Dictionnaire de théologie catholique/TRITHÉISME

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TRITHÉISME. — Le mystère de la sainte Trinité consiste dans l’affirmation simultanée de l’unité divine et de la multiplicité des personnes. L’erreur peut se glisser dans l’une ou l’autre de ces deux affirmations. On peut mettre l’accent sur l’unité divine avec tellement de force que l’on supprime la distinction réelle des personnes, chacune d’entre elles n’étant plus considérée que comme l’un des aspects ou des modes de l’être divin. C’est le point de vue auquel se plaçait le monarchianisme des iie et iiie siècles, voir t. x, col. 2193 sq., le sabellianisme n’étant qu’une forme plus évoluée du modalisme primitif. Inversement des penseurs chrétiens ont pu accentuer avec tant d’insistance la distinction des personnes divines qu’il devenait impossible de voir comment l’existence de ces personnes était compatible avec l’unité essentielle de Dieu. On a pu, dès lors, les accuser de ne reconnaître en Dieu qu’une unité spécifique, et non plus une unité numérique, et d’enseigner l’existence de plusieurs dieux, les taxer de trithéisme.

Lors de la crise monarchianiste du début du iiie siècle, c’était le reproche que, dans certains milieux, l’on faisait à des hommes comme Tertullien ou Hippolyte. Ce dernier se plaint que le pape Zéphyrin l’ait traité de dithéiste, ἀπεκάλει ἡμᾶς διθέους. Cf. art. Hippolyte (Saint), t. vi, col. 2492, 2506-2509. (L’expression διθέους s’explique par le fait qu’à cette date la personne du Saint-Esprit est encore laissée en dehors des débats trinitaires ; mais, dans une théologie plus évoluée, elle devrait être remplacée par celle de « trithéiste » ). Un grief du même genre pourrait tout aussi bien être articulé contre Justin, qui ne recule pas, en parlant du Verbe divin, devant l’expression ἕτερος θεός, cf. art. Justin, t. viii, col. 2259. La phobie du sabellianisme qui sévit dans tout l’Orient au lendemain du concile de Nicée explique comment les docteurs, même les plus orthodoxes, tels les Cappadociens, apportent, quand il s’agit des rapports entre la nature divine et les personnes des explications qui pourraient donner prise à l’accusation de trithéisme ; à lire superficiellement tel passage de saint Basile, il semblerait qu’il mette entre la φύσις ou l’οὐσία divine, d’une part, et les trois ὑποστάσεις ou πρόσωτα, de l’autre, le même rapport qui existe entre la nature humaine abstraite et les divers individus en lesquels elle se multiplie. Cf. art. Trinité, col. 1691. Il faudrait donc parler ici sinon de trithéisme, tout au moins d’une tendance au trithéisme, d’une menace de trithéisme que le sens catholique des docteurs en question a toujours su conjurer. Et le trithéisme qui serait à la limite des spéculations de ces docteurs et contre lequel ils se défendent serait un trithéisme réel.

Tout différent est le trithéisme dont furent accusés par leurs adversaires divers théoriciens du parti monophysite au vie siècle. L’histoire des diverses sectes qui se formèrent alors au sein du monophysisme sévérien a été racontée à l’art. Monophysisme, t. x, col. 2243-2249, que l’on complétera par les art. Condobaudites, t. iii, col. 814, Cononites, ibid., col. 1153-1155, Damien, t. iv, col. 39-40. et ci-dessus, col. 1693. L’article Damien explique comment se termina la querelle entre les « damianites » d’une part, c’est-à-dire les partisans de Damien, patriarche monophysite d’Alexandrie, et les « pétrites » d’autre part, c’est-à-dire les partisans de Pierre de Callinique, patriarche monophysite d’Antioche. La réconciliation se fit dans une conférence qui eut lieu à Alexandrie, en 616, entre Athanase d’Antioche et Anastase d’Alexandrie. On y condamna respectivement le trithéisme, que les Alexandrins prêtaient au feu patriarche Pierre, et le tétradisme, que les Antiochiens attribuaient au feu patriarche Damien. Mais, pour éviter de nouvelles querelles, on évita de mettre en cause les personnes ; l’un et l’autre des patriarches défunts furent qualifiés de saint ou de bienheureux, les écrits mêmes composés de part et d’autre au moment de la querelle ne furent pas examinés contradictoirement. Compléter les renseignements de l’article par J. Maspéro, Histoire des patriarches d’Alexandrie, p. 295-342. Si l’union a pu se rétablir sans trop de peine entre les deux Églises monophysites d’Antioche, représentée comme trithéiste, et d’Alexandrie, qui paraissait très animée contre le trithéisme de Philopon, c’est que, dans le fond, des différences verbales séparaient seules des opinions théologiques en apparence diamétralement opposées. Bien plutôt étaient-ce des querelles de personnes qui dressaient l’une contre l’autre les deux Églises monophysites d’Égypte et de Syrie. Au fait le trithéisme de Philopon, dont Pierre de Callinique avait pu sembler se réclamer, était purement verbal ; pas davantage Damien ne cultivait-il le sabellianisme, encore bien moins se ralliait-il à l’opinion bizarre que l’on a nommée le tétradisme, et qui aurait reconnu comme quatre entités distinctes : l’οὐσία commune de la divinité et les οὐσίαι de chacune des personnes divines participant à ce Dieu commun. On serait ici dans la pure et simple logomachie. Il reste que cette controverse trithéiste à laquelle les chalcédoniens de Constantinople, le pseudo-Léonce et Timothée, semblent donner des proportions énormes — le désir de multiplier les sectes est évident chez Timothée — a contribué à clarifier, jusqu’à un certain point, les diverses notions d’οὐσία, de φύσις, d’ὑπόστασις, de πρόσωπον, mises en œuvre dans les spéculations trinitaires et christologiques.

Le trithéisme qui a été reproché à Roscelin, voir son article, t. xiii, col. 2913 sq. et l’art. Trinité, ci-dessus, col. 1713, est peut-être plus réel que celui de Jean Philopon. Lui aussi pst engendré par l’intrusion dans le domaine théologique de notions philosophiques que l’on n’a pas pris la peine d’amenuiser pour les faire cadrer avec les données du magistère de l’Église. Le nominalisme de Roscelin est, sans conteste, le point de départ de l’enseignement trithéiste qui lui a été reproché. Mais l’on est trop mal renseigné sur les tenants et aboutissants d’une discussion, qui eut son épilogue au concile de Soissons de 1092, pour qu’il soit possible d’établir dans le détail la filiation de la seconde de ces doctrines par rapport à la première. Cf. art. Anselme (Saint), t. i, col. 1336, sur le De fide Trinitatis. Un quart de siècle plus tard, quand la polémique reprend entre Roscelin et Abélard, le premier accuse le second de sabellianisme, tandis que le second reproche à l’autre son trithéisme. Cf. art. Abélard, t. i, col. 39, sur le De unitate et trinitate divina. C’est l’éternelle querelle entre les penseurs chrétiens qui, s’occupant de la sainte Trinité, ont voulu pousser à fond les arguments d’ordre rationnel et n’ont pas eu suffisamment le sens du mystère. Le pis est que, trop souvent, les questions de personne sont venues encore compliquer le problème le plus ardu qu’ait jamais posé la théologie.

É. Amann.