Dictionnaire de théologie catholique/TRANSFORMISME III. Critique du point de vue de la théologie

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 15.1 : TABARAUD - TRINCARELLAp. 698-705).

III. Critique théologique du transformisme.

La théologie est la science de la Révélation ; elle ne se confond pas néanmoins avec elle ; il y a donc lieu d’étudier séparément l’une et l’autre, enfin d’interroger le magistère ecclésiastique.

Le transformisme et les données de la Révélation.

Ces données sont fournies par les Livres saints d’une part, par la Tradition de l’autre. Examinons-les successivement.

1. Les données des Livres saints.

Elles se ramènent avant tout aux enseignements des deux premiers chapitres de la Genèse ; les autres textes bibliques relatifs à la création qui peuvent être relevés dans les Psaumes, dans Job, dans les livres sapientiaux, supposent ces enseignements ou les commentent sans apporter de doctrines bien nouvelles. Nous les laisserons de côté.

L’exégèse traditionnelle a de tout temps soudé intimement les deux premiers chapitres de la Genèse ; le premier racontant à grands traits la création du ciel et de la terre, jusques et y compris la création de l’homme, le second reprenant l’histoire même de cette dernière création, d’une manière plus développée, et racontant avec quelques détails la production de l’homme, son établissement dans le jardin d’Eden, la création de la première femme, la présentation de celle-ci à l’homme et leur vie dans le paradis.

L’exégèse moderne a de bonnes raisons générales et particulières, pour dissocier l’un de l’autre ces deux chapitres ; elle y voit deux récits différents de la créa

tion, appartenant à deux « Histoires saintes », nettement distinctes l’une de l’autre, ayant vécu chacune leur vie propre avant de se souder, et dont il est loisible de reconstituer la teneur en examinant la suite des livres historiques. Nous admettons comme établie la distinction de ces multiples « histoires saintes », ultérieurement fondues pour constituer la série des premiers livres historiques de la Bible.

Le c. ii de la Genèse appartient à la plus ancienne de ces histoires, celle que l’on appelle jahviste ; son attention se porte à peu près exclusivement sur la création de l’homme. Sur la terre qui ne porte encore aucune végétation, « Jahvé forme l’homme de la poussière du sol et souffle dans ses narines un souffle de vie et l’homme devient un être animé ». Gen., ii, 7-8. C’est après cela que Jahvé, faisant pousser du sol toutes sortes d’arbres et de végétaux, « plante un jardin dans Éden » et fait jaillir les sources qui doivent arroser celui-ci. Gcn., ii, 8-10. Désormais par le travail de l’homme la terre, convenablement irriguée, aura sa fécondité. Mais l’homme est seul ; il faut lui donner des aides qui lui ressemblent ; Jahvé forme donc de la poussière du sol, tout comme il avait formé l’homme — sans souffler pourtant dans leurs narines un souffle de vie — les divers animaux : dans cette création nouvelle l’homme ne trouve pas d’aide qui lui ressemble, ii, 18-20. C’est alors que Jahvé forme la femme, de la manière que l’on sait et qu’il la présente à l’homme qui reconnaît en elle « l’os de ses os, la chair de sa chair ». ii, 21-24.

Il est trop évident qu’à juger de ce premier récit par les apparences nous avons affaire avec une narration populaire, oserait-on dire enfantine ? des origines de l’humanité. Une vérité profonde s’en dégage néanmoins. C’est que l’espèce humaine occupe dans la création une place spéciale. Si le corps de l’homme, tout comme celui des animaux créés après lui, est pris du limon terrestre, il existe en lui un principe de vie qui reconnaît une origine plus noble et, si l’on peut dire, transcendante : Dieu lui a communiqué lui-même le souffle de la vie. La première femme, de même, a reçu l’être d’une intervention spéciale de Dieu ; entre elle et son mari, par ailleurs, il y a une communauté de vie et d’origine qui devrait empêcher qu’elle soit jamais confondue avec les bêtes de somme, auxquelles si facilement l’assimilaient, l’assimilent encore les peuples primitifs. Sur la nature et la dignité de l’homme voici donc un enseignement majeur. Quoi qu’il en soit du naïf récit où il s’enrobe, il doit être recueilli.

A une autre « histoire sainte » que l’on appelle le Code sacerdotal ou le grand élohiste, appartient le récit de la création du c. i et ii, 1-3. En dépit de sa place dans la compilation actuelle, il est, au point de vue de la rédaction, postérieur au c. ii, 4 sq. Il frappe d’abord par la majesté de son expression et par le souci de donner un aspect rationnel à l’œuvre divine. Cette dernière est répartie entre six jours, qui sont

— la chose est expressément dite — le prototype de la semaine ouvrière, le repos divin au septième jour étant donné comme le modèle du repos sabbatique. Gen., ii, 2, 3. Laissons de côté l’œuvre des trois premiers jours : création de la lumière, séparation, par la voûte du firmament, des eaux du dessus d’avec les eaux du dessous, séparation sur la terre des continents et des océans. C’est sur les parties émergées que la vie va d’abord paraître. « Que la terre, dit Èlohim, fasse pousser du gazon, des herbes portant semence, des arbres produisant, selon leur espèce, du fruit ayant en soi sa semence. » Gen., i, 11. Au cinquième jour seulement vient le tour des premiers animaux : « Que les eaux, dit encore Élohim, foisonnent d’une multitude d’êtres animés et que les oiseaux

volent sur la terre sur la face du firmament des cieux. » i, 20. Ainsi fut fait. « Élohim créa les grands animaux aquatiques et tout être animé qui se meut, foisonnant dans les eaux selon leur espèce, et tout volatile ailé selon son espèce. » i, 21. Au sixième jour est placée la création des animaux terrestres : « Que la terre fasse sortir des êtres animés selon leur espèce, dit Élohim, et aussi les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes de la terre selon leur espèce. » i, 24. Ainsi fut fait. Mais en ce même jour, le dernier de la semaine ouvrière de Dieu, se place encore la production de l’homme. Elle est introduite par une sorte de conseil divin : « Élohim dit : « Faisons l’homme à notre image, « selon notre ressemblance ; qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques et sur toute la terre et sur les « reptiles qui rampent sur la terre. » Et Élohim créa l’homme à son image ; il l’a créé à l’image d’Élohim, il l’a créé mâle et femelle. Et Élohim les bénit (les représentants des deux sexes), et il leur dit : « Soyez « féconds, multipliez, remplissez la terre, soumettezla. » i, 26-28. La suite de cette « histoire sainte » se retrouve au c. v, 1 sq.

Les anthropomorphismes dont foisonnait le récit jahviste de la création ont, pour ainsi dire, disparu de celui-ci. Dieu se contente de commander ; nul besoin pour lui de mettre la main à la pâte. Sur l’ordre divin la vie, végétale d’abord, puis animale, surgit de la terre asséchée et des océans primordiaux. On remarquera que c’est la terre ou l’onde qui sont censées les émettre directement, fécondées qu’elles sont par l’ordre divin. Pour ce qui est des premiers représentants de l’humanité, il n’est pas dit qu’ils soient produits d’une autre manière ; leur création néanmoins ne se confond pas avec celle des autres vivants. L’idée que le naïf auteur du récit jahviste exprimait en disant que Dieu souffla dans les narines de l’homme un souffle de vie s’exprime ici d’une manière beaucoup plus philosophique : « l’homme est fait à l’image de Dieu et selon sa ressemblance. » Et cette similitude qui le rapproche du Créateur est la raison de sa supériorité sur l’ensemble de la création, sur laquelle il acquiert un vrai droit de jouissance et de domination. Les deux sexes sont d’ailleurs mis sur le même plan, ce qui établit l’égalité de leurs droits et de leurs devoirs réciproques. Somme toute, dans un langage fort différent et, que l’on nous passe le mot, avec un scénario bien divers, les mêmes grandes idées religieuses et morales se retrouvent : puissance créatrice de Dieu, qui est la cause de la venue à l’être de tout ce qui existe, spécialement des deux règnes animal et végétal ; place toute particulière de l’humanité dans la nature : à sa production Dieu s’est intéressé d’une manière unique ; enfin égalité des deux sexes au point de vue de leur dignité : devant Dieu homme, et femme sont égaux ; l’auteur du récit jahviste ajoute, d’ailleurs, une remarque relative à l’indissolubilité du mariage, tandis que le grand élohiste met davantage l’accent sur la fin essentielle de cette institution : « Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre. »

Ces constatations faites, et elles sont de capitale importance, ces enseignements religieux et moraux recueillis, il faut savoir renoncer à toutes les tentatives qui, depuis le xviie siècle jusqu’aux dernières années du xixe, ont été faites pour faire « concorder », comme l’on disait, sur cette question des origines, les données de la « science » et celles de la « foi ». La simple constatation de l’existence de deux récits est la première pierre d’achoppement du concordisme. Nul, de toute évidence, ne sera tenté de raccorder aux connaissances que nous avons des origines de notre planète la populaire et naïve narration de l’écrivain jahviste. Plus rationnel, rédigé en fonction de la science de l’époque,

le récit plus majestueux du grand élohiste concorde moins malaisément avec nos modernes conceptions ; mais, si le heurt est moins violent, c’est tout simplement parce que le c. i de la Genèse est si peu chargé de données positives qu’il ne risque guère de contredire la représentation que, progressivement et par bonnes preuves, nous sommes arrivés à nous faire des origines du monde, de la terre, de la vie animale ou végétale. Ne demandons pas au grand élohiste un cadre où tiendraient nos récentes acquisitions.

Dès lors il va de soi que l’on ne saurait non plus lui poser la question de savoir si les diverses espèces animales ou végétales sont des entités invariables, ou si, au contraire, elles peuvent donner naissance à des formes différentes d’elles-mêmes. Les animaux aquatiques, foisonnant dans les eaux selon leur espèce, les oiseaux qui multiplient sur la terre, les bêtes des champs et les « animaux domestiques », les reptiles enfin, tout ce règne animal dont parle l’auteur sacré, pour ne rien dire du règne végétal, c’est, de toute évidence, celui-là même qu’il a sous les yeux. Comment il est venu à l’être, c’est ce qu’il ne se gêne pas pour dire : c’est par un foisonnement des eaux primitives et par une sorte de poussée de la terre, les eaux, la terre étant fécondées par l’ordre divin. Rien qui rappelle, même de très loin, les immenses durées des temps géologiques, les multiples renouvellements de la faune et de la flore, les perfectionnements successifs de l’une et de l’autre. Le fixisme avec sa théorie des catastrophes suivies de créations nouvelles, le transformisme avec sa lente et paisible évolution des formes vivantes sont également inconnus à notre auteur. Il ne favorise pas plus l’un que l’autre, parce qu’il n’a pas, qu’il ne peut avoir la moindre idée de l’un ni de l’autre.

Le récit sacré impose néanmoins au transformisme une limite que déjà la philosophie spiritualiste lui avait marquée : il oblige à reconnaître une intervention spéciale de Dieu dans l’apparition de l’espèce humaine et, dans l’homme, des caractères qui établissent un hiatus entre l’humanité et l’animalité. Pour un spiritualiste il est précieux de savoir cette doctrine mise en pleine sûreté par la révélation. Mais cette dernière n’impose, semble-t-il, rien de plus. Que l’action divine se soit exercée à la fois sur le corps et sur l’âme de l’homme, en sorte que, pour reprendre les expressions du naïf écrivain jahviste, celui-ci soit sorti, tout neuf, si l’on peut dire, des mains de Dieu, ou que, suivant le processus que nous avons esquissé plus haut, col. 1380, l’action de la Cause première ait dirigé, en y infusant une âme raisonnable, le développement, au sein d’un organisme préexistant, du germe qui devait donner un jour le « petit si différent de ses géniteurs, peu importe, après tout. Nous nous représentons malaisément ce qu’a pu être cette action divine. L’apparition du petit d’hominien ci-dessus décrite ne va pas sans nous choquer un peu ; le rôle de potier de terre que l’écrivain jahviste attribue au Seigneur n’est pas soutenable ; l’apparition soudaine d’un homme ou d’un couple humain, au sein de la nature, n’est pas facile à imaginer I Laissons donc l’imagination et affirmons simplement, avec le livre inspiré, que, dans la nature, l’humanité occupe une place spéciale ; que, pour la faire venir à l’être, le Créateur est intervenu d’une façon particulière, quelle qu’ait pu être celle-ci ; que cette intervention est à l’origine de cette dignité propre à l’homme créé à l’image de Die u. que c’est essentiel I, ment par son âme Intelligente et libre que l’homme Ht ainsi fait à la ressemblance du Créateur. En d’autres termes, le t raie f’irmiMiic thei I < ! spiritualiste ne nous semble pas en contradiction avec les données les plus authentiques des Livres saints.

2. Les données de la Tradition.

Sous le nom de Tradition, nous entendons ici l’interprétation qu’ont pu donner des récits génésiaques les Pères de l’Eglise et les commentateurs approuvés.

Une première remarque s’impose dès l’abord : les divers commentateurs n’ont pu expliquer le texte sacré qu’en fonction de leurs connaissances scripturaires, d’une part, et de leur acquit scientifique, de l’autre. Or, ils admettaient tous que, pris bout à bout, les chapitres successifs de la Genèse représentaient une « histoire », au sens propre du terme, du monde, de l’humanité, des premières origines de celle-ci, de ses premiers développements enfin, jusqu’au moment où, de cette histoire générale, se dégageait celle du peuple d’Israël. Sur ce thème ils plaquaient, du moins mal qu’ils pouvaient, les connaissances d’ordre historique ou scientifique qu’ils possédaient par ailleurs. Après que les recherches de Jules Africain, d’Hippolyte, d’Eusèbe eurent permis de synchroniser au moins mal les données de l’histoire sainte et celles de l’histoire profane, ils n’éprouvèrent plus aucune difficulté à déterminer à une année, et même, à un jour près, la date de la création du monde, celle du déluge, de la vocation d’Abraham, et ainsi de suite. Ce qui est vrai du synchronisme qu’ils établissaient entre la chronologie profane et la chronologie biblique, l’est également de l’accord qu’ils postulaient entre les données philosophico-scientifiques de leur temps sur la constitution du monde matériel et les données que leur fournissait la Bible. Il est donc assez vain de les interroger sur l’accord possible avec les données scripturaires de doctrines et de théories dont ils n’avaient même pas le soupçon.

La seule chose qu’il serait intéressant de faire, ce serait de mettre en évidence la liberté dont usèrent en cette matière certains Pères de l’Église. Pour être assez différentes de nos modernes problèmes de philosophie naturelle, les questions qu’ils se posaient les amenaient parfois à réfléchir sur la conciliation possible entre leurs théories philosophiques et les enseignements, qu’ils trouvaient parfois un peu terre à terre, de nos Livres saints. À ce point de vue, il faut mentionner la manière dont Origène, à lasuite de Philon, sublimisaitle récit biblique, et lui faisait exprimer une théorie philosophique à laquelle les auteurs de la Bible étaient fort loin de penser. Il avait aussi sa manière à lui d’expliquer la déchéance originelle, y voyant une faute individuelle ou collective, des « êtres spirituels », créés tous ensemble au début des temps et envoyés successivement dans des corps humains en punition de cette faute même. Ces spéculations qui nous paraissent étranges ont persévéré assez longtemps. Si l’on a écarté d’assez bonne heure la théorie de la « préexistence » des âmes, on n’a pas laissé de garder une partie des spéculations philoniennes sur la lutte entre le voûç et la vpux^), la connaissance intelligible et la connaissance sensible qui faisait le fond de l’exégèse juive alexandrine de Gen. i et n. Saint Augustin lui-même s’est laissé séduire par ces songes creux et l’un de ses commentaires sur les premiers récits de la Genèse, le De Genesi contra manichivos, P. L., t. xxxiv, col. 173220 est encore dans la pure tradition philonienne. C’est assez « lire que la substance même des récits génésiaques s’évaporait en une sorte de poème philosophique sans aucune attache avec la réalité. Au ixe siècle encore, Jean Scot l’Erigènc, qui avait beaucoup emprunté aux Grecs, t’enchantait de ces merveilleuses trouvailles.

Dans une direction assez différente, Grégoire de Nysse essayait une conciliation entre ses vues philosophiques et les récits sacré-, ai l’on trouve chez lui des développements où certains théologiens de notre temps ont voulu trouver quelque amorce dis doctri

nés transformistes. Il s’agit de l"A7roXoY) r)’n.x6ç nepl TÎjç’EÇair)|i.épo’j, et du Ilepl tîjç xaTaoxeu^ç àv6pt ! >7tou, dans lesquels Grégoire entend compléter et mettre au point l’enseignement sur la création de son frère Basile, P. G., t. xliv, col. 61-124 ; 124-256. Pour lui la race humaine, c’est-à-dire l’ensemble des individus humains, corps et âmes, existait « virtuellement » dans la première impulsion créatrice ; en d’autres termes, Dieu, pour faire apparaître l’espèce humaine, n’aurait plus eu besoin d’intervenir à nouveau et d’ajouter quelque chose à son acte créateur primordial. Voir loc. cit., col. 69, 72, 77 D. L’ordre naturel exigeait, d’ailleurs, que l’homme n’apparût qu’après les plantes et les animaux, car le rationnel suppose le sensitif et celui-ci le végétatif. D’où il suit qu’au cours de son développement l’homme avait dû passer d’abord par une phase de vie végétative, lorsque les plantes furent faites et ensuite de vie animale quand les animaux furent formés. Voir surtout col. 237 CD, qui semble établir un rapport entre le développement embryonnaire de chaque individu et la manière dont, pour la première fois, l’espèce humaine vint au jour. Tout cela n’est pas extrêmement lumineux et ne permettrait certes pas de ranger Grégoire parmi les ancêtres de l’évolutionnisme. Du moins cet auteur insiste-t-il sur le développement du même germe humain, contenant déjà en puissance l’homme entier, dès le premier moment de la création, et il voit ce germe traverser les phases de la vie végétative et sensitive avant d’arriver à la vie intellectuelle. En bref, le corps du premier homme aurait parcouru, dans le cadre des jours génésiaques, bien entendu, un développement analogue à celui que parcourt tout embryon humain.

Des vues analogues se retrouveraient dans l’Augustin deuxième manière du De Genesi ad litteram libri duodecim, P. L., t. xxxiv, col. 245-486. Après avoir déclaré renoncer aux spéculations de son premier commentaire et avoir pris la résolution d’expliquer la Genèse à la lettre (et non plus selon l’allégorie), il ne laisse pas de remarquer que le récit biblique a besoin d’être interprété. Sans doute la narration relative à la création de l’homme n’est pas une allégorie (comme Augustin l’avait admis d’abord), c’est une histoire réelle, mais dont on ne saurait prendre à la lettre le détail : « Il serait naïf de s’imaginer que Dieu forma l’homme du limon de la terre en le pétrissant avec ses doigts. L’Écriture eût-elle (ce qui n’est pas le cas) employé cette expression, nous devrions croire que l’écrivain sacré s’est servi d’une métaphore, plutôt que de nous figurer Dieu limité par des organes semblables aux nôtres. » Op. cit., VI, xii, 20, col. 347. Et Augustin d’élaborer, dans les chapitres suivants, une théorie qui rappelle beaucoup celle de Grégoire de Nysse : L’homme était contenu dans la première création selon une virtualité aussi réelle et aussi complète que celle qui devait amener le développement des animaux et des plantes. Le récit de Gen., ii, 7, ne se rapporte pas à la première création de l’homme, mais à son apparition visible. Au temps venu, le germe humain primitif servira de principe actif pour animer le limon dont parle l’écrivain inspiré. En quel état l’homme apparut-il ainsi ? à l’état d’embryon, ou à l’état adulte et parfait ? Sans exclure la première hypothèse, Augustin juge la seconde plus probable. VI, xiii, 23. Ce mode d’apparition, Dieu l’a pu déterminer soit déjà dans la raison séminale, soit par une intervention spéciale au cours du développement du germe humain. Quand apparut ainsi le corps d’Adam, l’âme spirituelle, tirée par Dieu du néant au moment même où toutes les choses furent créées à la fois, ibid., VI, xiv, 25, cette âme s’unit spontanément à ce corps pour l’animer. VI, xv, 26.

Ceci nous laisse encore très loin du transformisme.

Dans l’idée de Grégoire de Nysse, comme dans celle d’Augustin, les transformations qui amènent le monde de son état de chaos à son état actuel semblent bien se réaliser assez rapidement. Comme leurs contemporains, ces auteurs prennent au sens obvie le mot « jour » du récit génésique. Nul soupçon chez l’un ni chez l’autre de l’immensité des temps géologiques, pour ne pas parler de l’énorme durée de la phase stellaire de notre planète. Du moins une chose est à retenir : le souci de ne pas faire intervenir Dieu à de multiples reprises dans le perfectionnement, sans cesse recommencé, de son œuvre. C’est d’un seul coup, à l’aurore du temps, que Dieu crée toutes choses ; mais ces choses viennent d’abord à l’être, non pas dans leur état parfait, mais dans leurs « raisons séminales ». En d’autres termes Dieu dispose dans le chaos primordial les virtualités, les agencements, les germes de tout ce qui viendra successivement au jour. Ces forces si diverses sont déposées dans la matière, l’animent, la travaillent, pour lui faire produire, au temps marqué, l’œuvre définitive que le Créateur a résolue. On aura remarqué que, d’après Augustin, l’âme du premier homme elle-même — il ne parle pas des autres n’ayant jamais pu se décider entre le créatianisme et le traducianisme — a été créée dès l’origine, en même temps que tout l’ensemble de la création, tant l’évêque d’Hippone veut éviter tout anthropomorphisme dans la description de l’activité divine. C’est en bloc, dès le premier instant, que tout est créé. Il ne reste plus au Créateur, si l’on ose dire, qu’à laisser se développer les virtualités déposées par lui au sein de la matière qu’il a elle-même appelée à l’existence. Encore que tout cela s’effectue, à l’idée de nos docteurs, en un laps de temps assez limité, il n’en reste pas moins que l’on retrouve ici une des grandes idées de l’évolutionnisme. Pour que la pensée d’Augustin rejoignît celle des biologistes modernes, il faudrait qu’il ait admis que les « raisons séminales » qu’il imagine déposées, séparément les unes des autres, dans le chaos primitif, étaient emboîtées les unes dans les autres, et, sortant les unes des autres, produisaient au temps marqué l’effet voulu par Dieu. La pensée de Grégoire de Nysse se rapproche-t-elle de celle-là ? les termes de ce docteur sont trop imprécis pour permettre de l’affirmer.

Il reste au moins que tous les Pères ne se sont pas cru obligés à interpréter au sens littéral les textes génésiaques relatifs soit à la création des espèces animales ou végétales, soit à l’apparition de l’homme. Les plus philosophes d’entre eux n’ont pas craint de plier, avec plus ou moins de violence, le récit sacré à leurs conceptions philosophico-scientifiques. Il y aurait abus manifeste à chercher dans les développements des plus hardis d’entre eux une preuve en faveur de l’évolutionnisme ; du moins nous donnent-ils l’exemple de la grande liberté qui a toujours été la règle de l’interprétation de la Bible en dehors des questions d’ordre religieux et moral. En tout état de cause, on ne trouve point dans la patristique cette unanimité d’interprétation qui seule donnerait valeur absolue et traditionnelle aux enseignements des docteurs du passé. Sur un seul point cette unanimité se réalise : tous les interprètes de l’Écriture sont d’accord pour reconnaître la dignité spéciale de l’homme et la nette séparation qui existe entre l’animalité et l’humanité, d’accord aussi pour voir en tout cela l’effet d’une intervention spéciale et créatrice de Dieu dans la production de l’homme. Aussi bien cette vérité se dégageait-elle sans conteste de l’étude des narrations sacrées.

Le transformisme et les données de la théologie.


Les données de la Bévélation relatives à la création de l’homme ont été, à juste titre, reliées, par la théologie à d’autres, non moins authentiquement révélées, sur la faute du premier couple humain et sur les répercus

sions funestes qu’a eues cette faute sur toute la descendance d’Adam et d’Eve. Si l’on ajoute que, par voie de conséquence, la mission du Christ a été, aux yeux du dogme, de réparer, pour l’humanité entière, les conséquences fatales de la « faute originelle », on voit que la théologie ne saurait se désintéresser de certains problèmes qui sont liés à l’apparition de l’homme sur la terre : est-il loisible d’admettre, aux origines de l’humanité, au lieu du couple unique, que donne la narration biblique du jahviste, ce premier groupe humain, à plus forte raison ces premiers groupes distincts, que réclament d’ordinaire les biologistes (col. 1382)? dans quel état physique et psychique fautil se représenter les premiers parents de l’humanité actuelle ?

1. Monogénisme ou polygénisme.

La première question a été traitée à l’art. Polygénisme, t.xii, col. 2520 sq. et au moins touchée à l’art. Préadamites, ibid., col. 2799. Nous n’y reviendrons ici que pour faire remarquer que certains biologistes, qui ne se laissent pas guider par les enseignements de la foi, reconnaissent comme possible la constitution du phylum humain à partir d’un couple unique. Ainsi Cuénot, dans un passage cité à l’art. Polygénisme, col. 2534.

Ajoutons, d’ailleurs, que telle n’est point l’attitude de la majorité des biologistes et qu’il faut, dans une saine apologétique, compter avec les répugnances de ceux-ci. Pour éviter le heurt trop violent entre les données plus ou moins hypothétiques de la science et celles de la théologie, il y aurait bien la ressource de considérer la narration des premières origines de l’humanité selon le jahviste comme une description simplement idéale. Ce qu’aurait voulu mettre en évidence, sous la poussée de l’inspiration, l'écrivain sacré, ce serait, outre les grandes vérités religieuses et dogmatiques cidessus énoncées, le fait que, dès les premiers moments de son apparition, l’humanité s’est montrée perverse et coupable, qu’abusant des facultés reçues de Dieu, elle ne les a fait servir qu'à des fins égoïstes, que, plongeant encore dans l’animalité, elle n’a pas su faire prédominer le dictamen de la raison contre les tendances inférieures qui étaient la conséquence de ses origines. Bref le récit biblique ne serait pas à prendre à la lettre, mais plutôt devrait être considéré comme une manière populaire (et même si l’on veut enfantine et naïve) de faire entendre une vérité incontestable : la tendance au mal si profondément enracinée chez l’homme, le fait que chaque individu récapitule pour ainsi dire, dans l’histoire de sa conscience morale ce qui s’est passé aux origines. Cette exégèse, nous l’avons dit cidessus, col. 1386, pourrait se réclamer d’illustres garants, dont le moins important ne serait pas saint Augustin, en ses premières explications de la Genèse.

Mais il laul bien reconnaître que là théologie actuelle ne semble guère disposée à lui donner un lalssezpasser. Les décisions de la Commis ion biblique etl date du 30 juin 1909 et relatives à l’interprétation des premiers chapitres de la Genèse semblent exiger que l’on fasse des récits de la création du premier couple humain, de la faute originelle et de ce qui la suivit immédiatement une histoire réelle. Voir Spécialement les dubin i. il et III, Denz.-Bannw., n. 2121-2123. Encore qu’il faille s’entendre sur le sens précis de ce mot « d’histoire » — il est trop évident, Augustin l’avait déjà remarqué, ci-dessus, col. 1387, qu’A ne s’agit pas de prendre à la lettre tous le ! traits du rérji sacré — la décision officielle de l'Église, si bénignement qu’on la puisse ou qu’on la veuille interpréter, semble bien couper court à toute « sublimation du texte génésiaque. C’est ce que reconnaissent des théologiens catholiques très favorables à l’ensemble de la doctrine transformiste, ainsi E.-C. Messenger, Bvoltl iion and theologꝟ. 1930. Ils ne peuvent d’ailleurs s’em pêcher d’exprimer le souhait que le problème soit « reconsidéré » comme l’ont été récemment d’autres problèmes bibliques. Au fait, diront-ils, il ne peut pas ne pas l'être. Au fur et à mesure que la doctrine biologique de l'évolution s’imposera davantage, se débarrassera plus complètement des tares antireligieuses de ses débuts, se pénétrera plus intimement de spiritualisme et de théisme, la théologie ne pourra manquer d’amenuiser quelques-unes de ses exclusives, de tenir de plus en plus largement compte des données scientifiques certaines et même des hypothèses qui permettent de les relier. L’exégèse de son côté arrivera à une conception plus juste du contenu même des Livres saints. L'étude des divers documents qui se sont incorporés au récit biblique, d’une part, la considération des « genres littéraires », d’autre part, le souci enfin de rechercher avant tout dans le texte sacré non ce que nous désirerions y trouver, mais ce que l’auteur primitif y a mis, amèneront à ne demander aux hagiographes que ce qui est de leur compétence. L’encyclique Divino afflanle Spiritu, du 30 septembre 1943, sur les questions bibliques est un précieux encouragement à entrer dans cette voie ; à l'étudier, on comprendra de mieux en mieux que l’on n’explique pas le récit génésiaque comme telle page des Rois ou des Actes des apôtres. Le concordisme, dont le succès a été si grand et la faillite si brusque, était né d’une fausse conception de ce qu’est la Bible. Il ne s’agit pas, après l’avoir chassé du premier chapitre de la Genèse, de le restaurer dans les suivants, d’essayer une conciliation entre les données de la science et celles de la Sainte Écriture. Il s’agit de laisser aux disciplines humaines leur légitime autonomie, la liberté de proposer leurs découvertes certaines et les hypothèses qui en font un corps de doctrine et par ailleurs de reconnaître le caractère unique, transcendant, idéal des affirmations religieuses contenues dans le texte sacré. Ne parlant pas des mêmes objets, comment les disciplines humaines et les disciplines théologiques pourraient-elles se heurter ?

Ainsi raisonnent les théologiens auxquels nous faisions tout à l’heure allusion. Laissons à l’avenir le soin de dire ce qu’il faut retenir de toutes ces considérations. Retenons toutefois que, dans l'état présent de la science théologique, il paraît au moins téméraire, pour ne pas dire erroné, de contester la descendance de notre humanité à partir d’un couple unique. Sans doute n’y a-t-il pas à ce sujet de jugement définitif de l'Église. Toutefois le premier projet de Constitution dogmatique du concile du Vatican contre les erreurs dérivées du rationalisme (et dont les quatre premiers chapitres seuls sont devenus la Constitution Dci Filius), contenait un c. xv : De communi lolius humani generis origine ab uno Adam, dont il peut être opportun de rappeler la teneur :

Tain Veteris quam Novi Testament ! revelationi innixi, profitemur et docemus totum lumiaïunu genus ab uno primo parente Adam orturn luibero. Ipso eniin Ad. un, cui cUtD uxore sua Ileva maire cunctorum vivent ium benedicens Deus mandavit replere terram, a Spirilu sancto in

iii>n> Saplentte dloitui primus tormatus a De>o pater orbis terrarum (Sap., x, 1) et diserte Aposlolus Pentium pnrdicavit fecisse IJeum ex uno nmiu : genus lioinuuuu inliabitarc super universam faciem terra : (Act., xvii, 20). Inmio negata hac veritate, etiam alterum revalatum douma peccati originalis ait uno primo genitore In otnnei Domines tnUUfas ! et redemplionis omnium per unum m'-diatorom Dci et homimim hominem Cliristum.lesum violatur, Contra iliM-lrinain ab eodem apostolO tradilam : siont per Unllli delie.tum in oniucs hommes in condemnal ionem. sir et per ililius jusliliain in onuies liomines in just ifit ut ionem vil » (Rom., v, 18). Unde sui> anathemate damnamui arrorem, quo basa twltns et oommunli origo totlus aumanl gi uegatur. Texte dans s|aatl Petit, Conell., t. l, col

cf. les annotations îles auteurs <lu projet col. ION

Ce chapitre exprime au mieux les preuves d’ordre scripturaire et de < raison théologique » qui appuient l’enseignement donné. On sait, toutefois, que ce chapitre n’a été ni promulgué, ni même discuté. Du moins indique-t-il l’état de la dogmatique en 1870 : tendance à considérer l’origine unique du genre humain comme une vérité révélée, raisons apportées à l’appui de cette vue. Il ne semble pas que les théologiens d’aujourd’hui se soient beaucoup départis de cette rigidité. Us sont quasi unanimes à exclure comme inadmissible, en fait, l’hypothèse du polygénisme et même un monogénisme qui mettrait aux origines de notre humanité non pas un seul couple, mais un seul groupe humain. « Il paraîtra donc difficile d’envisager des essais de solution tels que ceux-ci : le péché originel pourrait être le fait d’une collectivité ; le c. v de l’épître aux Romains ne serait que l’affirmation de l’universelle culpabilité de l’humanité et de son rachat intégral, et non pas l’affirmation de l’origine commune de tous les hommes. » Albert F. de Lapparent, Nos origines, Paris, 1944.

2. État primitif de l’humanité.

Les mêmes réflexions s’imposent quand l’on confronte les dires des naturalistes sur l’état primitif, physique et psychique de l’humanité et la théorie construite à partir des données bibliques et des enseignements de la révélation par les théologiens sur le même sujet.

Tablant sur l’élévation du premier homme à l’état surnaturel — qui est un dogme de la foi chrétienne — la théologie a spéculé ultérieurement sur un ensemble de prérogatives, dites préternaturel’.cs, qui furent accordées aux premiers parents, comme une sorte d’efflorescence de la vie surnaturelle, en même temps que comme une protection de celle-ci. À sa sortie des mains du Créateur, disent les théologiens, le premier homme possédait, avec le droit conditionnel à l’immortalité du corps, une domination parfaite de l’âme sur les tendances inférieures, une connaissance encore des choses de l’âme et de Dieu assez grande pour faire de lui le chef et l’éducateur religieux de sa descendance. L’équilibre de ses qualités corporelles le mettait enfin à l’abri de la maladie et des misères de toutes sortes. Les divers représentants de la théologie ont renchéri, à qui mieux mieux, sur ces données et se sont fait de nos premiers parents un portrait idéal, au physique comme au moral. Ne parlons pas des artistes. En donnant au premier couple humain, à la première femme surtout, une admirable beauté physique, à travers laquelle transparaissait la splendeur éclatante, encore que toute ingénue, de l’âme, ils ne faisaient que se conformer aux enseignements des docteurs.

A comparer avec ce portrait idéal les reconstitutions que tentent de l’homme « primitif » les modernes naturalistes, le théologien se trouvera, sans doute, assez loin de compte. Au moment où elle se détache de l’animalité et prend ses caractères spécifiques, l’humanité est loin, à l’estimation des savants, de cette beauté idéale dont il a plu aux artistes de parer nos premiers parents. On a essayé, à l’aide des très nombreux restes conservés, de reconstituer l’aspect extérieur de la race de Néanderthal, qui pourrait bien être la race « humaine » la plus ancienne. Il est bien difficile de ne pas reconnaître l’aspect encore bestial des individus, assez nombreux et assez dispersés dans l’espace, dont on a confronté les restes. L’ « homme de la Chapelle-aux-Saints », un des spécimens les plus complets de cette race, n’était certainement pas un Adonis et, par ailleurs, autant que l’on en peut juger par les dimensions de son crâne et les circonvolutions de son cerveau, ce ne devait pas être un homme de génie. S’il nous faut nous représenter sous ces espèces les premiers représentants de l’humanité, nous voilà très loin du portrait que nous fournit

la théologie. Au fait ce ne serait pas dans le passé le plus éloigné qu’il faudrait chercher l’homme idéal ; c’est, au contraire, quand on avance dans le temps, que se rencontreraient des types plus évolués, la supériorité esthétique et physique s’accompagnant, jusqu’à un certain point, de la supériorité intellectuelle et morale. Le « miracle grec » ne pouvait se réaliser, à coup sûr, par les hommes de Néanderthal et il a fallu encore des millénaires pour polir et amenuiser la « race, plus dégrossie déjà, de Cro-Magnon » et la rendre capable des réalisations scientifiques, artistiques, intellectuelles, voire morales, dont témoignent les grandes civilisations du proche Orient. La perfection de l’humanité, pensent les naturalistes, loin de se trouver aux origines, est la conséquence d’un progrès et d’une évolution.

Des hypothèses diverses ont été faites par quelques penseurs pour répondre à ces difficultés qui ne sont pas toutes imaginaires. Les races « primitives » dont nou :  ; retrouvons les restes sont, a-t-on dit, des races dégénérées et ce n’est pas la toute première humanité que nous retrouvons en elles. S’il est un descendant de l’Adam biblique, l’homme de la Chapelleaux-Saints n’a guère de chances de nous fournir un portrait ressemblant de son aïeul. Éminemment plastique en cette période de ses origines, la première race humaine a subi plus ou moins vite, dès qu’elle s’est éloignée de son habitat primitif, les conséquences de la lutte pour la vie, qui s’est faite pour elle de plus en plus âpre. Cette lutte contre les forces ennemies de la nature a retenti dans son psychisme, aussi bien que dans sa constitution anatomique, et le transformisme, qui a comme principe fondamental la plasticité même des espèces vivantes, aurait mauvaise grâce à contester ici l’application de cette loi. Loin d’être en marche vers le progrès, l’homme de Néanderthal prenait le chemin de la dégénérescence. Avec un peu de bonne volonté et d’esprit « concordiste », on arriverait à trouver dans son cas une confirmation des données théologiques : les prérogatives naturelles accordées au chef de l’humanité ne sont pas passées à sa descendance. Tout au contraire, l’abâtardissement rapide de la race devait être l’inévitable conséquence de la faute primitive et les récits génésiaques ont conservé le souvenir de cette décadence. L’hypothèse vaut ce qu’elle vaut ; les biologistes ne sont pas d’accord à son sujet, cf. art. Polygénisme, col. 2531 ; mieux vaut ne pas y insister et se garder d’un « concordisme » que de nouvelles découvertes pourraient bien démentir. Retenons pourtant ce qu’elle a de juste : en fait nous ne pourrons jamais dire exactement si nous atteignons, dans les découvertes paléontologiques, l’humanité tout à fait primitive.

Une autre hypothèse admettrait une distinction réelle et substantielle entre la race de Néanderthal et la race ultérieure qui, en se diversifiant a donné les races humaines actuelles, entre l’homo faber et l’homo sapiens. En ce dernier seulement se réaliserait la définition propre de l’humanité, tandis que l’homo faber, aussi bien par sa constitution physique que par son psychisme, se révélerait encore comme tout enfoncé dans l’animalité. Intermédiaire entre l’homme et l’animal, cette créature pouvait très bien ne point participer à ce qui fait aux yeux du philosophe l’homme véritable, ne point posséder une âme raisonnable, libre, et dès lors immortelle. Que l’homo faber ainsi entendu ait précédé, sur la planète, l’homo sapiens et qu’il ait disparu au moment où celui-ci arrivait au jour, ou bien qu’il ait coexisté avec ce dernier, la chose est, somme toute, d’importance secondaire. On peut s’imaginer l’homo sapiens luttant contre l’homo faber, comme il avait à se défendre des grands fauves ou d’autres anthropoïdes moins évolués. Pour

faire encore un peu de concordisme, le premier homo sapiens c’est Adam. C’est à lui uniquement et à sa descendance qu’il faut appliquer les données de la théologie sur l’état primitif de l’humanité ; la perfection relative de son état physique et de son psychisme permet d’imaginer, dans les premiers représentants de cette race, seule vraiment humaine, ces autres perfections d’ordre intellectuel et moral que postulent les théologiens. L’hypothèse, peut-elle recueillir le suffrage des compétences ? Nous n’y voyons pas, pour notre part, d’obstacle absolument insurmontable, ce qui ne veut pas dire qu’il n’en existe pas.

Un troisième essai de solution consisterait à réviser attentivement le concept de la justice originelle et de l’état primitif de l’homme. Ce qu’exige avant tout le dogme catholique, c’est l’élévation des premiers humains à l’état surnaturel, la collation qui leur fut faite de la grâce sanctifiante. Cette collation n’est nullement incompatible avec une constitution physique encore déficiente et un psychisme encore inférieur. Pour ce qui est des dons préternaturels qu’énumère avec complaisance la théologie, il n’est que de s’entendre. La soumission des instincts inférieurs au diclamen de la conscience peut coexister dans une âme avec des dispositions intellectuelles encore bien imparfaites. Saint Irénée, pour ne citer que lui, voyait dans nos premiers parents une mentalité et des réactions d’enfants. Les connaissances très étendues que réclament pour Adam les théologiens classiques étaient destinées à faire de lui l’éducateur religieux et moral de sa descendance, mais tout ce qui dépasse ce domaine n’aurait-il pas été de luxe ? C’est progressivement que l’humanité est arrivée aux premières inventions d’ordre pratique. L’étude des races actuelles dites primitives a révélé qu’une certaine supériorité intellectuelle religieuse et morale pouvait s’allier à un état culturel qui nous paraît très arriéré. Une connaissance, qui n’est nullement méprisable, de Dieu, des données morales peut se rencontrer avec une civilisation tout à fait embryonnaire. Sans doute ne s’agit-il pas de refaire, une fois de plus, le portrait du « bon sauvage », et de l’opposer : mx tares du « civilisé. ». Il est incontestable néanmoins que « culture matérielle » et « perfection morale » ne sont pas synonymes. Pourquoi serait-il interdit de se représenter les premiers humains sous les formes extérieures et même avec les traits psychologiques que nous constatons chez ceux que l’on appelle aujourd’hui les arriérés de l’humanité ? Enlevons à ces derniers, par la pensée, les déchéances que leur ont apportées de longs siècles de misère physiologique et psychologique et peut-être nous donneront-ils une idée, qui ne sera pas trop inexacte, du psychisme de nos premiers parents ; ce psychisme ne sera pas une base trop étroite pour les dons préternaturels que postule la théologie, pour les dons surnaturels qæ le dogme oblige à reconnaître.

Entre ces divers essais de solution, il nous paraît bien osé de choisir. Il faut laisser au temps le soin de réduire progressivement l’écart entre les données très cillai, us du dogme catholique et les synthèses, si

conjecturales qu’elles soient, des sciences biologiques. L’essentiel reste de maintenir, d’une part la grande idée de la solidarité humaine, qui fait de ton. les représentants de l’espèce nue famille, au sens vrai du mot, héritière des mêmes < spérances, comme elle fut victime des mêmes déchéances, (l’autre part — et cela et l d’importance plus grande encore — la pensée que, membre de cette même famille, le Christ exerot sur tous et chacun de ceux qui la composent, son action salutaire. Dans tout l’ensemble de l’humanité se répand l’influx rédempteur et sanctificateur de Jésus et Il considération du second Adam, pour parler comme saint Paul, prime d< beaucoup toutes les spéculation !

relatives au premier. Ce qui s’est passé dans la nuit mystérieuse des temps, au berceau de l’humanité, nous paraît difficile, pour ne pas dire impossible à atteindre ; ce qu’il nous est possible de saisir, c’est, à l’aube de notre ère moderne, l’action salutaire du Christ notre frère. Au fond n’est-ce pas là ce qui importe avant tout ?

3° Le transformisme et le magistère ecclésiastique officiel. — L’Église a-t-elle officiellement proposé une doctrine, par voie positive ou négative, sur les questions auxquelles nous venons de toucher ?

Pour ce qui est du transformisme strictement restreint aux espèces animales et végétales, il ne nous paraît pas que l’enseignement officiel s’en soit jamais occupé. Aussi bien il s’agit là d’une question d’ordre exclusivement scientifique qui échappe comme telle à la compétence de l’Église.

En ce qui concerne l’extension de l’hypothèse transformiste à la formation du corps de l’homme, cette question touche d’assez près à la doctrine pour rentrer sous la juridiction de l’Église. Cela est vrai tout spécialement si la doctrine transformiste aboutit à nier l’unité absolue d’origine de l’espèce humaine. Nous avons vu la définition que préparait à ce sujet le concile du Vatican. Ci-dessus, col. 1390. Elle est à verser au débat, encore qu’elle ne vise pas directement le transformisme, auquel, semble-t-il, elle ne pensait pas. En tout état de cause, et bien qu’elle soit restée à l’état de projet, elle mérite la plus sérieuse attention.

Quant au transformisme qui reconnaît l’intervention spéciale de Dieu dans la formation du premier homme (et de sa compagne) qui admet encore l’unité absolue d’origine de l’espèce humaine, est-il en contradiction avec un enseignement officiel de l’Église ? Pour ne pas remonter trop haut dans le passé, signalons seulement la réponse que donne le R. P. Boyer, S. J., dans son De Deo créante et élevante, 2e éd., Rome, 1933, p. 187-188. « De document proprement dit, écrit-il, il n’y en a pas d’autre que la réponse de la Commission biblique en 1909 (ci-dessus, col. 1389), qui, parmi les faits indubitables, rapportés par les débuts de la Genèse, place la création particulière de l’homme, peculiaris creatio hominis. » Et, commentant ce texte, il ajoute : « Ceci ne peut être restreint à la seule création de l’âme, car, à ce sujet, il ne saurait y avoir parmi les catholiques de tentation de doute, et pour cette autre raison encore que, dans l’hypothèse, la Commission aurait parlé simplement de la création de l’âme humaine. » Cette glose ne paraît-elle pas majorer la portée du document olficiel et imposer du texte génésiaque une interprétation qui n’est pas évidente ? Admît-on comme « historique » le récit jahviste, que l’on ne pourrait parler au sens propre du mot, de « création », mais de « formation » du corps du premier homme.

Le P. Boyer attire également l’attention sur une assertion du concile particulier de Cologne en 1860, déclarant « contraire à l’Écriture sainte et à la foi l’opinion de ceux qui ne craignent pas d’aflirmer l’évolution spontanée d’une nature Imparfaite en une autre de plus en plus perfectionnée, évolution conti nue et produisant finalement l’homme, du moins en son corps ». Coll. Lacrnsis, t. v, p. 292. En quoi les Pères du concile traduisaient assez bien leur émoi à la suite de la première apparition du livre de Darwin, ci-dessus, col. 1367 ; les aménagements qu’a reçus depuis l’hypothèse auraient peut-être été de nature

à tempérer les jugements de cette assemblée, Jugements qui, au surplus, n’ont rien de Contraignant ni de définit ir.

Le I’. Boyer fait état enfin de quelques sévérités des congrégations romaines à l’endroit d’auteurs

catholiques, qui avaient envisagé comme plausible l’hypothèse de la formation du corps de l’homme à partir d’un organisme animal. Sans remonter à l’affaire Saint-George Mivart, il signale la rétractation imposée en 1895 au P. Leroy, pour son livre L’évolution restreinte…, le fait que le P. Zahm dut retirer du commerce le livre Evolution and Dogma, dont une traduction italienne avait paru à Sienne, en 1896, la déclaration demandée en 1898 à Mgr Bonomclli, évêque de Crémone. Cf. Civiltà cattolica, série XVII, t. iv, 1898, p. 362 (affaire Bonomelli) et t. v, 1899 (affaire Leroy). À ces manifestations déjà anciennes, on ne saurait accorder une véritable importance doctrinale. Il est très certain que longtemps l’Église a fait grise mine à une doctrine qui, par ses premières origines, surtout par l’utilisation anti chrétienne qu’en avaient faites quelques-uns de ses tenants, apparaissait comme battant en brèche quelques points essentiels de l’enseignement catholique ou même simplement théiste. Les aménagements apportés par les savants, parmi lesquels figurent des ecclésiastiques de marque, par les philosophes aussi aux primitives idées ne rendent-ils pas nécessaire une reprise en considération du problème ? C’est ce que souhaitent à l’heure présente plusieurs théologiens et beaucoup de savants.

Plusieurs des questions touchées ici ont été traitées, de manière plus ou moins exhaustive aux articles Hexaméron, t. vi, col. 2325 sq. ; Péché originel, t.xii, voir surtout col. 569 sq. ; Polygénisme, t.xii, col. 2520. Ce dernier article donnera, du point de vue technique, une documentation considérable ; il faut le lire pour comprendre plusieurs des développements donnés ici.

Comme exposés d’ensemble de la question : bonne monographie de P. -M. Périer, Le transformisme, l’origine de l’homme et le dogme catholique, Paris, 1938 ; article de P. de Sinéty, Transformisme, dans Diction, apol., t. iv, col. 1793-1848. Ces deux travaux donnent une bibliographie considérable qu’il est superflu de répéter ici ; nous ne signalerons donc que les principaux ouvrages.

Exposé général.

H. Colin, De la matière à la vie, Paris,

1926 ; M. Caullery, L’évolution en biologie, aspects actuels du problème ; du même, Le problème de l’évolution, 1931 ; J. Rostand, État présent du transformisme, 1931 ; M. Boule, Les hommes fossiles. Éléments de paléontologie humaine, Paris, 1923 ; L. Cuénot, La genèse des espèces animales, 1921, 1932 ; du même, Invention et finalité en biologie, Paris, 1941 ; L. Cuénot-Gagnebin-Thompson-Vialleton-Dalbiez, Le transformisme ; G. Goury, Origine et évolution de l’homme, Paris, 1927 ; P. Rivet, L’évolution en biologie. L’espèce humaine ; F.-M. Bergounioux et A. Glory, Les premiers hommes, Toulouse, 1943, manuelcommode d’anthropologie préhistorique.

Discussion des idées.

Vialleton, L’origine des êtres

vivants. L’illusion transformiste, 1929 ; du même, Membres et ceintures des vertébrés tétrapodes. Critique morphologique du transformisme, 1924 ; en tous ces ouvrages, Vialleton se montre l’adversaire du transformisme intégral, du point de vue strictement scientifique ; H. de Dorlodot, Le darwinisme au point de vue de l’orthodoxie catholique, Bruxelles, 1921, se montre conciliateur. Sur la crise du transformisme on consultera avec des réserves une petite brochure de P. Descoqs, S. J., Autour de la crise du transformisme, Paris, 1944 ; nous hésitons à signaler G. Salet et L. Lafont, L’évolution régressive, Paris, 1943 ; pour justes que soient certaines critiques faites au transformisme, elles ne sauraient faire oublier l’absurdité foncière de l’hypothèse de travail des auteurs.

Le plus déterminé des partisans de l’évolutionnisme parmi les catholiques est le R. P. Teilhard de Chardin, S. J. ; parmi les nombreux articles où il a exposé ses idées, signalons : l’art. Homme du Diction, apol., IVe part. : L’homme devant les enseignements de l’Église et de la philosophie spiritualiste, t. ii, 1904, col. 501 sq. ; Les hommes fossiles, dans Études, mars 1921, p. 510 sq., compte rendu sympathique du livre de M. Boule ci-dessus mentionné ; Comment se pose aujourd’hui la question du transformisme, dans Études, juin 1921, p. 524-548 ; Le paradoxe transformiste, dans Rev. des quest. scienlif., 1925, p. 53-80 ; Que penser du transformisme ? ibid., 1930, p. 90-98 ; La paléontologie et l’apparition de l’homme, dans lïev. de philosophie, t. xxx, 1923, p. 144-173 ; d’ordre plus technique une étude sur le Sinanthropus Pekinensis, dans Rev. des quest. scienlif., juillet 1930, p. 5-16.

Discussion théologique.

- E.-C. Messenger, Evolution

and theology. The problem of Man’s origine, Londres, 1930, catholique et transformiste ; J. Paquier, La création et l’évolution, Paris, 1932, sympathique au transformisme ; B. Barlmami, Die Schopfung, Paderboni, 1931 ; H. Junker, Die biblische Urgeschichte in ihrer Bedeutung als Grundlage der ali-test. Offenbarung, Bonn, 1932. Sur ces divers ouvrages, J. Gross, Le problème des origines dans la lliéologie récente, dans Rev. des se. rel., t. xiii, 1933, p. 38-65 ; du même, Transformisme et théologie, ibid., t. xꝟ. 1940, p. 184-196.

É. Amann.

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