon du Docteur angélique, notamment pour les livres de la Sagesse et de l’Ecclésiastique. Ces deux livres avaient été commentés pour la première fois depuis Raban Maur par Etienne Langton ; Hugues de Saint-Cher en avait corrigé le texte à l’instar des autres livres canoniques et de la finale de Daniel ; c’est dire que leur crédit, sinon leur canonicité, s’aflirmait dès le début du xiir » siècle, si bien qu’à la fin du siècle, Raymond Martin les citera dans sa polémique avec les Juifs, comme livres reçus dans l’Église, à l’égal de ceux du Nouveau Testament ; et le pseudo-Thomas utilise
expressément l’Ecclésiastique comme autorité. In Gen., éd. Vives, t. xxxi, p. 5.
Or, dans son commentaire sur les Noms divins (c. iv, lect. 9), qui cite un texte de la Sagesse, saint Thomas écrit : « Par là, il est évident que le livre de la Sagesse n’était pas encore (nondum) au nombre des Écritures canoniques », ce qui laisse entendre que ce livre, que l’on croyait dû à Philon, sur le témoignage de saint Jérôme, était entré depuis dans le canon. Par ailleurs, dans I a, q. lxxxix, a. 8, ad 2 un, saint Thomas propose d’expliquer l’apparition de Samuel à Saiïl en l’entendant d’une apparition réelle du prophète, comme le suggère Eccli., xlvi, 23 : « Mais on peut dire aussi que cette apparition fût procurée parles démons, au cas oà l’on n’admettrait pas l’autorité de l’Ecclésiastique, parce que ce livre ne se trouve pas parmi les Écritures canoniques chez les Hébreux. » Comme l’a fait remarquer le P. Synave, op. cit., p. 527, il s’agit d’une hypothèse et d’une référence au canon juif qui ignore l’Ecclésiastique et dont on sait l’autorité au Moyen Age ; le libellé de la phrase suppose donc un autre canon « chez les chrétiens ». Cette concession apologétique n’était pas superflue, comme le prouve la citation suivante d’Hugues de Saint-Cher : De auctore (Ecclesiastici) non sit quærendum, cum sit apocruphus, nisi quod quidam dicunt quod Jésus filius Sirach pronepos Jesu magni Sacerdoiis tempore Evergetis régis .Egypti scripsit librum istum, quod etiam Raban tangit in suo Prologo. Alii dicunt quod non composuit sed tantum transtulit de hebrœo in græcum. Sed sive hoc, sive illud fuerit, non differt a veriiate libri istius. Prol. in Eccli., Lyon, 1569, p. 171. Hugues applique ici sa distinction en apocryphes proprement dits, dont on ignore et l’auteur et la valeur de vérité, et en deutérocanoniques dont l’authenticité est suspecte, mais dont la valeur doctrinale est certaine : Apocryphorum vero sunt duo gênera. Qu&dam sunt, quorum et auctor et verilas ignoratur, ut est Liber de infantia Salvatoris et Liber de assujnptione B. Virginis, et hos non recipit Ecclesia. Alia sunt quorum auctor ignoratur sed de veriiate non dubitatur, ut est liber Judith et Machabœorum, liber Sapientiæ et Ecclesiasticus, liber Tobiæ et Pastor. El hos recipit Ecclesia, non ad fidei dogmata, sed ad morum instructionem. Ibid. Ainsi les deutérocanoniques jouissent d’une autorité moindre, ne pouvant être utilisés comme arguments en théologie ; ce sont des livres d’édification. C’est précisément ce que saint Thomas concède I », q. lxxxix, a. 8, ad 2°’, non qu’il sanctionne lui-même ce scepticisme, mais il en tient compte dans l’argumentation avec un objectant.
Que l’on relise maintenant le texte du Principium et l’on verra combien le jugement de saint Thomas est neuf et a de poids. L’apocryphe se définit : un livre obscur, soit que l’on ignore son auteur, soit que l’on ait des doutes sur sa doctrine. Or, l’Église ne reçoit dans le canon des Livres saints que ceux dont la doctrine est sûre, même si l’on en ignore l’auteur ; mais saint Thomas précise, à la différence d’Hugues de Saint-Cher : ce n’est pas que l’authenticité de ces livres soit absolument inconnue, mais leurs auteurs ne sont pas des autorités ; c’est ainsi que Philon — auquel tout le Moyen Age attribue la composition de la Sagesse — ne peut avoir le crédit de Moïse pour le Pentatcuque, de David pour les Psaumes ou des prophètes pour leurs écrits ; aussi c’est l’Église qui. seule, sanctionne l’autorité de ces livres.
Or, dès là qu’un livre est canonique, c’est-à dire reçu par l’Église, son contenu est infaillible et a valeur de règle de foi. Commentant le texte de.Toa., xxi, 24, « son témoignage est véridique », saint Thomas écrira :
l lie pooitur verltas tSTangttlll. E1 loqultur In persona tottu Booletue a ojua reooptum est hoc Evangallum…
icUua aoleni quod cum multi serilien ni de Mthottca
veritate, hæc est differentia : quia illi qui scripserunt canonicam scripturam, sicut Evangelista ; et Apostoli et alii hujusmodi, ita eonstanter eam asserunt quod nihil dubitandum relinquunt. Et ideo dicit : et scimus quia verum est testimonium ejus ; Si quis vobis evanqclizaverit præter idquod accepistis, anathema sit (Gal., i, 9). Cujus ratio est, quia sola canonica scriptura est régula fidei. Alii autem sic edisserunt de veritate, quod nolunt sibi credi nisi in his qua ; vera dicunt. In Joa., c. xxi, lect. 6, éd. Marietti, p. 517.
Avec toute l’antiquité patristique et médiévale, saint Thomas croit à l’authenticité salomonienne des Proverbes, du Cantique des cantiques et de l’Ecclésiaste, In Canl., éd. Vives, t. xviii, p. 609, et que les titres des Psaumes ont été rédigés par Esdras, partim secundum ea quæ tune agebantur, et partim secundum ea quæ contigerunt. In Ps., ibid., p. 252.
Depuis six siècles, les commentateurs classaient les trois livres de Salomon selon la triple division de la science grecque : physique, morale, contemplative. D’où la distribution d’Etienne Langton. Or, saint Thomas l’ignore, mais il classe ces livres selon les trois degrés de vertu énumérés par Plotin (cf. I a -II", q. lxi, a. 5) et qu’il connaît par Macrobe : les Proverbes traitent des vertus politiques par lesquelles l’homme se sert avec modération des choses de ce monde et vit avec les hommes ; l’Ecclésiaste traite des vertus purifiantes par lesquelles l’homme se détache du monde par le mépris ; le Cantique a pour objet les vertus de l’âme purifiée, par lesquelles l’homme se délecte dans la contemplation de la seule Sagesse. Principium, cf. Fr. Salvatore, op. cit., p. 23-24.
Quant au canon du Nouveau Testament, il ne soulève guère de difficultés. Saint Thomas cite expressément l’épître de Jude comme canonique, In Joa., c. x, lect. 5, ꝟ. 20 ; cf. pseudo-Thomas, éd. Vives, t. xxxi, p. 48. Il estime que l’évangile de saint Jean est le dernier en date des écrits inspirés. Prol. in Joa., Marietti, p. 7.
L’un des principes qui ont présidé à ce classement des livres dans le canon, c’est l’importance doctrinale des ouvrages. Saint Thomas répète ce principe affirmé depuis six siècles : « Les épîtres de Paul ne sont pas rangées selon l’ordre chronologique, caries épîtres aux Corinthiens furent écrites avant l’épître aux Romains, et celle-ci fut antérieure à la dernière épître à Timothée, mais elle a été placée la première à cause de son sujet qui est le plus élevé. » In Philem., c. i, lect. 2, p. 286 ; Prolog, in Epist. Paul., p. 3.
Seule l’authenticité de l’épître aux Hébreux pose un problème. La glose sur Hebr. i expliquait les différences de style entre cette épître et les autres par le fait que celles-ci avaient été écrites en grec, idiome que l’Apôtre connaissait par charisme, et celle-là en hébreu, langue maternelle de Paul. Saint Thomas cite cette solution traditionnelle II a -II 8, q. clxxvi, a. 1, obj. 1 : Non esse mirandum quod Epistola ad Hebrœos majore elucet facundia quam alise, cum naturale sit unicuique plus in sua quam in aliéna lingua valere. Cœteras enim Apostolus peregrino, id est græco, sermone composuit, hanc autem scripsit hebraica lingua. Dans le prologue de son commentaire sur l’épître aux Hébreux, saint Thomas s’explique plus nettement encore :
Sciendum est quod ante synodum Nicœnam, quidam dubitaverunt an ista epistola effet Pauli. Et quod non, probant duobus argumentis. Unum est, quia non tenet hune modum quem in aliis epistolis. Non enim præmittit hic salutationem nec nomen suum. Aliud est, quia non sapit stylum aliarum, imo habet elegantiorem, nec est aliqua Scriptura quæ sic ordinate procédât in ordine verborum et sententiis sicut ista. Unde dicebant ipsam esse vel Lucae evangelista ;, vel Barnabæ, vel Clementis papæ. Ipse enim scripsit Atheniensibus quasi per omnia secundum stylum istum.Sedantiquidoctores.præcipueDionysius et aliquialii accipiunt verba hujus epistola ; pro testimoniis Pauli. Et Hieronymus illam inter epistolas Pauli recipit. Marietti, p. 288.
Ainsi l’authenticité est affirmée au double titre de la critique externe et de la critique interne. Toutefois seule est examinée la question de la forme littéraire insolite de cette lettre ; les divergences de doctrine avec les autres épîtres pauliniennes ne sont pas envisagées, le Moyen Age — pas même Nicolas de Lyre, Pos/17. in Hebr., Douai, 1617, t. vi, p. 791-792 — n’ayant jamais eu son attention critique attirée sur ces antinomies doctrinales, pour apparentes qu’elles fussent.
Comparativement à ses contemporains, saint Thomas cite fort peu les apocryphes ; pourtant ceux-ci furent largement connus au Moyen Age (cf. la liste établie par Hugues de Saint-Victor, Erudit. didasc., P. L., t. clxxvi, col. 787-788) et leur vogue était grande, comme l’atteste la traduction du Testament des douze patriarches réalisée en 1242 par Robert Grossetête sur une version grecque et surtout leur emploi dans les recueils d’Exempla, comme ceux de Nicolas de Hanaps († 1291) et d’Humbert de Romans († 1277), qui figureront dans la taxation de l’université de Paris en 1304. Saint Thomas cite surtout le IIIe livre d’Esdras, I », q. x, a. 6, obj. 1 ; II » -II », q. cxlv, a. 4, obj. 2 ; q. cxlviii, a. 6, et le qualifie parfois d’apocryphe, In Joa., c. ix, lect. 2, p. 270 ; II’-II », q. xxxiv, a. 1, obj. 2, alors que saint Bonaventure en admettait explicitement la canonicité, Breviloquium, dans Opéra, Quaracchi, t. v, p. 199, et que Hugues de Saint-Cher l’avait amendé dans son correctoire au même titre que les deutérocanoniques. Saint Thomas cite encore comme apocryphes les récits de l’Enfance du Sauveur, III a, q. xxxv, a. 6, ad 3um ; xxxvi, a. 4, ad 3um, i dérivés du Protévangile de Jacques, et dont il relève les erreurs : Ex quo apparet falsitas de infantia Saloatoris, In Joa., c. i, lect. 14, ꝟ. 31, p. 61 ; Ex quo habetur quod (alsa est historia de infantia Salvatoris. Ibid., c. ii, lect. 1, p. 81. De même Y Itinerarium Clementis, ibid., c. i, lect. 15, ꝟ. 10, p. 69 ; c. xiii, lect. 2, ꝟ. 19, p. 356, et la Légende du bienheureux Jean. Ibid., c. xxi, lect. 5, p. 516. Il stigmatise l’imagination inventive de ces écrits : Ex quo etiam potest accipi quod Christus non fecit miracula in pueritia, ut in quibusdam apocryphis habetur. Ibid., c. xv, lect. 5, ꝟ. 27, p. 420.
Comme tous les bons auteurs, mais également avec beaucoup moins de fréquence que ses devanciers, saint Thomas utilise les versions grecques des Septante, d’Aquila, Symmaque et Théodotion, qui n’étaient connues alors que de seconde main, par saint Jérôme, saint Jean Chrysostome et les correctoires. Comme le fera encore Nicolas de Lyre, saint Thomas commente et cite le Psautier gallican. Alors que le haut Moyen Age, à la suite de la Règle de Saint-Benoît, de Cassiodore et surtout de saint Grégoire le Grand, ne connaissait que le Psautier romain, qui est resté dans notre missel, le Psautier gallican est utilisé dans la liturgie. Voici la conception que saint Thomas se fait de ces traductions : « Ces versions sont au nombre de trois. L’une date du début de l’Église terrestre, du temps des apôtres, et elle était corrompue du temps de saint Jérôme. Aussi à la demande du pape Damase, Jérôme corrigea le Psautier ; on le lit en Italie. Mais parce que cette traduction était en désaccord avec le grec, Jérôme fit une nouvelle traduction du grec en latin à la prière de Paule et le pape Damase la fit chanter en France ; elle concorde mot à mot avec le grec. Après quoi, un certain Sophronius discutant avec les Juifs, ceux-ci déclarèrent que certaines choses ne correspondaient pas à celles qui avaient été introduites dans la seconde traduction du Psautier, le susdit Sophronius demanda donc à Jérôme de traduire le Psautier de l’hébreu en latin. Jérôme accéda à cette invitation, cette version concorde absolument avec l’hébreu, mais elle n’est chantée dans aucune église ; ’2
cependant beaucoup en possèdent un exemplaire. » Proœm. in Ps., éd. Vives, t. xviii, p. 20.
/II. LA DOCUMENTATION DE SAINT THOMAS. — En
possession du texte de la Vulgate latine, contenant tous les livres canoniques et eux seuls, rangés dans un ordre convenable et divisés en chapitres réguliers, pouvant au besoin consulter les versions, de quelles ressources bibliographiques saint Thomas disposait-il pour étudier la Bible ?
On ne peut le déterminer avec précision, et ces ressources varièrent selon les lieux et les époques de sa carrière professorale. Mais la déclaration expresse de la lettre dédicatoire de la Calena aurea à Urbain IV en 1264 confirme que notre Docteur était soucieux de se constituer un bon fonds de patrologie :
Sollicite ex diversis doctorum libris prædicti (Matthsei) Evangelii expositionem continuant compilavi, pauca quidem certorum auctorum verbis, ut plurimum ex glossis ndjiciens, quæ ut ab eorum dictis possent discerni, sub glossre titulo pnenotavi. Sed et in sanctorum doctorum dictis hoc adhibui studium, ut singulorum auctorum nomina, nec non in quibus habeantur libris assumpta testim >nia describantur : hoc excepto, quod libros et expositionem supra loca quæ exponebantur, non oportebat specialiler designari, puta sicubi nomen inveniatur Hieronymi, de libro mentione non facta, datur intellegi quod hoc dicat super Mutthœum ; et in aliis ratio similis observetur ; nisi in his qu<e de commentario Chrysostomi super Matthœum sumuntur, oportuit inscrihi in titulo : Super Matthteum, ut per hoc ab aliis qure sumuntur de ipsius Homiliario distinguantur. In assumendis autem sanctorum testimoniis, plerumque oportuit aliqua rescindi de medio ad prolixitat cul vitandam, nec non ad manifestiorem sensum… pnecipue in Homiliario Chrysostomi, propter hoc quod est l ranslàtio vitiosa. Vives, t. xvi, p. 2.
Il résulte d’abord de ce texte que saint Thomas a perfectionné la méthode des citations. Déjà Bède avait imaginé de mettre dans la marge les premières lettres du nom des Pères dont il utilisait les écrits, puis Raban Maur avait indiqué le début et la fin des textes étrangers à sa rédaction. Saint Thomas veut préciser enfin la référence aux ouvrages dont ces passages sont extraits ; encore que ces précisions soient parfois erronées, on peut tenir pour assuré que notre auteur possédait au moins les quatre grands ouvrages scripturaires de saint Augustin : Super Genesim ad litteram, De doctrina christiana, De concordia evartgelistarum, Contra Faustum.
De plus, nous savons que notre docteur possède l’Homiliaire et le commentaire de saint Jean Chrysostome sur saint Matthieu. Lors de son premicrenseignement parisien (1256-1259), il aurait manifesté le désir, M dire de Barthélémy de Capoue, de posséder une bonne traduction de cet homiliaire, trésor plus précieux à ses yeux que la possession de la ville de Paris. Or, il disposait à cette époque de la traduction latine de Hurgoiidio de Pise (seconde moitié du xii c siècle), ment traducteur du De orthodoxa fide du Damascène, et qui correspond à peu près au texte actuel de Migne (P. G., t. lvii et lviii). Mais saint Thomas la juge de si mauvaise qualité qu’il renonce à en reproduire le mot à mot pour y substituer le sens général. Par ailleurs, il possédait comme tous les exégètes du Moyen Age l’Opus imperfection in Malthœum (P. G., t. lvi, (roi. 611-016) qui est un mélange de comnienet de sermons d’origine arienne ( ! i sur le premier évangile, joints aux œuvres de Chrysostome au moins depuis le vur siècle, car Claude de Turin, vers 815, semble être le premier à avoir utilisé cet apocryphe’Inn-son commentaire de Matthieu.
Ce sont à peu près les seuls ouvrages greci utilisés’Expo$itio continua super Matthaum ; parmi les
mi relevé les noms d’Augustin, Jérôme, Am goire, l rosper, Hilaire, Raban Maur, Aimon
et Rémi d’Auxerre. Ces auteurs sont à nouveau cités dans les commentaires des trois évangélistes de la Catena, mais les Pères grecs y sont beaucoup plus nombreux ; c’est que saint Thomas avait fait procéder entre temps à des traductions : Quasdam expositiones doctorum grsecorum in latinum feci transferri ex quibus plura exposilionibus latinorum doctorum interserui. Prol. in Marc, éd. Vives, t. xvi, p. 409. D’après la fréquence de ces citations, dans la glose sur saint Marc, on peut penser que ces traductions furent celles de Jean Chrysostome, de Théophylacte, de Basile et du pseudo-Denys, dont il écrira : Littera hœc est de antiqua translatione qux corrigitur per novam. I », q. lvi, a. 1, ad l unl. Bède est très souvent utilisé. Dans la glose sur saint Luc, on trouve en outre constamment Origène, Cyrille, Grégoire de Nysse, souvent Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze, parfois le Damascène, Épiphane, Eusèbe. Sur saint Jean, Alcuin est cité à l’égal des Pères.
Outre les Étymologies de saint Isidore de Séville et VEruditionis didascalia d’Hugues de Saint-Victor, saint Thomas possédait sûrement un exemplaire de l’Ambrosiaster qu’il cite, comme tout le Moyen Age, sous le nom de saint Ambroise. Ad Rom., c. v, lect. 4, ꝟ. 13, Marietti, p. 76.
Peut-être avait-il à sa disposition une vie des Pères, cf. Ad Thess. I, c. v, lect. 2.Marietti, p. 166, le De ecclesiaslicis dogmatibus de Gennade ( ?), cité In Joa., c. xix, lect. 5, v. 30, p. 484 (cf. P. L., t. xlii, col. 1213 sq.), et VHistoria scholastica de Pierre le Mangeur. In Joa., c. xxi, lect. 5, ꝟ. 23, p. 516 ; In 7s., éd. Vives, t. xviii, p. 745. Mais les allusions au « Thalmuth », In I Tim., c. iv, lect. 2, Marietti, p. 208 ; In Tit., c. i, lect. 4, p. 265 ne peuvent venir du texte original brûlé en juin 1242 ; saint Thomas n’a pu connaître cet ouvrage que par les Excerpta talmudica, publiés en 1238 par Donin, juif converti de la Rochelle.
En réalité, comme le Docteur angélique le déclare expressément dans la préface de la Catena aurea, sa documentation lui vient d’abord et avant tout de la Glose ordinaire et de la Glose interlinéaire, celle-ci étant une explication du texte sacré au moyen de courtes notes tirées des Pères et insérées entre les lignes, inlerlinearis, celle-là un commentaire discontinu du texte qui occupait le centre de la page, constitué par une suite d’interprétations empruntées à la tradition ecclésiastique et encadrant le texte, marginalis. Cette Glose, dont le manuscrit le plus ancien remonte au xiie siècle, n’est pas de Walafrid Strabon, mais d’Anselme de Laon († 1117) ; cf. B. Smallcy, Gilbertus universalis, Bishop o London ( 1 128-’::) and Ihr Problem of the » Glossa ordinaria », dans Recherches de théol. anc. el médiêv., 1935, p. 235-262 ; 1036, p. 24-60. Cet ouvrage, dont on a pu dire qu’il « a été le pain quotidien des théologiens du Moyen Age » (S. Berger), d’où le nom de Glossa ordinaria, qu’il recevra en raison de sa diffusion dans les i écoles », était l’instrument de travail, excellent entre tous, dont saint Thomas se servit toute sa vie depuis son enseignement comme Biblicus ordinarius, où il devait enseigner le texte biblique avec glose, jusqu’à celui de maître en théologie, dont il demeurait U manuel. Le texte biblique de la Glose si mble bien avoir été le même que celui de Vexcmplar parisienne ; le but de son exégèse n’était pas tant l’Interprétation littérale de la Bible que la théologie ; elle constituait à elle seule toute une patrologie, servait de dictionnaire, de concordance, de bréviaire, de critique textuelle et littéraire, fournissant mi’doctrine traditionnelle, sûre et quasi encyclopédique. C’Utl donc la Glose ordinaire qui constituait pour saint Thomas ce <|iie nous nommerions de nos
jours la bibliographie d’un sujet, l’avertissanl des
questions débattue., des points délicats, des opinions
traditionnelles et des éléments de solution. Quand on admire la façon dont notre auteur, sur chaque verset important cite une liste d’autorités discordantes ou de textes anciens et « typiques », c’est à la Glose qu’il doit cette érudition et cette « position de la question ». Il ne lui reste plus qu’à « déterminer » et à apporter son jugement personnel.
Très certainement saint Thomas dispose encore de la Major glossatura de Pierre Lombard sur le Psautier et les épîtres de saint Paul, et de quelques glossaires ; sinon le fameux Ansileube du viiie siècle, déjà vieilli (cf. Glossaria latina jussu Academiæ Britannicæ édita, Paris, Les Belles Lettres, 1926 ; G. Goetz, Glossæ latinogrœcæ et græco-latinæ, Leipzig, 1888), du moins le Rudimentum de Papias (xie s.), les Derivationes majores d’Huguccio (xiie s.) et le Liber inlerpretationis hebraïcorum nominum de Jérôme (P. L., t. xxiii, col. 671), mais qui lui aussi était connaissable par la Glose. Peut-être a-t-il consulté pour ses commentaires d’Isaïe, de Job et des Psaumes, le glossaire hébreufrançais écrit en 1240 par Joseph ben Simon, très dépendant des gloses de Raschi, qui « ordinairement… donne le mot biblique suivi du mot français qui lui correspond écrit en caractères hébreux… Quelquefois il explique le mot hébreu à l’aide d’une remarque grammaticale, d’un synonyme hébreu, d’une citation du Targum ou d’un autre verset. La glose précède ou suit l’explication ; ces notes exégétiques… sont assez rares dans le Pentateuque, mais elles deviennent très nombreuses dans les Hagiographes et les prophètes ». M. Lambert-L. Brandin, Glossaires hébreux-français du xiue siècle, Paris, 1905, p. ni. Il faut ajouter quelqu’une des nombreuses concordances que l’on éditait alors, soit une concordance réelle ou par parenté d’idées, reproduisant, sous un mot qui sert de titre, tous les passages scripturaircs qui ont trait au sujet déterminé par ce titre, soit une concordance verbale, sorte de dictionnaire de toutes les expressions bibliques permettant de préciser la signification d’un mot par la comparaison avec tous les autres emplois de ce mot dans l’Écriture. Dans le premier genre on peut émettre l’hypothèse que saint Thomas possédait le Benjamin minor de Richard de Saint-Victor ou les Concordantiæ morales S. S. Bibliæ faussement attribuées à saint Antoine de Padoue, voire celles de Robert Grosselête qui s’étendaient même aux textes patristiques ; cf. S. -H. Thomson, Grosseteste topical Concordance of the Bible and the Falhers, dans Spéculum, 1934, p. 139-144 ; mais il est plus probable qu’il eut sous la main la première concordance verbale de la Bible composée par Hugues de Saint-Cher, durant son provincialat, de 1238 à 1240, avec le concours de nombreux religieux, les Concordantise Sancti Jacobi, qu’Albert le Grand avait déjà utilisées pendant son premier professorat à Paris (1245-1248). Les mots y sont rangés par ordre alphabétique. Au dessous de chacun est donné la liste de tous les endroits où ce mot est employé avec indication du livre et du chapitre, selon la numérotation d’Etienne Langton. Il est encore plus sûr qu’il se servit des Concordantiæ majores qui ajoutèrent à chaque indication de livre, de chapitre et de subdivision, le libellé de la phrase entière où chaque mot est employé, et qui sont le type définitif de nos concordances modernes. Ces grandes concordances furent achevées vers 1250 par trois dominicains anglais de Saint-Jacques : Jean de Berlington, Richard de Stavenestey, Hugues de Croydon, d’où encore leur nom de Concordantiæ anglicanæ.
Dans la bibliothèque de saint Thomas exégète, on doit encore placer l’une ou l’autre des nombreuses Distinctiones ou Jléperloires alphabétiques, expliquant les termes équivoques de la Bible ; cf. P. Lehmann, Mittellatcinische Verse in Distinctiones monasticæ et
morales vom Anfang des 7.3. Jahrhunderls, dans Silzungsberichte der bayer. Académie der Wissensch., philos. -philolog. und hist. Klasse, 1922 ; A. Wilmart, Un répertoire d’exégèse composé en Angleterre vers le début du xiiie siècle, dans Mémorial Lagrange, Paris, 1940, p. 307-346. La première en date fut la « distinction » de Pierre le Chantre, la Summa Abel, répertoire long et sec dont la nomenclature habituellement alphabétique comprend plus de 600 articles ; puis celle d’Alain de Lille, P. L., t. ccx, col. 685-1012 ; V Angélus attribué faussement à Raban Maur, P. L., t. cxii, col. 849-1088, et qui serait peut-être de Garnier de Rochefort (t après 1216, cf. A. Wilmart, dans Revue bénéd., 1920, p. 47-56) ; le plus volumineux de ces ouvrages est Y Alphabetum de Pierre de Capoue, docteur à Paris jusqu’en 1218. Mais le meilleur et l’un des plus répandus est la Summa dictionum du franciscain Guillaume le Breton, composé au milieu du siècle, et qui sera taxé par l’université de Paris en 1304, sous le titre à’Exposilio Bibliæ. Ce n’est pins précisément un recueil de distinctions, mais plutôt, selon le titre lui-même : Vocabularium ou De vocabulis Bibliæ, un dictionnaire des termes de l’Écriture. A. Wilmart, dans Mémorial Lagrange, p. 335-336. Il faut en effet compter parmi les ressources lexicographiques de saint Thomas quelque dictionnaire d’étymologies hébraïques, grecques et latines, soigneusement compulsé, notre docteur ne manquant jamais de recourir à la philologie pour préciser la pensée et la doctrine des auteurs inspirés.
IV. SAINT THOMAS ET LA PHILOLOGIE BIBLIQUE. —
Saint Thomas n’a su aucune des langues originales des écrivains sacrés, donc ni l’hébreu ni le grec ; ignorance à peine excusable, car s’il n’a pu prendre utilement connaissance de la grammaire grecque composée par Roger Bacon, et si celle que donnait Robert Grossetête dans son commentaire du pseudo-Denys lui était inaccessible, il aurait pu aisément s’instruire de cette langue à Paris et à Naples où il y avait de bons hellénistes, notamment près de Guillaume de Moerbecke, O. P., le futur archevêque de Corinthe, avec qui il fut en relations personnelles. « Avouons que si saint Thomas n’a pas su le grec, c’est qu’il n’a pas voulu le savoir. » A. Gardeil, Les procédés exégétiques de saint Thomas, dans Revue thomiste, 1903, p. 428-457. Le même reproche peut être adressé, et plus vivement encore, au Docteur angélique pour son ignorance de l’hébreu, car, à l’inverse du grec, dont la connaissance était toute nouvelle au xiiie siècle, celle de l’hébreu était assez répandue parmi les théologiens depuis un siècle, comme l’Ysagoge in theologiam, composée vers 1150, en fournit un excellent exemple. Cf. A. Landgraf, Écrits théologiques de l’école d Abélard, Louvain, 1934 ; J. Fischer, Die hebraischen Bibelzitate des scholastikers Odo, dans Biblica, 1934, p. 50-93 ; S. Berger, Quam notitiam linguæ hebraicæ habueruni christiani medii œvi temporibus in Gallia, Nancꝟ. 1893 ; H. Steinschneider, Christliche Hebraislen des Miltelalters bis 1500, dans Zeitschr. für hebraische Bibliographie, 1896, p. 51 sq., 1901, p. 86 sq. ; B. Altaner, Zur Kenntnis des hebraischen im M. A., dans Biblische Zeitschrifl, 1933, p. 288-308. En 1240, le rabbin de Paris, Jechiel, remarque encore que beaucoup de prêtres chrétiens sont forts en langue hébraïque ; cf. S. Dubnow, Weltgeschichle des jùdischen Volkes, trad. A. Steinberg, Berlin, 1926, t. v, p. 43, et, quelques années plus tard, Roger Bacon publiait ses éléments de grammaire hébraïque pour débutants ; cf. Ed. Nolan, S. -A. Hirsch. The greek Grammar of Roger Bacon and a fragment of his hebrew grammar, Cambridge, 1902. Toutefois, dès le xiie siècle, ce mouvement linguistique avait une orientation exclusivement apologétique, et tendait moins à l’intelligence du texte biblique qu’à répondre aux nécessités des controverses avec les juifs. C’étaient les théologiens apologètes plus que les exégètes qui apprenaient les langues anciennes.
Or, au XIIIe siècle, la connaissance de l’hébreu est en nette régression chez les théologiens eux-mêmes. D’une part, ce sont des philologues, déjà spécialistes en leur matière, qui rappellent l’urgence d’une culture linguistique, l’initiateur de cette campagne étant Robert Grossetête, son champion le plus véhément le franciscain Roger Bacon, le réalisateur le plus parfait Raymond Martin ; mais, à part Grossetête, aucun de ces linguistes ne publiera de travaux d’exégèse et leur érudition demeure une spécialité réservée. D’autre part, la connaissance des langues orientales se répandit avec le mouvement missionnaire des franciscains et des dominicains ; cf. K.-A. Neumann, L’eber orientalische Sprachstudien soit dem 13. Jahrhundert mit besonderer Rücksicht auf Wien, Vienne, 1899 ; B. Altaner, Die fremdsprachliche Ausbildung der Dominikanermissionare während des 13. und 14. Jahrhunderts, dans Zeitschr. für Missionswissensch., 1933, p. 233-234. Jusqu’à cette époque, quiconque voulait s’instruire des langues hébraïques ou arabes allait prendre des leçons près d’un maître juif ou d’un esclave sarrasin. Désormais ces langues devinrent l’objet d’un enseignement officiel dans l’Église, et les généralats de Raymond de Peñafort (1238-1240) et d’Humbert de Romans (1254-1263) furent déterminants à cet égard, puisqu’ils décrétèrent l’érection d’écoles de missionnaires prêcheurs, où l’on enseignerait l’hébreu et l’arabe selon une méthode pédagogique rationnelle et graduée.
Il faut donc reconnaître à la décharge de saint Thomas que n’étant ni missionnaire, ni philologue ou grammairien de profession, et théologien plus qu’exégète, il n’est ni l’occasion ni le goût de s’initier aux langues originales des écrits inspirés. Ce n’est pas dire pour autant qu’il en méconnut l’utilité pour l’interprétation de l’Écriture et, s’il puisa dans les glossaires les quelques rudiments de philologie indispensables à la lecture des écrits bibliques, on ne peut lui faire grief d’avoir ajouté foi aux étymologies plus ou moins fantaisistes qu’il y recueillit, et qui étaient admises par tous depuis un millénaire.
Au point de vue de l’hébreu, saint Thomas savait certainement lire l’alphabet, avec le nom et dans l’ordre des lettres, selon la prononétation séphardique alors en vogue en Italie, et qui était celle de saint Jérôme. Il observe, en effet, sur le ps. II : In hebræo, psalmi secundum ordinem littérarum ordinantur, ut quoi us sit psalmus statim occurrat ; nam in primo est Aleph, ad designandum quod sit primus, in secundo est Beth, ut designatur quod sit secundus, in testio est Gimel, et sic est in assis ; qui a ergo Beth, quæ littera est secunda in ordine alphabeti, pouitur in principio hujus Psalmi, parce quod est secundus psalīnus. In Ps., éd. Vivės, t. xvIII, p. 231-235.
Notre auteur peut donc discerner la composition alphabétique des Lamentations : Notandum est quod in hebræo in singulis litteris per ordinem incipiunt distinctiones singule, sicut vocantur, sicut nos in illo hymno : À solis ossu cardine. Et secundum hujustemodi interpretationem littérarum, singulæ litteræ consonant sententiæ clausularum, quibus præponuntur. Vivès, t. xix, p. 200.
Ce principe herméneutique d’après lequel la traduction des lettres hébraïques selon leur sens commun, fournit la règle d’interprétation de chaque strophe était traditionnel, et Nicolas de Lyre sera le premier à le nier. Postillæ, Douai, 1617, t. IV, p. 925. Saint Thomas sait encore que les métathèses sont fréquentes dans les langues semitiques ; il commente ainsi ser., xxV : Et sex Sesach, id est Babyloniæ, quæ hebraice dicitur Babel. Unde ad occultandum nomen, transposuit vocales, et immutavit consonantes in eis conjunctas, secundum consuetudinem hebræoruni qui docent pueros primam litteram cum ultimo retrogradiendo dicere, et secundam cum penultima, et sic deinceps. Unde pro duplici belli, qua est secunda littera apud hebræos posuit sin, bis, quæ est penultima, et pro lamed posuit caph, quæ ei secundum primam computationem conjungitur. In Jer., éd. Vivès, t. xix, p. 155.
L’exemple était classique, et devait se trouver dans tous les bons dictionnaires. Bacon le répète en ayant l’air de l’avoir inventé, Opus minus, éd. Brewer, p. 350, mais saint Thomas fait allusion aux écoles juives. Or, les rabbins employaient couramment cette gematria, grâce à laquelle « un mot peut en signifier un autre si l’on suppose que l’aleph correspond au taph, le beth au sin (système athbasch) ; ainsi le léb qâmâi (cœur de ceux qui se soulèvent contre moi) de Jer., lv, 1, signifie kašdim, les Chaldéens ». J. Bonsirven, Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne, Paris, 1938, p. 139. Saint Thomas savait encore qu’en hébreu les voyelles sont accidentelles par rapport aux consonnes : Dicitur hic Salim, qui a apud Judæos lector pro voluntate uti potest vocalibus litteris in medio dictionum ; unde sive dicatur Salim sive Salem, non refert apud Judæos. In Joa., c. iii, sert. 4, ꝟ. 23, Marietti, p. 107.
Ses nombreuses étymologies, plus souvent erronées qu’exactes, sont toutes d’emprunt, ainsi celles d’Hosanna : id est, salva obsecro, quasi dicant Hosy, quod est salva, et ANNA, quod est obsecro. Quod secundum Augustinum, non est verbuni, sed interjectio deprecantis, ibid., c. XII, sert. 3, ꝟ. 13, p. 327 ; Isræl, interpretatur rectissinus. Asie modo, Isræl interpretatur vir videns Deum, ibid., c. 1, sert. 16, ꝟ. 47, p. 73 ; cette seconde traduction venait d’Isidore de Séville (Etym., t. VII, 7, P. L., t. cxiii, col. 1286). Ces étymologies, qui sont presque toujours des à-peu-près, sont d’ailleurs variables, comme celle de Bethsaïde, interprétée tantôt par domus venatorum, In Joa., c. 1, sert. 16,.. 44, p. 72, tantôt domus événm. Ibid., c. v, sert. 1, 7. 1, p. 145. Ce qui est plus grave, c’est de traduire le nom grec de Philippe selon une racine hébraïque Os lampadis, ibid., c. XII, sert. 4, v. 21, p. 330, et semblablement Python de Is., VIII, 19 hebraice os abyssi. Vivès, t. xvIII, p. 729. Il est vrai que saint Thomas cite ici saint Jérôme dont le Liber interpretationis hebraicorum nominum fait autorité ; mais Bède qui avait d’abord accepté cette dérivation la corrige dans son Liber retractationis in Act. Apost., XVI, 16. Bacon, Opus majus, édit. Brewer, p. 86 sq., s’insurgea violemment contre cet usage universellement répandu de faire dériver le grec du latin ou l’hébreu du grec, et il faut reconnaître que saint Thomas est en général plus réservé que ses contemporains qui n’hésitaient pas à décomposer l’hébreu amen, en a privatif et le radical grec messe (défectus), ou comme Papias expliquaient parasceve par le latin paro et cana, d’où præparatio cœnæ, comme Huguecio et Guillaume le Breton décomposaient gehenna en ge, terre, et ennos « quod est profundum ». Il est vrai que saint Jérôme déduisait dogma de doceo, et que les rabbins eux-mêmes aimaient parfois à ramener un mot hébreu à un mot grec. Cf. J. Bonsirven, op. cit., p. 140.
Saint Thomas soupçonne d’après les traductions les nuances temporelles du parfait et de l’imparfait hébreu, et que le futur se change parfois en passé lorsque l’événement à venir est considéré comme absolument certain : Utitur præterito pro futuro, tum propter certitudinem rei futuræ, tum propter infallibilitatem divinæ prædestinationis. In Joa., c. XVII, sert. 2,. 8, p. 444. De même, il ne peut pas ne pas discerner les nuances des propositions causales : Ly ut in sacra Scriptura quand oque accipitur causeriter, sicut illud
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THOMAS I/AHUIN, CRITIQUE TEXTUELLE
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supra, x, 10… Quandoque autem tenetur consécutive, et significat eventum futurum, et sic accipitur hic. Ibid., c. xii, lect. 7, ꝟ. 38, p. 341.
C’est également dans la Glose et les glossaires que saint Thomas a puisé les elementa gneca dont il se sert et notamment ses notations sur la portée de l’article dont il fait le plus grand cas ; mais on devine qu’il s’y est spécialement intéressé en tant que commentateur d’Aristote et de Denys. Comme Albert le Grand, il en relève l’emploi dès le premier verset de saint Jean : Grœci, quando volunt significare aliquid segregatum et elevatum ab omnibus aliis, consueverunt apponere articulum nomini, per quod illud significatur, sicut Platonici volentes significare substantias separatas, puta bonum separatum, vel hominem separatum, vocabunt illud lv per se bonum, vel ly per se hominem. Ibid., c. i, lect. 1, ꝟ. 1, p. 12. Dès lors, lorsqu’on demande à Jean-Baptiste s’il est le prophète, la présence de l’article donne une nuance propre. Ibid., lect. 12, ꝟ. 21, p. 55. Ces considérations ne sont pas sans importance doctrinale, car Origène s’est honteusement trompé dans l’exégèse de Joa., i, 1 : « Le Verbe était Dieu », en se basant sur l’emp’oi de l’article devant Verbum et son absence devant « Dieu ». D’où il concluait que le Christ n’était pas Dieu par nature, mais seulement par participation, consuetudo enim est apud grœcos, quod cuilibet nomini apponunt articulum ad designandum discretionem quamdam. Ibid., lect. 1, ꝟ. 1, p. 17. L’attention des contemporains était attirée sur cette valeur de l’article défini. Lorsque l’évangéliste déclare que Jean-Baptiste n’était pas la vraie lumière, l’exégèse est obvie : Quidam dicunt quod Joannes non erat lux cum articulo, quia hoc est solius Dei proprium, sed si lux ponatur sine articulo, erant Joannes et omnes sancti facti lux. Ibid., lect. 4, ꝟ. 8, p. 31.
Sur Joa., iii, 3, saint Thomas observe excellemment que, si le latin a denuo, le grec porte « anothen, id est desuper ». Ibid., p. 95. Il fait souvent des remarques sur le genre et la déclinaison des noms, qui peuvent orienter l’interprétation : Principium in latino est neulri generis, unde dubium est ulrum sit hic nominativi vel accusativi casus, in græco autem est feminini generis, et in hoc loco est accusativi casus. Ibid., c. viii, lect. 3, ꝟ. 25, p. 241. Les génitifs accusantium aut etiam defendentium, de Rom., ii, 15 doivent être compris comme des ablatifs, id est accusantibus vel defendentibus, more grœcorum, qui genitivis loco ablativorum utuntur. Ad Rom., p. 40. Cette remarque se trouve déjà dans Gilbert de la Porrée ; cf. A. Landgraf, Zur Méthode der biblischen Textkritik im 12. Jahrhundert, dans Biblica, 1929, p. 456.
Comme pour l’hébreu, les étymologies grecques sont nombreuses et le plus souvent fort risquées. Si Nicodème veut dire vainqueur ou victoire du peuple, In Joa., c. iii, lect. 1, ꝟ. 1, p. 93, et si archilriclinus vient de clinen qui signifie « lit », ibid., c. ii, lect. 1, ꝟ. 8, p. 80, Cédron est interprété comme un génitif pluriel, ibid., c. xviii, lect. 1, ꝟ. 1, p. 457, et sobrietas est ainsi compris : idem est quod commensuratio, bria in græco idem est quod mensura. In II Cor., c. v, lect. 3, ꝟ. 13, p. 453 ; In TU., c. ii, lect. 3, p. 273.
Ces notations sont pauvres, elles ont le mérite de vouloir expliquer le texte biblique selon les nuances de l’original ; mais elles sont révélatrices, comme on aura à le souligner, de l’orientation théologique de l’exégèse au xiiie siècle, qui accorde moins d’attention aux mots qu’aux idées, et ne s’attache à la lettre que pour en dégager une doctrine. Dès lors c’est à la grammaire de se plier aux exigences de celle-ci. Suggestif est le principe émis dans le commentaire du pluriel ex sanguinibus de Joa., i, 13 : Licet hoc nomen sanguis in latino non habet plurale, quia tamen in græco habet,
ideo translator regulam grammaticæ servare non curavit, ut veritatem perfecte doceret. Unde non dixit : ex sanguine, secundum latinos, sed ex sanguinibus, per quod intelligitur quidquid ex sanguine generatur, concurrens ut materia ad carnalem generationem. In Joa., c. i, lect. 6, ꝟ. 13, p. 38.
Puisque saint Thomas ne dispose que du seul texte de la Vulgate, il en analyse soigneusement la langue, pesant les mots comme s’ils étaient inspirés ; ainsi le temps des verbes, erat dans Deus erat Verbum, ibid., lect. 1, ꝟ. 1, p. 13, sum dans volo ut ubi sum. Ibid., c. xvii, lect. 6, ꝟ. 24, p. 454 ; cf. lect. 1, ꝟ. 5, p. 443. Dans Joa., xiii, 12, scitis n’est pas à prendre comme un impératif (Origène), mais comme un interrogatif (p. 338), ce qui est excellent. Il importe particulièrement de déterminer 1 a valeur des prépositions, de, a, ex, cf. ibid., c. i, lect. 6, ꝟ. 13, p. 38 ; lect. 10, ꝟ. 16, p. 48 ; c. iii, lect. 1, > 5, p. 97 ; c. xvi, lect. 4, ꝟ. 14, p. 428 ; la valeur A’apud, ibid., c. i, lect. 1, ꝟ. 1, p. 14, 15 ; de per, qui désigne l’activité créatrice du Verbe, ibid., c. i, lect. 2, ꝟ. 3, p. 20, 21 ; cf. / Tim., c. ii, lect. 3, p. 198 ; des pronoms : nihil : In Joa., c. I, lect. 2, ꝟ. 3, p. 22 ; des adverbes : Ly sicut quandoque dénotât œqualitatem naturæ, ibid., c. xv, lect. 2, ꝟ. 9, p. 406 ; c. xvii, lect. 5, ꝟ. 21, p. 451 ; des conjonctions : Ly sed accipiatur adversative ; ut indique la cause ou la succession, ibid., c. ix, lect. 1, t. 3, p. 264 ; c. xiii, lect. 1, ꝟ. 1, p. 351, etc. La syntaxe, par contre, est assez négligée, bien qu’elle soit de grande importance pour le sens. Toutefois l’anacoluthe de Rom., ix, 23 est soulignée : Est autem construclio defectiva et suspensiva usque hue, p. 140 ; cf. Ad Rom., c. xvi, lect. 2, ꝟ. 27, p. 219 ; // Tim., c. ii, lect. 4, ꝟ. 23, p. 244 ; In Joa., c. xvi, lect. 5, ꝟ. 16, p. 430.
Ces exemples montrent déjà le souci de saint Thomas de pratiquer une exégèse littérale, attentive aux données de la lettre, grâce aux ressources d’une grammaire précise. Si celle-ci est trop souvent inopérante parce qu’elle n’atteint l’original qu’à travers une version ou une érudition de seconde main et souvent fautive, la méthode elle-même est excellente, et son emploi prouve que notre docteur a eu le sens du document, donc la première qualité de l’esprit critique.
V. SAINT THOMAS ET LA CRITIQUE TEXTUELLE. —
En fait de critique textuelle, comme en philologie — deux disciplines étroitement associées en exégèse — saint Thomas a été inférieur à nombre de ses contemporains. Ceux-ci, en effet, eurent un souci efficace de posséder un texte sûr, scientifiquement contrôlé et constituant une base solide de l’enseignement théologique. Ils s’autorisent de deux sentences de saint Augustin et de saint Jérôme, publiées toutes deux vers 1140, mais sous le nom de ce dernier, et avec de nombreuses fautes, par le Décret de Gratien, pars I, dist. IX, c. v, vi, P. L., t. clxxxvii, col. 49-50. La première est de saint Augustin, Epist., lxxxii, 3 :
Ego enim fateor caritati tuse : solis ois scripturarum libris, qui jam canonici appellantur, didici hune timorem honoremque déferre, ut nullum eorum auctorem scribendo errasse aliquid firmissiuie credam ac, si aliquid in eis offendero litteris, quod videatur contrarium veritati, nihil aliud quam vel mendosura esse codieem vel interpretem non adseeutum esse quod dictum est, vel me minime intellcxisse non ambigam. Alios autem ita lego, ut, quantalibet sancti tate doctrinaquepnepolleant.non ideo verum put ciii, quia ipsi ita senserunt, sed quia mihi vel per illos auctoros canonicos vel probabili ratione, quod a vero non abhorreat, persuadere potuenuit. P. L., t. xxxiii, col. 277.
La seconde est de Jérôme, Epist., lxxi, 5 : Ut enim veterum librorum fides de Hebrœis voluminibus examinanda est, ita novorum græci sermonis normam desiderat. P. L., t. xxii, col. 673.
Or, ces textes ne passèrent pas inaperçus, et suscité
rent l’abondante littérature de correctoires du xiir 3 siècle. De fait, l’un d’eux s’autorise explicitement de la sentence de saint Jérôme pour justifier son travail critique. Gilbert de la Porrée, Pierre Lombard, Etienne Langton, etc., reproduisirent fidèlement les notes de critique textuelle de la Glose et entreprirent même parfois une critique personnelle du texte.
Au contraire saint Thomas se contente de reproduire les observations traditionnelles et de la façon la plus sommaire. Que l’on compare, par exemple, sa simple observation sur Rom., v, 14 : In eos qui [non] peccaverunt. .. Dicit enim Ambrosius in libris antiquis non inveniri hanc negationem : non ; unde crédit a corruptoribus appositam, Ad Rom., p. 76, au commentaire de ce verset par Gilbert de la Porrée qui précise que presque tous les manuscrits grecs ont la négation alors que la plupart des latins l’omettent ; cf. A. Landgraf, dans Biblica, 1929, p. 456. D’ailleurs, cette remarque n’est pas d’Ambroise, mais de l’Ambrosiaster, et elle était répétée par Raban Maur, Aimon d’Auxerre, Pierre Lombard, etc. Le plus souvent saint Thomas mentionne les variantes sans les apprécier, secundum aliam litteram. Ad Rom., c. v, lect. 5, ꝟ. 15, p. 77 ; ut habetur in græco, In Joa., c. viii, lect. 8, ꝟ. 52, 54, p. 259 ; attende quod in græcis codicibus habetur, ibid., c. xx, lect. 1, ꝟ. 2, p. 488. Commentant le fldelis sermo de I Tim., i, 15, il signale à la fin la variante de la Vctus Itala et de l’Ambrosiaster, sans la juger : Alia littera habet : * Humanus sermo », p. 189 ; cf. ibid., c. iv, lect. 3, p. 217. C’est que parfois ces leçons n’ont pas d’importance pour le sens : « Posui te » : littera alia habet « constitué te », quod sensum non variât, Ad Rom., c. iv, lect. 3, t. 17, p. 64 ; sciendum est quod in græco non habetur t sic », sed « si eum volo manere »…, sed non multum referl. In Joa., c. xx, lect. 5, ꝟ. 23. p. 515.
Mais, lorsqu’il choisit, le jugement ou plutôt l’instinct de saint Thomas est remarquablement sûr, au moins par comparaison avec les exégètes de l’époque, notamment Etienne Langton dont les préférences en faveur du texte de la liturgie aboutissent à des résultats faux. C’est ainsi que la discussion sur Béthanie de Joa., i, 28 est excellente : L’évangéliste la situe au delà du Jourdain, mais ce village se trouve sur le mont des Oliviers d’après Joa., xi et Matth., xvi. Aussi bien Origène et Chrysostome corrigent : Rethabora, attribuant l’erreur aux scribes. Mais cette solution facile ne peut prévaloir contre l’unanimité de la tradition manuscrite : Sed quia tam libri græci quam latini habent Rethania, ideo dicendum est aliter quod est duplex Rethania, una quæ est prope Jérusalem in latere montis Olioeti, alia trans Jordanem, ubi erat Joannes baptizans. P. 58.
Saint Thomas n’ose donc se prononcer contre l’unanimité diplomatique. Après un long commentaire de preedestinatus, traduisant mal dans la Vulgate ôpio-0évtoç, Rom., i, 4, il cite la leçon d’Origène : Dicit quod littera non débet esse : « qui preedestinatus est », sed : « qui destinatus est filius Dei in uirtute », ut nulla antecessio designetur. Et secundum hoc planus est sensns… sed quia communiter omnes libri latini habent : « qui preedestinatus », aliter alii hoc exponere voluerunt secundum consuetudinem Scripturæ, p. 10 ; ainsi la lexicographie biblique mieux connue prévaut contre les restitutions faciles et le goût du texte clair.
Saint Thomas vérifie soigneusement les citations de l’Ancien Testament dans le Nouveau, et il semble bien avoir remarqué que Paul citait l’Ancien Testament d’après les Septante. Il observe que Is., vi, 10, dans Joa., xii, 40, ne correspond pal mot a mot à l’original, mnis l’idée est la même, p. 343 ; de même Ex., ix, 16 dans Rom., ix, 17, p. 136. Sur Rom., 1, 17, il précise : .lutins anlem mkiis ex flde vivit, quod quidrm accipitur secundum litteram I.XX. Nam in littera nostra, quæ est
secundum hebraicam veritatem, dicitur : « Justus ex fide sua vivit. » P. 19 ; cf. Rom., ix, 25, 27, p. 141, 144. Rien de plus juste, en effet ; les Septante avaient supprimé |zou après 7uaTewç, et Jérôme a traduit : in flde sua vivet. Le temps des verbes hébreux de Ex., xxxiii, 19 est modifié dans la citation de la Vulgate, Rom., ix, 15 : 176/ dixit Dominus Moysi, secundum litteram nostram : « Miserebor cui voluero et clemens ero in quem mihi placuero », sed Apostolus inducit eam secundum litteram LXX. P. 134.
Avec la plupart des latins, saint Thomas lit : Sine ipso factum est nihil, quod factum est, Joa., 1, 3, 4, ce qui est aussi la leçon d’Origène dans l’homélie Vox spirilualis ; mais, dans son commentaire, Augustin ponctue : Quod factum est, in ipso vita erat, et Hilaire, comme Origène dans son commentaire de saint Jean, ont : Quod factum est in ipso, Vita erat. À la fin de ce bel apparat critique, saint Thomas semble bien préférer la leçon de saint Jean Chrysostome : Quia apud grœcos, Chrysostomus est tanlie auctoritatis in suis expositionibus, quod ubi ipse aliquid exposuit in sacra Scriptura, nullam aliam expositionem admittant ; ideo in omnibus libris græcis invenitur sic punctatum, sicut punclat Chrysostomus, scilicet hoc modo : « Sine ipso factum est nihil quod factum est. » P. 25. Voici donc déterminée l’origine d’une tradition manuscrite.
Effectivement le Docteur angélique est spécialement soucieux de préciser la coupure exacte des versets ou des sections. Soit le cas célèbre : Qui crédit in me, sicut dixit Scriptura, flumina de ventre ejus fluent aquæ vivæ, Joa., vii, 38, la citation de l’Écriture porte sur ce qui précède, d’après Chrysostome ; de fait la formule suivante n’a pas de parallèle biblique. Au contraire, Jérôme propose la coupure inverse, et cite Prov., v, 15. In Joa., p. 225. Saint Thomas a bien vu l’unité de la péricope de Joa., x, 19-31, p. 289, et la nouveauté du sujet de Joa., x, sq. par rapport aux chapitres précédents. P. 277.
Si saint Thomas est ainsi attentif à la lecture correcte du texte, c’est toujours parce qu’elle est de conséquence pour l’exégèse de la pensée ; aussi relève-t-il sur Joa., xvi, 23 : 176/, secundum quod Augustinus dicit, ubi nos habemus « rogabitis », græci habent quoddam verbum quod duo signifleat, scilicet petere et inlerrogare. P. 432. Alors que la version latine fait venir Jésus, le matin, vers Caïphe, au prétoire, le grec dit qu’il fut conduit de chez Caïphe au prétoire, ce qui aplanit toutes les difficultés soulevées par la première leçon qui contredit les données des Synoptiques. In Joa., c. xviii, lect. 5, ꝟ. 28, p. 466.
En définitive, saint Thomas recherche rarement l’origine des variantes, il ne les connaît que par les correctoires ou les témoignages patristiques, jamais d’après les manuscrits. Ses principes de critique textuelle semblent être ceux-ci : 1. Une leçon qui est en contradiction avec d’autres textes certains de l’Ecriture doit être fausse ; 2. L’unanimité des témoignages manuscrits l’emporte sur la clarté du sens ; 3. L’usage de l’Écriture prévaut sur une correction facilitante ; 4. L’intérêt d’une restitution est fonction de ses conséquences théologiques ; 5. Dans le choix des variantes, on tiendra compte du nombre des témoins et, en premier lieu, de l’autorité de la version latine, puis des anciens qui reproduisent telle leçon. En ce domaine, s ; dnt Jérôme pour les latins, saint Jean Chrysostome pour les grecs ont plus de poids que d’autres, alors qu’Origène est souvent suspect, car sa doctrine n’est pas sûre ; 6. Les corruptions viennent des scribes et sont spécialement fréquentes dans les chiffres et les noms propres : In Scriptura sacra, secundum veritatem nihil est contrarium Sril si aliquid appurrt contrarium, vrl rst quia non intclligitur, vel quia corrupta sunt vitio scriptorum, quod palet spécialités in numrris et genralo
giis. In TU., c. iii, lect. 2, p. 278. La remarque vient de Hugues de Saint-Victor : In numeris multa mendacia scriptorum libris inesse deprehendimur. De script, et script., P. L., t. clxxv, col. 25.
VI. LES CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE L’EXÊQÈSE DS
3AU1T thomas. — Ainsi muni d’une bonne bibliographie, où il est informé de l’interprétation traditionnelle de l’Écriture et où il puise un minimum de connaissances philologiques, saint Thomas peut entreprendre l’exégèse des livres saints. Dans quel esprit et avec quelle méthode ?
1° Exégèse littérale et exégèse allégorique.
Saint
Thomas a précisé au moins une fois l’esprit dans lequel il entendait « lire » l’Écriture. Dans le prologue du Psautier, il rappelle que Théodore de Mopsueste avait été condamné pour avoir soutenu que, si les prophéties de l’Ancien Testament étaient appliquées au Christ, c’était par une pure adaptation sans fondement. Notre docteur déclare expressément vouloir éviter cette erreur et continuer la tradition hiéronymienne :
Circa inodum exponendi sciendum est, quod tam in Psalterio quam in aliis prophetiis exponendis evitaredebemus unum errorem damnatum in quinta synodo. Theodoms enim Mopsuestenus dixit quod in sacra Scriptura et prophetiis nihil expresse dicitur de Christo, sed de quibusdam aliis rébus, sed adaptarunt Christo… Beatus ergo Hieronymus super Ezechiel tradidit nobis unam regulani quam servabimus in Psalmis : scilicet quod sic sunt exponendi de rébus gestis, ut figurantibus aliquid de Christo vel Ecclesia. Éd. Vives, t. xviii, p. 230.
Rien de plus traditionnel que ce principe herméneutique majeur qui était transmis par la Glose ordinaire dans la préface du Psautier : Nihil est in divina Scriptura quod non pertineat ad Christum vel ad Ecclesiam, P. L., t. cxiii, col. 844, par Pierre Lombard, Prœf. in Ps., t. cxci, col. 59-60, et que l’on retrouve dans Gilbert de la Porrée, In Ps., dans Albert le Grand, Sum. theol, I a, tr. i, q. iii, et d’autres. De là, toute l’exégèse allégorique du haut Moyen Age. De fait, depuis les Pères, l’exégèse chrétienne visait à l’édification et poursuivait un but pastoral. Cet esprit se retrouve encore chez plusieurs commentateurs du xine siècle, chez Ulrich de Strasbourg par exemple, qui entend suivre le conseil d’Augustin, De doctrina christiana, P. L., t. xxxiv, col. 71, lequel demande d’interpréter au sens figuré tout ce qui paraîtrait inutile et ne contribuerait pas à la morale ou à la vérité de la foi, cf. J. Daguillon, Ulrich de Strasbourg. La « Summa de Bono », Paris, 1930, p. 59. C’est à ce genre littéraire qu’appartiendrait le commentaire du Cantique des cantiques, Sonet vox tua (éd. Vives, t. xviii, p. 608-667), dans la mesure où il traduit la pensée de saint Thomas. P. Mandonnet l’estime, en effet, authentique, mais retouché par Gilles de Rome, comme les plus anciens qualificatifs donnés à cet ouvrage le laissent entendre : Continuationes, Continuatio.
Mais chez saint Thomas et les meilleurs auteurs du xme siècle, surtout Albert le Grand, on voit simultanément se prolonger et se perfectionner — grâce à une meilleure notion de l’inspiration scripturaire — la forme d’exégèse littérale esquissée au xiie siècle, notamment par les Victorins, et selon laquelle, le commentateur cherche à élucider le sens obvie du texte, indépendamment de toute idée d’utilisation pratique et immédiatement édifiante. Voilà aussi pourquoi les expositiones bibliques ne sont plus des chaînes des Pères ou des collections de gloses comme Anselme de Laon et Pierre Lombard en composaient un siècle plus tôt ; ce sont des recherches en partie indépendantes des autorités reçues et où l’on ne craint plus d’exprimer un jugement personnel.
Si saint Thomas adopte délibérément la formule ancienne dans la Catena aurea sur l’ordre exprès d’Ur bain IV, il s’en écarte non moins volontairement dans l’Expositio in librum sancti Job, éd. Vives, t. xviii, p. 1-227, qui marque une étape décisive dans l’histoire de l’interprétation de ce livre. Depuis les Morales de saint Grégoire, en effet, Job avait été maintes fois commenté et uniquement par la méthode allégorique. Tout avait été dit de ce chef. Or, au lieu de poursuivre cette voie désormais stérile, saint Thomas se propose de donner une exégèse littérale qui n’avait jamais été faite : Inlendimus… secundum lilteram exponere ; ejus enim mysteria tam subtiliter et discrète beatus papa Gregorius nobis aperuit, ut his nihil ultra addendum videatur. P. 2. Aussi bien, peut-on constater que cette exposition contient fort peu de citations des commentaires anciens et de la Glose, puisque leur exégèse ne portait pas sur le sens obvie du texte. Les commentaires des Lamentations, de l’évangile de saint Jean et des épîtres de saint Paul seront composés dans le même esprit, encore que le recours à la tradition n’en soit pas exclu.
D’une manière générale, en effet, saint Thomas d’Aquin, à la fois traditionnel et novateur, tient le plus grand compte de l’exégèse de ses devanciers et, selon un procédé retenu par les modernes, il aime à donner sur chaque texte difficile les principales interprétations qui en ont été proposées. Mais il n’hésite pas à marquer ses préférences, voire même à fournir une explication personnelle. Constamment il formule son jugement en ces termes : Prima expositio… melior est, In Joa., c. i, lect. 6, ꝟ. 12, p. 38 ; tertio modo, et melius, ibid., c. v, lect. 6, ꝟ. 34, p. 169 ; vel dicendum et melius, ibid., c. xi, lect. 6, ꝟ. 43, p. 314 ; potest dupliciter intelligi ; uno modo… alio modo et melius, ibid., ꝟ. 46, p. 316 ; c. xvii, lect. 6, ꝟ. 26, p. 456. Or, parmi les exégèses traditionnelles, beaucoup sont allégoriques ou mystiques ; si saint Thomas parfois les exclut parce qu’elles ne cadrent pas avec le contexte, le plus souvent il les adopte pour leur valeur doctrinale ou religieuse, mais il prend toujours soin de les distinguer de l’interprétation littérale. Commentant la parole de Jean-Baptiste : « Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de sa sandale », Joa., i, 27, il donne d’abord son exégèse avant de signaler les expositions spirituelles : Et heec quidem expositio est litleralis. Exponitur autem et mystice. Uno modo secundum Gregorium… P. 58. Lorsque les premiers disciples demandent à Jésus : « Où habites-tu ? », Joa., i, 38, ils cherchent littéralement à connaître le lieu de sa demeure ; mais allégoriquement c’est le ciel qui est le séjour de Dieu où le Christ doit nous conduire, et moralement le Christ habite dans les justes. P. 67-68. De même, le figuier sous lequel se tient Nathanaël, Joa., i, 48, doit être entendu ad litleram d’un arbre véritable, mais on peut l’interpréter mystice du péché avec Augustin, ou de l’ancienne Loi selon saint Grégoire. P. 74.
L’exégèse spirituelle garde donc sa valeur autant pour le contenu doctrinal qu’elle renferme que pour l’autorité traditionnelle qu’elle représente et dont un commentateur théologien est avide. Lorsque le Christ dit à ses disciples : « Retournons en Judée », Joa., xi. 7, il annonce mystiquement aux Juifs son retour à la fin du monde. P. 301. Marthe et Marie sont le symbole des vies active et contemplative. In Joa., c. xi, lect. 4, ꝟ. 20, p. 305. Lorsque Marthe communique discrètement à sa sœur l’appel du Maître, on peut entendre spirituellement que l’appel intime du Christ est plus efficace que celui de la voix. Ibid., lect. 5, ꝟ. 28, p. 308,
Mais ces interprétations ne sont pas fantaisistes. Saint Thomas applique dans leur choix ses principes herméneutiques selon lesquels, dans la Bible, les réalités signifiées par les mots sont à leur tour le signe d’autres réalités. Ainsi les sens spirituels se rattachent
étroitement au sens littéral qui en est le fondement. Or, dans la pratique de notre auteur, on constate que d’une part ce sont les circonstances concrètes du fait historique qui sont toujours le cadre ou la source de l’exposition spirituelle : Possimt haze tria (circumstantiss ) habere mysterium. In Joa., c. xiii, lect. 3, ꝟ. 12, p. 358 ; ea quæ de Paradiso in Scriptura diciintur per modum narrationis historicæ proponuniur, in omnibus autem quæ sic Scriptura tradit, est pro fundamenlo tenenda verilas historiée, et desuper spirituales expositiones fabricandse. I q. en, a. 1. D’autre part ces interprétations sont secondaires et comme un luxe d’érudition ou une application pratique de l’exégèse proprement dite qui vise avant tout à élucider le sens littéral ; celui-ci étant unique, c’est l’interprétation qui le serrera de plus près qui, par définition, sera la meilleure : Sed primus sensus est magis litteralis, Ad Rom., c. iii, lect. 4, ꝟ. 27, p. 55 ; hic sensus magis concordat cum nostra littera. Ibid., c. ix, lect. 3, ꝟ. 15, p. 136. La parole du Seigneur à ses apôtres : « Est-ce qu’il n’y a pas douze heures dans le jour ? » Joa., xi, 9, a reçu des commentaires différents de Jean Chrysostome, de Théophylacte et d’Augustin, mais le vrai sens doit se déterminer d’après la lettre même du texte et le contexte et, après examen, saint Thomas conclut : Est ergo sensus… P. 301-302. Ces exemples que l’on pourrait multiplier prouvent que dans la pratique le Docteur angélique n’a jamais envisagé une multiplicité de sens littéraux.
Cependant il arrive souvent que saint Thomas donne deux explications littérales d’un même verset ; ce n’est pas que celui-ci, compris objectivement, ait un double sens, mais aucune interprétation n’étant absolument décisive, l’une et l’autre peuvent être proposées à titre d’hypothèse : Secundum aliam lilleram potest intelligi, Ad Rom., c. iii, lect. 3, ꝟ. 25, p. 54 ; ou mieux : Littera ista potest legi dupliciler. In Joa., c. vi, lect. 4, ꝟ. 40, p. 191 ; ibid., lect. 5, ꝟ. 45, p. 195. Tout à fait clair à cet égard est le commentaire de Joa., x, 17 : Propterea Pater me diligit quia ego pono animam meam. I) s’agit évidemment de l’amour que le Père porte au Fils en tant qu’homme, mais que l’on peut concevoir de deux façons : Sic hœc littera dupliciter potet legi : uno modo ut ly quia teneatur causaliler, alio modo ut désignât terminum vel signum dilectionis. P. 288. Saint Thomas ne décide pas et il glose l’assertion en fonction de ces deux acceptions possibles de quia, en définissant chaque fois tune est sensus. Le Christ n’a pas eu en vue ces deux sens à la fois, mais l’un ou l’autre, alio modo ; cf. Joa., c. xvii, lect. 6, ꝟ. 24, p. 464 : Dupliciler potest intelligi… sic est sensus… sic est sensus. L’attente de la créature dans Rom., vin, 19 peut s’entendre des justes, de toute la nature humaine ou des créatures sans âme (Marietti, p. 115) ; au lecteur de choisir. Soit encore l’exégèse de Joa., xvi, 25 : « Je vous ai parlé en paraboles », cette phrase peut avoir un quadruple sens. Le premier, qui est littéral, entend cette proposition en fonction de ce qui la précède immédiatement ; le deuxième sens viserait toute la doctrine du Christ dans l’ÉVBngile, mais il cl éliminé comme contraire au contexte, quia haie expositioni répugnât qtioil sequitur. P.estent donc deux autres acceptions proposées par Chrysostome et Augustin, que saint Thomas se contente de rapporter le Juger (Marietti, p. 435-436) et qui sont tnanffestement des sens t adaptés ; le commentateur les retient car il ne contredisent pas au contexte et contiennent une vérité intéressante. Ce n’est pas une littéral qui a été déterminé en premier lieu, mais une règle herméneutique qui Veut que le théologien "it accueillant à tout enrichissement doc trinal ou spirituel et que notre auteur avait formulera aliqut » Un Scrlpturam <"l unum ten sum cogère velit, quod alios sensus qui in se veritatem continent et possunt, salva circumstantia litteree, Scriptura : aptari, penitus excludantur. Hoc enim ad dignitatem divinse Scripturæ pertinet, ut sub una littera multos sensus contineat. De pot., q. iv, a. 1.
Par ailleurs, saint Thomas introduit fréquemment un commentaire par les formules ratio litteralis, mystica ; causa litteralis, mystica qui ne visent pas l’exégèse du texte biblique, mais veulent donner la raison de la conduite ou des paroles du Christ ; mysticus doit alors se traduire par « symbolique », cf. Ad I Tim., c. v, lect. 3, p. 218, ou selon l’étymologie, par « secret ou caché » ; cf. Prol. in Is. ; Ad I Tim., c. iii, lect. 2 ; Ad I Cor., c. xiv, lect. 1, ꝟ. 2 ; A. -M. Hoffmann, Der Begriff des Mysteriums bei Thomas von Aquin, dans Divus Thomas, Fribourg, 1939, p. 30-60. Lorsque Jésus, par exemple, veut s’éloigner de Jean-Baptiste pour gagner la Galilée, Joa., i, 43, on peut discerner une triple « raison » de sa résolution. Les deux premières sont littérales, c’est-à-dire historiques. D’une part le Christ ne voulait pas que sa présence portât ombrage si peu que ce fût au prestige de Jean ; d’autre part c’est en Galilée, pays de pauvres gens, que Jésus voulait choisir ses apôtres, plus grands que les prophètes, et manifester ainsi sa puissance. La troisième raison est mystique, c’est-à-dire symbolique : Galilée veut dire transmigration ( !) Le Christ veut donc se rendre en Galilée pour insinuer que l’Évangile passait de la Judée à la Galilée, c’est-à-dire aux gentils. P. 71. De même si Jean, iv, 6 mentionne que Jésus arrive au puits de Sichar à la sixième heure, ratio hujus determinationis assignatur litteralis et mystica. P. 120. La raison littérale est excellente : midi est l’heure la plus chaude du jour, ce qui rend compte par conséquent de la fatigue du Christ, mais cela n’exclut pas le symbolisme : selon Augustin, le Christ s’est incarné au sixième âge du monde ; l’homme a été créé le sixième jour, et Jésus a été conçu au sixième mois après Jean-Baptiste ; enfin le Christ est venu au moment où l’amour du monde était à son paroxysme dans le cœur des hommes et ne pourrait plus que décliner. Après le miracle du paralytique à la piscine de Béthesda, Jésus s’est esquivé, Joa., v, 13, pour quatre raisons (causse), dont deux sont littérales, c’est-à-dire en fonction des circonstances concrètes, et deux mystiques, pour des motifs spirituels. La première est pour nous apprendre à cacher nos bonnes œuvres et à ne pas rechercher la gloire des hommes ; la seconde est d’insinuer que le Christ devait quitter les Juifs pour aller aux gentils, p. 151, et ainsi sont assumées les exégèses de Chrysostome et d’Augustin ; la richesse de la tradition est conservée, le sens obvie du texte respecté, et toutes choses sont mises au point, chaque interprétation étant présentée avec une qualification de sa nature propre : ratio litteralis, mystica.
Il résulte que saint Thomas entend faire une exégèse réelle et quasi exhaustive. Appuyée sur les mots et la grammaire, tenant compte du contexte, elle analyse le sens littéral qui est unique, encore qu’on ne puisse toujours le déterminer avec certitude. À cet effet, les explications patristiques sont éclairantes, mais il faut les critiquer, car beaucoup ne sont que des interprétations assez éloignées du texte, voire même des adaptations artificielles. Toutefois le texte biblique n’est pas une lettre morte. S’il commente, par exemple, la vie et l’enseignement du Christ, l’exégste est sûr de rejoindre l’intention de l’auteur inspiré en recherchant les motifs, rationes, causic qui ont déterminé le Christ à agir ou à parler de la sorte, il doit repenser en quelqUC sorte la vie de J< m I >in de fausser l’intcrpcilation, ces perceptions vivantes en sont les meilleures
ttie de vérité. Témoin encore l’exégèse de I v 89 I <>rsqu’a la fêle de la I >édir : n c JeSU ! échappe
aux mains des Juifs pour retourner au delà du Jourdain dans le lieu où Jean avait commencé de baptiser ; sa fuite est inspirée d’abord par une raison symbolique et cachée, mystica causa : il devait bientôt aller avec ses apôtres convertir les païens ; puis par une double raison littérale : d’une part ce lieu était proche de Jérusalem, or, la passion était imminente et Jésus ne voulait pas s’éloigner ; d’autre part, ce lieu devait remettre en mémoire les déclarations du Baptiste : « Celui-ci est l’agneau de Dieu », et celle du Père au baptême. P. 297.
2° Exégèse dialectique.
Par quelle méthode saint
Thomas va-t-il élucider le sens littéral ? Roger Bacon a donné cette esquisse de l’exégèse contemporaine : « Pour ce qui regarde l’interprétation magistrale du texte, tout se réduit pour l’essentiel à trois choses : divisions en nombreux articles, comme font les artistes, concordances forcées à la manière des légistes et consonances rythmiques à l’imitation des grammairiens. Ces trois points constituent le principal travail des plus habiles interprètes de la Sainte Ecriture. » Opus minus, édit. Brewer, p. 323.
Ces divisiones per membra varia sont l’une des notes spécifiques de l’exégèse dialectique du xiiie siècle. Les commentaires ne sont pas seulement théologiques comme au siècle précédent, mais de forme scolastique, sicut artistse faciunt, endettant le texte en une multitude de divisions, de subdivisions, de distinctions et d’oppositions, mais reliant aussi entre elles les sections et les péricopes ainsi discernées, et les interprétant en fonction d’une idée dominante. C’est que chaque livre sacré est envisagé comme un tout organique à l’instar d’un écrit d’Aristote et, dès lors, il doit avoir un plan doctrinal dont la charpente sera ordonnée selon toutes les rigueurs de la logique et d’une, distribution rationnelle. On s’appliquera donc à dégager les idées principales, puis à marquer la progression du développement, les transitions d’un sujet à un autre, et finalement la raison d’être de tel verset. Bien plus, l’écrivain inspiré est censé argumenter au sens technique du terme, il déduit, il infère, il prouve. Jadis Honorius d’Autun avait discerné des syllogismes dans la Bible ; àl’exégète de les reconstituer et de les mettre en forme. Aussi saint Thomas commente-t-il Rom., vm, 5, 6 comme constituant deux syllogismes rigoureux : Probat [Apostolus] quod dixerat, et inducit duos syllogismos, unum quidem ex parte carnis qui est talis : Quicumque sequuntur prudentiam carnis ducuntur ad mortem ; sed quicumque sunt secundum carnem sequuntur prudentiam carnis ; ergo quicumque sunt secundum carnem ducuntur ad mortem. Alium syllogismum ponit ex parte spiritus, qui est talis : quicumque sequuntur prudentiam spiritus consequuntur vitam et pacem ; sed quicumque sunt secundum spiritum sequuntur prudentiam spiritus ; ergo quicumque sunt secundum spiritum sequuntur vitam et pacem (Marietti, p. 107), et notre commentateur de procéder à l’analyse de chaque prémisse des syllogismes.
Cette méthode d’analyse minutieuse introduite, semble-t-il, dans l’exégèse par Hugues de Saint-Cher, atteint un extrême degré de raffinement chez Albert le Grand, cf. J.-M. Vosté, dans Angelicum, 1932, p. 263-269, et saint Bonaventure. Opéra omnia, éd. Quaracchi, t. vi, p. 100-103, 234-235 ; t. vi, p. 530532 ; t. vii, p. xviii. Saint Thomas est tout aussi rigoureux dans la précision de l’analyse. Voici la description de son procédé constant : « Dès le premier mot, il s’efforce de rattacher la question qu’il aborde à ce qui a été dit précédemment, quand il est possible de le faire. Il emploie pour cela un mot préféré selon la date de ses commentaires. C’est ainsi qu’il dira volontiers au début, supra, et plus tard superius et postquam. Il procède ensuite aux divisions et subdivisions dont
l’une lui est très personnelle quant à l’expression : Me lacil duo ou bien tria facit ; d’ordinaire, c’est à la seconde division que paraît cette manière de s’exprimer. On a là d’ordinaire dans ces divisions, le début d’une leçon. » P. Mandonnet, Chronologie des écrits scripturaires, p. 108. Soit, par exemple, Ad Rom., c. viii, lect. 1, ꝟ. 1-6 :
Postquam Apostolus osteudit quod per gratiam Christi liberamur a peccato, hic ostendil quod per eamdem gratiam Christi liberamur a servitute legis. Et circa hoc duo facit. Primo proponit propjsitum, secundo excludil ohjectioncm, ibi : Qaid ergo dicemus… Circa primum duo facit. Primo osteudit quod per gratiam Christi liberamur a seTYitUte legjs, secundo osteudit utilitatem hujus libéral ionis, ibi : ut fructificemu.t Deo… Circa primum tria facit. Primo proponit documentum, ex quo arguitur ad propositum ostendundiun, secundo manifestât ipsum, ibi : namque sub viro est… tertio concluait ibi : itaque fralres nui…
Ce luxe de distinctions, cette minutie dans la décomposition d’un texte est parfois excessive, arbitraire, voire irritante, mais il faut se souvenir qu’il s’agit d’une technique scolaire et, si l’on peut être surpris puis lassé de la répétition constante des mêmes catégories et des mêmes formules stéréotypées, les exégètes modernes ont souvent rendu justice, quant au fond, à l’exactitude d l’analyse et à son bénéfice pour l’intelligence de la pensée. Cf. par exemple : In Joa., c. ii, lect. 1, ꝟ. 1, Marietti, p. 76 ; c. iv, lect. 5, ꝟ. 39-42, p. 137 ; c. vii, lect. 5, ꝟ. 35, p. 225 ; t. 45, p. 228-229 ; c. ix, lect. 1, ꝟ. 6, 7, p. 266 ; Ad Rom., c. i, lect. 1, ꝟ. 1, p. 4 ; lect. 2, ꝟ. 2, p. 5 ; lect. 6, ꝟ. 16, p. 18, etc.
D’ailleurs la valeur pédagogique du procédé est évidente dans le gain de clarté ainsi obtenu. De plus, saint Thomas ne se contente pas de morceler, il sait construire une synthèse et rassembler les éléments ainsi discernés pour marquer l’enchaînement des pensées. C’est même cette unité qui est le plus fortement mise en relief, au point d’être souvent trop systématique, et de ne pas tenir assez compte du genre littéraire des écrits orientaux ou de la liberté de composition d’une lettre. On peut illustrer ces remarques en lisant le plan doctrinal rigoureux des épîtres pauliniennes (Marietti, p. 3), ou en regardant le tableau détaillé, et cependant non exhaustif, des divisions du minuscule commentaire des Lamentations, lequel n’occupe pas moins de cinq pages du texte de H. Wiesman, Der Kommentar des M. Thomas von Aquin zu dem Klageliedern des Jeremias, dans Scholastik, 1929, p. 82-86. Soit, par exemple, la mise en ordre des pensives du prologue du IVe Évangile. La première affirmation est celle de la divinité du Christ, mais, comme en toutes choses il faut considérer l’être et l’opération, saint Jean traite d’abord de la nature divine du Verbe, et il en montre quatre aspects : quand était-il le Verbe ? au commencement ; puis où était-il ? près de Dieu ; ce qu’il était ? Dieu ; comment ? il était au commencement près de Dieu. Les deux premières précisions se rapportent à la question an est, les deux autres à la question quid est. In Joa., c. i, lect. 1, ꝟ. 1, p. 9. Grâce à cette rigueur d’analyse, saint Thomas peut expliquer la place et le sens de la troisième proposition : Deus erat Verbum… quee quidem secundum ordinem doctrinse congruentissime sequitur, p. 16, et du ꝟ. 3, p. 19. Au ꝟ. 4, la justification est encore plus minutieuse : Attenditur etiam in præmissis verbis congruus ordo, nam in naturali rerum ordine primo invenitur esse, et hoc primo Evangelista insinuavit, dicens » In principio erat Verbum », secundo vivere et hoc est quod sequitur : « In ipso vita erat » ; tertio intelligere, et hoc consequenter adjunxit : « Vita erat lux hominum ». P. 26
Cette construction organique des commentaires
marque l’une de leurs plus nettes originalités vis-à-vis des « expositions » antérieures. À l’inverse des chaînes et des gloses qui s’attachaient seulement à l’explication des mots difficiles ou de tel passage isolé, les exégètes du xiiie siècle suivent la pensée même de l’auteur inspiré, péricope par péricope, en fonction d’un thème général dont la lumière éclaire le sens des énoncés de détail. Le chef-d’œuvre du genre pourrait bien être le commentaire de saint Thomas sur Job, qui est un exposé théologique du problème de la Providence et du mal. S’il était réservé à l’âge moderne de donner toute sa perfection à l’exégèse de la lettre, grâce à son érudition philologique et historique, un des apports les plus précieux du xiir 2 siècle à l’histoire de l’interprétation est ce souci de retrouver l’inspiration dominante des livres sacrés, ce que l’auteur a voulu dire — ce qu’on appelait alors Vintentio auctoris — en d’autres termes : son enseignement ou sa doctrine, ce qui s’obtient autant, sinon davantage, par une vue d’ensemble de l’ouvrage que par l’exégèse de détail.
Au xiie siècle, l’usage était de définir un livre par sa matière, son mode, son utilité et l’intention de l’auteur. Ces rubriques analytiques se retrouvent au xme siècle, notamment chez Etienne Langton, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, mais chez ces deux derniers se trouve en outre une formule nouvelle, philosophique, celle des quatre causes, plus rigoureuse que l’ancienne et qui sera exclusivement employée par Bonaventure. C’est ainsi que dans l’introduction à chaque épître paulinienne, saint Thomas traite toujours de la matière ou sujet de l’épître ; I Cor., par exemple traite des sacrements, Marietti, t. i, p. 220 ; Col., de l’unité à garder contre les hérétiques, ibid., t. ii, p. 113-114 ; I Tim., de l’instruction des prélats, p. 183 ; Hebr., de l’excellence du Christ, tête del’Église. P. 287-288. Parfois le commentateur précise l’intention, II Thess., p. 168 et l’utilité, Tit., p. 259, terme que saint Thomas emploie de préférence à intention ou un. Mais dans l’introduction générale au Corpus paulinien, il distingue : Auteur, matière, mode ou forme, utilité. T. i, p. 3. C’est la même classification qu’il adopte dans l’introduction aux Psaumes, éd. Vives, t. xviii, p. 228, aux Lamentations, t. xix, p. 199, et à Jérémie : L’auteur est un prophète de Dieu, la matière est la captivité du peuple ; le mode est prophétique, l’utilité ou la fin est de bien vivre et de parvenir à la gloire de l’immortalité. T. xix, p. 66-G7. Et, dans la préface de l’épître aux Éphésiens, saint Thomas distingue : la cause efficiente, Paul ; la cause finale, confirmer l’unité ; la cause matérielle, les Éphésiens ; la cause formelle, le plan de l’Épître. Marietti, t. ii, p. 2.
Comme caractère dialectique de l’exégèse de saint Thomas et de son siècle, il faut encore signaler la facture stéréotypée des prologues. Chaque commentaire, en effet, est précédé de trois préfaces. La première ou procemium est une analyse allégorique d’un texte biblique, placé en exergue, servant d’épigraphe — on disait alors de thème — et qui est censé s’appliquer exactement au livre à commenter. Suivait la transcription du prologue de saint Jérôme sur ce livre, contenant quelques précisions historiques sur son auteur, sa date et les circonstances de sa composition ; enfin une troisième et courte préface commentant ce prologue hiéronymieu sans guère y ajouter de données nouvelles. C’est ainsi que sont régulièrement introduits les commentaires de saint Thomas sur les Psaumes, L ; iïe et Jérémie.
3° Exégèse théologique.
La préoccupation dominante
de saint Thomai et de ses contemporains est de rtfgngW du texte biblique des enseignements relatifs au dogme et à In morale. Ce caractère essentiellement théologique est certainement le plus spécifique de
l’exégèse du Docteur angélique qui ne s’intéresse, peut-on dire, aux Livres saints que dans la mesure où ils ont une portée doctrinale. S’il met en œuvre quelques rudiments de connaissances philologiques, s’il se soumet parfois aux exigences de la critique textuelle, surtout s’il s’applique à dégager le vrai sens littéral, c’est uniquement dans la mesure où ces efforts sont nécessaires et féconds pour élaborer une théologie biblique source de sa théologie scolastique. Maître en théologie, commentant l’Écriture, saint Thomas voit dans l’exégèse une science annexe de la théologie. A ce titre, il a joué un rôle décisif dans l’histoire de l’interprétation de l’Écriture. Alors que le xir 3 siècle et encore en grande partie le xiii c identifient théologie et Écriture, — saint Bonaventure écrira encore : Sacra Scriptura sie theologia (Breviloquium, pars I, c. i) — le Docteur angélique, autant par l’esprit et la méthode de ses commentaires que par la perfection de sa théologie a contribué plus que tout autre à la dissociation de ces deux disciplines. Par sa recherche attentive et constante du sens littéral propre, il tend à constituer, l’un des premiers avec Albert le Grand, l’exégèse en discipline autonome, mais par ailleurs il distingue nettement l’exploitation rationnelle de ce donné révélé en science théologique ; celle-ci étant issue de celui-là. Si bien qu’au siècle suivant ces deux courants divergent de plus en plus et aboutissent à une scission complète ; celui de la théologie scripturaire représenté par Ptolémée de Lucques et Maître Eckhart, celui de l’exégèse proprement dite par Nicolas de Lyre. Or, il est remarquable que ces trois auteurs soient en très étroite dépendance de saint Thomas qu’ils transcrivent souvent ad verbum.
1. Solution des « difficullates ». — Cette étape que marquent les ouvrages scripturaires de saint Thomas dans l’histoire de l’herméneutique peut être envisagée sous plusieurs aspects. Tout d’abord le texte sacré continue à susciter devant la raison des difficultés que le théologien s’emploie à résoudre. Saint Thomas les introduit ordinairement par ces formules : Hic oritur dubitatio, In Joa., c. iv, lect. 6, ꝟ. 44, Marietti, p. 139 ; Hic oritur quæstio, ibid., c. i, lect. 14, ꝟ. 33, p. 64 ; Hic est duplex quæstio, ibid., c. iii, lect. 1, ꝟ. 4, p. 97 ; c. xv, lect. 5, ꝟ. 23, p. 416 ; Hic est triplex quæstio, ibid., c. vi, lect. 5, ꝟ. 44, p. 193 ; ou encore : Potest aliquis quærere, cum Verbum sit genilum a Pâtre, quomodo possit esse Patri coœternum. Ibid., p. 13.
Or, ces problèmes ne sont pas accidentels à l’exégèse. Dans l’approfondissement rationnel du donné révélé, le commentateur aboutit nécessairement à une interprétation théologique du sens littéral, si bien que l’on passe de la théologie biblique à la théologie proprement dite par des transitions insensibles, celle-ci n’étant que l’explication et la systématisation de cellelà. C’est ainsi que chez saint Thomas le commentaire de Rom., i, 17, amène un exposé de)’habitus de foi, Marietti, p. 19-20 ; celui de i, 20 : « de telle sorte qu’ils soient inexcusables », donnera toutes précisions utiles sur l’ignorance diminuant le volontaire, p. 23 ; ceux de i, 29-31 sur le catalogue des vices, p. 29-30, et de iv, Il sur le signe de la circoncision, p. 60-62, analysent le donné révélé en fonction de la théologie scolastique. À telles enseignes que l’on retrouve dans les commentaires scripturaires la même doctrine, identiquement formulée que dans les ouvrages de pure théologie. Par exemple le problème du salut des infidèles, II » - II", q. ii, a. 5, ad l um ; De verit., q. xiv, a. 1 1, ad 2um ; et Ad Rom., c. x, lect. 3, p. 151 ; l’amour du prochain, II’-II », q. xxv.a. 8 ; De virt., q. ii, a. 8, et Ad Ilom., c.xii, lect. 3 ; le destin, Cont. Crut., t. III, c. xcm ; Quodl., xii, a. 4, et In Matili., ii, 2, p. 31 ; l’acception des personnes, 1P-II", q. lxiii, a. 1, et Ad Rom., c. II, lect. 2, p. 37, etc. 719
THOMAS D’AQUIN : CARACTÈRES DE SON EXÉGÈSE
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Par ailleurs et surtout la doctrine théologique, fermement établie selon sa méthode propre, aide à éclairer et à préciser le sens littéral ; son intervention est généralement introduite par des formules comme celles-ci : ad horum evidentiam sciendum est quod, Ad Rom., c. iii, lect. 1, t. 3, p. 45 ; ad evidentiam hujus, primo exponamus hoc… ubi sciendum. Jn Joa., c.xii, lect. 7, ꝟ. 39, p. 342. C’est ainsi que l’affirmation : « Personne n’a jamais vu Dieu » Joa., i, 18, sera expliquée par toutes les précisions relatives à la vision de l’essence divine. P. 50. Pour bien entendre Joa., vi, 40, il faut :. avoir que le Christ a eu une double volonté, humaine et divine. P. 191. On montrera plus loin que le démon, étant donné sa nature, ne peut rendre la vue à un aveugle de naissance, In Joa., c. x, lect. 5, ꝟ. 21, p. 290, que la connaissance naturelle de Dieu était accessible aux païens à plus d’un titre, Ad Rom., c. i, lect. 6, ꝟ. 20, p. 21, qu’il faut distinguer prédestination et prescience. Ibid., c. viii, lect. 6, ꝟ. 29, p. 121.
Par suite, cette théologie impose à l’exégèse son mode d’argumentation analogue à celui d’un article de la Somme. Soit Joa., x, 17 : « C’est pourquoi le Père m’aime, parce que [quia] je donne ma vie. » Mais la mort du Christ peut-elle être cause de la dilection paternelle ? Il ne semble pas, videtur quod non, d’où formulation de l’objection, puis de la réponse, respondeo dicendum, qui précise que le Christ parle de l’amour qu’il reçoit en tant qu’homme. Tout dépend du sens que l’on donne à quia ; désigne-t-il la cause ou le terme et le signe de l’amour ? Nouvelle objection, Sed contra hoc videtur esse : Les bonnes œuvres ne peuvent mériter la dilection divine. Enfin dernière réponse : Sed ad hoc videndum. P. 288 ; cf. c. xv, lect. 4, ꝟ. 19, p. 413 ; c. xvii, lect. 6, ꝟ. 24, p. 454, etc. D’où encore l’usage de l’argument d’autorité : les Pères ou les Conciles, cf. ibid., c. i, lect. 1, ꝟ. 1, p. 14 ; lect. 7, ꝟ. 14, p. 41. La Glose voyant dans le cœur dur et impénitent de Rom., ii, 5 le péché contre le Saint-Esprit, saint Thomas enchaîne : Ideo oportet videre quid sit peccatum in Spiritum sanctum, et quomodo sit irremissibile. Est igitur sciendum quod secundum antiquos doctores Ecclesise qui fuerunt ante Augustinum, scilicel Athanasium, Hilarium, Ambrosium, Hieronijmum et Chrysostomum… Magistri vero sequentes dicunt, Ad Rom., c. ri, lect. 1, ꝟ. 5, p. 33 ; l’emploi des raisons de convenance, comme celles de la mort du Christ sur la croix, In Joa., c.xii, lect. 5, ꝟ. 32, p. 338, et la triple nécessité de l’eau dans la régénération, ibid., c. iii, lect. 1, ꝟ. 4, p. 96, et donc la systématisation et la précision rigoureuse de l’exégèse. Te ! ce commentaire de Joa., iii, 34 : « Dieu ne donne pas l’Esprit avec mesure. » Cette affirmation oblige à distinguer le cas des prophètes qui ont reçu l’Esprit avec mesure, et celui du Christ qui l’a reçu sans mesure. Mais alors se pose la question de savoir comment l’Esprit saint, qui est sans mesure selon l’expression du Symbole de saint Athanase, peut être donné avec mesure ; la réponse est qu’il s’agit alors de ses dons et non de sa personne. Mais ce verset s’applique au Christ. Or, il faut savoir que celui-ci jouissait d’une triple grâce : la grâce d’union, la grâce habituelle et la grâce de chef. P. 114-115. Ce qui justifie une telle méthode d’interprétation, c’est que les écrivains inspirés et surtout saint Paul sont censés faire euxmêmes de l’exégèse et de la théologie : Hoc probat per auctorilatem Scripturæ, quam primo Apostolus ponit, secundo exponit, Ad Rom., c. iv, lect. 1, ꝟ. 3, p. 57 ; probat (Apostolus) conditionalem præmissam ex auctoritate Psalmi. Ibid., ꝟ. 6, p. 59 ; cf. lect. 3, v. 17, p. 64.
Enfin l’exégèse de saint Thomas est théologique en ce sens que le texte biblique est exploité en vue de
fournir un argument aux thèses théologiques ; l’exégète dégage du donné révélé des arguments scripturales, soit que ceux-ci servent de base au raisonnement, soit qu’ils appuient une conclusion établie
| d’avance. L’exégèse est alors un élément de démonstration. Les textes de Joa., iv, 44 ; vi, 44, prouvent que Jésus a été prophète. Or, le prophète a deux fonctions : voir et annoncer, et le Christ les a exercées en tant que viator. In Joa., p. 139, 180. Le discours sur le pain de
! vie suscite d’abord quatre considérations sur le sacrement de l’eucharistie, sa nature, son auteur, sa vérité
, et son utilité, In Joa., c. vi, lect. 6, ꝟ. 51, p. 199, puis sur sa nécessité comparée à celle du baptême, lect. 7, ꝟ. 52, p. 200-201 ; enfin sur sa réception, t. 59,
1 p. 203.
Il s’ensuit que la structure même du commentaire
l est dépendante de cette inspiration et de ce but théologique qui conditionnent sa rédaction. Soit le bel exemple à.' Ad Rom., c. v, lect. 3, ꝟ. 12, p. 71-75, où Paul affirme la transmission du péché originel : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde. » Saint Thomas s’appuyant sur Augustin et l'Écriture explique d’abord l’universelle diffusion du péché originel, contre les hérétiques pélagiens qui en exceptaient les enfants. Mais la raison soulève ici une objection : Videtur impossibile quod per originem carnis peccatum ab uno in alium traducatur, ce qui est corroboré par l’autorité d’Aristote attestant que l’intelligence ne peut dépendre d’une cause corporelle. D’où la réponse sur le plan philosophique : Ad hoc autem rationabiliter respondetur, montrant que, si le corps
j n’est pas cause de l'âme, il joue cependant le rôle d’une disposition. Autre instance : Sed adhuc remanet
- dubilalio. Si l'âme reçoit quelque défaut de cette
î origine vicieuse, cela ne peut constituer une faute, et
I ici encore est citée l’opinion d’Aristote estimant qu’il y aurait plutôt là un sujet de miséricorde que de culpabilité. Mais on peut envisager la question sous un autre point de vue, celui de la solidarité de tous les
- membres de l’humanité, participants d’une même
nature ; c’est une idée de Porphyre, et l’on aboutit à la notion de faute attestée par l’Apôtre. Nouvelle instance : c’est beaucoup plus Eve, une femme, qu’un homme Adam, qui est à l’origine de la faute. Mais la Glose a déjà répondu que l’usage de l'Écriture est de
l constituer les généalogies par les hommes et non par
I les femmes… et surtout que c’est l’homme qui est responsable de la race et non la femme. L’autorité d’Au j gustin en fait foi. Cette page est le type de la question théologique issue de l’exégèse de l'Écriture, celle-ci
j ayant valeur d’objet de foi. mais posant de graves problèmes ; d’où les objections et les réponses, les
! autorités patristiques (saint Augustin) et tradition ! nelles (la Glose) qui sont alléguées, le processus de l’argumentation rationnelle justifiant l’affirmation scripturaire : unité de l’espèce humaine, relations de l'âme et du corps ; enfin l’appel aux auteurs profanes
J représentant la sagesse commune : Aristote et Por ! phyre.
Le danger, qui n’est pas toujours évité, est de prêter au texte biblique des pensées qui lui sont postérieures et surtout trop précises. L’exégèse développe le sens littéral plus qu’elle ne l’explique. Sur quoi l’on peut observer que la teneur du texte sacré n’est pas sa
î vraie signification ; il faut la considérer dans son déve
- loppement postérieur : ce qui est en puissance sera
connu par l’acte ; la révélation divine ayant été progressive, le développement de la tradition chrétienne
i est un principe d’exégèse. Le dogme actuel aide à comprendre le dogme primitif dont il est dérivé. La connaissance de foi a progressé de l'état d’imperfection à l'état de perfection. IL-II*, q. î, a. 7, ad 3um. Donc les interprétations des Pères sont explicatives du con
tenu primitif, II^-II", q. i, a. 9, ad 2um ; cf. A. Gardeil, Les procédés exégéliques de saint Thomas, dans Revue thomiste, 1903, p. 445-450.
2. Théologique d’inspiration, de méthode et de. finalité, l’exégèse de saint Thomas sera avant tout scripturaire, en ce sens que la première règle d’herméneutique qu’elle mettra en œuvre sera d’éclairer la Bible par la Bible, et donc d’éclairer le sens d’un texte par la citation des lieux parallèles. Le principe n’était pas nouveau ni propre à saint Thomas. Les rabbins cherchaient à déterminer la valeur incertaine d’un mot dans tel passage par le sens qu’il avait dans d’autres textes plus clairs, mais les médiévaux, doués d’une excellente mémoire, le mirent spontanément et constamment en pratique. Ils avaient appris à lire dans la Bible, ils en avaient une connaissance familière, vivante et religieuse. Ils en savaient par cœur de longs et nombreux passages, et leur vocabulaire comme leur style et leurs images sont comme naturellement empruntés à ceux des Livres saints qui se sont en quelque sorte incorporés à la substance de leur esprit. C’est dire que les exégètes, outre les concordances manuelles dont ils pouvaient disposer, avaient toujours présents â l’esprit des textes parallèles a celui qu’ils commentaient. Une maxime biblique éveillait donc automatiquement le souvenir des autres sentences exprimant les mêmes idées et surtout contenant les mêmes mots. De là des rapprochements artificiels et curieux ou lumineux et instructifs. Jésus ayant été conduit au matin de Caïphe au prétoire, le erat autem mane de Joa., xviii, 28, suggère à saint Thomas deux citations : Mich., ii, 1 : Væ qui cogitât is inutile, et operamini malum in cubilibus vestris. In luce matutina faciunt illud, quoniam contra Deum est manus eorum ; et Job, xxiv, 14 : Mane primo surgit homicida, interficit egenum et pauperem. In Joa., p. 466.
La méthode est excellente et proprement exégétique. Saint Thomas ne commente pour ainsi dire pas un verset sans signaler des rapprochements avec d’autres textes bibliques. Mais, alors que ses devanciers citaient souvent la Bible dans un sens purement accomodatice ou comme de purs ornements rhétoriques, ce qui leur attirera la critique de Bacon : Concordantiæ violentes sicut legistæ utuntur. reprise par Nicolas de Lyre, De commendatione Scripturæ sacræ in generali, P. L., t. cxiii, col. 30, saint Thomas se montre en général plus avisé dans le choix de ses citations, beaucoup plus réelles que verbales. Lorsque le Christ, par exemple, déclare qu’il n’accusera pas les hommes, son affirmation est corroborée par de nombreux passages bibliques qui lui refusent effectivement ce rôle, In Joa., c. v, lect. 7, ꝟ. 45, p. 174 ; le texte de Joa., xii, 7 s’éclaire parfaitement par Marc, xiv, 8 ; xvi, 1, ibid., p. 325.
Par ailleurs, saint Thomas se montre particulièrement jaloux de mettre au point les divergences apparentes soit entre plusieurs assertions du même écrit inspiré, cf. In Joa., c. ix, lect. 4, t. 39, p. 276 ; c. mit, lect. 3, ꝟ. 16, p. 360 ; c. xviii, lect. 4, ꝟ. 20, p. 163 ; soit entre des livres différents, <>r, le principe de solution est presque toujours le même : il sutlit de bien entendre la teneur des textes et de distinguer les notion’, et donc de les préciser. C’est ainsi que selon Joa., xi, 33, Jésus ; i été troublé par la mort de Lazare ; mais |s ; rïc, xi. ii, 1, déclare que ! < Messie ignorera le trouble, c’est qu’il s’agit ici d’une tristesse iinmoi et. qui n’est pas nus le contrôle de la raison, réclame des œuvre. Joa., vi, 29, et Paul cmt, i. le exclure, Rom., iv, Or, l’Apôtre parle des ûeuvri extérieures dont la foi d’ailleurs es1 le principe, p. 186 ; cf. ibid, , c. xvti, lect. i 455.
D’après l’i Phllippiens, Je as i t mort par
anec, alors que l’épttre au* fiphésien attribue
son sacrifice à la charité. Il n’y a pas contradiction, car l’obéissance du Christ était inspirée par son amour. Ad Rom., c. v, lect. 5, ꝟ. 29, p. 79 ; cf. In Joa., c. xvi, lect. 1, ꝟ. 4, p. 422. Ainsi le rapprochement des textes est une source de clarté et de sécurité pour l’exégèse et surtout il enrichit la doctrine.
3. Exégèse traditionnelle.
Le recours au seul texte de la Bible ne peut suffire à éclairer les passages obscurs. Par ailleurs, il est admis comme un postulat qu’il n’est pas loisible à chacun de déterminer à son gré le sens de l’Écriture. À cet égard, les interprétations des Pères offrent à l’exégète un secours indispensable. Théologique, l’exégèse de saint Thomas est donc traditionnelle. On sait, en effet, que, comme les Juifs croyaient à l’inspiration des commentaires rabbiniques, les médiévaux attribuaient aux Pères une autorité éminente au point de les classer, avec Hugues de Saint-Victor, parmi les auteurs canoniques. C’est que l’ensemble de l’exégèse patristique est une manifestation de l’Esprit de Dieu lui-même sur le sens de l’Écriture. Cassiodore avait écrit : « Ce que nous trouvons dans les meilleurs interprètes nous le tenons pour divin, ce qui s’éloigne de la doctrine des Pères ou la contredit nous pensons qu’il faut le rejeter. « De inst., P.L., t. lxx, col. 1138. La réalisation la plus parfaite de cette conception est la confection de recueils d’extraits patristiques tels que les Tabulée originalium, et surtout la Glose continue des quatre Évangiles ou Catena aurea par saint Thomas (éd. Vives, t. xvi), plus justement appelée par celui-ci : Expositio continua in Matlhœum, Marcum, Lucam, Joannem, commentaire uniquement composé à l’aide de textes des Pères et des docteurs de l’Église : Sollicite ex diversis doctorum libris prædicli (Maithœi) Evangelii exposilionem continuam compilavi.
Le commentaire de saint Jean, qui est l’un des plus traditionnels de saint Thomas, suit pas à pas les deux commentateurs par excellence de cet évangile, Jean Chrysostome et Augustin. Voici, sauf erreur de notre part, la liste des citations explicites que l’on y relève, et qui ne tient compte ni des références erronées ni des citations implicites assez nombreuses :
Cyprien, Léon le Grand, Anselme, Alcuin, Pierre Comestor, une fois chacun ; Bède, 6 fois ; Ambroise, 7 fois ; Jérôme, 12 fois ; la Glose linéaire et interlinéaire, 20 fois ; Hilaire, 28 fois ; Grégoire-le-Clrajid, surtout les Morales, 43 fois ; les Pères grecs sont peu utilisés : Athanasc, Théophylactc, Théodore de Mopsueste et Diilymc, une fois ; le Damascène, 2 fois ; Basile, 3 fois ; Denys l’Areopagite, 7 fois ; toutefois Origène est cité 76 fois, tantôt avec approbation : Origencs vero hanc eamdem clausuUun salis pulchre exponens (p. 18) ; Origenes salis ad hoc congruo exemplo utitiir (p. 34) ; mais le plus souvent il est sévèrement jugé : Origenes turpiler erravit (p. 17) ; hoc autem (Origenis) est htvrcticum et blasphemum (p. 20) ; nt delinwil Origenes (p. 21), ele. Mais Chrysostome est cité 199 fois, et Augustin 334 fois ; ilans’.)7 cas, saint Thomas rapporte l’une après l’autre leurs opinions respectives, et il en souligne parfois l’accord iii, I, p. 77 ; iv, 35, p. 131), mais le plus souvent le désaccord, quelquefois il ne prend pas parli (f, S, p. 19 ; iv, 1(5, p. 125), et il se contente de transcrire les textes ou la pensée tics deux docteurs : Liftera islu potest legi dupliclter. Uno modo seeundum Augustinum, alto modo weeundum Chrg$ottomum (vu, 37, p. l’H), niais souvent il choisil s., il cin ysnslome : Melius dicendum est, sccuiulurn Chrgsostomum ( , 20,
p. 330) ; Clvysostomns… <diter exponil et plantai (xi, 49, p. 348) ; soit plus fréquemment Augustin : Melius dicendum est secundum Augustinum (i, 33, p. CI) ; sid hoc (Chrysostomt ) non vtdetur probablle (v, 15, p, 152). En général,
Augustin fournit l’explication spirituelle, mais c’est l’in terprétat ion la pbu m tarait qui est la meilleure : Secundum
llil.iriiim et Chrgsostomum exponltur mugis ud lilleram,
qvutmotâ l’orum muletur (v, 22. p. 159) ; llna est (ratio) se eundum Vhrysoslomtun et litteralU (n, 6-8, p. 80) ; frima tio, qurn Chrysostoml est, magU est litteralU i. 31, p. 1B9) ; Secundum Augustinum… sed hoc non vtdetur mul~ tiim ud prOposltum perttnt ne… 1 1 ideo melius vtdetur dicendum
secundum Chrysoslomum (xi, 48, p. 317 ; cf. i, 3, p. 21). A ces deux exégèses concurrentes, saint Thomas préfère parfois celle de saint Grégoire (xi, 15, p. 410), el même la sienne propre (v, 20, p. 158 ; iv, 20, p. 120). Assez souvent, il précise ses références non seulement aux auteurs, mais aux livres eux-mêmes, surtout pour saint Augustin.
On sait que saint Thomas déplorant la mauvaise qualité et l’état fragmentaire des traductions des Pères grecs en usage dans le monde latin, notamment de Jean Chrysostome en fit faire de nouvelles : Ut magis intégra et continua prædicla sanctorum expositio redderetur, quasdam expositiones Doctorum grsecorum in latinum feci transferri, éd. Vives, t. xvi, p. 499.
4. Réfutation des hérétiques.
Déjà au xiie siècle, les commentateurs faisaient fréquemment allusion aux hérétiques, à propos des interprétations erronées de l’Écriture. Or, au xiiie siècle, la réfutation des hérésies est considérée explicitement comme l’une des fins de l’exégèse et cette apologétique est un nouveau trait de l’exégèse théologique. Albert le Grand, après avoir précisé dans le prologue de son commentaire de saint Jean que le but du IVe Évangile est la manifestation des mystères du "Verbe et l’édification de la foi, ajoute : Est eiiam finis confulatio hæreticorum, mate dicenlium de Christi Verbi Dei deitate. In Joa., éd. Borgnet, t. xxiv, p. 9. Saint Thomas, dans la dédicace de la Catena aurea à Urbain IV écrit de même : Fuit autem mea intentio in hoc opère non solum sensum prosequi litteralem, sed etiam mysticum ponere, interdum etiam errorcs destruere, neenon et conflrmare catholicam veritatem. Quod quidem necessarium fuisse videtur, quia in Euangelio præcipue forma fldei catholiese traditur, et lotius vitæ régula christianæ. Éd. Vives, t. xvi, p. 2. Dans son discours de réception à la maîtrise en théologie, saint Thomas fait de la lutte contre l’erreur une des charges essentielles qui s’impose aux docteurs de l’Église : In defensionem fldei debent esse contra errores. Opuscula, éd. Mandonnet, t. iv, p. 493.
De là la multitude d’allusions aux hérétiques dans les commentaires de notre auteur. Dans le c. i er de l’épître aux Romains, il voit une réfutation de Photin, des manichéens, d’Eutychès, de Sabellius, d’Apollinaire, d’Arius et de Nestorius. Ad Rom., c. i, lect. 2, ꝟ. 3, p. 6-8 ; cf. ix, 5, p. 130 ; In Joa., c. xviii, lect. 1, ꝟ. 1, p. 441. Dans le commentaire de saint Jean nous relevons les mentions suivantes : error quorumdam, c. ii, lect. 2, ꝟ. 12, p. 83 ; cf. c. v, lect. 5, ꝟ. 26, p. 164 ; error hæreticorum, c. xix, lect. 2, ꝟ. 11, p. 475 ; heeretici, p. 15, 29, 50, 104, etc. ; mais le plus souvent les fauteurs sont nommément désignés : Eunomius, marcionites, Priscillien, Cérinthe (1 fois), Apollinaire (4 fois), ébionites, Helvidius, Valentin, pélagiens (3 fois), Eutychès, macédoniens, Paul de Samosate, Photin (2 fois), Nestorius (6 fois), Sabellius (10 fois), manichéens (23 fois) ; le plus souvent réfuté est l’arianisme (28 fois), dont « l’immense aveuglement » (c. v, lect. 2, ꝟ. 17-18, p. 154) ne se rend pas à l’évidence des textes. Ce souci de définir la vérité par opposition à l’erreur est tel que les doctrines préchrétiennes sont aussi bien qualifiées d’errores philosophorum, c. i, lect. 1, ꝟ. 2, p. 18, que d’hseresis academicorum, c. iv, lect. 4, ꝟ. 35, p. 135, et c’est le texte biblique qui les réfute : Ex hoc solvitur quæstio gentilium, qui vane quærunt. C. i, lect. 5, ꝟ. 10, p. 35. Finalement Nicolas de l.yre dira que saint Jean écrivit son Évangile, pour détruire l’hérésie des ébionites, Postil., t. v, p. 1005, et saint Paul l’épître aux Hébreux contre l’hérésie des nazaréens. Ibid., t. vi, p. 784.
5. Utilisation des auteurs profanes.
Avec l’Écriture, les Pères et les écrivains ecclésiastiques, les exégètes des xiie et xiii 8 siècles citaient abondamment les auteurs profanes, surtout, semble-t-il, sous l’influence d’Abélard, qui comparait par exemple la
Trinité chrétienne à celle de Platon, Theologia, P. L., t. clxxviii, col. 1186, et des maîtres chartrains ; cf. J.-M. Parent, La doctrine de la création dans l’école de Chartres, Paris, 1938, p. 20 et passim. Ce sont des auteurs aulhenlici dont les énoncés robur auctoritatis habent. Sans doute ils jouissent d’un crédit inférieur, mais qui donne cependant du poids à l’argumentation ou confirme les assertions du texte sacré. Saint Thomas se conforme à cet usage mais avec beaucoup plus de sobriété que la plupart des autres commentateurs, notamment Albert le Grand. Dans son commentaire de saint Jean, on relève seulement les noms de Maxime Valère (p. 80), Cicéron (4 fois), Platon et les platoniciens (p. 18, 451 ; cf. Ad Rom., p. 26), Démocrite (p. 18, 19), les stoïciens (p. 334, 363, Ad Rom., p. 128), et Aristote (12 fois). Celui-ci est de très loin le plus régulièrement invoqué par saint Thomas dans tous ses commentaires. In Lam., éd. Vives, t. xix, p. 221 ; In 7s., t. xviii, p- 742 ; In Ps., t. xviii, p. 266, 310, 313, 314, 336, 441, 530, etc. On relève en outre Papias, In Ps., t. xviii, p. 366 ; le songe de Scipion, In Job., t. xviii, p. 190 ; Rabbi Moyses, In Lam., t. xix, p. 217 ; Hégésippe, ibid., p. 213 ; Flavius Josèphe, ibid. ; ce dernier, dont Sicard de Crémone avait dressé la bibliographie (Chronicon, P. L., t. ccxiii, col. 457), avait été fort goûté au xiie siècle, encore que Richard de Saint-Victor ait montré quelque défiance à l’égard de son témoignage. Expos, diff., P. L., t. exevi, col. 214.
Ces citations sont appelées par tel ou tel mot du texte et sont l’occasion d’un excursus utile, ou ont l’avantage, comme les pensées d’Aristote, d’exprimer avec une précision rigoureuse les doctrines que la Bible suggère par des métaphores ou avec l’imprécision du style oriental. Mais, alors que le xiie siècle citait ces auteurs à titre d’autorité dont l’affirmation fait loi, Thomas d’Aquin comme Albert les utilisent en théologiens pour l’explication rationnelle du donné révélé. La pensée des philosophes n’est pas seulement l’expression d’une doctrine commune, mais une première élucidation de la vérité, et son expression est utilisée comme moyen d’investigation dans l’intelligence de la révélation.
De là vient aussi cet aspect parfois déconcertant des commentaires de saint Thomas et de ses contemporains qui semblent prêter à la Bible des idées étrangères à sa lettre. Du moins remplacent-ils la teneur originale du texte sacré par des expressions ou des mots qui portent la marque d’une époque et d’une philosophie radicalement différentes. À y regarder de plus près, ces formules ne faussent pas le sens, elles expriment — telle l’analyse par les quatre causes — les concepts qui, de tout temps et en tous lieux, président à la pensée de tous les hommes. Ces termes abstraits des catégories aristotéliciennes ont une valeur pédagogique et constituent un outillage scolaire ; ils ne faussent pas le sens, mais ils aident à l’interpréter. Les principes philosophiques que saint Thomas emprunte à Platon ou à Aristote sont des instruments efficaces pour retrouver dans Job ou dans saint Paul la vraie pensée que Dieu a exprimée ; ils ne sont pas superflus dans l’exégèse du prologue de saint Jean. Notre auteur d’ailleurs s’en explique dans deux textes dont la comparaison est suggestive, le premier étant d’inspiration augustinienne : Ille… utitur sapientia verbi, qui suppositis verx fldei fundamentis, si qua vera in doctrinis philosophorum inventât, in obsequium fldei assumil. Unde Auguslinus dicit in II" De doctrina christiana, quod si qua philosophi dixerunt fldei nostræ accommoda, non solum formidanda non sunt , sed ab eis tamquam ab injustis possessoribus in usum nostrum vindicanda. In I Cor., c. i, lect. 3, ꝟ. 17, p. 228. Et encore, fort joliment : Doctor sacra : Scripturse accipit testimonum veritatis ubicumque invenerit. Unde Apos
tolus in pluribus locis récitât dicta gentilium, sicut in I Cor..V v : « Corrumpunt bonos mores colloquia mala. » Item Act. x vu : « In ipso vivimus, movemur et sumus. » Nec propler hoc approbatur tota eorum doctrina, sed eligitur bonum, quia verum a quocumque dicatur est a Spiritu sancto et respuitur malum. Unde dicitur Deut. x.xi in figura liujus, quod si quis viderit puellam in numéro captivarum, débet præcidere ungues et capillos, id est super fluitates. In fit., c. I, lect. 3, p. 265.
4o Exégèse verbale.
Saint Thomas, comme tous les médiévaux a été féru d’étymologies puisées dans les glossaires, dans saint Isidore de Séville et un peu partout chez les Pères. Chaque nom de personne ou de lieu, hébreu, grec ou latin, est transcrit selon sa signification commune et expliqué au mieux par l’étymologie. Les exemples rapportés plus haut montrent que presque toujours ces interprétations erronées sont fondées sur des analogies morphologiques accidentelles et extérieures, confondant même souvent — on serait même tenté d’ajouter : parfois intentionnellement — la sémantique grecque et latine, voire même hébraïque. C’est que les exégètes ne recherchent pas ces équivalences par pure tradition d’école ou pour faire étalage d’érudition ; il s’agit d’un procédé exégétique conscient que nous proposons d’appeler : quod interpretatur, et basé sur ce principe que l’attribution des noms loin d’être arbitraire est déterminée par la nature même des réalités désignées. Ainsi les mots représentent l’essence des choses, et donc comprendre les noms c’est comprendre les choses. Telle était la croyance commune de l’Ancien Testament où les noms sont comme équivalents aux personnes ; d’où l’impossibilité de nommer Dieu, les changements de noms qui précèdent ou accompagnent une vocation prophétique, la fréquence des étymologies des noms propres, etc. Les Grecs ne concevaient pas les choses autrement : Quelle vertu nous font voir les noms et quel bon effet devons-nous leur attribuer ? » demandait Socrate ; et Cratyle de répondre : « C’est à mon avis d’enseigner, et on peut dire absolument que, quand on sait les noms, on sait aussi les choses. — Sans doute, veux-tu dire, Cratyle, que quand on saura de quelle nature est le nom, et il est de même nature que l’objet, du même coup l’on connaîtra aussi l’objet, puisqu’il se trouve être semblable au nom, et qu’à ce compte il n’existe qu’une seule et même science pour toutes les choses semblables entre elles… — Rien de plus vrai. » Platon, Cratyle, 435, d, e, traduct. L. Méridien Chez les Latins, saint Isidore partage la même conception : Etymologia est origo vocabulorum, cum vis verbi vel nominis per interprelationem colligilur… Cujus cognilio sœpe usum necessanum liabel in interpretatione sua. Nam cum videris unde ortum est nomen, citius vim ejus intelligis. Omnis enim rei inspectio, etymologia cognita, planior est. P. L., t. lxxxii, col. 105.
Ce raisonnement par interprétation des mots latins ou par traduction des mots hébreux et grecs « consiste à remplacer un mot étranger ]>ar sa traduction et à argumenter comme si ce mot n’avait été inséré dans la phrase dont on l’extrait qu’ailn de suggérer le sens qu’on lui attribue. Et. Gilson, Les idées et les lettres, Paris, 1032, p. 159. Il est constamment employé par saint Thomas. Tout le commentaire de la prophétie de l’Emmanuel, par exemple, repose sur la traduction de edmah qui veut dire gardée. In Is., éd. Vives, t. xvii, p. 720 ; cf. Albert le Grand, In Matth., éd. Borgnet, t. xx, p. 53. Le nom de Jean prouve que le Baptiste était un excellent témoin : Joannes quod interpretatur : « in quo est gratia », quod quidem nomen non /uit frustra sibi impositum. In.Ion., c. i, lect. 4, v. i, p. 20 ; cf. c. xii, lect. 1, t. 4, p. 321. Ce n’est pas sans raison que BéthanU est proche de Jérusalem :
Mystice autem per Bethaniam quæ interpretatur’domus obedientiæ », et Jérusalem « Visio pacis » datur intelligi, quod qui sunt in statu obedientiæ, sunt propinqui ad pacem vitæ œternæ. Ibid., c. xi, lect. 4, ꝟ. 17, p. 305 ; cf. c. xii, lect. 1, ꝟ. 1, p. 322. Pour les besoins de l’argumentation, saint Thomas n’hésite pas à donner plusieurs traductions du même mot : Caiphas, quod quidem nomen convenit suæ malitiæ. Interpretatur enim primo « investigans », quod attestatur suæ præsumptionis. .. secundo interpretatur « sagax » quod attestatur suæ astutiœ… tertio interpretatur « ore vomens », quod attestatur ejus stultiliæ. In Joa., c. xi, lect. 7, ꝟ. 49, p. 317. Un des cas les plus parfaits de raisonnement à partir de l’étymologie est donné par l’exégèse de Joa., xii, 21, où l’apôtre Philippe reçoit les délégués grecs : Hoc convenit ei secundum nominis interpretalionem : Philippus enim interpretatur os lampadis (1). Prœdicatores autem sunt os Christi (Jer., xv, 19). Christus autem lampas est (Is., xlii, 6). Convenit etiam ei quantum ad locum : qui erat a Bethsaida, quæ interpretatur venatio ; quia prædicatores venantur eos quos ad Christum convertunt (Jer., xvi, 16). Item Galileæ, quæ interpretatur transmigratio ; et Gentiles ad prædicationem apostolorum transmigrati sunt de statu gentilitatis ad statum fidei. P. 330.
On le voit, dans cette période d’enfance de la philologie toutes les fantaisies sont permises, depuis les simples jeux de mots et les à peu-près plus ou moins gauches et subtils, jusqu’aux déformations d’orthographe et les découpages arbitraires. On décomposera par exemple cadaver en caro data vermibus, et lapis en lœdens pedem. Saint Thomas écrira candidement : Cedron autem in græco est genitivus pluralis ; quasi dicat trans torrenlem cedrorum. Forte eranl ibi multæ cedri plantæ. In Joa., c. xviii, lect. 1, t- 1, p. 457. Cette règle d’interprétation des mots, qui est un raisonnement par analogie verbale était sans doute visée par Bacon dans son troisième grief contre les exégètes : Consonanliæ rythmicæ sicut grammatici.
5o Exégèse scientifique.
Depuis Scot Érigène, qui exploitait une idée d’Augustin, De doctrina christiana, t. II, c. xlii, P. L., t. xxxiv, col. 65, laquelle sera mise très en valeur par Roger Bacon, Opus majus, p. 36, le Moyen Age voyait dans l’Écriture la source de toutes les sciences et la voie d’accès à toute vérité. D’où la nécessité pour l’exégète de posséder une culture encyclopédique pour interpréter les Livres saints. En fait, Albert le Grand fut le seul à mettre utilement en œuvre les données des sciences profanes dans l’élucidation du sens littéral ; cf. J.-M. Vosté, Sanctus Albertus Magnus Evangcliorum interpres, dans Angelicum, 1932, p. 280-284. Thomas d’Aquin est beaucoup plus réservé. Commentant le mot de l’Apôtre : « L’exercice corporel sert de peu », il écrira bien : Sicut enim reubarbarum est bonum inquantum relevât a cotera, sic et ista (corporalis exercitatio etc.) inquantum comprimunt concupiscenlius. In I Tim., c. iv, lect. 2, p. 209. Mais ces notations sont exceptionnelles. Il n’y a guère que dans le livre de Job qu’elles sont absolument exigées par le texte, et notre docteur d’expliquer, d’après Aristote et les astrologues, la position et le mouvement des astres, la dimension de notre planète, éd. Vives, t. xviii, p. 135, 199-200, ou encore, d’après Augustin, les mystères de la génération, Ibid, , p. 214, et, avec le Philosophe, la structure des monstres marins, p. 221, les conditions thermiques nécessaires à la formation de l’or, p. 194, la façon de pécher les poissons sur les rochers, p. 217, les mœurs des oiseaux, ef. IMI », q. en, a. 0, ad 1o"’, etc. Comme Pierre Coinestor, il croit à la génération spontané*. Les vers naissent de la putréfaction « les blessures », ibid., p. 161 ; mais il sait que la lèpre est contagieuse. I’-II", q. en, a. : >, ad » "", etc.
vu. règles herméneutiques. — Une fois précisés les caractères généraux de l’exégèse de saint Thomas, il reste à relever quelques principes de critique littéraire expressément formulés ou clairement mis en œuvre dans ses commentaires. Pas plus que ses devanciers, saint Thomas n’a écrit un traité d’herméneutique, mais il est notable qu’il ne fasse jamais allusion aux sept règles de Tychonius, donatiste du iv 8 siècle, qui furent comme canonisées dans l’Église puisqu’elles seront reprises par Augustin, De doctrina christiana, t. III, c. xxix-xxxvii, P. L., t. xxxiv, et Isidore de Séville, Sent., t. lxxxiii, col. 581, citées au xiie siècle par Hugues de Saint-Victor, Ërudil. didasc, P. L., t. clxxvi, col. 791-792, et Jean de Salisbury, Polyc, vii, 14, t. cxcix, col. 671, puis au xiiie siècle par Albert le Grand, In Ps., éd. Borgnet, t. xv, p. 434, et Ulrich de Strasbourg, cf. J. Daguillon, Ulrich de Strasbourg. La « Summa de Bono », p. 60-61, enfin sanctionnées vers 1330 par Nicolas de Lyre, cf. P. L., t. cxiii, col. 31-34 ; Postillæ, t. iv, p. 54, 138. En réalité, l’herméneutique de saint Thomas est nettement augustinienne, nombre de principes étant empruntés au De doctrina christiana, cf. E. Moirat, Notion augustinienne de l’herméneutique, Clermont-Ferrand, 1906, mais plusieurs règles lui sont personnelles.
1° La première règle vise la personne même de l’exégète. L’interprétation des Livres saints, en effet, demande un rude labeur : « Pour extraire la vérité de la foi de la sainte Écriture, il faut de longues études et beaucoup d’expérience », IIa-IIæ, q. i, a. 9, ad l um, mais avant tout, il faut implorer le secours divin, car « c’est Dieu qui ouvre le sens des paroles des Écritures. .. qui révèleles mystères cachés ». InLam., éd. Vives, t. xix, p. 20 ; d’où cette formule quasi stéréotypée que l’on trouve dans presque toutes les préfaces des commentaires du Moyen Age : « Nous nous proposons de commenter ce livre selon le sens littéral, brièvement, selon nos forces, ayant confiance dans le secours de Dieu. » In Job, t. xviii, p. 2. Or, humilité, studiosité et prière étaient déjà les vertus indispensables à l’interprète, selon saint Augustin, De doctrina christiana, P. L., t. xxxiv, col. 64. Mais dans son discours de réception à la maîtrise en théologie, saint Thomas a donné une formulation plus personnelle de l’élévation des pensées, des sentiments et de la vie requise des commentateurs : illuminés les premiers par les rayons de la divine sagesse, ils méprisent les choses de la terre pour n’aspirer qu’aux célestes. Leur vie est si éminente qu’ils sont aptes à enseigner efficacement. Finalement leur aptitude à cet office, comme celle de l’Apôtre (II Cor., iii, 5) vient de Dieu : Quamvis aliquis per se, ex se ipso, non sit sufpciens ad tantum ministerium, suffleientiam tamen potest a Deo sperare. Opuscula, éd. Mandonnet, t. iv, p. 493-496.
2° La vérité de l’Écriture et l’analogie de la joi.
Saint Thomas emprunte au Super Gènes, ad lilt. d’Augustin
cette règle fondamentale : Primum quidem ut
veritas Scripturse inconcusse leneatur, I a, q. lxviii, a. 1 ;
il la répète constamment : Hoc… lenendum est, quod
quidquid in sacra Scriptura continetur, verum est ; alias
qui contra hoc sentirel effet hæreticus, Quodl.xii, a. 26 ;
Sensui lilterali sacrée Scripturse numquam potest subesse
falsum. I a, q. i, a. 10, ad 3um. D’où, d’une part,
la règle herméneutique : Ne rien introduire d’erroné
dans les mots de l’Écriture : Ne… aliquid falsum
usseratur, præcipue quod veritati fidei contradicat, De
pot., iv, 1 ; c’est un critère décisif d’interprétation :
Quia ista positio per veras rationes jalsa deprehendiiur,
non est dicendum hune esse intellectum Scripturæ, I a,
q. lxviii, a. 3 ; d’autre part la règle de l’analogie de la
foi, déjà formulée par Augustin, P. L., t. xxxv,
col. 262, reprise par Hugues de Saint-Victor, Erudit.
didasc, P. L., t. clxxvi, col. 808, et que saint Thomas
exprime sous cette forme : « Il y a analogie quand on fait voir que la vérité d’un passage n’est point en opposition avec la vérité d’un autre passage. » I a, q. i, a. 10, ad 2um. On sait comment notre auteur l’a mise en pratique dans son usage des références bibliques et on peut lui am.exer cet autre principe : « Sous le sens spirituel, il n’y a rien de nécessaire à la foi que la sainte Écriture ne. livre ailleurs manifestement par un sens littéral. » I », q. i, a. 10, ad l™ ; Quodl. vii, a. 14, ad l um, ad 3um.
3° Le recours à la tradition.
Hugues de Saint-Victor
qui est presque le seul prédécesseur de saint Thomas à avoir formulé des règles d’herméneutique déclarait que c’est par la docilité aux Pères que l’on pouvait parvenir à l’intelligence des Écritures, ou plus exactement que l’on trouve une garantie d’orthodoxie. Erudit. didasc., P. L., t. clviii, col. 143. Mais saint Thomas précise théologiquement la nature et l’origine de cette autorité des commentaires patristiques. D’abord les Pères sont dans une plus grande proximité de la révélation ; ils ont donc eu de meilleures lumières que les modernes sur le sens de l’Écriture : « Ceux qui furent plus proches du Christ, soit avant, soit après sa venue, ont connu plus pleinement les mystères de la foi. » IIa-IIæ, q. ix, a. 2. « Plus on voit de loin, et moins on voit distinctement. C’est pourquoi ceux-là connurent plus distinctement les biens espérés qui furent plus proches de l’avènement du Christ. » IIa-IIæ, q. i, a. 7, ad l um ; cf. ad 4um ; Ad Rom., c. viii, lect. 4, t. 23 ; voir A. Lemonnyer, Les apôtres comme docteurs de la foi d’après saint Thomas, dans Mélanges thomistes, Le Saulchoir, 1923, p. 153-173. Par ailleurs, les Pères ont été assistés du Saint-Esprit. Le Quodlibetxii, a. 26, pose en effet, la question de savoir si tout ce que les saints docteurs ont dit vient de l’Esprit-Saint ? Le sed contra répond : Ad eumdem perlinet facere aliquid propter finem et perducere ad illum finem. Sed finis Scripturæ, quæ est a Spiritu sancto, est erudilio hominum : Hecc autem eruditio hominum ex Scripturis non potest esse nisi per expositiones sanctorum. Ergo expositiones sanctorum sunt a Spiritu sancto, et le corps de l’article définit : Ab eodem Spiritu Scripturse sunt expositse et editse ; unde dicitur I ad Cor., n ( 1 1) : « Animalis homo non percipit ea quæ Dei sunt, spirilualis autem judicat omnia », et præcipue quantum ad ea quæ sunt fidei, quia fides est donum Dei, et ideo interpretatio sermonum numeratur inter alia dona Spiritus sancti. I ad Cor., xii. Retenons que pour Thomas d’Aquin l’exégèse chrétienne relève d’un charisme qu’il identifie à celui de 1’ « interprétation des paroles ».
4° La confrontation de Joa., xviii, 23 où Jésus proteste contre le soufflet qu’il vient de recevoir, aveu Matth., v, 39 où il prescrivait de ne pas résister aux coups, donne à saint Thomas l’occasion de rappeler le principe herméneutique suivant : « Selon Augustin, les paroles et les préceptes de la Sainte Écriture peuvent être interprétés et compris d’après les actions des saints, car le même Esprit qui a inspiré les prophètes et les autres auteurs de l’Écriture a mû les saints à agir (cf. II Petr., i, 21 ; Rom., viii, 14). Ainsi la sainte Écriture doit être comprise de la même façon que le Christ et les autres saints l’ont observée. Or, le Christ n’a pas présenté l’autre joue au valet, ni Paul (Act., ix). En conséquence, on ne doit pas comprendre que le Christ a commandé de présenter l’autre joue, physiquement (ad litteram), à celui qui a frappé la première, mais cela doit s’entendre quantum ad præparalionem animi, si c’était nécessaire ; il faut être disposé de telle sorte que l’âme ne doive pas être troublée contre l’attaquant, et qu’elle soit prête à supporter des maux semblables et même de plus graves. C’est ce que le Seigneur réalisa en présentant son corps à la mort. Ainsi donc la protestation du Seigneur fut
utile pour notre instruction. » In Joa., c. xviii, lect. 4, p. 464 ; cf. Ad Rom., c.xii, lect. 3, p. 179.
5° Le bon sens.
Le cas précédent montre qu’une
intelligence trop étroite de la lettre aboutit à l’erreur. Une saine psychologie est indispensable à l’exégètc, et saint Thomas lui doit peut-être le meilleur de ses interprétations. Lorsque Jésus, par exemple, se retourne vers les deux disciples qui le suivent, Joa., i, 38, le sens littéral donne à entendre que ceux-ci marchant en arrière, ne pouvaient voirie visage du Maître, c’est pourquoi celui-ci doit se tourner vers eux pour les encourager à l’aborder. P. 67. La contre-épreuve est décisive ; il n’y a rien de déraisonnable dans l’Écriture : Hsec exposilio in hoc videtur deflecre, quod asserit quazdam per Scripluram sacra intelligi, quorum contraria salis evidenlibus rationibus probantur. De pot., q. iv, a. 1, ad 5um.
6° Les genres littéraires.
Saint Thomas a eu nettement
conscience de la forme ou du « genre » littéraire des écrits bibliques et de la nécessité d’en tenir compte dans le commentaire. Saint Bonaventure parlait de causa formalis sive modus agendi, certitudinalis, In Joa., éd. Quaracchi, t. vi, p. 237, et Albert le Grand de modus agendi nunliativus est…, In Joa., éd. Borgnet, t. xxiv, p. 9 ; cf. pseudo-Thomas, Expositio in Danielem, éd. Vives, t. xxxi, p. 196. Saint Thomas dans son Principium de bachelier sententiaire le désigne plus clairement par modus loquendi (cf. supra, col. 7Il sq.), mais ailleurs il emploie la formule courante : le modus agendi que l’on identifie à la cause formelle. Dans le prologue du Psautier, il énumère les diverses formes du langage humano-divin : narration, admonition, commandement, exhortation, prière, louange, discussion : Modus seu forma in sacra Scriptura multiplex invenitur : narrativus… et hoc in historialibus libris invenitur. Admonitorius et exhortatorius et pr/e< ; i : ptivus… Hic modus invenitur in Lege, prophetis et libris Salomonis. Disputativus et laudativus, et hoc invenitur in libro isto ; quia qnidquid in aliis libris prædiclis modis dicitur, hic ponitur per modurn laudis et orationis. Éd. Vives, t. xviii, p. 228 ; cf. p. 610.
Le récit de la chute est une narration historique. I », q. en, a. 1. Le genre littéraire des prophètes se caractérise par des images : Procedit [Jeremias] per simililudines cl figuras, qui proprius modus prophetarum est. Éd. Vives, t. xix, p. 66. Est [liber Lamentalionis] involulus varielate similitudinum, sicut et cœteri prophetarum libri, ibid., p. 199 ; la doctrine de saint Paul est exposée per modum cpistolarum. Marietti, t. i, p. 3. Le livre de Job rapporte une histoire vraie et n’est pas une parabole. In Job, éd. Vives, t. xviii, p. 3. Les livrer lapie&tlonx, au contraire, sont écrits en paraboles ou proverbes. In Joa., c. xvi, lect. 7, ꝟ. 25, p. 435, qui sont du sens littéral métaphorique. I", q. i, : i 10, ad 3° m. À propos de l’enseignement du Christ, saint Thomas a cette excellente remarque :
Proverbium autem dicitur proprie quand" loco ail crins ponitur aliud, cum scilicet uuum verbum ex SimilitUdrne alterius datur intelligi : qund etiam parabola dlcltut.Loquebatur autem ex provcrblls Domlnua primo quJdera pn malos, ut mysteri : > rc^ni oœlestls ois occultant… secundo ver-) propter bonos, ut ex proverblli exercerentur ad Lnquirendum ; unde postquam Dominas turbis proverbia seu parabolas proposait, discipuli seorsum Chriitum interroga-Ignorantia autem quaj provenlebal es proverblli a Cbristo propositls, utllis quidem eral et damnosa. Scd utllis bonis et jusiis ad exercitium in Del laudem rniarentlbus : n.im dura ea non intelligunt credunt, Klorilic o, t Dominura et eius saplentlam s>ipr.i se existentesn.* Damautem malis, quia non Intelligentes, blasphémant. In Joa., c., lect. 2, y. fj, p. 281.
Ces genres littéraires préalablement discernés ml
ne clef pour l’exégèse. Une fol reconnu pat exemple, aint Matthieu a écrit son évangile pour les i’iif
et qu’il s’est donc conformé aux coutumes de ce peuple, on comprend que son ouvrage soit intitulé d’après le premier sujet traité, une généalogie, et que la première phrase ne comporte pas de verbe, puisque tel est l’usage des écrits prophétiques. In Matth., Marietti, p. 6. Dans le prologue du Psautier, saint Thomas précise l’herméneutique des « figures » prophétiques :
Prophétise autem aliquando dicuntur de rébus qua ; tune temporis erant, sed non principaliter dicuntur de eis, sed in quantum figura sunt futurorum ; et ideo Spiritus sanctus ordinavit quod qando talia dicuntur, inserantur quædam quæ excedunt conditionem illius rci gestse, ut animus elevetur ad figuratum. Sicut in Daniele multa dicuntur de Antiocho in figuram Antichristi : unde ibi quædarn legnntur quæ non sunt in eo compléta, implebuntur autem in Antichristo. Éd. Vives, t. xviii, p. 230.
7° L’intention de l’écrivain inspiré.
Dire que l’exégèse
vise à l’intelligence correcte du texte biblique, recte accipitur, Quodl., vii, a. 15, c’est dire avant tout que son principal souci sera de retrouver le sens que l’auteur avait eu en vue ; cette règle formulée par Augustin, Super Gen. ad litt., P. L., t. xxxiv, col. 262, est soigneusement observée par saint Thomas qui s’en inspire toujours pour décider entre plusieurs interprétations possibles : Et hoc magis facil ad intentionem Aposloli, In I Tim., c. ii, lec. 1, p. 193 ; Licet hase leclura (ce commentaire) sustineri possit, non tamen est secundum intentionem Aposloli. Ad Gai, c. iv, lect. 4, p. 572. Commentant Rom., iii, 4, où est cité le Ps. L, 6 : « Afin que tu triomphes lorsque tu seras jugé > saint Thomas se réfère à d’autres exégèses de ce texte rapportées par la Glose, mais qui ne peuvent coïncider avec « l’intention de l’Apôtre », parce qu’elles ne tiennent pas compte de la citation ; c’est ce que démontre le ꝟ. 5 où la pensée de Paul est nette, et ce contexte permet de traduire ut vincas comme final et non comme consécutif, Marietti, p. 46-47. L’interprétation de Rom., iii, 9 par la Glose n’est pas davantage acceptable pour la même raison : Hsec responsio non videtur esse omnino secundum intentionem Apostoli quia infra ostendet quod… Ibid., p. 48 II y a donc une coïncidence exacte entre le sens littéral et cette intention de l’auteur : Ilvec expositio est lilteralis et secundum intentionem Apostoli, Ad Rom, c. iv, lect. 1, ?. 4, 5, p. 58 ; si bien que l’exégète en vertu de ce critère est non seulement autorisé à choisir entre les interprétations traditionnelles, mais encore à en proposer hardiment une nouvelle : Ex utraque hurum exposilionum ( Augustini et Ambrosii) potest conflari lertia. quæ magis videtur ad intentionem Apostoli pertinerc Ibid., c. v, lect. 4, v. 13, p. 76.
8° Le contexte.
Comme quelques-unes des précédentes
citations le déclaraient expressément, c’est le contexte qui permet de déterminer avec sécurité le sens littéral et l’Intention de l’auteur. C’est ce qu’avait déjà enseigné saint Augustin, Super Gènes, ad lit !.. P. L., t. xxxiv, col. 262, et après lui Richard de Saint-Victor : Dcbemus semper in hufvamodi ex ctnumstantta lilteræ scnstim auctoris perpendrrr ri assignare. DecL nonn. diffic, P. L., t. c.xc.vi, col. 2<>. r > ; cꝟ. 614. Saint Thomas formule à son tour cette règle : Le sens littéral ic détermine par l’aveu « lu contexte, ealva circumstantia Httcræ.Dc pot., q, iv. a. 1 : cf. a. 2, fin), et l’applique. Lorsque Paul dit aux Galales : » Vous observe/, les jours, les mois, les temps et les années i, Gal., iv, 10, on peut penser à une curiosité astrologique qui relève de l’idolâtrie, mais, répond le commentateur, comme en tout ce qui précède et ce qui suit, il est question du retour des Calât c a l’observance de | ; i Loi. il est pin conforme au sujet même de l’épître de voir ici une allusion aux observance* légales, p. 572.’i" I.r sti/le rt 1rs lu’hmismrs. La sainte l’eriture a
des manières de l’exprimer qui lui ion1 propn
dont l’cxégète doit être averti sous peine de contresens certains. Or, malgré son ignorance du grec et de l’hébreu, saint Thomas est l’un des médiévaux qui se montre le plus soucieux de déterminer le sens précis des notions bibliques. L’exactitude de ses intuitions, sinon de ses analyses, est remarquable. C’est ainsi que dans son commentaire de saint Jean, il remarque que dans l’Écriture, « vrai » s’oppose à faux, figuré et participé, ce qui lui permet de donner une exégèse de Lux vera, Joa., i, 9, bien meilleure que celle de Chrysostome et d’Augustin, Marietti, p. 32 ; « monde » est pris tantôt dans le sens de création, tantôt de perfection, tantôt de perversité. Ibid. La « colère de Dieu » s’entend du châtiment des méchants. C. iii, 36, p. 116. Dans l’Ancien Testament, la « vertu divine » désigne le plus souvent la puissance créatrice. C. v, 21, p. 159. L’usage de l’Écriture est d’appeler < frères » les consanguins ou les proches parents, c. ii, 12 ; c. vii, 3, p. 83, 210, et les brebis les fidèles, c. x, 1, p. 277 ; le loup désigne le diable, ou l’hérétique, ou le tyran, c. x, 12, p. 285 ; chacune de ces nuances est appuyée d’une citation. Le commentaire étendu de la répétition Amen, Amen propre à saint Jean montre bien le bénéfice de ces précisions pour l’intelligence de la pensée :
On doit noter que cette locution Amen est hébraïque. Le Christ en use fréquemment. Aussi par respect, aucun traducteur, ni chez les grecs, ni chez les latins, n*a voulu la traduire. Parfois elle signifie : c’est vrai, ou : vraiment ; parfois : qu’il en soit ainsi. Voilà pourquoi dans les Ps. lxxi, xxxviii, evi où nous avons fiai, il y a dans l’hébreu : Amen, Amen. Or Jean est le seul évangéliste à répéter deux fois ce mot. La raison en est que les autres évangélistes relatent principalement ce qui relève de l’humanité du Christ, c’est-à-dire des choses facilement croyables qui n’ont pas besoin d’être affirmées avec force. Au contraire, Jean traite principalement ce qui relève de la divinité du Christ, c’est-à-dire des choses cachées, éloignées de la connaissance humaine, et qui ont besoin d’une affirmation renforcée. In Joa., c. m.lect. 1, ꝟ. 3, p. 94.
La formulation de cette dernière raison ne laisset-elle pas entendre que le vocabulaire est propre à l’évangéliste qui ne traduit pas mot à mot, mais ad sensum les paroles du Seigneur ?
Saint Thomas sait que, pour exprimer les qualités d’un individu, l’hébreu fait souvent précéder le nom exprimant cette qualité du mot « fils » ; « Filius olei… » Proprietas hebraici sermonis est ut quilibet illius rei dicatur esse filius in quo abundat. In Is., éd. Vives, t. xviii, p. 702. Autres idiotismes : « Dans les Écritures, Dieu est dit venir vers l’homme lorsqu’il lui octroie ses bienfaits. » In Job, ibid., p. 62. « Dans l’Ancien Testament, on trouve cette tournure du langage : tout ce qui est député au culte divin est dit être sanctifié. » In Joa., c. xvii, lect. 4, p. 17, Marietti, p. 449. L’hébreu exprime le superlatif en mettant le substantif singulier en construction avec son pluriel, ainsi : « Cantique des Cantiques » : Consuevit enim genitivus pluraliter appositus nominativo denotare excellentiam, ut Rex Regum et Dominus Dominantium, In Cant., éd. Vives, t. xviii, p. 609 ; Dicit autem « expectatio expectat », ut talis geminatio intensionem expectationis designet, secundum illud Ps. XXXIX : « Expectans expectavi Dominum ». Ad Rom., c. viii, lect. 3, ꝟ. 19, Marietti, p. 114.
C’est dire que la parole de Dieu s’adressant aux hommes s’adapte à leur entendement : Secundum opinionem populi loquitur Scriptura. I’-II », q. xcviii, a. 3, ad 2um. Cette loi, discernée par Jean Chrysostome, est plusieurs fois reprise par saint Thomas : Considerandum est quod Moyses rudi populo loquebatur, quorum imbecillitati condescendens, illa solum eis proposuit quæ manifeste sensui apparent. I", q. lxviii, a. 3 ; Moyses loquebatur rudi populo, qui nihil nisi corporalia potest capere. I », q. lxvii, a. 4. Aussi bien le langage
biblique dispose-t-il de toutes les ressources de la rhétorique, des formules métaphoriques : H&c sub metaphora dicuntur, In Job, éd. Vives, t. xviii, p. 78, 153, 155, 193 ; loquitur metaphorice, In Is., ibid., p. 726, 734 ; des métonymies, comme le ciel pour les anges et la terre pour les hommes, ibid., p. 675 ; des hyperboles : Hsec hyperbolice dicuntur, In Job, ibid., p. 215 ; cf. In Jer., t. xix, p. 140 ; In Lam., p. 222 ; figures qui, bien entendues, sont l’expression de la vérité : Sunt locutiones hyperbolicse, nec tamen lalsæ quia figuratse, quibus aliud dicitur et aliud significatur, In Lam., p. 221 ; cꝟ. 1°, q. i, a. 10, ad 3um ; « Conturbati sunt… » Glossa dicit quod loquitur hyperbolice. Sed contra. Ergo excessit veritatem propheta. Et dicendum : Quod in aliquibus Scripluris sumitur per excessum veritatis simpliciter ; in sacra Scriptura pro excessu veritatis secundum opinionem hominum ; quasi dicat : Conturbatio erit ultra quam credi possit. Vel aliter : Hyperbole est quidam tropus, et in tropicis locutionibus aliud dicitur et aliud intelligitur. Unde non est Jalsitas quantum ad sensum quem intendit (acere, sicut etiam in metaphora. In Is., t. xvii, p. 708.
Sur le dernier verset de saint Jean : « Le monde entier ne pourrait contenir les livres qu’il faudrait écrire… », Saint Thomas, après avoir relevé l’hyperbole, cite la règle herméneutique d’Augustin :
Sacra Scriptura utitur quibusdam figuratis locutionibus sicut Is., vi, 1 : Vidi Dominum sedentem super solium excelsum et elevatum, et tamen non sunt falsa> ; ita quando in sacra Scriptura est aliqua locutio hyperbolica. Non enim est intentio dicentis ut credatur quod dicit, sed quod intendit significare, scilice t excessum operum Christi. Hoc tamen non fit quando aliquid quod erat obscurum vel dubium exponitur ; sed quando id quod est apertum augetur vel attenuatur ; puta cuni quis volens copiam alicujus rei commandare, dicit : Hoc sufficit centum personis vel mille. Volens autem vituperare dicit : Hoc vix sufHccret tribus. Nec tamen falsum dicit : quia sic verba rem qua-indicatur excedunt, ut ostendatur quod non intendit mentiri, sed ostendere esse parum vel multum. Marietti, p. 518.
Enfin l’alphabétisme est un procédé aussi régulier dans la poésie hébraïque que latine. In Lam., t. xix, p. 200. Une fois son existence constatée, il permet de corriger les déplacements accidentels de versets ou de strophes : Sciendum tamen quod isti très versus, secundum quosdam, debent præponi præcedentibus, ut pue littera sit ante ain præter solilum morem. Ibid., p. 218.
10° La mystique des nombres, qui joue un grand rôle dans les commentaires du Moyen Age est surtout appliquée à l’interprétation du Psautier par Honorius d’Autun, Pierre Lombard, et saint Thomas. Ce n’est pas par hasard en effet, qu’il y a 150 psaumes. Dans la question de savoir s’il faut séparer le ps. n du ps. i ou les considérer comme une unité, il faut tenir compte du chiffre global du Psautier. Si l’on joint les deux premiers psaumes, il manquerait un psaume à la collection ; il faudrait alors ajouter le psaume Pusillus eram qui se trouve dans plusieurs psautiers. In Ps., éd. Vives, t. xviii, p. 234-235. De fait 150 se décomposent en 70 et en 80. Or, 7 est le symbole de la vie terrestre, puisque la création s’est faite en sept jours, et 8 signifie la vie future, de sorte que le psautier traite de la vie présente et de la vie éternelle ; ou bien, 7 et 8 signifient l’Ancien et le Nouveau Testament, etc. Ibid., p. 230-231.
11° Le cadre historique. — Il y a des traces dans l’exégèse de saint Thomas d’un réel souci de replacer le livre qu’il commente dans son milieu historique. C’est ainsi qu’il étudie les Psaumes en fonction des circonstances de leur composition, ce qui est assez nouveau. Mais les ressources historiques de son temps étant encore plus pauvres que ses connaissances linguistiques, on ne doit pas s’étonner d’erreurs comme
celles-ci : identification de Sichar et de Sichem, In Joa., c. iv, lect. 1, ꝟ. 5, du Calvaire avec un ossuaire où l’on mettait les têtes des décapités, ibid., c. xix, lect. 3, ꝟ. 17, d’Arimathie avec Ramatha de I Reg., i, ibid., lect. 6, ꝟ. 38, p. 485, de l’impression du calcul des 46 années de la construction du Temple, ibid., c. ii, lect. 3, t- 20, d’Apollos promu évêque de Corinthe. In Tit., c. iii, lect. 2, p. 279.
Mais on n’en appréciera que davantage les bonnes explications de l’hostilité entre Juifs et Samaritains, In Joa., c. iv, lect. 1, i. 1, de la dénomination de la mer de Galilée par lac de Tibériade, ibid., c. vi, lect. 1, ꝟ. 1, de l’institution de la fête de la Dédicace, ibid., c. x, lect. 5, ꝟ. 21, de la localisation du portique de Salomon, ibid., ꝟ. 23, du tombeau de Lazare, ibid., c. xi, lect. 5, ꝟ. 38, du Cédron au pied du mont des Oliviers, ibid., c. xviii, lect. 1, ?. 1, p. 457, de la pérennité du souverain pontificat, ibid., c. xi, lect. 7, ꝟ. 49, de l’usage d’associer un nom grec au nom juif, Ad Rom., c. i, lect. 1, t. 1, etc.
12° Solution des antinomies bibliques. — De très bonne heure avec le Contre Apion de Josèphe, le Contre Celse d’Origène, et surtout, le De consensu evangelistarum de saint Augustin, jusqu’au De contrarietatibus Scripturse de Pierre le Chantre, et la Concordance des quatre Évangélistes de Zacharie de Besançon, P. L., t. clxxxvi, col. 11-620, on s’était efforcé de donner une solution aux divergences, sinon aux contradictions relevées entre les textes bibliques. La littérature rabbinique nous a livré plusieurs recueils d’exercices scolastiques s’attachant à résoudre ces antinomies. Saint Thomas s’en est préoccupé (cf. supra, col. 718) et son commentaire de saint Jean particulièrement s’attache aux difficultés que pose la question johannique. Nous citerons quelques exemples de ses explications des divergences entre les Synoptiques et le IVe évangile, qui lui permettent par surcroît de formuler quelques règles d’herméneutique.
Jean, ii, 12, place la venue du Christ à Capharnaûm avant l’incarcération de Jean-Baptiste ; Matthieu, iv, la situe après cet emprisonnement. Saint Thomas répond d’après l’Histoire ecclésiastique d’F)usèbc, que les Synoptiques commencent leur narration à partir de l’emprisonnement de Jean, cf. Matth., iv, 12 ; Marc, i, 14. Mais le quatrième évangéliste qui leur survécut prit connaissance de leurs écrits, et il en approuva la sincérité et la vérité. Toutefois ayant remarqué quelques déficiences, notamment en ce qui concerne la première prédication du Seigneur avant l’emprisonnement de Jean, il commença son évangile, sur la demande des fidèles, en remontant plus haut, et il relata les événements antérieurs à cette captivité, ceux-là mêmes que ses devanciers avaient omis, c’est-à-dire dès la première année, celle du baptême, de telle sorte que dans son évangile la mise en ordre soit manifeste. P. 82. En conséquence, saint Thomas, comme Albert le Grand, compte trois ans et demi de ministère public, dont une année avant le miracle de Cana. P. 81. Il insiste sur l’excellence de l’ordre chronologique de Jean : Joannes ipse servat ordinem historiée, c. xii, lect. 1, *. 2, p. 323 ; Joannes vero, qui srquitur ordinem lemporis, c. xix, lect. 3, p. 177 ; jugement sanctionné par les modernes.
D’après Matth., iv, il semble que les premiers disciples, Pierre, André, Jacques et Jean furent appelés par le Christ après l’emprisonnement du Baptiste., ce qui ne cadre pas avec le récit du IVe évangile OÙ l’on voit ces disciples descendre i< c Jésus à Capharnaûm avant que Jean fut Incarcéré, Mai, tout s’explique par le principe de la récapitulation, grâce auquel Matthieu, qui ne suit pas l’ordre historique raconte loir date les événements précédents. In Joa., c. ii, lect. 2, t. 12, p. 83. Cette règle de la récapitula tion que saint Thomas emprunte explicitement au De consensu evangelistarum, sera repris c. xviii, lect. 4, t. 25, p. 465, et surtout par les commentaires apocryphes sur la Genèse, éd. Vives, t. xxxi, p. 21, et les livres des Macchabées, t. xxxi, p. 284, 310 ; elle constituait la sixième règle herméneutique de Tychonius.
D’après Joa., xii, 5, Judas est seul à murmurer contre la prodigalité de Marie, p. 325, alors que d’après Matthieu la protestation est unanime, mais ce dernier use du pluriel pour le singulier, comme ii, 20 ; ce qui est fort bien vii, l’usage du pluriel collectif étant une caractéristique du premier évangile.
Jean, xii, 14 dit succinctement : « Jésus ayant trouvé un ânon monta dessus. » Sur quoi saint Thomas commente : On doit noter que l’évangéliste Jean écrivit son évangile après tous les autres évangélistes ; aussi a-t-il lu attentivement leurs évangiles, et ce qu’ils disaient longuement, il le rapporte brièvement, mais il supplée ce qu’ils ont omis. Or, il est dit dans les autres évangiles que le Seigneur envoya deux de ses disciples lui amener une ânesse, et c’est ce fait que Jean résume ici. P. 328.
La précision chronologique de Joa., xiii, 1 : « Avant la fête de Pâques » donne lieu à une note érudite, p. 349-350, car elle ne concorde pas avec celles de Matth., xxvi, Marc, xiv, Luc, xxii, qui fixent l’immolation de l’agneau pascal au premier jour des azymes, date par conséquent de la dernière Cène. Les Grecs répondent que les Synoptiques n’ont pas rapporté ce fait selon la vérité, et c’est pourquoi Jean les corrige. Mais il est hérétique de dire qu’il y a quelque chose de faux non seulement dans l’Évangile, mais même dans quelque écriture canonique que ce soit. Et c’est pourquoi il est nécessaire d’assurer que les évangélistes disent la même chose et ne divergent en rien. Il faut se rapporter ici à Lev., xxiii, où l’on voit que les fêtes juives, comme les nôtres, commençaient la veille au soir de la solennité. Le jour était compris d’un soir à l’autre. C’est ce comput qu’adoptent les évangélistes en disant que la Cène fut célébrée le premier jour des Azymes, c’est-à-dire le jour précédent au soir. Au contraire, Jean n’envisage que le jour même de la fête, et il considère le soir précédent comme une vigile ; cf. Joa., xviii, 28, p. 467.
Jean, xviii, 25, situe le deuxième reniement de Pierre près du brasero, alors que, selon Matth., xxvi, 71, Pierre était sorti lorsqu’il a rencontré la servante. De plus, d’après Matthieu, Pierre est interrogé par une autre servante alors que pour Jean et Luc, xxii, 59, il est en butte aux questions de nombreux serviteurs. Il faut répondre qu’après son premier reniement, Pierre s’est levé, il a franchi la porte, et une fois dehors une servante l’a interpellé, ou bien celle ci a pris à partie ceux qui se trouvaient là, comme Matthieu le signale. Et ainsi Pierre renia une deuxième fois. Peu après il revient pour s’excuser et s’asseoit au milieu de tous ; ceux-ci informés par la servante l’interrogent à leur tour, comme le note Matthieu, ou bien l’un d’eux a commencé et les autres ont suivi ; d’où le troisième reniement, ce qui concorde avec le récit johannique. Mais ces explications pour les esprits curieux n’ont qu’une valeur relative. Voici la règle herméneutique que l’on doit appliquer :
Nec refert si alii KvauUelistse dicunt tertiam intcrronati’iiiem factam a ]>luril>us, Joannes vero faclam al> uno. Pot ni t enlm lieri ut iste, ’|ui m mis ccriuscr.it, interro^.ir, -l, et allos ad interrogandiim Incitant. Multa eniin cirr.a h B verba die.ta sunt a clTCUmstantibus, quorum imum commémorai BvangviUta nm, ei alun aiiud. utm ara i eorum prlnoipalli Intentload nooj sed ad oomræmoranduni
verlia l’elri e.l oslendendum ventatem <’jus ipi.id Domiaui dixer.il PetfOj onde in vcrliis l’elri omaai « "iivrmunl. P, Ih…
Jean, xix, 25, situe les saintes femmes près de la croix, alors que Matthieu et Marc disent qu’elles se tenaient à distance. On pourrait penser qu’il ne s’agit pas des mêmes personnes, mais la mention expresse de Marie Madeleine dans toutes les narrations oblige à les identifier. La solution n’est pas celle de l’esprit géométrique : l’éloignement et la proximité sont des mesures relatives, Et nihil prohibet aliquod quodammodo dici longe et quodammodo dici juxta ; proches au regard, ces femmes pouvaient être localement assez loin, ou bien au début elles étaient près, puis elles se sont écartées lorsque les insulteurs sont arrivés. P. 491.
13° Interprétation prudente et indulgente. — Malgré tous ses efforts, l’exégète peut ne pas arriver à une interprétation certaine du texte, il se gardera bien de proposer sa solution comme définitive ou exclusive, et il sera accueillant à d’autres commentaires. Le principe était celui d’Augustin : Sicut ipse (Augustinus) subjungit, multipliées expositiones ipse posuit in verbis Genesis, ut sic accipiatur una expositio, quod alteri exposilioni non præjudicetur, quæ forte melior est… Sic ergo secundum quameumque opinionem potest veriias sacrai Scripluræ salvari diversimode. Unde non est coarclandus sensus sacræ Scripluree ad aliquid horum. Quodl., iv, a. 3. Cum Scriptura divina mullipliciter exponi possit, quod nulli expositioni aliquis iia præcise inhsereat, ut si cerla ralione constiterit, hoc esse falsum quod aliquis sensum Scripluræ esse credebal, id nihilominus asserere præsumit, ne Scriptura ex hoc ab infidelibus derideatur. I a, q. lxviii, a. 1.
Aussi bien, saint Thomas dans la pratique se montre-t-il toujours fort réservé dans les interprétations qu’il propose, cf. I a, q. lxxiv, a. 2, fin. Bien plus, il est accueillant à toutes les exégèses qui ne contredisent ni la foi ni le contexte. D’où cette règle : Ne aliquis ila Scripturam ad unum sensum cogère velit, quod alios sensus qui in se veritatem continent, et possunt, salva circumstantia litleræ Scripturse aptari. De pot., q. iv, a. 1. Ce n’est pas que toutes ces explications rendent compte du vrai et unique sens littéral, elles sont adaptées ; il s’agit d’une règle herméneutique qui autorise le théologien à gloser l’Écriture de bien des façons, ne serait-ce qu’en recueillant les interprétations patristiques divergentes. Il enrichit ainsi la valeur pédagogique de son enseignement essentiellement biblique.
14° Les sens spirituels. — Si les règles herméneutiques susdites ne permettent pas toujours de définir le sens littéral avec une précision rigoureuse, cette approximation est accidentelle. Au contraire, l’exégèse des sens allégoriques, moraux ou anagogiques ne peut de soi parvenir à une certitude absolue, Quodl. vu, a. 14, ad 4um ; elle n’est jamais qu’une conjecture, si bien que ces sens ne sont admis à faire preuve ni en apologétique, ibid. et Sent. Prol., q. i, a. 5, sedcont., ni en théologie, I », q. i, a. 10, ad l um. Seule l’Église peut les déterminer avec sécurité. IIa-IIæ, q. i, a. 9, 10. Il reste que le commentateur ne doit pas les négliger, et saint Thomas est le seul théologien à avoir donné aux exégètes une règle précise de leur interprétation, fondée sur la finalité progressive de la révélation :
Les quatre sens sont attribués à l’Ecriture, non pas de telle sorte qu’on doive donner de tous ses passages une quadruple exposition, mais tantôt quatre, tantôt trois, tantôt deux, tantôt un seul. Dans la sainte Écriture, en effet, il arrive surtout que ce qui doit suivre dans l’ordre du temps soit signifié par ce qui le précède, et de là vient que parfois dans la sainte Écriture, ce qui est dit au sens littéral de ce qui précède peut s’exposer au sens spirituel de ce qui viendra plus tard, tandis que l’inverse n’est pas vrai. Or, parmi toutes les choses qui sont narrées dans la sainte Écriture, les premières sont celles qui relèvent de 1* Ancien Testament, et c’est pourquoi ce qui se rapporte selon le sens
littéral aux faits de l’Ancien Testament pourra être exposé selon les quatre sens indiqués. Puis viennent en second lieu les choses qui se rapportent à l’état de l’Église présente : parmi ces choses, les premières sont celles qui concernent la tête (le Christ), lesquelles ont rapport à ce qui regarde les membres (les fidèles), car le vrai corps du Christ lui-même et ce qui s’est produit en lui sont la figure du corps mystique et de ce qui s’y passe, de telle sorte que nous devons prendre l’exemple de nos vies sur le Christ lui-même. Enfin dans le Christ nous est préfigurée la gloire future. De tout cela, il résulte que ce qui est dit au sens littéral du Christ, notre tête, peut être interprété et allégoriquement, en le référant à son corps mystique, et moralement, en le référant à nos actes qui doivent être réformés à son exemple, et anagogiquement en tant que dans la personne du Christ nous est montré le chemin de la gloire. Au contraire, ce qui est dit de l’Église au sens littéral ne peut pas être exposé allégoriquement, à moins peut-être qu’on interprète ainsi ce qui est dit de l’Église primitive, pour l’appliquer à l’état postérieur de l’Église actuelle. Mais on peut donner de ces faits une interprétation morale et anagogique. D’autre part, ce qui est présenté au sens littéral, comme appartenant à la conduite morale n’est pas habituellement exposé autrement que selon le sens allégorique. Enfin ce qui, au sens littéral, relève de l’état de gloire, ne s’expose d’ordinaire en aucun autre sens, pour cette raison qu’il n’est pas la figure d’une autre chose, mais qu’au contraire tout le reste le figure. Quodl., vii, a. 15, ad 5°".
Ainsi, et c’est une innovation considérable, on ne peut plus appliquer légitimement n’importe quel sens spirituel à un texte de l’Écriture. C’était fermer la voie aux débauches d’imagination de Raban Maur et de ses successeurs. Même pour des fins spirituelles l’exégète devra s’astreindre à suivre une méthode rationnelle et demeurer fidèle aux exigences d’une technique scientifique. N’était-ce pas porter un coup fatal à l’exégèse allégorique ? Le fait est qu’elle ne fera plus que décliner. D’autant plus que saint Thomas affirme que toute vérité enseignée par un sens spirituel se trouve exposé ailleurs en clair par le sens littéral : Nihil est quod occulte in aliquo loco sacrse Scriptural tradatur quod non alibi manifeste exponatur, unde spiritualis expositio semper débet habere fulcimentum ab aliqua litlerali expositione sacrée Scriptural, et Un viletur omnis erroris expositio. Quodl., vii, a. 14, ad 3um. Dès lors, si l’exposé des sens spirituels demande au préalable une critique du sens littéral, pourquoi ne pas s’attacher uniquement à celui-ci qui contient toute vérité et toute mystique, de la façon la plus claire, manifeste, et qu’une saine exégèse permettra d’assimiler en toute sécurité ?
VIII. Conclusion.
L’exégèse de saint Thomas d’Aquin est essentiellement celle d’un théologien qui cherche à dégager des textes bibliques toute leur valeur doctrinale possible. La place, à notre avis considérable, qu’il occupe dans l’histoire de l’herméneutique, tient moins à la méthode qu’il aurait employée et aux résultats auxquels il serait parvenu — encore que les modernes le citent encore comme une autorité
— qu’à sa parfaite mise au point des tendances et de l’acquis de ses devanciers. Il a hérité du culte pour le sens littéral de l’école de Saint-Victor et aussi de saint Albert ; il croit à la valeur profonde de l’interprétation spirituelle, car jamais la meilleure exégèse du monde ne sera exhaustive de tout le sens religieux mis par Dieu sous chaque mot de sa révélation : Auctor principalis sacræ Scriptura ; est Spiritus sanctus, qui in uno verbo sacrée Scripluree intellexit multo plura quam per expositores sacræ Scripluræ exponantur vel discernantur. Quodl., vii, a. 14, ad 5 UDI. Mais le génie de saint Thomas a été. d’une part, de modérer l’exubérance sans contrôle et finalement sans fruit des interprétations allégoriques en définissant les règles de leur discernement et le mode de leur rattachement à la lettre et au contexte ; et, d’autre part, de pratiquer lui-même une exégèse littérale toute de pénétration et de finesse. Son exactitude est ici assez souvent en défaut, parce qu’il lui a manqué comme à ses contemporains, le secours des sciences annexes, et avant tout d’une philologie éprouvée et de connaissances historiques élendues. Mais il a eu le sens de tout cela et il est aisé de discerner dans son œuvre scripturaire le bon grain de l’ivraie. C’est par l’esprit de son exégèse, alliant le respect du document à une curiosité théologique inspirée par la foi, que saint Thomas dépasse notablement ses contemporains. La preuve en est que Nicolas de Lyre, mieux outillé par son érudition hébraïque pour la pénétration du sens littéral, le suivra fidèlement sans avoir à le contredire. À la fin de cette enquête à travers les ouvrages bibliques du Docteur angélique, nous ne pouvons que souscrire au jugement du P. Denifle : « Si l’on compare un commentaire de saint Thomas avec ceux qui le précèdent immédiatement, on y rencontre d’une façon générale les mêmes questions, fréquemment les mêmes solutions, les mêmes textes.cripturaires, quoique en plus grand nombre ; seulement chez saint Thomas, ici comme dans la Somme, tout est de beaucoup plus pénétrant, parce que plein de raison, plus sûr et plus concret. » Die abendlàndischen Schri/lausleger bis Luther iïber Justitia Dei (Rom., i, 17) undJustificatio, Mayence, 1905, p. 136.
Alors que l’œuvre exégétique d’Albert le Grand a fait l’objet de nombreux travaux de valeur, celle de saint Thomas n’a fait l’objet d’aucune étude d’ensemble depuis l’excellent article du P. A. Gardeil, Les procédés exégétiques de saint Thomevi d’Aquin, dans Revue thomiste, 1903, p. 428-457, et en dehors des études de détail ou des questions d’introduction et de textes.
I. Texte et introduction.
M. Grabmann, Die echten Schriften des ht. Thomas von Aquin, Munster, 1920 ; U. I lolzrneister, Die exegetischen Schriften des hl. Thomas, dans Zeitschr. I. kath. Théologie, 1923, p. 327-328 ; P. Mandonnet, Des écrits authentiques de saint Thomas d’Aquin, Fribourg, 1910 ; le même, Chronologie sommaire de la vie et des écrits <le saint Thomas, dans Revue des sciences philos, et théol., 1920, p. 142-152 ; le même, Chronologie des écrits scripturaires de saint Thomas d’Aquin, extrait de la Revue thomi-. tr, 1028-1929 ; P. Mandonnet-J. Destrez, Bibliographie thomiste. Le Saulchoir, 1921 ; A. Masnovo, La « Catena auren de suint Thomas d’Aquin et un nouveau Codex de 1263, dans Rrvuc néo-scolaslique, 1906, p. 200-209 ; Fr. Pelster, Echtheitsfragen bei den exegetischen Schriften des hl. Thomas onn Aquin. I. Hat Thomas eine Expositio ad litteram : // den nier Euangelien verfassl ? II. Die Lectura in Evangrlium Matthœi. III. Die Erklàrung der paulinischen Briefe, dans Biblica, 1922, p. 330-338 ; 1923, p. 300-311 ; M. Schump, Hat der hl. Thomas eincn Kommentar zum Hohenliede geschrieben ? dans Divus Thomas (Vienne-Berlin), 1911, p. 47-55 ; 1’. Synave, Les commentaires scripturaires de saint Thomas d’Aquin, dans Vie spirituelle, juillet 192 ; }, p. 455-469 ; le môme, Le canon scripturaire de saint Thomm, dans Revue biblique, 1924, p. 522-533 ; le même, Le commentaire sur les quatre évangiles d’après le catalogue officiel. dans Mélanges thomistes) Le Saulchoir, 1923, p. 109-122 ; le même, Le catalogue officiel des œuvres de saint Thomas d’Agnin, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du M..1.1. m. 1928, p. 25-104 ; P.-A. Uccclli.S. Thomre Aquinatis doctoris angelici, ord. Preed., in Isaiam prophetam, intns psalmos David, Home, 1880 ; le même,.V. Thomn-SjqulnatU doetorii angelici super Isaiam prophetam quæ ex
autographes supersunt. Milan, 1847 ( ?) ; W, Vrode, Die beidt demhl. Thomas von Aquin zugeschriebenen Knmmentare zum Hohen Liede, Berlin, 1903.
II. Km’i.i si… Colunga, El commentario de Sum lu Tomàs sohrr Job, dans Clencta tomista, 1917, p. 45-50 ; le même, Los sentidos de loi Salmos.vf/r/n santo Tomâs, fWrf., 1917, p. 353-362 ; le même, El milode historien effet eitudtti île In Bseritura tegundo Tomàs, ibld, , 1927, p, 30-61 ; A. Par-Bandez, Sgstime exégéttqut île suint Thomas, dans / tpavu y Amerien, 1° avril, I « ’mal, l » juin, 1° sept. 1909 ; Dam. s. ml. Die Schriltgelehrsamkeit des lit. Thomas oon Aquin,
Théologie und (, l<mt>i, 1927, p. 258-261 ; (.. Siegfried, Thomas oon Aquino ali lusleger des A, L, dans Zeitschr. fur missenschajtlicht rhéologie, 1895, p. 608-020 ;. Tlm luck, Dr Thoma Aquinu et Abn’larito S. Scriplurir inlerpn DIC i. in. i m’.Di.. CATHOL.
tibus, Halle, 1842 ; H. Wiesmann, Der Kommentar des hl. Thomas von Aquin zu den Klageliedern des Jeremias, dans Scholastik, 1929, p. 78-91.
III. Sens scripturaib.es. — Parmi les plus récentes et les meilleures études : F.-A. Blanche, Le sens littéral des Écritures d’après saint Thomas d’Aquin, dans Revue thomiste, 1906, p. 192-212 ; P. Synave, La doctrine de saint Thomas d’Aquin sur le sens littéral des Écritures, dans Revue biblique, 1926, p. 40-65 ; S.-M. Zarb, Utrum S. Thomas
| unitatem an vero pluralitatem sensus litteralis in sacra Scriptura docuerit ? dans Divus Thomas, Plaisance, 1930, p. 337 I 359 ; le même, Unité ou multiplicité des sens littéraux dans in Bible, dans Revue thomiste, 1932, p. 251-300.
VII. Saint Thomas et les Pères.
L’étude des sources patristiques de saint Thomas d’Aquin est à peine commencée. On ne voudra donc chercher ici qu’un aperçu général sur les résultats déjà acquis et sur quelques problèmes qui se posent encore. Ces notes devront d’ailleurs être complétées et corrigées, à mesure que des lumières nouvelles seront projetées sui un domaine aussi vaste. Le travail des recherches sera bientôt facilité par la publication prochaine — espérons-le — des Indices patristiese sur les deux Sommes que les éditeurs de l’édition léonine ont promis depuis longtemps.
- . LA THÉORIE DES SOURCES ET LA VALEUR
DES auctoritates PATR/STiQVES. — Saint Thomas d’Aquin est, des écrivains médiévaux, celui qui a le plus clairement parlé de la valeur des sources de la doctrine théologique. Au temps même de saint Thomas, Guillaume d’Auxerre († 1231) venait de faire le rapprochement entie les articuli fidei et les principia de la science théologique. Summa aurea, éd. Pigouchet, t. III, tr. III, c. i, q. i, ꝟ. 131 d ; t. IV, tr. De baptismo, ꝟ. 254 c. Voir la formule même chez saint Thomas dans In Boetium de Trin., q. ii, a. 2, ad 5um, dont les deux premières questions constituent un petit traité sur la méthode de la théologie ; voir également In Dioni/sium de dit), nom., c. ii, lect. 1, et Sum. theol., IIMI*, q. i, a. 5 : ad 2um, où saint Thomas renvoie à Dcnys pour le même rapprochement des principia et des articuli.
Les principes de la théologie, c’est-à-dire les articuli fidei, sont donnés par la révélation divine, Sum. theol., I", q. i, a. G, et ils sont consignés dans les Écritures canoniques, dont les textes fournissent au théologien v auctoritates autour desquelles gravite la technique de la méthode scolastique médiévale. Saint Thomas ne rile évidemment pas la Tradition comme source des nrliciili fidei ; au contraire, c’est surtout à celle-ci qu’il fera appel dans sa doctrine særamentaire, mais la technique médiévale de la méthode tHéologique ne pouvait que difficilement présenter cette Tradition comme audoritas à l’égal d’un texte, étant donné qu’à l’époque la Tradition se traduisait avant tout dans les pratiques de l’Église. Mais à côté des Écritures canoniques, le Moyen Age reconnut aussi les auctoritates, c’est-à-dire les textes des Pères, comme principes de la théologie à partir desquels on pouvait argumenter. Et, en fait, la théologie du Moyen Age faisait même appel à d’autres » autorités que Celles des Pères et des Écritures, notamment à celles dis philosophes. Mais elle le faisait avec la conscience bien nette de leur valeur respective…
Sacra doctrine hujusmodi (c. à d. phllosophorom) auctorit. -il ilius utltur quasi extraneis argunienlis et probahililms. Auelnnlatilius autein ennonica-Srriptunr ulitui proprie,’ni’i essitate argument.-indo. Auolnritntibus aliorum doctonnn Kcclesiie, quasi arguendo ex proprlis, soi probabillter. (nnitltur enim fuies naîtra révélation ! Ipostolls et Prophetls tacts, qui canonlcoa libroi scripsenint ; non autrui revolatinni, si qua fnil alils doctoribm factn. Sum. theol., I », <. i. a, 8, ad 2°™ : cf. />< <Hv. nom.,
B. I, lect. 1. 731)
THOMAS D’AQUIN : DOCUMENTATION PATRISTIQUE
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La différence entre les argumenta propria et les extranea est très nette. Au contraire les formules qui énoncent la différence qui existe entre les deux catégories des argumenta propria ne sont pas aussi claires. Utilisant la terminologie même de saint Thomas on pourrait proposer le schéma suivant :
Argumenta propria ex necessitate = auctoritates Scripturae (lumen r[evel]ationis divinte) ;
— probabiliter = auctoritates doctorum ;
Argumenta probabilia quasi ex propriis = auctoritates doctorum ;
— — extranea = auctoritates philoso phorum (lumen rationis huma nae).
En théologie les textes patristiques participent donc à la fois aux propriétés et aux privilèges des textes canoniques ; ce sont des argumenta propria ; ils souffrent cependant des déficiences propres aux textes des philosophes : ce sont des argumenta probabilia. Évidemment il faut entendre ces mots dans leur sens strictement technique et médiéval. Le sens de la formule lapidaire : ex propriis sed probabiliter, que saint Thomas nous a laissée, mérite d’être étudié de plus près, car dans ses diverses œuvres se rencontrent des dizaines de textes, où l’on rencontre les expressions ex propriis et probabiliter, dans le sens : probabiliter, per hoc quod a sapientibus vel pluribus ita dicitur, I a, q.xii, a. 7 ; per auctoritatem, vel quia ita communiter dicitur, De verit., q. viii, a. 2 ; Cont. Gent., t. III, c. lv. Avec Cicéron et Boèce, le Docteur angélique maintient que l’argument fondé sur l’autorité de la révélation divine est un locus efficacissimus. L’autorité due aux textes des Pères qui se trouvent pour ainsi dire à mi-chemin entre les textes canoniques et ceux des philosophes, s’oriente toutefois et sans aucun doute, vers les premiers ; cela se déduit de la lettre même de saint Thomas, et la pratique constante de son œuvre littéraire en établit le fait d’une façon péremptoire.
Une preuve éclatante pour démontrer que les textes des Pères sont une véritable source de la théologie, nous est donnée dans Sum. theol., II a -II ffi, q. i, a. 9 et 10, où saint Thomas nous expose comment et pourquoi la doctrina du pseudo-Athanase (l’auteur du Quicumque ) doit être considérée comme un symbolum, une régula fidei. Voir plus loin la valeur de l’argument patristique. Évidemment, il est à peine besoin de le noter, les textes patristiques n’avaient pas tous la même valeur du point de vue de leur autorité, et il y a moyen et nécessité même de les classer dans diverses catégories. Voir M.-D. Chenu, Authentica et Magistralia, deux lieux théologiques aux xiie -xiiie siècles, dans Divus Thomas, Plaisance, 1925, p. 257-285.
II. LA DOCUMENTATION PATRISTIQUE.
A CÔté
de l’Écriture canonique, saint Thomas a utilisé une immense quantité de textes patristiques, au cours de tous ses ouvrages théologiques. Seul le Compendium theologiæ pourrait faire ici exception à la règle générale. Les bibliothèques conventuelles médiévales se faisaient une gloire de posséder des recueils de textes. Il y a plus de trente ans déjà, Mgr Grabmann avait promis de consacrer le t. m de la Geschichte der scholastischen Méthode à l’étude des sources patristiques de saint Thomas et de saint Bonaventure ; à défaut d’une étude d’ensemble, nous devons nous contenter de quelques rares monographies ou articles consacrés au sujet. On en trouvera l’énumération à la fin de l’article. En dehors de ces publications nous nous sommes servi de quelques études non publiées jusqu’ici sur les sources patristiques latines de la christologie, sur les sources grecques et latines de la doctrine trinitaire, sur les sources grecques et latines de la doctrine sacramentaire, et d’autres encore. On trouvera éga lement des indications précieuses dans les ouvrages consacrés aux sources doctrinales des contemporains de saint Thomas. Voir la bibliographie. L’étude de ceux-ci est d’une grande utilité pour l’étude de saint Thomas lui-même. Quand les Indices patristiese sui les deux Sommes de saint Thomas auront paru, le travail de recherche, d’identification et de comparaison des textes sera singulièrement facilité. Enfin, il va sans dire qu’il faut entendre l’expression « Pères » ou « texte patristique », dans un sens très large en y incluant les textes des conciles, divers auteurs préscolastiques, des quidam, des anonymes, des Glossæ et avant tout les pratiques et la liturgie des Églises. Il faut y ajouter les communiter dicta, les adagia et tout ce qui pouvait servir à un auteur du milieu du xme siècle pour construire son édifice théologique.
Comme premier résultat, simple affaire de statistique, on doit dire que les écrivains anténicéens n’ont guère été utilisés par saint Thomas, pas même Tertullien ou Irénée, qu’on connaissait cependant encore à l’époque carolingienne. La seule exception qui vaille d’être signalée est Origène ; encore faut-il voir comment Thomas a connu les quelques textes qu’il cite et qui parfois ne sont pas de lui. Cyprien, dont l’Occident connaissait une cinquantaine de manuscrits antérieurs au xiiie siècle, n’est guère utilisé non plus ; et c’est à peine si le nom de l’évêque de Carthage est cité dans le traité du baptême. Mais ces rares exceptions mises à part, les Pères anténicéens ne représentent pas un groupe important dans la documentation patristique de l’Aquinate. Le P. de Ghellinck avait noté le même fait pour Pierre Lombard ; voir ici t.xii, col. 1989. De Pierre Lombard à saint Thomas, le progrès dans l’utilisation des anténicéens n’a donc pas été si grand qu’on eût pu l’attendre. Toutefois pour Origène et Cyprien nous rencontrons chez saint Bonaventure et saint Thomas l’une ou l’autre citation qui leur sont propres et qui semblent témoigner d’un effort personnel pour enrichir leur documentation. Les recherches ultérieures et comparatives en révéleront sans doute l’originalité.
1° Les conciles et les pratiques liturgiques.
Dans l’ensemble des œuvres théologiques de saint Thomas, nous trouvons mention d’un assez grand nombre de conciles, spécialement dans les questions De veritate, De potentia, dans quelques chapitres du Contra Génies et dans la Somme théologique. Notons, pour le traité du baptême : le premier concile de Nicée (325), le IVe de Carthage (398), celui d’Agde (506), le IVe de Tolède (633), celui de Mayence (848) ; pour la doctrine trinitaire : les conciles d’Éphèse (431), de Chalcédoine (451), de Beims (1148), le IVe concile du Latran (1215) ; pour la christologie : les conciles d’Éphèse, de Chalcédoine, les IIe et IIIe conciles de Constantinople. Bon nombre de ces textes se trouvent déjà dans les collections canoniques d’Yves de Chartres, de Gratien, et d’autres. L. Baur a noté, art. cit., p. 703-704, que saint Thomas mettait sur le même pied Vauctoritas de-Écritures canoniques et celle des conciles œcuméniques et que, de ce fait, il s’est abstenu de toute critique à leur égard ; ce qu’il n’a pas fait, bien au contraire, à l’égard des Pères, comme on verra plus loin. Ce qui frappe parfois, ce n’est pas tant le nombre, relativement grand, de textes d’un concile déterminé, que la fidélité avec laquelle certains textes, que nous ne lisons pas chez d’autres auteurs du début du xiii c siècle, reviennent régulièrement chez saint Thomas, ce qui laisse supposer à bon droit, que l’auteur a eu en main les actes même du concile en question. Ainsi en est-il par exemple du concile d’Éphèse pour la doctrine trinitaire. Cf. I », q. xlii, a. 2, ad l um ; cf. Catena aurea in Ev. Joan., c. i ; De potent., q. x, a. 4, ad 24um. Textes cités dans Schwartz, A. C. O., i, iii, p. 164,
32, 191. Évidemment tout cela doit faire l’objet de monographies ultérieures. Nous savons aussi que, pour la christologie, les textes du concile d’Éphèse cités par saint Thomas se retrouvent pour la plupart des cas dans la Colleclio Casinensis. La doctrine trinitaire nous a amené à la même conclusion. Mais ces quelques constatations demanderaient à être corroborées par d’autres recherches.
Aux textes empruntés aux conciles, il faut ajouter les textes liturgiques provenant des divers symboles de la foi, ensuite les textes empruntés aux préfaces, oraisons, hymnes liturgiques. Il faut signaler aussi les pratiques et les coutumes des Églises locales, surtout pour ce qui regarde la doctrine sacramentaire. Sans doute, saint Thomas se rappelait-il le décret du concile de Vérone de 1184 en cette matière ; cf. Denz.-Bannw. , n. 402. Ainsi ne s’étonner a-t-on pas que saint Thomas, dans le traité sur les sacrements de la Somme théologique, fasse appel 19 fois à la consuetudo Ecclesise quæ regitur a Spiriiu Sanclo. Et presque chaque fois Vauctoritas Ecclesiæ est rappelée dans un sed contra. Voir les références dans notre article, De opvatting…, p. 127. Il est vrai que saint Thomas préfère la pratique de l’Église de Rome à celle des autres Églises, — ainsi pour le problème de l’unique ou de la triple immersion du baptême — tandis que Bonaventure et Albert le Grand en appelleront aux coutumes des Églises locales. Voir les références dans notre article, L’usage des « Auctoritates »…, dans Eph. Theol. Lov., 1938, p. 299, note 67.
2o Les Pères grecs.
C’est une des caractéristiques de la documentation de saint Thomas d’avoir eu une connaissance assez vaste de l’ancienne littérature grecque chrétienne, ce en quoi il dépasse tous ses prédécesseurs et ses contemporains. Pour s’en convaincre, il n’est que d’ouvrir le t. x des Opéra omnia de saint Bonaventure, éd. Quaracchi, 1902, Index locorum sanctorum Patrum in operibus S. Bonaventuræ citatorum, p. 265-277. Les monographies ou les études citées plus bas fournissent le détail, pour la christologie, la doctrine trinitaire et autres points. Très souvent nous nous trouvons devant un choix judicieux de textes inconnus jusqu’alors. Aussi I. Backes, op. cit., p. 25, estime-t-il que saint Thomas est le premier à introduire l’autorité de Cyrille d’Alexandrie en christologie ; il eu est de même pour le VIe concile œcuménique. Dans la I », G. Bardy, art. cit., p. 494-495, a trouvé les noms suivants : Origène, 23 fois (en réalité 30 fois) ; pseudo-Denys, 205 fois ; Jean Damascène, 05 fois (en réalité 68 fois) ; Basile, 26 fois ; Jean Chrysostome, 16 fois ; Grégoire de Nysse, 7 fois ; Grégoire de Nazianzc, 1 fois ; Didyme l’aveugle, 1 fois, cité sous le nom de saint Jérôme son traducteur. Pour la christologie, non-, rencontrons les noms de Cyrille d’Alexandrie, cl’Origène, d’Athanase, des trois Cappadociens, « 1 « Jean Chrysostome, du pseudo-Denys, du Damaset d’autres dont le nom ne revient qu’une ou deux fois : Denys d’Alexandrie, Théophile d’Alexandrie, Théodote d’Ancyre, Isidore de Pélusc, Maxime infesseur, Théopbylacte. I. Backes, op. cit., p. 13* >ur la doctrine baptismale, les noms de Didyme Ugle, de Jean Chrysostome. du pseudo-Denys, du Damascène, auxquels il faudrait ajouter quelques noms d’anonymes et. les pseudépigraphes. Enfin, pour la doctrine trinitaire : Origène, le pseudo-Basile (Didyme), saint Basil.. | (. pseudo-Denys, le Damascène. Ces quelques exemples peuvent sullire pour avoir une oh. approximative, mais exacte. On trouvera d’ailleurs dans les études de Duffo et de Durante ! des statues et des inventaires plus amples.
qui importe avant tout, ce n’est pas le nombre des citations qu’on peut relever, mais le choix des textes 1 1 l’authenticité des ouvrages cités. Saint Tho mas, écrivant en Italie ou à Paris, voire même en faisant route d’une partie de l’Europe à l’autre, n’avait pas toujours le même recueil de textes à sa disposition, et certains traités ou certains exposés d’un même sujet s’en ressentent. Quant à l’authenticité des textes, c’est un problème des plus difficiles que d’en faire la vérification, étant données l’instabilité des traductions et les multiples libertés que les médiévaux ont pris à l’égard de leurs sources, surtout quand il s’agit de petits fragments de textes. Le grand problème reste toutefois celui des traductions dont saint Thomas s’est servi et celui des recueils auxquels il a emprunté ses textes. Ne possédant qu’une connaissance rudimentaire du grec, il a dû se fier aux traductions et aux versions existantes. On s’étonne de voir que, dans la I a, il ne semble pas avoir utilisé certaines traductions existantes, telle par exemple la traduction de Rufin des deux homélies sur la foi qui se trouvent dans les Homélies sur VHexaméron de Basile, qu’il connaît ; par contre il a connu une traduction latine des Commentaires sur saint Matthieu d’Origène, dont l’auteur était resté inconnu jusqu’à nos jours. D’autre part, il s’est servi des homélies sur VHexaméron de saint Basile dans la version d’Eustatius l’Africain surtout quand il cite un texte assez long. Voir des exemples dans G. Bardy, art. cit. ; cf. Sum. theol., I a, q. lxvi, a. 3. Les homélies sur saint Matthieu de Chrysostome utilisées dans la Catena aurea, sont citées d’après la traduction de Burgundion de Pise ; et comme, d’après la remarque des éditeurs de la léonine, t. xi, p. xxix, saint Thomas cite dans la III 11, les auctoritates le plus souvent non d’après le texte original, mais selon le texte de la Catena aurea, on peut mesurer l’influence de cette traduction sur la christologie de l’Aquinate. Il a utilisé aussi différentes traductions des œuvres de Denys : celles de Jean Scot Erigènc, de Sarrazin et de Robert Grossetête, vraisemblablement celle de Hilduin, et peut-être celle de Thomas Gallus, mais partout dans ses œuvres il a montré des préférences à l’endroit de telle traduction selon ses besoins et pour des motifs parfois très caractéristiques. C’est ainsi que, dans le Contra Gentes, les citations de Denys sont presque toujours relevées exactement et, la plupart du temps, dans la traduction de Sarrazin. Faut-il expliquer la chose par la destination même de, cette Somme, laquelle d’ailleurs n’était pas un livre scolaire ? On trouvera dans l’œuvre d’I. Backes d’autres constatations très suggestives dans ce domaine. Saint Thomas nous a dit lui-même et à plusieurs reprises qu’il a contrôlé différentes traductions et qu’il les a comparées ; il a fait traduire des textes inaccessibles jusqu’alors. Le fait étant tel, il est indispensable pour la bonne intelligence de la doctrine même de saint Thomas, de dépister tous ces moyens de contact avec le passé, car ce passé lui-même se présentait aussi aux scolastiques chargé et enveloppé d’éléments dont il ne convient pas de méconnaître l’importance. Si sa connaissance du grec était fort imparfaite, par probité professionnelle et par souci scientifique il n’a jamais négligé de faire appel aux compétences qui pouvaient L’aider. Traduisant un texte du Damascène, I », q. xxxiv a. 2, ad l um, il écrit : Yerbuin Dri rst substantiale et in hypostasi ens, alors que le texte grec portait A6yoç oùoid)8r)ç t£ èoTi xotl èvurcôaTaToç, De fuir orth.. I. I, c. xiii, P. G., t. xciv, col. 857 A, pour signifier que le Logos divin est une hypostase, c’est-à-dire qu’il n’est pas un accident. Ce qui montre remarquablement avec quel soin saint Thomas s’est appliqué à saisir l’idée de sa source. La circonlocution in hypostasi ens pour traduire l’adjectif technique èvuTrôaTaToç, ne se lit pas chez Bonaventure, ni chez Albert le Grand. Elu ne peut être empruntée qu’à la suite Immédiate du texte du Damasi cm.. t elle exprima, pool 743
THOMAS D’AQUIN : DOCUMENTATION PATKISTIQUK
nous, la doctrine plus clairement encore que ne le faisait le terme de celui-ci ; le terme technique équivalent du mot grec, n’existait pas en latin. Remarquons enfin que la documentation de saint Thomas s’est enrichie continuellement. Ainsi pour la christologie le nombre des citations que nous appellerons plus loin « citations-preuves », s’élève de 20 dans les Sentences, à 120 dans la Somme théologique. Cf. I. Backes, op. cit., p. 122.
3° Les Pères latins.
La connaissance de la patristique
latine chez Thomas d’Aquin n’accuse pas un progrès comparable à celui qu’on doit constater pour la patristique grecque. Pour ne pas égaler saint Thomas, ses contemporains Albert le Grand et Bonaventure ne lui sont pas trop inférieurs dans leur connaissance de la littérature latine chrétienne. Les quelques rares études sur les sources d’Albert le Grand, parues jusqu’ici, semblent indiquer que c’est par lui que Thomas a pris connaissance de plus d’un texte. Il convient de souligner le fait qu’Albert a été, avant Thomas, celui qui a le plus contribué à faire une utilisation plus grande de la patristique latine. Il ne faut pas oublier non plus la Somme inscrite sous le nom d’Alexandre de Halès, qui a été une grande pourvoyeuse de textes. Voir les indications très suggestives de l’édition léonine : t. viii, p. xxxi-xxxii ; t. ix, p. xv-xvi ; t. x, p. xxv-xxvii ; t. xi, p. xxixxlii ; t.xii, p. xi-xv. Évidemment, il peut y avoir dépendance d’une source commune, mais les cas cités, surtout pour la doctrine sacramentaire, semblent indiquer une dépendance assez directe.
Nous avons parlé plus haut des écrivains anténicéens. Quant aux écrivains postnicéens, toutes les générations et toutes les écoles sont représentées au moins par leurs noms les plus illustres. Citons deux exemples : pour la christologie : Cyprien, 1 fois ; Hilaire, Il fois ; Ambroise, 12 fois ; Jérôme, 8 fois ; Augustin, 127 fois (auxquels il convient d’ajouter plus de 20 textes qui figurent sous le nom de l’évêque d’Hipponc, mais qui en réalité proviennent de Gcnnade de Marseille, Fulgence de Ruspe, etc.) ; Léon le Grand, 2 fois ; Boèce, 3 fois ; le symbole Quicumque, 4 fois ; Grégoire le Grand, 9 fois ; Isidore de Séville, 3 fois ; Bède, 1 fois ; la Glose, 39 fois ; Hugues de Saint-Victor, 2 fois ; Pierre Lombard, 4 fois ; Alexandre IV, 1 fois ; Innocent III, 1 fois ; Rémi d’Auxerre, 1 fois ; Dans la théologie trinitaire, sont cités : Hilaire, 36 fois ; Ambroise, 5 fois ; Jérôme, 5 fois (3 textes inauthentiques ) ; Augustin, 112 fois (Il textes inauthentiques) ; Boèce, 24 fois ; Anselme de Cantorbérꝟ. 3 fois ; Grégoire le Grand, 3 fois ; Raban Maur, 1 fois ; Pierre Lombard, 5 fois ; Prévostin, 3 fois ; Richard de Saint-Victor, 2 fois ; la Glose, 5 fois. Ces quelques statistiques suffisent pour donner une idée générale. Parmi les œuvres de saint Thomas, il en est certes où les textes grecs sont en majorité, par exemple la Calena aurea (22 Pères latins, 57 Pères grecs), et autres ; néanmoins cela s’explique par le but bien arrêté que l’Aquinate se proposait en écrivant ces traités. Mais en général, la patristique latine est beaucoup mieux connue par lui que la patristique grecque. Ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est l’intention bien arrêtée avec laquelle notre auteur a parfois démontré que tel ou tel point de sa doctrine était l’écho fidèle d’un Père déterminé, par exemple d’Augustin, et à cette intention il a parfois multiplié ou réuni plusieurs textes de différentes œuvres exclusivement d’un même auteur. Voir III a, q. lxix, a. 6, où se retrouvent 8 textes d’Augustin, empruntés à 6 œuvres différentes, dans le seul but de prouver que c’est la doctrine de saint Augustin qui est reprise par l’auteur de la Somme.
Insistons encore ici sur le choix que saint Thomas a fait entre ses sources. Ainsi pour la doctrine baptis male, où pour lui Vauctoritas de l’Église est la première entre toutes, il cite à la vérité Cyprien, les Canons apostoliques, Hilaire, Ambroise, Jérôme, Augustin, Gennade de Marseille, Isidore de Séville, Bède, Raban Maur, Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard, Prévostin, Gratien ; mais bien plus remarquable est la liste des papes : Célestin I er, Léon le Grand, Gélase I er, Pelage I er (et non Pelage II comme la Léonine le dit à deux reprises), Grégoire le Grand, Léon IV, Nicolas I er, Urbain II, Alexandre III, Innocent III ; ajoutons-y le IVe concile de Carthage (en réalité les Staluta Ecclesise antiqua), celui d’Agde, le IVe de Tolède, celui de Mayence. Choix judicieux disons-nous, ce qui permet de dire que la christologie de saint Thomas est principalement une christologie grecque, comme sa doctrine sacramentaire est avant tout la justification théorique des pratiques sacramentaires de l’Occident latin ; on devrait y ajouter que la théologie trinitaire, par contre, est une doctrine latino-grecque, où l’élément latin dominé par la doctrine d’Augustin, dépasse de loin l’influence grecque. Celle-ci d’ailleurs ne s’est guère exercée que par les textes lus chez le Damascène, dont les œuvres sont le résumé de la théologie grecque, et aussi grâce aux éléments grecs trouvés chez Hilaire et Augustin. Il est remarquable que, pour la théologie trinitaire, saint Thomas n’ait pas fait un appel plus répété à saint Basile. Dans la doctrine trinitaire de la Somme, il ne semble pas même connaître l’Advcrsus Eunomium, pas plus que Bonaventure (nonobstant la seule référence, inexacte d’ailleurs, de l’édition de Quaracchi). Dans le Contra errores Grœcorum, qui se place chronologiquement avant la Somme, saint Basile était cité environ 27 fois pour les questions trinitaires. Le recul, dans la Somme, est donc assez significatif. Au contraire, dans la Somme, saint Hilaire est cité 36 fois, et de saint Augustin, qui est cité 112 fois environ (avec Il citations non-authentiques) sont alléguées 13 œuvres, parmi lesquelles le De Trinitate revient 74 fois. Comme on le voit, les œuvres théologiques du grand scolastique sont à plus d’un titre des répertoires systématiques de patrologie. Cf. A. Gardeil, La documentation de saint Thomas, dans Revue thomiste, 1903, t. xi, p. 197-215.
4° Mentions anonymes des écrivains contemporains.
— Il faut dire un mot des nombreux contemporains qui sont cités sans la moindre indication personnelle. Ils s’appellent le plus souvent les quidam ; parfois aussi ils sont mentionnés par le mot magistri ; quelquefois ils sont indiqués comme étant les doctores moderni par opposition aux antiqui. Que signifie toute cette nomenclature ? On a pu croire un instant que l’expression : quidam était pour saint Thomas et ses contemporains une formule vague employée pour cacher leur identité ; et en fait c’est probablement le cas pour Etienne Langton († 1228). Mais rien ne permet de maintenir cette interprétation pour saint Thomas. Bien au contraire. S’il n’a pas la coutume d’opposer son propre nom à celui des quidam comme le faisait Simon de Tournai, il n’a pas peur non plus de dire parfois : ego vero dico… le plus souvent cependant il préfère le fameux dicendum quod… Par la formule quidam, Thomas indique en règle générale ses contemporains et ses prédécesseurs immédiats. Il y a cependant des exceptions et parfois les opinions des quidam remontent bien haut dans l’antiquité. Mais il faut chercher d’ordinaire dans son entourage immédiat. On peut dire, sous bénéfice de vérification individuelle pour chaque auteur, que l’activité littéraire de ces quidam se manifeste dans les dernières décades qui précèdent l’auteur qui les cite. Mais il reste toujours que l’identification de ces auteurs anonymes est extrêmement difficile.
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THOMAS D’AQUJN : DOCUMENTATION PATRISTIQUE
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Ensuite, le mot quidam dénote parfois un seul auteur ; ainsi faisait Albert le Grand pour Philippe le Chancelier. L’identification de ces auteurs ne peut se faire que par une étude approfondie et comparative des contemporains. Et nous rencontrons très rarement chez saint Thomas la mention explicite de ceuxci ; après lecture de ses diverses œuvres théologiques nous avons rencontré les noms d’Albert le Grand, de Prévostin († 1210), de Pierre d’Hibernia, qui fut le professeur de Thomas à Naples, de maître Martin et de deux ou trois autres.
Par cette référence aux quidam, saint Thomas montre par le fait même qu’il connaît les divers courants et les différentes écoles de théologie de son temps et, parmi les quidam, il distingue parfois entre ceux qui suivent ou ne suivent pas tel ou tel des grands maîtres du siècle précédent, ce qui semble indiquer que réellement il parle d’une génération plus proche de lui. Ajoutons que, dans certains traités et certaines œuvres, ainsi le Commentaire sur les Sentences, les quidam reviennent à tout instant, tandis que, dans la Somme théologique, leur mention explicite est très souvent laissée de côté et leurs opinions sont alléguées à la façon de ces citations implicites dont nous parlerons plus loin. Faut il en conclure que la valeur de Vauctoritas qu’il avait cru voir dans leur texte s’en trouve diminuée ou appauvrie, en même temps que l’érudition du jeune maître a cédé la place à une science qui ne fait plus état des opinions, comme c’était le cas auparavant ? Pour la signification des formules moderni et antiqui, voir M.-D. Chenu, Antiqui, Moderni, dans Rev. se. phil. et théol., 1928, t. xvii, p. 82-94. Ainsi que nous l’avons dit plus haut, il y a encore moyen de distinguer des catégories à l’intérieur même de ces classifications ; nous rencontrons des formules comme celles-ci : famosi magistri, magni doctores, nota auctorilas, tanta auctoritas ; Thomas souligne de même l’autorité qui revient à un corps professoral comme celui dont l’université de Paris jouissait en son temps. Cf. De forma absolutionis, c. n ; De malo, q. xvi, a. 4.
5° Citations implicites et adagia.
La recherche des
quidam et des magistri nous amène très souvent à identifier les uns aux autres. Mais la lecture et l’étude comparative de leur œuvre a encore l’avantage d’attirer notre attention sur les citations implicites qui sont presque aussi nombreuses que les citations expli cites. Le Moyen Age n’a pas transcrit sis préâéces leurs d’une manière servile, ce qui explique que les citations littérales soient assez rares. La forme extérieure ne préoccupait guère les auteurs, mais l’idée. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’attachaient aucune importance à une étude de critique textuelle. L. Baur, art. cit., p. 704, a pu écrire que le De unitale intcllectus contra Averroislas, est un chef-d’œuvre du genre. El c C U n’est pas le seul. Mais enfin on ne se souciait que très peu de la Uttera des sources. La transmission des textes dans les tabulée originalium, les florilèges chaînes, explique pour une bonne part la différence que nous constatons entre le texte médiéval et son original. Mais, en tout cas. le Moyen Age a créé du neuf, sinon dans la doctrine, du moins dans son expression et m s formule. Saint Thomas et ses contemporains usaient du liasse avec une indépendance parfois surprenante et toujours originale, selon les téristiques de l< nr personnalité, leurs allures tlfiques, les besoins théologiques, psychologiques ou historiques qui les poussaient. Il* ont vécu dans l’intimité de leur, textes, ils les décomposent, les morcellent, lis combinent, copiant parfois intégralement, parfois partiellement, vantant dl ci ili la quel us qui semblent ne pas ètr. a point.
c-i plusieur textes n’ont gardé « lieI. < u que
l’allure générale de leur état primitif, (in a comment’les textes et leurs commentaires, on les a cités de mémoire, on les a glosés, on a parfois repris uniquement l’idée d’une formule, pour frapper une formule nouvelle ; et, ce faisant, l’auteur médiéval vénérait le passé à sa façon et il inscrivait sa formule personnelle sous le nom de tel ou tel Père, sans qu’il y ait lieu de songer à une pseudépigraphie. Dès lors il n’y a qu’un pas à faire pour parler de citations implicites. Après la lecture assidue de la lettre, après la collation des diverses traductions ou transmissions de vieux textes, la mémoire des auteurs était pleine de formules dont l’idée était substantiellement exacte mais moins exactement retenue. Le Moyen Age s’est parfois « inspiré » de ses sources. Il n’y a pas lieu de croire que l’on voulait taire le nom des prédécesseurs ; mais la doctrine de ceux-ci était devenue un bien commun, que chacun exprimait à sa façon personnelle. Les citations implicites sont particulièrement nombreuses dans la théologie sacramentaire de saint Thomas, ce qui s’explique assez facilement si l’on songe au fait que ce sont précisément les auteurs des xiie et xiiie siècles qui ont élaboré cette doctrine. Dans l’abondance des opinions et des expressions on songeait à peine à la propriété littéraire. Pourtant c’est de la solution de ce difficile problème des citations implicites que dépend pour une large part le sens exact qu’il faut donner à telle ou telle doctrine d’un théologien déterminé. Évidemment, la doctrine comme telle n’est pas en jeu ; pour celle-ci, le souci de se référer nommément aux textes choisis et authentiques est trop connu, surtout chez saint Thomas. Mais il s’agit plutôt des formules à l’aide desquelles on tâchait d’expliquer le dogme. Par respect et par vénération pour celui-ci, le scolastique du xiiie siècle était content de réunir dans son esprit et sous sa plume, tout ce qu’il savait de plus apte, sans en indiquer la provenance. Sans doute, il ne s’agit pas ici de quelque formule lapidaire devenue classique, comme la définition de la personne parBoèce ; et encore dans la plupart des cas, ces définitions et ces formules lapidaires, étaient un élément patristique authentique ; qu’on songe à la formule bonumdiffusivum sui, du pseudo-Denys, ou encore à la formule subslantia continet unitatem, relatio multiplicat trinilalem, qui a été frappée par Boèce, De Trinitate, c. vi, mais où nous retrouvons l’idée d’Augustin, De Trinitate, t. VII, c. vi, n. 12 ; cf. In Joan., tract, xxxix, c. ii, n. 4 ; ou encore Pater est principium totius deitatis, pour lequel saint Thomas renvoie parfois à saint Augustin, Sum. theoL, I a, q. xxxiii, a. 1 ; q. xxxix, a. 5 ; cf. De Trinitatc, t. IV, c. xx, n. 29, P. L., t. xlii, col. 908, et qui est du matériel grec authentique que nous lisons chez saint Cyrille, In Joan., 1. 1, c. i, et chez bien d’autres avant lui et après lui ; et encore, pxiiiterc est dolere de prwterilo, cavere de fatum, qui provient de la règle de saint Augustin ; ou encore, satisfaccre est peccatorum causas excidere et peccatis aditum non indulgent, qui provient de Gennade de Marseille, De eccl. dogmat., c. liv, etc. Ces citations implicites se rencontrent partout, et il n’y a pas Jusqu’à In description de la théologie qui ne révèle une réminiscence. En écrivant : dicitur enim theologia quasi sernw de Deo, I a, q. i, a. 7, saint Thomas nous fait songer à un texte de Simon de Tournai (fin du xir 1 siècle) : Ubi Grwci dicunt theos, nos dicimus meus ; looob interprelaluT skumo. Unde theologia quasi dcologia, i. r. sermo de Deo vel de dininis. Suintna. ms. l’oris. lat. n ? « 6, iol. 1 r°, cité dans (, . Pari Brune t-P. Trembla], L" renaissance du xiie siècle, Paris, Ottawa. 1986, p. 310.
Il y a ici un travail immense à faire tant, pour la pailie morale rpie pour les traités dogmatiques de la Somme. Et, encore une fois, l’étude comparative des médiévaux rendra ici de très grands services. Parfois 7I. 7
THOMAS D’AQUIN : DOCUMENTATION PATRJSTJQUE
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nous nous sommes trouvé devant une formule qu’à première vue nous croyions personnelle à saint Thomas, alors que la lecture d’Alexandre de Halès, de Bonaventure, d’Albert et d’autres nous a appris que l’on se trouvait devant une citation implicite de tel ou tel Père, de tel ou tel contemporain ou prédécesseur, qui eux citaient explicitement.
Aux citations implicites il convient d’ajouter les adagia, c’est-à-dire cette espèce de proverbes théologiques que nous rencontrons surtout dans le Commentaire des Sentences. C’étaient pour ainsi dire des expressions prégnantes d’une idée. Exemples : omnis Christi actio nostra est instructio, que Bonaventure qualifiait communis auctoritas et qui se trouve dans V Instructio sacerdotis, c. vi, du pseudo-Bernard, et dans le Sermo XXII de tempore d’Innocent III ; voir Sum. theol., III », q. xl, a. 1, ad 3um ; In IV um Sent., dist. IV, q. iii, a. 1, qu. 2, obj. 1 ; dist. II, q. ii, a. 3, sol. 1 ; dist. I, q. ii, a. 5, qu. 3, obj. 1 ; ou encore, non sanal oculum quod sanat calcaneum, qui est la mise en vers du pseudo-Jérôme, In Evang. Marci, ix, 28, P. L., t. xxx, col. 616, medicina cujusque vulneris adhibenda est ei. Non sanat oculum quod calcaneo adhibetur ; cf. S. Bonaventure, In JV° m Sent., t. IV, dist. II, a. 1, q. ni. Cette coutume de citer implicitement va parfois si loin qu’on reprend les images mêmes qui expriment une idée, ainsi : gratia opponitur culpæ, sicut lux tenebræ ; autre exemple : gratia aufert culpam et confert gratiam, qui provient de la Glose, Rom. iv ; baptismum corpus exterius lavât, sed animam interius format, qui est la mise en vers de la prose de Pierre Lombard, t. IV, dist. II, a. 4. Il nous semble cependant que dans la Somme ces adages deviennent plus rares que dans les Sentences.
Parfois la position même du problème est l’énoncé d’une citation implicite ou d’un adage. Ainsi, Utrum scientia Dei sit causa rerum, qui, selon saint Thomas, provient de Grégoire de Nazianze, cf. De subslantiis separatis, c. xvi ; Sum. theol., I a, q. lxi, a. 3, obj. 1 ; ou encore : utrum effectus baptismi sit incorporatio, illuminatio, fecundatio, III », q. lxix, a. 5, dont les trois mots proviennent respectivement d’un texte d’Augustin, du pseudo-Denys et de la Glose, cités dans l’article, et c’est à la Glose que la citation implicite a été empruntée. Car, si nous n’avons pas parlé spécialement de cette source de saint Thomas qu’est la Glose, c’est que la Glose doit être mise sur le même pied que les autres sources, c’est elle aussi qui a eu sa part dans la fabrication de ces adages théologiques. Citations implicites enfin, dans l’énoncé même de certains principes dont la provenance est parfois indiquée, mais pas toujours, par exemple : in Deo idem est quod est et esse, ut dicit Boetius et Dionysius. De veritate, q. x, a. 12. Il n’est pas rare que des principes philosophiques soient rappelés sous le patronage d’un Père, ainsi anima est tola in Mo corpore et in qualibel parte ejus ; cf. Sum. theol., I a, q. lii, a. 2, obj. 1 ; De potentia, q. vi, a. 7, obj. 15.
6° Les matériaux inauthentiques.
L’étude du
problème des sources en pose plusieurs autres, parmi lesquels celui des matériaux inauthentiques que le Moyen Age a utilisés. C’est Roger Bacon qui a dit que le jugement et l’exposé de la doctrine chez les Pères, chez Augustin en particulier, aurait été tout autre, si les Pères avaient eu une connaissance plus approfondie et plus exacte des œuvres d’Aristote. Voir les textes dansH.Felder, O. M. Cap., Geschichtederwissenschafllichen Studien im Franziskanerorden bis um die Mitte des 13. Jahrhunderls, Fribourg, 1904, p. 480483. Et saint Thomas, aristotélicien convaincu, n’a-t-il pas écrit : Dionysius fere ubique sequitur Aristotelem, ut patet diligenter inspicienti libros ejus ? In II am Sent., dist. XIV, q. i, a. 2. Sans doute, plus tard, il s’est
repris lui-même dans la De malo, q. xvi, a. 1, ad 3 am, où il écrit : Salis probabile est quod Dionysius, qui in plurimis fuit sectator sententiie platonicæ, opinatus sil, etc. Le P. Mandonnet avait raison quand il écrivait dans son Siger de lirabant, t. i, p. 45, note : « Croire que saint Thomas n’est pas conscient de sa méthode quand il tire les Pères à lui… serait un enfantillage. » Or, c’est un problème analogue qui se pose pour l’utilisation des sources. Saint Thomas a sans doute, comme plusieurs de ses contemporains d’ailleurs, cité un certain nombre d’écrits pseudépigraphiques et de matériaux inauthentiques. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, le De vera et falsa pœnilentia (voir ici t.xii, col. 734 et 795) dont il fait un usage assez régulier pour sa doctrine pénitentielle. Dans la Somme théologique, il invoque l’autorité de cet opuscule en plusieurs arguments sed contra, III », q. lxxxiv, a. 8 et a. 9 ; q. lxxxv, a. 3 ; q. lxxxvi, a. 3. Malheureusement nous ne savons pas encore quel est l’auteur de cet opuscule qui apparaît soudain vers le milieu du xie siècle. L’authenticité de cette œuvre n’est pas mise en doute par les scolastiques. Mais saint Thomas s’est plus d’une fois prononcé sur la valeur d’autres opuscules pseudépigraphiques et sur l’influence qu’il attendait d’eux du point de vue de l’auctoritas. Le cas le plus clair est celui de l’écrit De Spiritu et anima, attribué à saint Augustin, lequel a été identifié par les mauristes comme un écrit du cistercien Alcher de Clairvaux, composé vers 1161 ; cf. G. Théry, L’authenticité du « De Spiritu et anima », dans saint Thomas et Albert le Grand, dans Revue des se. phil. et théol., 1921, p. 373-377. Nous avons relevé nous-mêmes les principaux endroits où l’Aquinate parle de cet opuscule dont il connaissait déjà l’inauthenticité ; 13 textes appartenant à six œuvres différentes : In Sent. ; De veritate ; Summa theol., I* ; De anima ; De spiritualibus creaturis ; De virtutibus. Voici quelques expressions : liber ille non est authenticus ; est apocryphus ; non est Augustini ; pro auctoritate habendus non est ; cum non sit Augustini non imponit nobis necessitatem ut ejus auctoritatem recipiamus ; auctorilalem non habet ; eadem facilitate contemnitur qua dicitur ; non est magnse auctoritatis ; non est necessarium verbis illius libri fidem adhibere ; nec est multum curandum de his quæ in eo dicuntur, etc. Voir G. Geenen, Saint Thomas d’Aquin et ses sources pseudépigraphiques, dans Ephem. theol. Lovan., 1943. On pourrait citer d’autres expressions, à propos d’autres écrits inauthentiques, que saint Thomas a connus.
Après tout cela on doit se poser la question : quelle est la valeur d’une doctrine exposée selon la teneur de sources pseudépigraphiques ? On pourra objecter sans doute qu’une doctrine est recevable par elle-même, abstraction faite de son origine historique et qu’un écrit ne doit pas nécessairement appartenir à la plus haute antiquité, ni être un écrit « authentique » pour contenir la vérité ; qu’un auteur inconnu peut exprimer une doctrine conforme à la foi. Mais le problème n’est pas là. Le problème est celui-ci : la doctrine des scolastiques, de saint Thomas en particulier, disons exactement, la doctrine pénitentielle de la Somme, peut-elle être jugée à sa juste valeur et être comprise selon sa teneur exacte sans faire appel aux auctoritates dont elle dépend en fait selon la volonté expresse de l’auteur même qui l’expose ? Qu’on se rappelle ici ce que nous avons dit plus haut de la théorie des sources. C’est donc tout le problème de l’attitude envers les auctoritates qui est en jeu. Saint Thomas a dit expressément que la théologie se fait avec les autorités reconnues, et il fait une différence entre la valeur respective de celles-ci. Certes, une source pseudépigraphique n’est pas nécessairement sans aucune valeur de doctrine ; mais il reste que tel théologien médiéval, qui
n’a pas voulu incorporer dans ses exposés doctrinaux une source pseudépigraphique précisément parce qu’elle n’avait pas les titres requis par l’usage et la technique de l’école, nous donnera un exposé qui sera plus ou moins différent de l’exposé d’un autre, lequel s’en servait comme d’une source proprement dite, ex propriis sed probabiliter. Ne faut-il pas respecter la lettre et les intentions expresses f)e quelqu’un qui, comme saint Thomas, a voulu établir sa doctrine théologique sur les auctoritates des Écritures canoniques et de ces doctores authenlici officiellement reconnus comme tels ? Le cas du symbole Quicumque, faussement attribué à Athanase, n’infirme en rien ce que nous venons de dire. On n’a qu’à se rappeler que cet exposé, cette doctrina, comme saint Thomas l’appelle, est devenu un symbolum, et une régula fîdei, non de sa propre autorité (évidemment le Moyen Age y reconnaît Vauctoritas d’Athanase) mais uniquement par l’approbation des souverains pontifes. De ce fait le cachet personnel inhérent à une autorité patristique lui était enlevé, et le Moyen Age s’en rapportait ici à l’autorité non point d’Athanase, mais de l’Église. Sam. theol., II’-II », q. i, a. 10.
/II. l’usage des auctoritates. — Comment saint Thomas a-t-il utilisé sa documentation patristique ? Quelle fut l’attitude adoptée par lui à l’égard des auctoritates et quel usage fit-il de ces textes ?
Il faut avoir répondu à cette question pour mesurer l’influence qu’il a gardée de leur contact. La nature de la méthode scolastique en sortira peut-être mieux éclairée et on verra en tout cas en quoi précisément consistaient certains de ses procédés. Quand on a identifié les auctoritates patristiques, on reste frappé de leur grand nombre et, plus encore, des principes multiples selon lesquels on pourrait les classer ; car il est vraisemblable déjà à priori, et les faits le confirment à l’évidence, que l’utilisation de ce matériel abondant et varié ne devait pas se faire d’une manière uniforme pour tous les textes. On peut examiner chaque texte à part, mais il est possible de classer les citations selon des données objectives et de les grouper ainsi en différentes catégories selon les procédés employés. Qu’on se rappelle une distinction à la fois élémentaire, et capitale. On choisit un texte de préférence à un autre parce que la teneur du fragment choisi semble exprimer ce dont on a besoin ; le sens primitif de ce texte et l’interprétation qu’il recevra par le fait qu’il est extrait de son contexte ne sont pas une seule et môme chose. Pour tout ce qui suit nous renvoyons à notre article : L’usage des « Auctoritates ». Voir la bibliographie.
1° La présentation des textes.
On pourrait à la
rigueur procéder à priori, ainsi que I. Backes l’a fait op. cit., p. 55-56. Il a relevé trois catégories : les citations d’ornement, les citations sic et non, les citations sources de doctrines. Il est préférable toutefois de laisser parler les textes eux-mêmes. Saint Thomas et Ms contemporains ont pris à leurs devancière leurs procédés de travail, tout en les perfectionnant et en les adaptant aux progrès et aux nécessités des temps nouveaux.
1. Citations sources de « di/Jicultales ». — Lorsque toutes les auctoritates ne semblent pas dire la même chose à propos d’un sujet, on peut les opposer les unes aux autres. On ne concédera pas tout ce qui est affirmé par un des textes et l’on ne refusera pas absolument l’autorité d’un autre. L’expression de la vérité exige des nuances et la parole humaine est rarement (l’une exactitude absolue. Saint Thomas était rompu B Ifl méthode abélardienne, et des expressions moins heu MOMi et apparemment contradictoires se trouvaleni
chez les Pères, lesquels, ehacun en son temps et pour son milieu, avaient enseigné et défendu la doctrine de
la foi avec le vocabulaire dont ils disposaient. Dès le début du xii c siècle on avait trouvé la formule de conciliation : non sunt adversi sed diversi.
2. Citations de pur ornement.
Par ce nom on est convenu d’indiquer les auctoritates qui pourraient être omises sans que l’exposé de la doctrine ou la cohérence du sujet en souffrît ; citations conventionnelles, décoratives, qui illustrent heureusement, par un mot ou une image, ce que l’auteur vient de dire, sans y ajouter quoi que ce soit. G. Bardy, art. cit., p. 502, les appelle des « références d’apparat », pour orner et embellir un exposé doctrinal.
3. Citations sources de doctrine.
On peut prendre aussi un texte patristique comme base pour établir une doctrine. Et, chez saint Thomas, ce sera très souvent dans le sed contra qu’onlira un tel texte. Le rôle du sed contra était précisément de faire entendre le premier son de la doctrine développée dans le corps de l’article et ainsi le texte patristique fait jaillir la première étincelle de la lumière qui va être faite. Cependant la citation source de doctrine, ne se trouve pas uniquement ou nécessairement dans le sed contra. La citationsource était déjà une donnée initiale que l’on devait analyser, expliquer, confirmer et au service de laquelle on mettait les ressources de la philosophie et d’une saine dialectique. Enlever Vauctoritas en question, ce serait faire périr le sens ou la valeur de l’exposé doctrinal. G. von Hertling, art. cit., p. 549, la décrit comme une auctoritas qui donne le ton et la mesure pour comprendre l’explication qui va suivre.
4. Citations preuves de la doctrine.
Élaborant sa théorie des sources, exposée plus haut (col. 738), on a pu constater que saint Thomas regardait les auctoritates patristiques comme des argumenta propria sed probabiliter ; c’est-à-dire que l’argument qu’on en pouvait tirer n’a pas de soi une valeur apodictique et nécessaire. C’est avec cette réserve qu’on doit comprendre ce que nous disons des citations preuves de la doctrine. Ainsi donc il n’est pas question ici de véritables preuves, au sens que nous donnons à ce mot aujourd’hui.
C’est surtout dans la doctrine sacramentaire que saint Thomas fait usage de ce genre. Par la formule citation-preuve, on doit entendre une citation qui vient à point pour appuyer ou expliquer une pratique déjà existante ; une doctrine déjà établie par ailleurs. Ainsi dans la III », q. lxvi, a. 5, à propos de la formule sacramentelle du baptême, on se demande si cette formule est une forma conveniens ? Le sed contra cite le texte bien connu, Matth., xxviii, 19, citation source de la doctrine. Saint Thomas ajoute cependant, dans le corps de l’article, deux autres textes, Eph., v, 2ti. et un texte d’Augustin emprunté au De baptismo contra donatislas, t. IV, c. xv, lequel doit expliquer le texte de saint Paul ; bien plus, ce texte d’Augustin doit servir comme preuve patristique de ce que l’Apôtre venait d’énoncer.
5. Citations confirmalives de la doctrine.
Les citations de cette catégorie se rapprochent tout à la fois des citations-preuves et des citations de pur ornement. Elles se distinguent cependant des unes et des autres. d’une part parce que leur rôle n’est pas de prouver une assertion quelconque, d’autre part parce qu’elles apportent du neuf, et complètent ainsi l’exposé de la doctrine ne filt-ce que par l’invocation d’une autorité bien connue, qui corrobore ce qtte l’on vient de dire, par l’appui d’un grand nom. Elles aident singulièrement à nous donner une intelligence plus profonde et plus circonstanciée de l’idée que l’auteur a voulu Inculquer.
0. Citations cxf)licatives. Beaucoup de difficultés tiennent non pas aux choses mais à notre esprit mal renseigné, qui ne voit pas toujours très rlairement la
portée d’une doctrine, ou ne perçoit pas le sens précis des problèmes. Il suffira de fournir une explication par un texte qui a l’avantage d’être qualifié et de traduire la sagesse patristique. Par la citation qui vient ainsi à propos, la réponse désirée est faite et l’esprit se repose, parce que la lumière demandée est donnée.
7. Citations justificatives.
Ce sont des textes qui donnent le sens d’un fait, qui justifient une pratique ou une théorie admise par tous, qui exposent le sens d’une cérémonie quelconque, de telle façon que, sans eux, ces éléments de la vie chrétienne resteraient obscurs et sembleraient dépourvus de sens. Ce ne sont pas des citations purement ornamentales, car elles nous instruisent réellement ; on ne peut pas dire non plus qu’elles soient des citations-preuves ou des citationssources, car elles n’apportent pas même une confirmation ; d’autre part elles n’expliquent rien et ne s’opposent à aucune autre assertion. Elles ont leur raison d’être dans la signification et la beauté du sens que les Pères ont trouvé dans une cérémonie quelconque ; et, par le style imagé dont elles sont quelquefois parées, elles fournissent une réponse fraîche et vivante parfois très riche.
2° L’interprétation des textes.
À chaque époque de
son histoire, l’Église a toujours eu à sa disposition la vraie théologie pour expliquer et justifier son enseignement et ses pratiques. Les docteurs du Moyen Age nous ont laissé ici un magnifique exemple. Ils se sont montrés maîtres dans l’élaboration d’une théologie qui, tout en enseignant l’identité de la foi, révélait en même temps le progrès de cette foi à travers les âges. A cette fin, ils devaient parfois parer à des difficultés soulevées par les sources même de leur théologie. Et la question, ulrum eadem sit ftdes antiquorum et modernorum, que saint Thomas s’est posée aussi bien que ses contemporains, dénote un esprit ouvert à ce progrès de la foi. Le texte suivant est significatif : si aliqua in dictis antiquorum doctorum inveniuntur, quæ cum tanta cautela non dicantur, quanta a modernis servatur, non sunt contemnenda, aul abjicienda, sed nec etiam ea extendere oportet, sed exponere reverenter. Voir Contra errores Greecorum, prologus, éd. Mandonnet, t. iii, p. 279. Quels sont donc les procédés employés au service de Vexponere reverenter ?
On trouvera chez Durantel, op. cit., passim, chez G. von Hertling, art. cit., chez I. Backes, op. cit., p. 66117, et dans notre article des Eph. theol. Lov., 1938, p. 310-327, l’énumération des genres d’interprétation qui ont déjà été étudiés, avec leur description, des exemples et des textes à l’appui.
Il suffit d’indiquer ici les résultats déjà obtenus : interprétation par l’étude du contexte ; interprétation théologique ; interprétation historique ; interprétation justificative des faits ; interprétation exégétique ; interprétation dialectique ; interprétation d’une auctoritas patristique par une autre. En plaçant les divers traités de saint Thomas dans le cadre des courants intellectuels de son siècle, on en trouvera d’autres, qui feront saisir la virtuosité avec laquelle les scolastiques savaient tirer de leurs sources les tons parfois les plus variés.
IV. ESPRIT DU TRAVAIL ET MOUE DE COMPOSI-TION ; — Nonobstant les liens multiples qui le rattachent à son milieu historique, l’œuvre de saint Thomas porte un cachet très personnel, par lequel il se distingue nettement de celle de ses contemporains Alexandre de Halès, saint Bonaventure, saint Albert le Grand, R. Fishacre, Roland de Crémone, R. Kilva "dby, pour ne citer que ceux-là.
S’il a connu à fond les courants de son temps, si même il a repris, parfois en bloc, les tendances doctrinales qui vivaient autour de lui, on ne peut pas dire qu’il en ait vraiment subi l’influence. Il a utilisé tous
ces matériaux, il les a repensés, mais il les a toujours dominés ; il s’est fait l’écho de son temps, mais d’une façon très personnelle. Même à l’égard de saint-Albert le Grand, dont il était le disciple préféré ; il a su garder une indépendance qui est tout à l’honneur de l’un et de l’autre. Venant à un moment où les œuvres d’Aristote firent leur entrée en Occident pour prendre la place de certains courants de l’augustinisme médiéval, il n’a pas abandonné le grand docteur d’Hippone, et il n’a pas non plus professé un culte absolu pour Aristote. Il a combiné les deux courants dans son esprit et dans ses formules ; et on a pu dire, à bon droit, qu’il est la synthèse des deux. Mais c’est une synthèse qui porte son nom propre, la synthèse thomiste. Il a étudié l’aristotélisme avec son esprit de philosophe et l’a utilisé avec son esprit de croyant, comme Augustin lui en avait donné l’exemple pour les doctrines platoniciennes. Il s’est sagement tenu à la devise que Grégoire IX avait donnée à Guillaume d’Auxerre quand il le chargea d’épurer les œuvres d’Aristote : ne utile per inutile vitietur. Deniffe-Chatelain, Chart. Univ. Paris., t. i, p. 143. Il a dominé son temps par son érudition, par son choix judicieux des textes, par les nouveaux problèmes qu’il a posés et par ses vues personni’lles, aussi bien que par des solutions inconnues jusqu’à lui et surtout par la construction même de son édifice théologique dans lequel il a su harmoniser les valeurs du passé pour en faire une synthèse qui lui a valu l’admiration et la vénération des siècles postérieurs. Il a critiqué certaines doctrines d’Aristote et il a fuit de même pour certaines théories de saint Augustin. Cette attitude de saint Thomas a parfois provoqué des jugements assez singuliers, même contradictoires, sur la relation entre lui et le docteur d’Hippone. Voir W. Schneider, op. cit., Die Quasstiones disputalæ de veritate, etc., 1930, p. 1-2. Le seul moyen équitable pour établir ces relations, qu’il s’agisse d’Augustin ou d’autres sources utilisées par saint Thomas, ce sera d’étudier, en des séries do monographies, tel ou tel traité, tel ou tel sujet. Saint Thomas n’est pas un autodidacte, mais un philosophe et un théologien autonome, c’est-à-dire tout à fait personnel, qui fait appel aux auctorilates parce que celles-ci lui paraissent être une norme de la vérité.
La documentation patristique dont on a plus haut tracé un aperçu très sommaire, suppose une technique sur laquelle saint Thomas ne s’est prononcé que très rarement. Nous devons la rechercher à travers ses œuvres. Il n’est pas un compilateur comme Pierre Lombard, il ne donne pas une paraphrase, de ses sources comme Albert le Grand, mais il en donne un commentaire, et il les incorpore dans sa pensée à lui. Il a sa méthode : une méthode scolastique, mais qui s’avère très perfectionnée quand on la compare à celle de ses devanciers, ou de ses contemporains. L’élément spéculatif a été poussé par lui jusqu’aux sommets d’une saine dialectique, sans tomber toutefois dans les excès d’un conceptualisme à outrance, ou du verbalisme qui caractérise la théologie nominaliste. Mais à ne voir en lui qu’un pur spéculatif, on ne tient pas un compte suffisant des faits. Le P. Vosté, art. cit., p. 14, a pu répéter que saint Thomas est le chef de la théologie positive de son temps. Il ne faut pas attribuer à saint Thomas la technique scientifique que nous connaissons à notre époque, mais il ne faut pas non plus ignorer la sienne.
La méthode de travail de saint Thomas fait de plus en plus l’objet des recherches historiques. La renaissance de ces études historiques nous dévoilera de plus en plus les secrets conservés trop longtemps par les seuls textes. Le P. Dcnifie rêvait jadis de composer un commentaire historique de la Somme théologique et du Commentaire des Sentences. Le P. Chenu nous en
a déjà donné un exemple, Contribution à l’histoire du traité de la foi, commentaire historique de II"-II K, q. i, a. :.’, dans Mélanges thomistes, Paris, 1923, p. 123-140. Il faut souhaiter que ces exemples se multiplient pour faire revivre ainsi le plus grand des théologiens scolastiques dans son milieu historique et naturel. Le grand intérêt de ces recherches sera sans doute de faire retrouver en même temps par l’étude d’une question, d’un traité, la méthode de travail et les principes même qui ont guidé l’Aquinate.
On a signalé plus haut que saint Thomas ne mettait pas toutes ses sources patristiques sur le même pied, ni au même rang. Ainsi il distinguait les authentica et les magislralia et autres ; il nous dit que l’autorité qu’on donne à un texte patristique dépend avant tout de la nature de la chose dont il s’agit, mais parfois aussi de la valeur intellectuelle dont jouissait l’auteur qui l’avait écrit, et cette valeur pouvait être soit individuelle, soit collective ; ainsi la valeur de l’opinion des jamosi magistri antiqui (il s’agit de Guillaume d’Auxerre, de Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, du cardinal Hugues de Saint-Cher) ne peut pas préjuger communi sententise magislrorum theologiæ Parisiis legentium. Voir De forma absolutionis, c. n ; De malo, q. xvi, a. 4. Jean Chrysostome était un orateur ; saint Thomas juge que son opinion sur la sainteté de la vierge Marie est exagérée, III ». q. xxvii, a. 4, ad 3um ; parlant de la sorte il tenait à la règle de Yexponere reverenter, car, à cause de son opinion, Jean Chrysostome avait fait tourner contre lui toute la tradition occidentale. Saint Thomas savait marier les droits de la vérité et le respect dû aux auctoritates des Pères. Avec Origène dont la tradition de l’école avait gardé un mauvais souvenir, il n’agira pas de la sorte, surtout au début de sa carrière professorale et dans ses œuvres de jeunesse, et il dira : vocem ignorât, ex ignoranlia vel protervia locutus est. Il lit les textes patristiques avec un bon sens sûr et il note que le sanus intellectus Patrum est régula ftdei, mais il déplore que certains de ses devanciers ne l’aient pas eu. et c’est ainsi qu’il explique comment plusieurs parmi eux avaient mal compris quelques formules de la doctrine, trinitairc, car in proprietatibus loculionum non tantum atlendenda est res significata, sed etiam modus significandi. Sum. theol., I a, q. xxxix, a. 3 et 4. D’autre part, il estime qu’on ne doit pas faire un grief an pseodo-Denys pour son style obscur, quod quidem non f.r imperitia fecit, sed ex induslria. Expos, super de divin, nom., prol. ; cf. Sum. theol., III’, q. xvi, a. 8, ad l um. Revenant sur certaines doctrines théologiipirs du passé et ayant l’œil ouvert sur le progrès de celles-ci, il note que Pierre Lombard et d’autres’ « valant vu la vérité que partiellement en qualifiant d’ « opinion » (au sens philosophique et médiéval) ce qui en réalité était une hérésie condamnée par l’Église ou une vérité de foi (sententia) définie par elle. Sum. theol., III’. q. il. a. C ; cf. Inlll « m. S’enL, dist. XX II, c p. ti t. De potentia, q. iii, a. 9. Lui-même étudie le texte I’contexte, il se procure des traductions diverses dont il note les corrections et les divergences, Ni/m. theol., p, q. LVI, a. 1, ad l um ; q. l.xxix, a. 10 ; il rejette tes interpolés, De malo, q. xv, a. 2, ad ll uæ ; il fail attention au style de l’auteur et à la construction de la phrase. In X libro » Ethicorum. I. I, lect. 17, Mi l’irotta, Turin, 1931, n. 17 et n. 210 ; car tout. i le peut s. rvir pour saisir L’intention de l’auteur cité. Il note ce qui, dans une aoeforffos, se lit dans le texte
original de celle ci et CC qu’un autre J a ajouté : hoc
tnagtêler de suo addit, quia t i<rrbis Auguslini expreeee non habetur. In /" m Sent., dist. wili. exp, text. ; i f. De forma absolutionis, c. iv. Dans la dédlcao an pape Urbain Dde sa Catena <mrra sur saiul Matthieu,
il si xCOSe de ne pas dispo r d’un in ill< ur texte des
œuvres des Pères, et il explique son mode de composition. Il souligne partout que le premier devoir d’un commentateur doit être un effort soutenu pour saisir exactement l’intention d’un auteur, In III um Sent., dist. II, q. i, a. 3, qu. 3, obj. 1 et exp. text. Il proteste contre le fait que dans les discussions on se sert trop souvent de textes incomplets : glossa illa truncata est, contra intentionem glossatoris ; glossa illa maie inducitur, non enim sic habetur in glossa, sed sic, Cont. impugnantes, c. iv ; et il n’aime pas qu’on fasse violence aux textes : non potest esse extorta expositio. Sum. theol., I a, q. xxxix, a. 4, ad 5um. Quand le maître général des dominicains lui demande de qualifier et de juger quelques expressions du Commentaire de Pierre de Tarentaise (le futur Innocent V) sur les Sentences de Pierre Lombard, saint Thomas fera remarquer à son supérieur que celui-ci lui a envoyé un texte fautif : non sic est in scripto ibi, sic enim est scriptum, Declaratio C VIII dubiorum, q. iv et v. Pierre Lombard n’avait pas donné une intelligence exacte de la doctrine d’Augustin sur la charité, parce qu’il n’avait pas vu que le docteur d’Hippone s’était inspiré des doctrines et des expressions platoniciennes ; et cette mésintelligence était au détriment même de la doctrine de la charité. Sum. theol., II a -II ffi, q. xxiii, a. 2, ad l um. Quand il ne dispose pas d’une documentation suffisante ou de première main, pour juger si telle ou telle théorie a réellement été enseignée par celui auquel ses prédécesseurs l’attribuent à tort ou à raison, il se fait un devoir de citer sa source. Ainsi pour les théories de Gilbert de la Porrée, d’Eutychès, etc., ainsi encore pour Origène. Car, si en général le grand Alexandrin n’a pas eu la sympathie de saint Thomas, il arrive cependant que celui-ci en appelle à ceux qui imponunt Origeni ; secundum opinionem quæ imponitur Origeni, De potentia, q. iv, a. 1, ad 5um ; de même pour une opinion attribuée à Cyrille d’Alexandrie, ibid., q. x, a. 4, ad 24 uæ. Il nous avertit à plusieurs reprises qu’on n’a pas le droit d’attribuer à quelqu’un des théories dont on ne sait pas si l’auteur en question les a enseignées en fait, car il y a des problèmes nouveaux auxquels les anciens n’avaient pas du tout pensé, De unilate intellectus, in fine. De même on ne doit pas trop insister sur les exemples qu’Aristote a employés, surtout dans ses livres sur la Logique, car tout cela porte la marque du temps, sunt exempta quæ probabilia erant suo tempore, Sum. theol., I a, q. xlviii, a. 1 ; q. lxvii, a. 2 ; De malo, q. I, a. 1, et il fait observer à ses lecteurs que lui-même ne peut pas et ne veut pas partout donner une solution complète à toutes les difficultés qu’on lui soumet, et qu’on doit relire ce qu’il a écrit ailleurs. De rationibus fidei, c. i, 7, et ult. ; cf. In X libros Ethicorum, t. I, éd. cité(, n. 212 et 228.
Un exemple magnifique de cette probité scientifique nous est donné dans la Declaratio XLII quæstionum. Le maître général de son ordre, Jean de Verceil, lui avait demandé son avis sur quelques points de doctrine qu’il lui soumettait. Saint Thomas répond que la tâche qu’on lui impose est assez délicate et difficile : fuisse ! mihi facilius respondere, si vobis scribere placuisset rationes, quibus dicli articuli vel asscruntur vel impugnantur. Sic enim potuissem magis ad intentionem dubilantium respondere. Nihilominus laincn, quantum percipere polui in singulis… respondere curavi. Il fait observer en même temps que plusieurs de ces questions
ne rassortissent pas au domaine du théologien, sed magis ad philosophorum dogmata ; cf. De. memoria et rrrninisrenlia, éd. Pirotta, Turin. 1928. n. 317. Le fait que les Pères de l’Église ancienne avaient véOU parmi les hérétiques était considéré par lui comme un grand avantage dont lui-même- était prive, car ainsi
avaient eu l’occasion de connaître exactement
i. s doctrines énoncées qu’Us devaient réfuter, (.ont. 755 THOMAS D’AQUIN : VALEUR D’ARGUMENT PATRISTIQUE 756
Génies, t. I, c. n. On a parlé plus haut de son attitude envers la littérature pseudépigraphique. Mais même quand il a devant lui des textes authentiques avec leurs commentaires, il se demande si le glossateur ou ïv. commentateur a bien saisi et correctement expliqué l’idée de Vauctoritas, Sum. theol., IV-ll"', q. xlv, a. 2, ad 2um ; et cependant il va jusqu'à excuser les inexactitudes doctrinales réelles qu’il avait trouvées par l'étude approfondie de l’ensemble et par le contrôle des expressions employées dans la théologie trinitaire de Pierre de Tarentaise. Declaratio CVIII dubiorum, q. x. L'étude comparative du texte et de la doctrine lui interdit également de se ranger à l’avis des antiqui et de certains de ses contemporains, qui attribuaient la définition du caractère sacramentel au pseudoDenys ; car, selon lui, cette définition ne se lit pas en réalité chez cet auteur. In IV m Sent., dist. IV, q. i, a. 2, sol. 1. À l’exemple d’Athanase, au concile d’Alexandrie, saint Thomas déteste les discussions sur les mots quand on est d’accord sur la chose, Sum. theol., I a, q. liv, a. 4, ad 2° m ; q. lxviii, a. 4 ; q. lxx, a. 3 ; q. cviii, a. 7, ad 4um ; et il insiste sur le rôle de la langue et sur la signification des mots dans les diverses langues, ce qui vaut surtout en théologie trinitaire et christologique, à propos d’ousia, hypostasis, etc. Cont. errores Grœcorum, prol., et in fine ; In 7um Sent., dist. XXIII, q. i, a. 1 ; De potentia, q. x, a. 1, ad 8um et 9um ; Sum. theol., H a -II ffi, q. xlv, a. 2, ad 2um, etc. Il n’attache pas trop de valeur à certaines expressions qui ne sont que des trouvailles heureuses d’un Père comme par exemple le cselum empyreum dont Bède et Strabo sont les premiers à parler, De potentia, q. iv, a. 1, ad 15um ; Sum. theol., I a, q. lxi, a. 3 ; q. lxvi, a. 3 ; ou comme la cognitio vespertina et matutina dont Augustin a été l’inventeur, I a, q. lviii, a. 6, et cependant il préfère assez souvent les expressions des Pères à des formules nouvelles, quand il s’agit de la doctrine elle-même. Il étudie de très près la valeur absolue ou relative des arguments que les Pères ont employés contre les hérétiques ; saint Augustin n’avait-il pas, pour défendre la liberté contre les manichéens, proféré des arguments dont plus tard les pélagiens ont abusé pour défendre leurs doctrines hérétiques sur la grâce ? Cont. errores Grœcorum, prol. ; et il fait observer au pape Urbain IV que les moderni fidei doctores post varios errores exorlos, cautius et quasi elimatius loquuntur circa doctrinam fidei ad omnem hæresim eviiandam. Ibid. Il n’admet pas facilement une soi-disant contradiction dans les œuvras d’un même Père, car l’auteur en question a parfois expliqué à plusieurs reprises une seule et même chose, selon le besoin des circonstances ; ainsi, saint Augustin a plusieurs fois commenté le livre de la Genèse, il suffit donc ut sic accipiatur una expositio, quod alteri exposilioni non præjudicetur, quæ forte melius est. Quodl. ïv, a. 3. L’Aquinate était donc fermement résolu à rechercher toutes ces origines de la pensée humaine et il ne se lassait pas de répéter que la recherche de la vérité était en fait une œuvre commune, pour laquelle chaque génération avait fait de son mieux, parfois au prix de grands efforts. Cont. Cent., t. I, c. ïv. Cependant un fait est un fait et aucune auctoritas ne peut être maintenue en face d’un fait contraire bien établi. Ainsi, pour savoir quelle était l'étendue des ténèbres au moment de la mort du Christ, il préférait le témoignage du pseudo-Denys (qu’il croyait être un disciple des apôtres) à celui d’Origènc ou de Chrysostome et aux dicta sanctorum, dont les auctoritates en la matière ne sont pas concordantes. In Evang. Matlheei, c. xxvii. Et ce jugement sur la valeur différente des autorités obligeait parfois à abandonner l’opinion de tel ou tel Père ; ainsi dans la doctrine sur la procession du Saint-Esprit le Damascène avait
suivi, selon saint Thomas, l’opinion de Théodoret, condamné au Ve concile œcuménique ; la théorie de saint Cyprien sur l’invalidité du baptême administré par certains hérétiques, était fausse ; l’opinion de Hugues de Saint-Victor sur l’essence du baptême était inexacte. Voir pour le Damascène, De potentia, q. x, a. 4, ad 24um ; cf. Sum. theol., I », q. xxxvi, a. 2, ad 3um ; pour Cyprien, III a, q. lxiv, a. 9, ad 2um ; pour Hugues, ibid., q. lxvi, a. 1, ad 2um. Évidemment des jugements comme celui sur le pseudo-Denys et sur le Damascène doivent être contrôlés par l’histoire ; il suffit ici de signaler l’esprit du travail de saint Thomas. Il suivait les autorités pas à pas ; il en contrôlait l’origine, il en pesait la valeur, il en tirait des conséquences. Il les citait explicitement ou implicitement, mais c'était toujours à elles qu’il en revenait, et Vauctoritas reste le point de départ et la charpente de son œuvre théologique. Il n’a pas hésité à copier parfois littéralement les textes de ses devanciers ou contemporains, sans mentionner leur nom ; mais il n’a pas non plus revendiqué la propriété littéraire de quelques interprétations qui lui étaient tout à fait personnelles. Voir P. Glorieux, De quelques « emprunts » de saint Thomas, dans Rech. théol. anc. et méd., t. viii. 1936, p. 154167 (copie assez littérale de textes de Bonaventure, conservés dans le manuscrit d’Arras, 87 j) ; cf. ibid., t. vii, 1935, p. 81-85. Cet esprit de travail est vraiment caractéristique pour saint Thomas et lui donne une place exceptionnelle dans son milieu.
y. LA NATURE ET LA VALEUR DE L’ARGUMENT
patristique. — 1° Quels sont d’après saint Thomas la nature et la valeur de l’argument patristique ? — Selon lui, le propre de la doctrine sacrée est d’argumenter ex auctoritate. Sum. theol., I a, q. i, a. 8, ad 2um. Le statut de la théologie est donc un statut déductif. Cette auctoritas est contenue dans les textes des Écritures canoniques et des Pères.
Cependant ces deux catégories n’ont pas la même valeur, et elles ne se trouvent pas sur le même pied. L’autorité tirée des Écritures se trouve en dehors de toute critique. Néanmoins il peut être utile et il est parfois nécessaire, surtout pour défendre la foi contre les hérésies, d’employer un nouveau vocabulaire dans le but d’exprimer par des nouveaux moyens l’antiqua fides. Les textes patristiques, bien qu’ils soient une source indispensable pour la théologie, ne possèdent pas les propriétés de l'Écriture, aussi saint Thomas note-t-il que les Pères se sont parfois contredits ; leur méthode peut être corrigée ; leurs expressions sont parfois incomplètes ou insuffisantes, bien que très souvent ils ne fassent qu’utiliser le vocabulaire de l'Écriture pour expliquer le contenu de celle-ci. Ils sont à la fois les interprètes de l'Écriture et les organes qui continuent la Tradition.
Cette dernière se distingue des Écritures, saint Thomas l’appelle la doctrina apostolorum. Sum. theol., II*-II æ, q. i, a. 10, ad l um. L’enseignement de la Tradition se retrouve dans l’enseignement de l'Église : conciles, liturgie, papes considérés en leur qualité de chef. Cet enseignement de l'Église est aussi à l’abri de toute critique parce que l'Église est guidée par le Saint-Esprit. L. Baur, art. cit., p. 703-704. L’activité des Pères consiste donc à interpréter les Écritures et à conserver la Tradition, laquelle se confond pratiquement avec l’enseignement de l'Église dirigée par le Saint-Esprit. L’enseignement de tel ou tel Père n’engage donc pas l’autorité des Écritures ou de la Tradition ; mais la conformité générale des enseignements patristiques avec celui des Écritures et de la Tradition (c’est-à-dire avec l'Église) leur donne une valeur unique. Il fallait noter ces principes nuancés pour saisir exactement la nature et la valeur de l’argument patristique.
757 THOMAS D’AQUIN : VALEUR D’ARGUMENT PATRISTIQUE 758
Saint Thomas enseigne donc que l’Écriture, par rapport aux explications des Pères, suffît seule, parce qu’elle a déjà dit tout ce que les Pères diront plus tard. Et l’enseignement de l’Écriture, pris au total, est suffisamment clair. Aussi pouvait-il répéter avec Augustin dans le De doctrina christiana : nihil est quod occulte in aliquo loco sacrse Scripturæ tradatur, quod non alibi manifeste exponatur. Quodl. iv, a. 14, ad 3um ; Sum. theol., I », q. i, a. 9, ad 2™ ; a. 10, ad l nm ; IIa-IIæ, q. i, a. 9, ad l om. Le sens de l’Écriture est si riche que jamais l’intelligence humaine laissée à elle seule ne parviendra à en saisir tout le contenu. Quodl. vii, a. 14, ad 5um. Les catholici tractatores, les exposilores Sacrx Scripturæ, n’ont donc aucune autorité si ce n’est précisément et uniquement en fonction des Écritures et par rapport à elles.
Selon saint Thomas l’autorité reconnue à un doctor authenticus donnait à celui-ci et quasi ipso facto la valeur d’un témoin de la Tradition. Théoriquement et parlant à priori, on devait distinguer Vauctoritas et Vauthenticitas ; mais pratiquement c’était presque la même chose. « Sans être nullement synonymes en théorie, dit J. de Ghellinck, les deux genres d’arguments (l’argument de tradition et celui d’autorité) se confondaient concrètement… Mais ce n’était pas directement à la tradition qu’en appelait l’argumentation technique, mais plutôt à une auctoritas prise sans doute à un représentant de cette tradition, dont en ce cas au moins il pouvait tirer sa valeur, mais qui, dès lors, se présentait beaucoup plus avec l’attitude d’un auteur authenticus, qui possède le robur auctoritatis ; par suite, il est envisagé comme dépositaire des mêmes prérogatives que les autres auteurs admis au rang d’auctoritates. Il serait difficile de soutenir que, lorsqu’il s’agissait d’un de ces dicta sanctorum, l’autorité de la tradition ne se reflétait pas indirectement au moins dans le respect qui s’attachait à ces énoncés des Patres orthodoxi des Patres catholici, implicitement approuvés et authentiqués et entrés dans l’arsenal des arguments scolaires ». Art. cité de Geisleswelt des M. A., p. 119. Voir également, G. Geenen, dans Bijdragen, etc., p. 131-147, où l’on peut lire les textes et quelques références pour tout ce qui suit. Ainsi l’épithète ex propriis sed probabiliter appliquée aux Pères résumait fort bien une théoiie dont il faut faire entrevoir quelques principes. Le témoin de la foi comme tel a dans une certaine mesure les prérogatives et les propriétés, sinon de la doctrine, du moins de l’organe dont il contient le témoignage et pour lequel il témoigne. Saint Thomas nous dit constamment que les Pères ont écrit surtout coacti ab hærelicis, pour enseigner et pour défendre la foi de l’Église, c’est-à-dire la doctrine des Écritures. Certes ils l’ont fait modeste et reverenter, absque comprehendendi præsumptione. Mais la doctrine qu’ils enseignent et dont ils témoignent n’est pas la leur propre, mais bien celle de la gardienne de la foi, interprète authentique des Écritures. Évidemment l’Église n’avait pas mis son sceau indistinctement sur tout ce que les Pères avaient dit, chacun pour son temps et dans son milieu et avec les multiples particularités qui sont propres à chacun, mais l’approbation globale que l’Église attachait à la doctrine de ceux qui détendaient sa foi contre les hérétiques ou qui l’exposaient aux croyants, garantissait d’une certaine façon le témoignage et l’autorité de ces exposilores cl de ces tractatortê. D’ailleurs saint Thomai a soin de noter que tri ou tel auteur a été désapprouvé, par exemple Origène, Bérenger, Joachim de Flore et d’au in. 1 1 que, en ris points désapprouvés, ils n’étaient
pas les témoins de la doctrine de l’Église gardi< une delà vérité et interprète des Écritures.
On s’explique donc que les dicta sanrlurnm. les du la
doctorxun, les expotltionet Pntrum, se trouvant pratl
quement sur le même pied, et qu’ils expriment des valeurs concrètement identiques au point de vue de Vauctoritas. Les Pères étaient des porte-paroles de la doctrine de l’Église. Bien plus, l’Église avait parfois officiellement et explicitement approuvé une doctrine patristique. C’est ce que saint Thomas suppose de toute évidence pour la doctrine d’Augustin sur la grâce, c’est ce qu’il note expressément pour la doctrine trinitaire du pseudo-Athanase, auteur du Quicumque, et ce qu’il semble insinuer pour la doctrine trinitaire de Pierre Lombard approuvé au concile du Latran de 1215. Or, ce qu’Augustin ou le pseudo-Athanase avaient fait, les autres l’avaient fait eux aussi d’une certaine façon, car ils tiennent la même doctrine ; ces autres se groupaient donc de par la nature des choses sous l’approbation authentique de l’Église. Néanmoins, puisque l’Église ne les avait pas approuvés tous en particulier ou pour toutes leurs doctrines in specie, il était loisible de faire une classification entre les auctorilates selon des degrés divers et selon la technique de l’authenticité ou de l’autorité, au sens médiéval de ces mots. Saint Thomas qui avait un esprit historique et fort nuancé, devait faire ces distinctions qui s’imposaient. Mais, d’autre part, cette conception explique aussi que Vauctoritas de ces Pères était invoquée dans des matières qui étaient loin de la théologie proprement dite, par exemple les théories sur la psychologie, l’astronomie, etc., ne fût-ce qu’à cause du grand nom qui les patronnait. Pour employer une autre formule, on pourrait dire que saint Thomas est nettement conscient qu’aucune auctoritas digne de ce nom ne parle contre la foi, car il répétait avec saint Anselme : quod non est contrarium sacrse Scripturæ veritas ejus est, In 7um Sent., dist. XI, exp. text. ; cf. De substanliis separatis, c. xvi, et avec saint Ambroise il dira : omne verum a quoeumque dicitur a Spiritu sancto est. Ainsi avec les auctoritates patristiques, le théologien pouvait argumenter ex propriis, parce qu’il y trouvait la doctrine de l’Église interprète des Écritures, mais seulement probabiliter, parce que les auctoritates ne pouvaient pas être mises sur le même pied que les Écritures.
Il y a une continuité doctrinale et historique entre les Écritures et les écrits des Pères. La foi restait identique nonobstant les divergences des explications patristiques, dont l’histoire témoignait. L’identité est dans les principes et garantie par ceux-ci, la divergence se trouve parfois dans l’explication des Pères, mais entre les deux, il y a la continuité surveillée et garantie par l’Église, interprète des Écritures et dépositaire de la tradition 2° Pourquoi faut-il recourir aux Pères ? — « Le but de l’Écriture, répond saint Thomas, est l’enseignement des hommes. Or, cet enseignement par l’Écriture ne peut se réaliser que par les explications, les expositions des Pères. » La raison en est que « c’est du même Esprit que provient et la publication de l’Écriture et son exposition ». Quodl.xii, a. 26. « Il faut donc conserver non seulement ce qui est fourni par l’Écriture, mais encore ce qui a été dit par les saints docteurs qui ont gardé l’Écriture sans tache. » In Div. nom., c. ii, lect. 1. Voir des exemples concrets dans De vrritatc, q. xviii, a. 17 ; Sum. theol., I », q. ci. a. I ; Dr potentia, q. viii, a. 1.
Cette nécessité de recourir aux Pères ne signifie pas cependant qu’on doive les suivre d’une façon servile, car « dans les matières qui ne sont pas de foi. les commentateurs (exposilores) ont dit bit n d, s choses d’après leur sentiment en quoi ils ont pu se tromper ». Quodl.xii, loc. cil. D’où la liberté que l’on peut pr. ndiv par rapport a eux.
I.a doctrine des Pères doit donc être conforme à la doctrine des Écriture Mais quel est le Critère de celle conformité ? Saint Thomas répond : llle ilirilnr aliter
exponere Sacram Scripturam quam Spirilus Sanctus efjlagital qui ad hoc expositionem sacrée Scripturæ intorquet quod contrariatur ei quod est per Spiritum Sanctum revelatum. Sum. theol., Ila-II 18, q. xi, a. 2, ad 2um. Ce qui revient à dire que tout ce qui n’est pas contraire à l’Écriture peut être regardé comme conforme à son enseignement selon le mot de saint Anselme cité plus haut. Car il est toujours utile de se référer aux Pères, même pour des vérités que la raison humaine ne saurait suffisamment comprendre telle la pluralité des personnes dans l’unique nature divine ; talis inquisitio non est inutilis, cum per eam elevetur animus ad aliquid veritatis capiendum quod sufficiat ad excludendos errores. De potentia, q. ix, a. 5. En somme, il faut tenir le juste milieu : multorum opinionem non est necesse esse veram simpliciter, sed secundum partent, In 7V um Sent, dist. XLIX, a. 1, sol. 1, ad l um ; mais, d’autre part, quod ab omnibus communiter dicitur, impossibile est totaliter esse falsum. Cont. Gent., t. II, c. xxxiv.
Il reste néanmoins que « là où il y a doute, il ne faut pas donner avec trop de facilité son assentiment ». Quodl. iii, a. 10. Comment faut-il dissiper ce doute et comment juger la valeur doctrinale des textes patristiques ? Saint Thomas n’indique qu’un seul moyen : l’appel à l’autorité de l’Église interprète des Écritures et dépositaire de la Tradition. Quodl. iii, a. 9 et 10. La nature et la valeur de l’auctoritas ne s’expliquent qu’en fonction des sources proprement dites de la foi, quia et ipsa doctrina catholicorum doctorum ab Ecclesia auctoritatem habet : unde magis est standum consueludini Ecclesiæ quam vel auctoritati Augustini vel Hieronymi vel cujuscumque doctoris. Quodl. ii, a. 7 ; Quodl. ix, a. 16 ; Sum. theol., IIa-IIæ, q. x, a. 12 (qui est la reproduction presque textuelle du Quodl. ii, a. 7). Or, saint Thomas identifiait ou à peu près l’autorité de l’Église à celle du pape, Sum. theol., loc. cit., et q. xi, a. 2, ad 3um : quæ quidem auctoritas (Ecclesiœ) principalis residet in summo pontifice… contra cujus auctoritatem nec Hieronymus, nec Augustinus nec aliquis sanctorum doclorum suam sententiam défendit.
Les Pères sont donc les interprètes de l’Écriture sous le contrôle de l’Église et puisque l’Église universelle est infaillible, la doctrine des témoins de cette Église doit être regardée elle aussi, comme telle. Il reste une difficulté : les contradictions vraies ou apparentes des Pères. La réponse à cette difficulté ne pourrait que confirmer ce qu’on vient de lire. Voir textes et références dans notre article cité p. 143-145. Cf. In II™ Sent., dist. XII, a. 2 ; dist. XIV, q. i, a. 2.
VI. conclusion.
La documentation patristique de saint Thomas d’Aquin dont on vient de retracer un aperçu général, occupe sans aucun doute une place considérable dans l’étude de ses doctrines. Et cet aperçu général sur l’ensemble de son œuvre théologique fait entrevoir l’intérêt des recherches historiques sur les sources de sa doctrine. Il est parfaitement inutile d’insister sur telle ou telle conclusion qui se dégage d’elle-même de l’exposé qu’on vient de lire. L’histoire de la pensée de saint Thomas, son évolution, ses racines, sa portée, sa valeur, tout cela sera d’autant mieux connu que nous serons mieux renseignés sur sa documentation. Sans aucun doute, la doctrine elle-même en sortira mieux éclairée.
Si nous connaissions suffisamment la méthode des scolastiques, tout cela serait évidemment superflu. Mais, précisément, pour connaître la méthode scolastique il faut avoir pris contact avec les œuvres et la technique théologique des grands théologiens du Moyen Age. Nous devons dépister les traces que l’ancienne littérature chrétienne et le haut Moyen Age ont laissées dans leurs travaux, grâce aux nombreuses
citations que nous trouvons chez les médiévaux. Mais il faut surtout retrouver la mentalité avec laquelle les grands scolastiques ont travaillé. Il faut refaire leur œuvre, suivre leur labeur, repenser leurs idées. Seul un effort soutenu permettra d’arracher aux vieux textes la vie si riche et la pensée si originale qu’ils ont cachées trop longtemps. « Pour nous, hommes d’aujourd’hui, le nom de scolastique ne rend pas un son favorable. » C’est en rappelant ces mots de S. Kriiger, que Mgr Grabmann commençait en 1909 son œuvre monumentale sur la méthode scolastique. Depuis cette date on a tiré du Moyen Age des renseignements inconnus, qui ont donné un démenti éclatant aux préjugés de ceux qui n’avaient pas pénétré dans les secrets des œuvres ni vécu dans l’intimité des textes. Saint Thomas d’Aquin reste le prince des scolastiques, à tout point de vue. Mais il faut lire toutes ses œuvres, sans en excepter aucune ; et il faut étudier chaque œuvre à part et chaque traité et chaque matière en particulier. Et il faudra remettre le tout dans l’ensemble. Et il faudra en plus l’étude comparative avec les contemporains. Car tout cela est une condition indispensable et préliminaire pour avoir une vue exacte et complète sur son originalité en même temps que sur la valeur et la place exceptionnelle qu’on doit lui reconnaître. Dans ce but, on voudrait attirer spécialement l’attention sur les études lexicographiques, car les mots sont les véhicules des idées. En second lieu, il faut exiger une connaissance parfaite du traité des modussignificandi, car une saine dialectique — cette disciplina disciplinarum comme saint Augustin l’appelait — est indispensable pour saisir correctement le procédé et l’idée exacte des médiévaux. Eux-mêmes ont abordé les sources avec cet instrument de travail. Saint Thomas a eu une connaissance des Pères, qui, pour son époque apparaît assez détaillée. Il a repris la moelle de leur doctrine et de ce contact il lui est resté parfois quelques procédés techniques. Mais son originalité consiste dans le fait qu’il a donné une synthèse de tout ce qui était durable dans l’œuvre théologique du passé. Le cardinal Cajétan disait de lui : fundamentum auctoris esse solidum, peripateticum et consonum, non solum sibi, sed sacris doctoribus. Quos quia summe veneratus est auctor, ideo intellectum omnium quodammodo sortitus est. In Summam theol., IIa-IIæ, q. cxlviii, a. 4, fine. Ce jugement ne doit pas être revu par l’histoire.
Renseignements importants dans les ouvrages ("énêraux sur les méthodes des scolastiques ou sur saint Thomas.Voir par exemple M. Grabmann, Thomas von Aquin. Eine Einfùhrung in seine Personlichkeit und Gedankenwelt, Munich, 6 « éd., 1935, surtout p. 32-60, 204-216 ; A. Landgraf, Les preuves scriptwaire et patristique dans l’argumentation théologique, dans Rev. sciences philos, et theol., 1931, p. 287-292 ; et plusieurs articles parus dans le recueil Aus der Geisleswelt des M. A., entre autres : J. de Ghellinck, Patristique et argument de tradition au bas Mogen Age, p. 403-426 : L. Baur, Die Form der wissenschaftlichen Kritik bei Thomas von Aquin, ibid., p. 688-709 ; voir aussi J. Vosté, De investigandis fontibus patristieis S. Thomæ, dans Angelicum, t. xiv, 1937, p. 417-434 ; A. Gardeil, La documentation de saint Thomas, dans Rev. thomiste, t. xi, 1903, p. 197-215.
Plus spéciaux : G. Geenen, De opvatting en de houdiiuj van den h. Thomas van Aquino bij het gebruiken der bronnen zijner théologie, dans Bijdragen van de philos, en theol. fac. der Nederlandsche Jezuieten, t. iv, 1941, p. 112-147, 224254 ; du même, Les « auctoritates » dans la doctrine du baptême chez S. Thomas d’Aquin. Leur usage, leur influence (thèse de théol. déposée à la biblioth. de l’univ. de Louvain, 1937) ; du même, L’usage des « auctoritates » dons lu doctrine du baptême chez S. Thomas d’Aquin, dans Ephem. theol. Lovanienses, t. xv, 1938, p. 279-329 ; du même, Saint Thomas d’Aquin et ses sources pseudépigraphiques, ibid., 1943 ; G. Bardy, Sur les sources patristiques grecques de S. Thomas dans la J », dans Rev. sciences philos, et théol., t. xii, 1923, p. 493-502 ; G. von Hertling, AugustinusCilate bei Thomas von A., dans Sitzungsberichte de l’Académie de Bavière, philos.-philol.-hist. Klasse, 1905, p. 535602 (étude de 250 citations dont plus de 200 de la Somme théol.) ; M. Duffo, Saint Jean Damascène source de saint Thomas (thèse de Toulouse, non publiée, voir Bull, de litt. eccl. de Toulouse, 1906, p. 126-130) ; J. Durantel, Saint Thomas et le pseudo-Denys, Paris, 1919 (à compléter par les recherches du P. Théry dans Rev. hist. eccl., t. xxi, 1925, p. 33-50, 197-214) ; I. Backes, Die Christologie des h. Thomas von A. und die griechischen Kirchenvâter, Padernorn, 1931 ; M. Riquet, Saint Thomas et les « auctoritates > en philosophie, dans Archives de philosophie, t. iii, 1926, p. 117-155 ; W. Schneider, Die Quæsliones disputâtes de veritate des Thomas v. A. in ihrer philosophiegeschichtlichen Beziehung zu Augustinus, Munster, 1930.
Sur quelques contemporains de Thomas d’Aquin : M. Schmaus, Der Liber propugnaiorius des Thomas Anglicus und die Lelirunterschiede zwischen Thomas v. A. und Duns Scotus, Munster, 1930 ; du même, Die Trinitàtslehre des Simon von Tournai, dans Rech. théol. anc. et méd., 1931, p. 373-396 ; A. Stohr, Die Trinitâtslelire des h. Bonaventura, Munster, 1923 ; du même, Die Hauptrichtungen der speculativen Trinitàtslehre in der Théologie des 13. Jahrhunderts, dans Theol. Quartalschrift, 1925, p. 113-135 ; du même, Die Trinitàtslehre Ulrichs von Strassburg mit besonderer Berùcksichtigung ihres Verhalinisses zu Albert dem Grossen und Thomas v. A., Munster, 1928.