Dictionnaire de théologie catholique/TROIS-CHAPITRES (AFFAIRE DES) V. Le pape Vigile à Constantinople

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 181-185).

V. Le pape Vigile a Constantinople.

Justinien ne pouvait ignorer cet état d’esprit de l’Occident. Il semble bien qu’il n’ait pas attendu de Vigile, une signature pure et simple comme celle donnée par Menas. Après un certain délai — un an peut-être — il conçut l’idée de faire venir le pape à Constantinople, où il pourrait plus facilement le manœuvrer. On pouvait craindre, d’ailleurs, que les Goths expulsés de Rome ne remissent la main sur la capitale ; de fait Totila la reprendra à la fin de 546 et y résidera jusqu’au printemps de 547. C’était une raison pour soustraire le pape à toute tentation de s’appuyer sur les Barbares. Bref, des ordres furent donnés pour que Vigile fût, de gré ou de force, amené à Constantinople. Le pape y restera une huitaine d’années, qui furent fertiles en péripéties de tout genre. Alternativement souple envers le basileus, puis ferme comme un confesseur de la foi, il finira par une capitulation lamentable, où se trouvera compromis le prestige de l’Église romaine.

Les premières tractations de Vigile. Le judicatum du Il avril 518.

Parti ou, si l’on veut, enlevé de Rome le 22 novembre 545, Vigile ne devait arriver à Constantinople que fin janvier 547. Il séjourna d’abord près de dix mois à Catane. Aussi bien pendant ce séjour que durant le voyage ultérieur, il eut tout loisir de se faire une religion ; de nombreux avertissements lui signalèrent le danger de porter atteinte à Chalcédoine : visite de Dacius de Milan, de messagers en provenance d’Afrique et de Sardaigne ; légation envoyée par Zoïle d’Alexandrie pour s’excuser d’avoir signé. Cf. Facundus, op. cit., IV, m et iv, col. 623 C, 626 A. On ne s’étonnera donc pas que, dès avant son arrivée dans la capitale, il ait annoncé à Menas et à Justinien qu’il ne s’inclinait pas devant le fait accompli, déclarant même au patriarche que, s’il ne se rétractait pas, lui, Vigile, sévirait contre sa personne. Facundus, Con<. Mocianum, col. 862 A ; cf. In def., IV, iii, col. 623. Aussi bien le basileus ne pouvait plus ignorer les idées de l’Occident. D’Afrique, outre les renseignements oraux que répandait Facundus, tout fraîchement débarqué, on avait reçu, avec la réponse de Ferrand, déjà citée, la lettre d’un évêque Pont.ien. Cf. P. L., même tome, col. 995-998. Elle disait combien l’on s’était ému, dans les provinces recouvrées, des sentences prononcées par l’édit ; on s’insurgeait à l’idée de condamner des morts incapables de se défendre et dont le sort avait été réglé par le souverain Juge ; on soupçonnait là-dessous quelque manigance eutychienne.

Telle était la situation quand Vigile, le 25 janvier 547, arriva dans la capitale, où il fut reçu avec tous les honneurs dus au titulaire du premier siège. Les fêtes passées, il fallut bien s’occuper de Menas qui ne voulait pas retirer sa signature. Vigile rompit la communion avec lui. Cont. Mocian., col. 862 D. Au Sacré-Palais on évita de réagir ; on voulait plutôt énerver progressivement la résistance du pape ; on le connaissait ; on savait sa prédilection pour les voies obliques et la diplomatie secrète. On commença par lui communiquer divers documents propres à le faire réfléchir. É. Schwartz a publié récemment une pièce assez curieuse : la traduction de deux lettres de Constantin le Grand, adressées, l’une à l’Église d’Alexandrie, l’autre à celle de Nicomédie, où le premier empereur chrétien revendiquait le droit de s’immiscer dans les choses spirituelles ; le lemme final est caractéristique : Hœc exemplaria duarum epistolorum domnus imperator Justinianus beatissimo papæ Vigilio translatas de græco in latino direxit die V kal. jun., sexies post cons. Basilii (28 mai 547).

Quel qu’ait été l’effet sur Vigile de ces pièces et d’autres se rapportant de façon plus directe à l’affaire des Trois-Chapitres, il ne paraît pas contestable qu’il ait commencé dès ce moment à donner des signes de faiblesse. Pelage, d’ailleurs, venu pour quelques jours seulement en mission politique à Constantinople, n’était plus là pour encourager son maître à la résistance. Le pape finit par exprimer, en deux lettres secrètes adressées à l’empereur et à la basilissa en juin 547, son sentiment personnel sur l’affaire. Par un véritable abus de confiance, ces lettres seront ultérieurement communiquées au Ve concile, à la vir » session, comme des témoins des premières dispositions du pape. Mansi, Concil., t. ix, col. 351. Vigile y déclarait qu’élevé dans la foi orthodoxe, il n’avait aucun désir de soutenir les hérétiques. S’il tardait à exprimer une condamnation ouverte, c’était pour sauvegarder les droits du Saint-Siège. Toutefois, pour satisfaire le basileus, il anathématisait dès maintenant la lettre d’Ibas à Maris, les enseignements de Théodoret et la personne de Théodore : ce dernier avait toujours été étranger à l’Église et adversaire des saints Pères, puisqu’il ne confessait pas que le Christ est le Verbe incarné, une seule hypostase (subsistenlia), une seule personne, une seule opération. [Au VIe concile de 680, quand fut lu ce document, une discussion fut soulevée sur son authenticité ; on a prétendu que ces lettres avaient été insérées après coup dans les actes du Ve concile par des monothélites. Il nous semble que l’authenticité globale des lettres n’est pas contestable. L’absence de ces pièces dans certaines collections conciliaires ne prouve rien. Comme Baluze l’a bien démontré, il y a eu deux rédactions des actes, toutes deux contemporaines des événements. Ceci étant dit de l’authenticité globale. La question de l’authenticité des mots unam lantum operationem en est distincte. Encore qu’ils aient un fort relent de monénergisme, il ne faudrait pas trop se hâter de les considérer comme une interpolation monothélite. Avant que fût soulevée la question monénergiste, ces mots n’étaient guère qu’une manière abrégée d’exprimer ce qui suit dans le texte : « c’est du même et non de deux que sont les miracles et les souffrances, etc. » ] En définitive ce que traduisaient ces lettres, c’était la répugnance de "Vigile à entériner sans plus le jugement impérial, le désir du pape de sauver son autorité en procédant à un examen personnel de l’affaire. Mais, somme toute, il donnait à entendre qu’il condamnerait les Trois-Chapitres.

Cette condamnation, elle sera prononcée dans le Judicatum du samedi saint 548. Sur la manière dont fut préparée cette pièce nous sommes assez abondamment renseignés par Facundus. Le pape avait été autorisé à réunir les évêques latins qui étaient pour lors à Constantinople. Cf. In def., prsef., col. 527 B ; Cont. Mocian., col. 859, 860, 861. Mais, au lieu de les laisser délibérer ensemble, il ne tarda pas à interrompre brusquement la séance, coupant même la parole à Facundus, et demanda aux évêques présents de fournir chacun une réponse par écrit. Ceux-ci furent alors énergiquement travaillés et Facundus a malicieusement noté la joie dont témoignaient les monophysites, quand ils introduisaient chez Vigile les évêques ainsi matés. Vigile aurait finalement apporté au Sacré-Palais, pour qu’elles fussent jointes aux signatures déjà extorquées aux Orientaux, les réponses des Latins. Ces soixante-dix signatures s’ajoutant à toutes celles que la ruse ou la violence avaient déjà obtenues, quelle aubaine pour les adversaires de Chalcédoine !

Mais aussi, par ce geste, le malheureux pape s’acculait à l’inévitable. Le samedi saint, Il avril 548, il envoyait à Menas son Judicatum. Le texte ne s’en est conservé que do manière fragmentaire, dans le message qi" Jnstinlen envoya au Ve concile, dès la i re session. Voici, au rapport du basileus, comment s’exprimait le pape :

Et quonlam his verbls, quæ nobis do nomine Théodorl Mopsuestent scripta sentes porrocta sunt, multa contraria rectæ fldei rein-çuntur… anathematizamus Thcodorum qui fuit Mopsuostiîe episcopus, ciim omnibus suis impiis scriptls qui vlndicant eum. Anathematizamus et Impiam épistolam quæ ad Martin Persam scripta essr ab Iba dldtur, tmiquam contrarlarn rect : e christiannmm fidei c et omnes qui eanj vlndicant vnl rectam esse dicunt. Anathomatlzamus et scripta doxe. Theodoreti quæ contra rectam fidem et xii capitula sancti Cyrilli scripta sunt. Mansi, Concil., t. ix, col. 181 D.

Attendu que dans les textes qui nous ont été précomme étant de Théodore de Mopsueste se lisent bien des choses contraires à l’orthodoxie… nous anathématisons Théodore, Jadis évêque de Mopsueste, avec et tous ses écrits impies et tous ceux qui le défendent. Nous anathématisons aussi la lettre Impie qui passe pour avoir été écrite à M iris le Persan, par Ibas, comme contraire a l’authentique foi chrétienne, tous ceux qui la défendent et la disent orthoNous anathématisons encore les écrits que Théodoret a écrits contre l’orthodoxie et les XII capitula de saint Cyrille.


C’est la première fois que nous lisons dans un texte officiel la condamnation des Trois-Chapitres, puisqu’aussi bien nous n’avons plus l’édit impérial les concernant. Mais il n’est pas douteux que Vigile dans son Judicatum n’ait repris, sinon les expressions, au moins les idées de Justinien. Les mots du pape font une distinction très nette entre Théodore et ses coaccusés. C’est la personne même de Théodore qui est soumise à l’anathème, avec l’idée vague que la sentence prononcée peut avoir quelque répercussion dans l’au-delà ; avec sa personne sont également condamnés « tous ses écrits impies », toute l’œuvre littéraire de l’évêque de Mopsueste. La suite du texte vise non plus des personnes, mais des écrits : la lettre impie qui passe pour avoir été écrite à Maris par Ibas (il faut remarquer dès maintenant cette précaution de juriste ) et, parmi les écrits de Théodoret, ceux qui sont dirigés contre la foi orthodoxe et les anathématismes cyrilliens. Pour imprécise qu’elle soit, la phrase vise certainement tout ou partie des œuvres de Théodoret que nous avons recensées plus haut, col. 1873 sq.

Pourtant le. pape, dans ce Judicatum, avait pris ses précautions pour que la condamnation portée par lui n’infirmât point l’autorité de Chalcédoine. Justinien, dans son message au Ve concile, n’a pas fait état des paroles fort nettes prononcées à ce sujet par Vigile. Mais celui-ci, dans son Constilutum de mai 553, a pris soin de les rappeler. Texte dans Mansi, Concil., t. ix, col. 104 ; et mieux dans la Collectif) Avellana, pièce 83, n. 298 sq., Corpus de Vienne, t. xxxv a, p. 316 sq. Entre autres choses il disait : « Que demeurent sauves et perpétuellement valables les dispositions arrêtées par les vénérables conciles de Nicée, Constantinople, Éphèse et Chalcédoine et confirmées par l’autorité de nos prédécesseurs. Et, dès lors, que demeurent condamnés ceux qui l’ont été dans lesdits conciles, de même que doivent demeurer absous ceux à qui ces mémos conciles ont donné l’absolution. » En d’autres termes, et plus explicitement : nous n’entendons rien entreprendre contre les personnes d’Ibas ou de Théodoret, qui ont reçu de Chalcédoine une absolution en forme. Vigile disait encore : « Nous anathématisons quiconque ne suit pas fidèlement et ne vénère pas également les quatre conciles, prétendrait corriger comme mal dit ce qui a été décrété par eux, ou y ajouter quelque chose comme s’ils étaient imparfaits. » Sages précautions en vérité., mais il n’en restait pas moins qu’en souscrivant l’édit impérial Vigile prêtait les mains à ceux qui ne rêvaient qu’une chose : la destruction de Chalcédoine.

L’opposition contre le Judicatum. Virgile doit le retirer.

L’atteinte à l’autorité de Chalcédoine, c’est ce que bien des gens virent tout aussitôt dans l’acte pontifical. Une très vive opposition se déclencha immédiatement contre Vigile.

Cette opposition prenait son point d’appui dans l’entourage même du pape. Deux diacres, dont l’un, Rusticus, était le propre neveu de Vigile et dont l’autre, Sébastien, avait été peu auparavant chargé d’une mission, n IHyricuin, faisaient tout le nécessaire pour que la plus large publicité fût donnée au Judicatum et pour que fût inspectée partout l’orthodoxie de leur maître. De guerre lasse, celui-ci finit par les excommunier et avec eux six autres fonctionnaires de la curie (août 550). Mais il était trop tard et à cette date’es agissemi nts de tout ce monde avalent porté leurs fruits. Sur tond cette affaire voir les lettres. Jatte, liegesta pontif., n. 927, 924, 925 ; ces diverses pièces font partie des documents communiqués au Ve concile par Justinien à la viie session. Mansi, ConciL, t. ix, col. 351-363.

Ce n’était pas seulement dans la famille pontificale que l’opposition s’affirmait. En Illyricum, le concile des évêques de la région déposait, au cours de 549, Benenatus, évêque de Justiniana Prima, pour avoir souscrit à la condamnation des Trois-Chapitres. Voir Victor de Tunnunum, Chron., an. 549, P. L., t. lxviii, col. 958. En Dalmatie les évêques refusaient d’acquiescer à la sentence portée par le pape. Voir la lettre des clercs milanais aux légats francs écrite en 552, dans P. L., t. lxix, col. 114-118. En Scythie, l’évêque de Tomi, Valentinien, demandait des explications ; il était troublé, écrivait-il à Vigile, par diverses rumeurs qui circulaient. Ce sont, lui répondait le pape, des bruits mensongers que les intrigues de Rusticus et de Sébastien ont fait circuler. Jaffé, n. 924. En Gaule l’évêque d’Arles, Aurélien, déclaré depuis peu vicaire du pape, envoyait lui aussi aux nouvelles, inquiet de ce qui se rapportait. Et Vigile de lui répondre, en avril 550, qu’il ne s’agissait nullement de toucher aux décisions ni des conciles, ni des papes. Il demandait à Aurélien d’intervenir auprès du roi Childebert, afin que, si possible, celui-ci agît sur le roi des Goths, Totila, au cas où ce dernier serait manœuvré par les adversaires du pape. En somme on pouvait tout craindre en Italie. Jaffé, n. 925. Un peu auparavant le concile franc réuni à Orléans le 28 octobre 549, avait exprimé, chose rare en ces assemblées uniquement préoccupées de morale et de discipline, sa ferme réprobation de l’eutychianisme. Mansi, Conc17., t. ix, col. 129.

Mais c’était surtout en Afrique que la résistance à la condamnation des Trois-Chapitres se manifestait avec éclat. Comme le note Victor à l’année 550, les évêques africains réunis en synode retranchaient le pape de la communion catholique. Africani antistiles Vigilium romanum episcopum, damnatorem trium capitulorum, synodaliter a catholica communione, reservato ei pœnitentiæ loco, recludunl, et pro defensione memoratorum trium capitulorum litteras satis idoneas Justiniano principi miltunt. P. L., t. lxviii, col. 958 C.

Toute cette agitation enhardit ceux qui, en Orient, avaient conservé quelque indépendance. Zoïle d’Alexandrie retira la signature qu’il avait donnée, il fut déposé et remplacé. Victor, an. 551, ibid. Même sort advint à Macaire de Jérusalem en 552. Ibid., col. 959 A.

Cette résistance alarma Justinien. Si l’Occident se refusait à suivre le pape, son chef, la victoire remportée sur Vigile était sans valeur. Celui-ci tenta de profiter de la situation, il fit comprendre à Justinien que les Occidentaux avaient besoin de temps pour saisir la question et qu’il faudrait en venir à une consultation synodale. C’était substituer à l’idée de décisions prises par édit impérial l’idée plus traditionnelle d’un jugement conciliaire. Dans ces conditions le mieux était de considérer comme nul le Judicatum du Il avril 548. Vigile demanda que son papier lui fût rendu. Ainsi fut fait, au cours de l’année 550, sans que l’on puisse autrement préciser la date. C’est ce qui ressort de divers documents. Dans la conclusion du Constitulum de 553, Vigile parle de la lettre qu’il avait jadis adressée à Menas et qui lui fut rendue à lui-même en une assemblée solennelle, par l’empereur : Præsentibus pluribus sacerdolibus et glorioso senatu, Mena episcopo vestrse clementiæ (Justinien) offerente et pietate vestra (Justinien) nobis cum ejus (se. Mense) consensu restituente. Mansi, ConciL, t. ix, col. 104 C ; Coll. Avell., pièce 83, n. 297, p. 315. Dans la lettre à Askidas, où il lui signifie la sentence d’excommunication portée contre lui, Vigile, lui reprochant ses perpétuelles intrigues, écrira : « Il fut convenu que l’on écarterait (et tiendrait donc pour non avenu) tout ce qui avait été décidé par qui que ce fût, de vive voix ou par écrit. Nous traiterions ensuite de la question dans un synode où se rassembleraient les évêques d’Afrique, d’Illyrie et des autres pays, recherchant surtout la présence de ceux qui avaient été tout particulièrement scandalisés. » Mansi, ConciL, t. ix, col. 58.

Comme l’indique le document ci-dessus, Vigile avait demandé, en même temps que la restitution de son papier, la permission de consulter les évêques occidentaux plus spécialement chatouilleux. C’est ce que marque aussi la lettre des clercs milanais aux légats francs. À entendre ces clercs, Justinien et ses conseillers avaient demandé au pape de condamner les Trois-Chapitres sans faire mention de Chalcédoinc ; et Vigile répondit : « Que de chacune des provinces viennent ici cinq ou six évêques et nous délibérerons en paix sur ce qu’il y aurait à faire. Je ne consentirai jamais, en effet, à faire seul cette démarche qui met en échec le concile de Chalcédoine et qui cause du scandale à mes frères. » P. L., t. lxix, col. 115 C. C’est après cette proposition que, suivant cette lettre, on rendit solennellement à Vigile son Constitutum. Ainsi — et la chose est également dite dans la lettre à Askidas — il avait été décidé en consistoire impérial qu’une consultation de l’épiscopat occidental aurait lieu et c’est làdessus que, rendant à Vigile son Judicalum d’avril 548, on considéra cette pièce comme annulée.

Mais — et ceci est bien caractéristique de la mentalité du pauvre pape — au même moment Vigile se laissait arracher une promesse qui devait demeurer secrète, mais qui fut, avec d’autres, communiquée au Ve concile, à la vir 3 session. Suivant la teneur de cette pièce le pape jurait, le 15 août 550, en présence de Justinien, d’Askidas et du patrice Céthégus, sur les évangiles et les reliques les plus sacrées, qu’il unirait tous ses efforts à ceux de l’empereur pour faire condamner les Trois-Chapitres, qu’il ne ferait rien, soit par lui-même, soit par les siens, contre la volonté de l’empereur ; qu’il dénoncerait à celui-ci tout ce qu’on pourrait lui dire àl’encontre. Cette promesse avait, comme contre-partie, une assurance du souverain de garantir à Vigile les droits de son siège. Mansi ConciL, t. ix, col. 363, 364.

On comprend qu’en de telles conditions la conférence épiscopale projetée était condamnée à un échec. De l’Illyricum personne n’avait voulu venir. Quand les Africains arrivèrent dans la capitale, on essaya par la flatterie et la peur de leur arracher un consentement tel quel à la condamnation des Trois-Chapitres. Comme cela ne réussissait pas on trouva le moyen d’impliquer Réparatus de Carthage dans un procès politique et de l’exiler. Ce que voyant deux autres Africains s’enfuirent à Sainte-Euphémie de Chalcédoine, sur la rive asiatique du Bosphore. D’ordre de l’empereur, le préfet d’Afrique dut s’occuper de recruter un monde plus docile. Lettre des clercs milanais, P. L., t. lxix, col. 115 D, 116 B ; cf. Victor, an. 552, t. lxviii, col. 959. Pendant que se déroulait cette lamentable comédie, Askidas ne perdait pas de vue l’affaire. Son travail souterrain préparait un éclat !

Nouvel édit de Justinien. Réunion du Ve concile.

Askidas, en effet, n’eut de cesse qu’il n’eût obtenu du souverain un nouvel édit, tout aussi unilatéral que le premier et condamnant les Trois-Chapitres par autorité impériale. Sur cette période de l’affaire nous sommes assez abondamment renseignés : 1. par la lettre des clercs milanais à la légation franque venue à Constantinople, P. L., t. lxix, col. 113 sq. ; 2. par une encyclique de Vigile adressée universo populo Dei, ibid., col. 53-59 ; 3. par la sentence d’excommunication portée par le pape contre Askidas, ibid., col. 59-62 ; 4. enfin par une pièce très mutilée, publiée d’abord par Baluze et rééditée par Mansi, Concil., t. ix, col. 56-58, c’est une lettre des clercs romains de la suite du pape au clergé de Rome et de l’Italie, lui annonçant la condamnation d’Askidas. Pour cette partie de la biographie de Vigile, le Liber pontificalis dépend des pièces 1 et 2. Sa narration n’est certainement pas d’un témoin oculaire.

1. En attendant l’édit de Juslinien.

Divers faits montrent bien qu’au Sacré-Palais on caressait, depuis quelque temps, l’idée d’une nouvelle condamnation.

Le plus curieux fut l’enquête ordonnée dans la ville de Mopsueste pour savoir en quelle estime y était tenue la mémoire de Théodore. Les défenseurs des Trois-Chapitres arguaient que cet évêque était mort dans la paix de l’Église, qu’il avait reçu après sa mort les honneurs que l’on décernait aux prélats défunts, en particulier l’inscription aux diptyques de son Église. Une sacra du 22 mai 550 prescrivit au métropolite de la province de Cilicie de faire une enquête à ce sujet. Les procès-verbaux de la réunion synodale qui se tint à cet effet le 17 juin 550 sont conservés à la session v du Ve concile. Mansi, Concil., t. ix, col. 274288. Celle-ci conclut que l’on n’avait pas souvenance à Mopsueste que Théodore y eût jamais été inscrit aux diptyques. Au contraire on y voyait figurer le nom d’un Cyrille, qui ne pouvait être que le patriarche d’Alexandrie. On pouvait donc conclure que, très tôt après la mort de l’évêque « hérétique », le nom de l’Alexandrin avait été substitué au sien.

En même temps ou un peu plus tard une action énergique s’exerçait contre tous les réluctants. Réparatus était remplacé à Carthage par son diacre Primosus, après que celui-ci eût condamné ce qui avait été fait en synode par les défenseurs des Trois-Chapitres. Firmus primat de Numidie, de séjour dans la capitale, circonvenu par le basileus, signa lui aussi et fut renvoyé en Afrique, mais il mourut de male mort dans le voyage. Primasius, évêque d’Hadrumète, qui avait d’abord refusé sa signature et avait été relégué au couvent des acémètes, chanta la palinodie pour obtenir le rang de primat de la Byzacène. Rentré en Afrique, i ! eut ultérieurement des démêlés avec le synode de sa province. Victor, an. 551 et 552, P. L., t. lxviii, col. 959. A Jérusalem et à Alexandrie, les deux patriarches Macaire et Zoïle étaient eux aussi déposés et remplacés.

2. Le second édit de Justinien.

Cette pression continue sur toutes les consciences tant soit peu indépendantes préparait la manifestation finale. En juillet 551, 1e basileus faisait afficher à la porte des principales églises de Constantinople un nouvel édit de condamnation des Trois-Chapitres. Texte grec et latin dans P. G., t. lxxxvi a, col. 993-1035 ; P. L., t. lxix, col. 226-267 ; Mansi, Concil., t. ix, col. 537-581. Au point de vue de l’histoire des dogmes cet édit est de capitale importance, car c’est lui qui a été remployé pour la rédaction des définitions conciliaires de 553 ; les canons, en particulier, en dérivent presque textuellement.

Il débute par un exposé positif de la foi, qui s’inspire de la théologie de Léonce de Byzance, renvoyant dos à dos nestoriens et monophysites. c Du point de vue de l’union hypostatique, il faut, disait-il, exclure, à rencontre des premiers, la préexistence à cette union de l’humanité du Christ. C’est l’hypostase du Verbe qui s’est créé à elle-même une chair animé*- par une âme raisonnable ; le Verbe ne s’est pas uni à un homme préexistant, comme l’ont dit dans leurs blasphèmes Théodore et Nestorius, qui n’admettent qu’une union de possession (aye-rix^v r>)V Évwoiv). Il faut donc parler d’une double naissance du Verbe, ce qui inclut pour Marie le titre de théoiocos. Tout aussi criticables, d’ailleurs, que les nestoriens sont les monophysite, .

L’enosis kata sunthesin qu’enseigne la foi catholique exclut tout aussi bien la confusion que la division. Les monophysites n’ont aucun droit de s’abriter derrière la formule cyrillienne : mia phusis tou Theou logou sesarkomene, car Cyrille se sert du mot phusis dans le sens d’hypostase et non dans celui d’ousia. On ne saurait même faire appel sans restriction, pour expliquer l’union, à la comparaison tirée des rapports entre l’âme et le corps. Bien qu’elle ait été employée par les Pères, cette comparaison cloche et l’union hypostatique est d’un ordre unique. Les arguments dialectiques des monophysites ne valent pas mieux que leur appel aux textes des Pères. Et, d’ailleurs, il est de nombreux passages de ceux-ci qui établissent que la distinction entre les deux natures n’amène pas la séparation du Christ en deux hypostases. Au fait il est impossible de confondre phusis et hupostasis. La phusis (ousia, morphé en sont les synonymes), c’est ce qu’il y a de commun entre individus de même nature, l’hupostasis, le prosopon (la synonymie est parfaite entre ces deux mots), c’est ce qui est caractéristique de l’individu (to idikon). Deux personnes ne pourraient s’unir hypostatiquement, mais la nature humaine du Christ, qui n’a pas d’hypostase, n’a eu l’être que dans l’hypostase du Verbe. » Cet exposé positif, où d’ailleurs il n’y a rien à reprendre, montre combien l’impérial théologien (ou ses conseillers techniques) s’était assimilé la pensée et le vocabulaire de Léonce.

La même doctrine revenait, sous forme négative, en treize anathématismes, dont les dix premiers ne nous retiendront pas. Les trois derniers vouaient à l’anathème quiconque défendrait Théodore de Mopsueste, à qui grief était fait tant de sa christologie que de son exégèse ; quiconque le défendrait, ou ne l’anathématiserait pas, lui, ses écrits et tous ceux qui auraient pensé ou penseraient de même (n. 11) ; quiconque aussi défendrait les ouvrages de Théodoret composés en faveur de Nestorius et contre l’orthodoxie, contre Cyrille et ses capitula (n. 12) ; quiconque enfin défendrait cette lettre à Maris, que l’on disait être d’Ibas et dont l’édit rappelait les enseignements impies (n. 13). Cette lettre, quoi qu’on eût dit, n’avait pas été reçue par Chalcédoine, où Ibas n’avait pas osé l’avouer ; elle ne figurait pas dans les exemplaires authentiques du concile. Cette petite apologie terminée, l’édit revenait au cas de Théodore et discutait les objections de ceux qui, tout en condamnant les erreurs de l’évêque de Mopsueste se refusaient à le condamner lui-même, sous prétexte qu’on ne doit pas s’en prendre aux morts décédés dans la communion de l’Église. Il terminait en citant devant le tribunal de Dieu ceux qui voulaient trouver en la confession de foi impériale matière à de vaines disputes, lesquelles ne pourraient être que des querelles de mots.

Outre cet édit si péremptoire, Justinien a publié également une longue dissertation sur la culpabilité des auteurs visés dans l’édit officiel. Cette dissertation se donne comme une lettre adressée par le souverain à ceux qui veulent justifier l’impie Théodore et ses misérables enseignements, la lettre dite d’Ibas et les écrits de Théodoret contient la foi orthodoxe. Les défenseurs des Trois-Chapitres ont adressé à ce sujet des observations au basileus. Celui-ci y répond et pour mettre davantage en évidence l’hérésie de Théodore, il apporte une série de textes extraits des œuvres de l’Interprète. Cf. art. Théodore de Mopsueste, col. 243. Si Théodore est hérétique la lettre d’Ibas qui le loue est donc aussi hétérodoxe. Texte de cette dissertation dans P. G., t. lxxxvi a, col. 1041-1096. On a beaucoup discuté sur la date ; cf. ici art. Justinien, t. viii, col. 2282. La façon dont le basileus apporte les textes de Théodore nous paraît indiquer que cette composition prend place entre l’édit et les délibéra tions conciliaires. On commence seulement à exploiter, pour noircir Théodore, les œuvres de Léonce ; au moment du concile on se ravitaillera plus largement à cet arsenal.

L’irritation de Vigile. Sa résistance momentanée.

Ce fut Askidas lui-même qui vint, en grand cortège, porter le factum impérial à la connaissance du pape. Celui-ci fut extrêmement irrité et fit aussitôt des menaces à qui semblerait prêter les mains à ce complot. Cette manifestation ne troubla guère le prélat, qui, rentrant à Sainte-Sophie où l’édit était affiché, ne laissa pas d’y célébrer la liturgie. De guerre lasse Vigile, le 14 juillet, excommuniait de vive voix Askidas et ses adhérents. Puis, ne se sentant plus en sûreté au palais de Placidie, résidence des apocrisiaires romains, où il avait séjourné jusque là, il se retira dans l’église Saint-Pierre in Hormisda. C’est là que, le 14 août, il rédigea et signa la sentence d’excommunication contre Askidas, mais sans la publier encore. Elle fut confiée à une personne sûre, qui la manifesterait si quelque violence était faite au pape ou s’il venait à mourir. La sentence, arrêtée en réunion synodale, était motivée par tous les agissements antérieurs d’Askidas ; c’était en particulier à son instigation qu’avait été produit l’édit impérial. Menas et tous ses adhérents étaient, comme complices d’Askidas, exclus de la communion jusqu’à retour à résipiscence. P. L., t. lxix, col. 59-62.

Justinien s’exaspéra de cette attitude. Ordre fut donné au préteur d’enlever le pape de son asile. Des scènes de violence extrêmement pénibles se déroulèrent dans la basilique. On ne put arracher le pape de l’autel auquel il s’était cramponné. Les assistants s’indignèrent et la troupe elle-même témoigna de son dégoût pour la besogne qu’on lui imposait. On renonça pour l’instant à la manière forte. Cf. ibid., col. 55 C ; cꝟ. 117 B. Quelques jours plus tard des fonctionnaires impériaux se présentèrent à l’église d’Hormisdas, promettant au pape qu’on ne lui ferait rien, s’il consentait à réintégrer le palais de Placidie. I ! finit par s’y résigner. Mais la situation, là encore, lui devint intenable : rien n’y manqua, espionnage de jour et de nuit, serviteurs achetés, courrier intercepté. L’avant-veille de Noël 551, en pleine nuit, au risque de se rompre le cou, Vigile s’évada ; une barque l’attendait au pied des murailles qui lui fit passer le Bosphore ; il se réfugia à Chalcédoine, dans cette même basilique de Sainte-Euphémie où avait été arrêtée la définition du concile. Ibid., col. 56 AB ; cꝟ. 117 D. C’était sous la protection de la jeune martyre qui avait présidé aux délibérations de 451, qu’à un siècle de distance venait se mettre celui qui se portait maintenant défenseur de la foi chalcédonienne.

Recourir à la violence pour enlever le pape de cet asile, Justinien n’y pouvait songer ; c’eût été montrer qu’il avait perdu tout respect pour le concile. Il fallut parlementer. Fin janvier 552, on députa au pape de hauts fonctionnaires. À leurs assurances Vigile répondit qu’il ne croyait plus à la parole impériale et qu’il maintenait les sentences portées. Le basileus répondit par une lettre si pleine d’évidents mensonges et d’injures que Vigile ne voulut pas croire qu’elle vînt de celui qui jadis avait professé tant de respect pour le vicaire du premier des apôtres. Ibid., col. 55 A, 58 A. C’est tout ceci que Vigile portait à la connaissance du peuple chrétien dans son encyclique du 5 février 552.

Faute de documents il est difficile de dire ce qui se passa ensuite. À exploiter les données très incomplètes de la lettre des clercs romains, on arrive aux indications suivantes. Des violences nouvelles furent exercées contre le pape et son entourage à Sainte-Euphémie même, d’où l’on enleva les deux diacres Pelage et Tullianus, ubi sanctus papa csesus est et diversorum sacerdotum turba conclusa. Mansi, Concil., t. IX, col. 57 C. Ce fut sans doute la raison pour laquelle Vigile fit afficher la sentence contre Askidas, jusque-là réservée. Ibid. Et pourtant à une date ultérieure, difficile à préciser, une négociation eut lieu entre le pape d’une part et de l’autre Askidas et les évêques du patriarcat. Elle aboutit à une réconciliation dont témoigne le document signé à Sainte-Euphémie par Menas, Askidas et d’autres dignitaires et qui est inséré par Vigile tout au début de son Constitutum de mai 553. 'P. L., t. LXIX, col. 67 D ; Coll. Avell., p. 231. Les signataires déclaraient accepter les quatre conciles, et tout ce qui s’y était fait sous la présidence des évêques de Rome, comme aussi les décisions du pape Léon tant sur la foi que sur la valeur des quatre conciles. Ils déclaraient n’avoir pas de responsabilité dans l’édit de juillet 551, dont ils désiraient que tous les exemplaires fussent remis au pape. Ils déclaraient aussi avoir été étrangers aux violences faites à Vigile ; néanmoins, pour le bien de la paix, chacun en demandait pardon comme s’il en avait été coupable et s’excusait aussi d’être, au temps de la brouille, entré en rapport avec les excommuniés.

Cette démarche permit à Vigile de rentrer au palais de Placidie. Quelque temps après, Menas mourut (24 mars 552). Il fut remplacé par Eutychius. Simple apocrisiaire à Constantinople de l’évêque d’Amasée, celui-ci s’était fait remarquer de l’empereur par la vigueur de son argumentation contre les Trois-Chapitres, et c’était le basileus qui l’avait fait désigner comme successeur de Menas. Cf. Évagre, H. E., t. IV, c. xxxviii, P. G., t. lxxxvi b. col. 2776.

Ce fut Eutychius qui reprit en mains la question du concile que l’on avait un peu perdue de vue depuis les pénibles incidents de 551. Le 6 janvier 553, il communiquait à Vigile sa lettre synodale. Appréciant le bien de la paix, il se déclarait en union avec le Siège apostolique, recevait les quatre conciles et les lettres du pape ; quant aux Trois-Chapitres, il demandait que, sous la présidence du pape, cette affaire fût traitée en assemblée synodale. Ainsi mettrait-on fin à la querelle d’une manière qui serait compatible avec le respect dû aux conciles en question. Texte inséré par Vigile dans le Constitutum de mai 553, à la suite du document Mena s-Askidas. Coll. AvelL, p. 232.