Dictionnaire de théologie catholique/TYRAN ET TYRANNIE II. La résistance au pouvoir tyrannique

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 218-229).

II. De la résistance au pouvoir tyrannique.

I. Position du PROBLÈME. —

Au pouvoir légitime qui gouverne en vue du bien commun, l’obéissance est flue : c’est l’affirmation de la saine raison, l’ordre formel fin Christ, Matth., xxii, 21, la doctrine de saint Paul, Rom., xiii, 1 et l’enseignement constant de l’Eglise. Le Si/llabus a condamné la proposition suivante : I.rqitimis principibus oberdienlium drlrrrlarr, imo et rebellare licet. Prop. 63, Denz., n. 1763. Et

Léon XIII a déclaré » qu’il n’est pas plus permis de mépriser le pouvoir légitime, quelle que soit la personne en qui il réside, que de résister à la volonté de Dieu ; or ceux qui lui résistent courent d’eux-mêmes à leur perte… Ainsi donc, secouer l’obéissance et révolutionner la société par la moyen de la sédition, c’est un crime de lèse-majesté, non seulement humaine, mais divine ». Jmmortale Dei, p. 21. Cf. Encycl. Libertas, p. 184 et 186.

Mais la souveraineté n’est pas immuable : elle peut perdre sa légitimité. Elle n’est pas non plus impeccable : par la faiblesse ou la malice de ceux qui la détiennent, elle peut donner des ordres contraires ou au moins nuisibles au bien commun. On ne saurait dire cependant que, même dans ces extrémités, elle perde toujours et dans tous les cas le droit à l’obéissance. On ne saurait affirmer non plus, avec les théoriciens du « contrat social », que les sujets ont fait « abdication totale de leur liberté naturelle », de telle sorte qu’ils doivent se soumettre à toutes les décisions justes ou injustes de l’autorité. Il y a des limites au devoir d’obéissance, tout comme il y a des limites au droit de souveraineté. Ce sont ces limites que nous allons préciser tout d’abord. Puis, après un aperçu historique, il y aura lieu de déterminer les divers degrés de la résistance, avant d’en faire une application aux différents cas de tyrannie.

Les limites de la souveraineté humaine.

On peut en énumérer deux principales : D’abord les droits imprescriptibles de Dieu, dont toute souveraineté et toute autorité dérivent. Lorsque les ordres donnés par un pouvoir humain vont à rencontre du droit divin, alors le non possumus prononcé par les apôtres, Act., iv, 20, s’impose : « mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes ». Tel est le premier rempart de la liberté humaine contre l’oppression. La seconde barrière est constituée par les droits de la personne humaine, de l’individu qui préexiste à la société. Le souverain irait donc contre le bien commun de tous et de chacun des citoyens s’il méconnaissait ces droits antérieurs, supérieurs aux lois positives, qui s’appellent la liberté de conscience, la liberté individuelle, l’autorité paternelle, le droit d’association, etc. Tout cela, parce que, selon le mot de Léon XIII, l’individu est plus ancien que l’État, homo est republica senior.

Tant que les gouvernants respectent ces limites naturelles, ils sont, dans la société, les véritables représentants de Dieu même : nul n’a le droit de leur refuser son concours et son obéissance ; s’ils le dépassent, le droit de résistance commence. Cf. Melchior du Lac, L’Église et l’État, t. i, p. 96, Paris, 1850.

Le point de vue de l’histoire.

Il est intéressant de souligner sur ce point, non pas l’évolution des doctrines, mais le changement de ton qui s’est produit du Moyen Age à nos jours. Impressionnés par les fréquents abus de pouvoir qu’ils avaient sous les yeux, les anciens scolastiques, soucieux d’y mettre un frein, se préoccupèrent de tracer des limites à l’absolutisme des princes, les menaçant de refus d’obéissance de la part de leurs sujets. C’est, au xie siècle, Manegold de Lautenbach, cf. son article, t. ix, col. 1825 sq., qui ose comparer le prince à un gardien de pourceaux : « Si ce berger, au lieu de les faire pattre, les vole, les tue ou les perd, n’est-ce pas à bon droit qu’on refusera de lui payer ses gages et qu’on le renversera ignominieusement ? » Liber ad Gebehardum, c. xxx ; cf. J. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. ii, l’État, 2e éd., p. 163. En ces temps « d’asservissement ». il est curieux de noter avec quelle liberté théologiens et juristes parlent du droit de résistance des sujets opprimés. Le droit de révolte est même inscrit dans certaines chartes du Moyen Age : le peuple a le droit de se soulever, même à main armée, si le prince n’accomplit pas les obligations auxquelles il s’est astreint par serment. Ainsi parle la Grande Charte d’Angleterre de 1215 ; de même la Paix de Fexhe de la principauté de Liège (1316). En Hongrie, l’article 31 de la Bulle d’Or stipule que, si le roi ne respecte pas la Bulle, « les évêques, les autres grands et nobles de notre royaume, réunis ou séparés, présents ou à venir, ont le libre droit de faire remontrance et de résister à nous ou à nos successeurs, sans être taxés pour autant d’infidélité. Cf. J. Leclercq, op. cit., t. ii, p. 191. On connaît mieux encore le fameux passage du De regimine principum, t. I, c. vi, où saint Thomas affirme ce même droit de résistance à la tyrannie : » S’il appartient de droit à la multitude de se donner un roi, elle peut, sans injustice condamner à disparaître le roi établi par elle ou mettre un frein à sa puissance s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal… > Même doctrine chez Banès, In II tm -II iii, q. lxiv, a. 3, concl. 1 ; Sylvius, In II tm -II m, q. lxiv, a. 3, concl. 2 ; Billuart, De jure et justifia, dissert. X, a. 2, ad 3 am ; Bellarmin, De concil. auct., t. II, c. xix ; Suarez, Defensio fidei. t. VI, c. iv, §15.

Si au contraire on passe aux philosophes et théologiens de l’époque contemporaine, on remarque que, préoccupés par les tendances révolutionnaires du temps, ils se montrent beaucoup plus réservés. S’ils citent encore les anciens scolastiques et acceptent en général leur doctrine, ils insistent avec minutie sur la différence qui existe entre la résistance active et la rébellion. Les papes eux-mêmes, depuis Pie VI jusqu’à Pie XI auront à cœur d’insister spécialement dans leurs encycliques et lettres officielles, sur le devoir d’obéissance à l’égard des pouvoirs établis. Sans doute, ce faisant, ils n’ont été que l’écho fidèle de l’Évangile, de saint Paul et de toute la tradition patristique ; mais ce qui est remarquable, c’est que jamais ils ne soulèvent la question de la tyrannie, si étudiée au Moyen Age, et de l’attitude que doit prendre à son égard le peuple chrétien. Le document le plus significatif à cet égard est peut-être un bref de Pie VI, daté du 5 juillet 1796, « très authentique, déclare P. de la Gorce, quoique non rédigé, ni notifié suivant les formes canoniques ». Hist. rel. de la Révol. française, t. v, p. 31. Il ne fut jamais promulgué, ni communiqué officiellement aux évêques de France auxquels il était adressé, parce que le Directoire n’avait ni donné ni promis fermement les satisfactions légitimes que le général Bonaparte avait fait espérer. Voir le texte complet dans Questions actuelles, 4 juin 1892, t. xiv, p. 37. Le pape y recommande aux catholiques français l’acceptation du Directoire. Après avoir exposé la « nécessité d’être soumis aux autorités constituées, il exhorte ses chers fils à ne pas se laisser égarer et à ne pas, « par une piété mal entendue, fournir aux novateurs l’occasion de décrier la religion catholique. Votre désobéissance serait un crime… » En 1803, Pie VII, dans son encyclique Ecclesia Christi publiée pour ratifier le Concordat, rappelle que l’Évangile suffit, sans l’obligation d’aucun serment, pour astreindre les évêques à l’obéissance due au gouvernement ; néanmoins, il les engage à prêter serment de fidélité entre les mains du premier consul, comme c’était l’usage auparavant. Même préoccupation chez Grégoire XVI, dont l’encyclique Mirari dos, 15 août 1832, rappelle la soumission due aux princes, alors que 1’ « Avenir » attaquait le gouvernement de Louis-Philippe récemment établi et plus encore l’autocratie russe persécutrice de la Pologne. Léon XIII, qui donna sur les questions politiques des instructions et directives si abondantes et si précieuses, insiste dans le même sens ; s’il soulève la question de la sédition, c’est pour la réprouver aussitôt : « Secouer l’obéissance et révolutionner la société par le moyen de la sédition, c’est un crime de lèse-majesté, non seulement humaine, mais divine. » Immortale Dei, 1 er novembre 1885, t. ii, p. 21. S’il reconnaît le droit et le devoir de ne pas se soumettre à des lois mauvaises, il insiste davantage sur la nécessité de bien distinguer le pouvoir politique de la législation ; l’acceptation de l’un, qui est un devoir, n’implique nullement l’acceptation de l’autre. Cf. Lettre au clergé de France, 16 février 1892, t. iii, p. 119 et Lettre aux cardinaux français, 3 mai 1892, t. iii, p. 127. Pie X se référera souvent à la doctrine exposée par son prédécesseur et Benoît XV, dans sa première encyclique, Ad Beatissimi, du 1 er novembre 1914, traite la question de la soumission au pouvoir légitime avec autant d’ampleur que celle de la paix. Pie XI parlera également de la nécessité de restaurer la notion d’autorité, dans son encyclique Ubi arcano, qui parut le 23 décembre 1922 ; il rappellera ces mêmes enseignements dans Quas primas, sur le Christ-Roi, en décembre 1925. Cependant dans la deuxième décade de son pontificat, le pape est préoccupé par les atteintes de plus en plus graves portées aux droits et à la dignité de la personne humaine. L’encyclique Dioini Redemptoris (1937) rappelle que c la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société ». Dans ses discours comme dans ses écrits, il s’élève contre les prétentions étatiques et totalitaires de certains gouvernements à tendance dictatoriales de l’époque. Sans doute, la primauté de la personne humaine n’exclut pas une légitime subordination de l’individu à la société et à l’autorité qui la préside. « Mais si la société prétendait rabaisser la dignité de la personne humaine en lui refusant en tout ou en partie les droits qui lui viennent de Dieu, elle manquerait à son but et, au lieu d’édifier, elle ne ferait que détruire. » Ces dernières paroles sont du cardinal Pacelli, alors secrétaire d’État de Pie XI, Lettre à la Semaine sociale de Clermont-Ferrand, 1937. Cf. Compte rendu, p. 7-8. L’année suivante, la lettre qu’il adressait à la Semaine sociale de Rouen (1938) trahit les mêmes préoccupations : « L’ordre civil n’est pas celui de la tyrannie et de l’esclavage, qui privent les membres du corps social des droits propres de la nature humaine, ou bien qui en règlent l’exercice de telle sorte qu’ils font du citoyen un simple instrument de l’autorité despotique. » Compte rendu, p. 8, Paris, 1938. Devenu pape sous le nom de Pie XII, alors que les erreurs par lui dénoncées commençaient à porter des fruits de mort, le nouveau pontife dans son encyclique Summi Pontificatus, 20 octobre 1939, soulignait une fois de plus les dangers de la déification de l’État, qui, attribuant à l’État ou au groupe des droits illimités sur les individus et les citoyens, aboutit normalement à l’absolutisme. « Il est une autre erreur non moins dangereuse pour le bien-être des nations et la prospérité de la grande société humaine…, c’est l’erreur contenue dans les conceptions qui n’hésitent pas à délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Être suprême, cause première et maître absolu soit de l’homme, soit de la société, et de tout lien avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa source première. De telles conceptions accordent à l’autorité civile une faculté illimitée d’action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou aux seuls postulats d’exigences historiques contingentes et d’intérêts s’y rapportant. L’autorité de Dieu et l’empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et maître suprême, et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne. » Summi Pontiftcatus, n. 41-42 ; cf. n. 44-45, éd. Spes, p. 44 sq.

Les degrés de la résistance.

La souveraineté, n’impliquant pas un pouvoir illimité, trouve une barrière et une sanction dans le droit de résistance des sujets. Ce droit commence au point où le prince excède ses pouvoirs et abuse de son autorité, c’est-à-dire quand il abdique son rôle de « ministre de Dieu pour le bien ». Rom., xiii, 4. Dès lors l’obéissance cesse d’être un devoir. En conséquence les sujets ont le droit de résister. Mais comment résister ?

Les théologiens distinguent ordinairement quatre degrés dans la résistance, depuis la simple passivité jusqu’à la rébellion offensive ou sédition.

1. Résistance passive.

Au premier degré se trouve la résistance passive qui consiste à ne pas obtempérer aux injonctions tyranniques du prince ou aux prescriptions d’une loi injuste, mais sans plus. Cette attitude est toujours permise ; elle devient obligatoire en face de prescriptions contraires à la loi de Dieu et à la conscience. Sous l’empire de la contrainte et de la violence, il est permis de subir, mais non d’accepter, encore moins de coopérer. Cependant, si la loi injuste ne lèse que des intérêts particuliers, sans violer le droit naturel, il est loisible aux sujets molestés d’obtempérer à l’injonction du prince, surtout si la résistance doit leur attirer des représailles plus cruelles et non moins injustes. Quand des intérêts matériels sont seuls en jeu, chacun peut en faire le sacrifice s’il le juge moins préjudiciable à la cause qu’il veut servir. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’apostrophe de saint Ambroise à l’empereur Valentinien II, qui, poussé par sa mère Justine, voulait livrer une église aux ariens : « Si l’empereur veut avoir les biens de l’Église, il peut les prendre ; personne ne s’y oppose ; qu’il nous les ôte s’il le veut ; je ne les donne pas, mais je ne les refuse pas. » Cité par Bossuet, Politique tirée de l’Écriture, t. VI, a. 2, prop. 6.

2. Résistance active légale.

Elle consiste à poursuivre, par des moyens dont la loi ou la constitution permettent l’usage, l’abrogation de décrets injustes ou l’aboutissement de réformes jugées indispensables, au besoin même le changement du gouvernement. Tel était jadis le but de l’appel au suzerain, à l’empereur ou au pape, dans le droit du Moyen Age. Ce droit prévoyait même, dans certains cas, le droit de résistance à main armée, résistance qui, en l’occurrence, ne cessait pas d’être légale. Aujourd’hui les procédés communément employés sont le référendum, l’élection, la pétition, le recours à une juridiction suprême, une campagne de presse honnête, un appel à l’opinion, lorsque le gouvernement est un gouvernement d’opinion. Ce sont là des moyens dont l’emploi est parfaitement licite. Cependant il pourrait être nécessaire d’y recourir avec beaucoup de discrétion dans le cas où, les passions étant surexcitées, une violente campagne d’opinion risquerait de provoquer des désordres et entratnerait à des maux plus grands que ceux auxquels on veut porter remède.

3. Résistance active illégale.

C’est l’emploi, contre les gouvernants, de tous les moyens de pression, même de la force année, pour les ramener au droit ou pour s’opposer à l’exécution d’un ordre inique. Rentrent dans cette catégorie certains procédés qui, de nos jours, pour être en apparence plus pacifiques, n’en sont pas moins efficaces, par exemple : grève des services publics, grève générale, refus de payer l’impôt, sabotage, émigration, désobéissance civique, etc. Dans l’état actuel des sociétés modernes, ces moyens de pression peuvent prendre l’allure d’une véritable révolution et aboutir au renversement du pouvoir. Ils sont certainement illégaux.

Sont-ils aussi illégitimes ? C’est une grave question à laquelle les juristes et moralistes ont donné des réponses divergentes. Une réponse négative est donnée par les partisans de la monarchie de droit divin. Bossuet a comme résumé leurs théories lorsqu’il écrivait : « Le respect, la fidélité et l’obéissance que l’on doit aux rois ne doivent être altérés par aucun prétexte… L’État est en péril et le repos public n’a plus rien de ferme, s’il est permis de s’élever pour quelque cause que ce soit contre les princes. » Politique, t. VI, a. 2, prop. 4. Et encore : « Les sujets n’ont à opposer à la violence des princes que des remontrances respectueuses, sans mutinerie et sans murmure, et des prières pour leur conversion. » Ibid., prop. 6. Voir aussi, t. VI, a. 3, la façon ingénieuse dont il explique les révoltes de David et des Machabées. Cf. encore le Cinquième avertissement contre le ministre Jurieu, et la Défense de l’Histoire des variations contre le ministre Basnage. Or, nous le verrons, la tradition scolastique est à peu près unanime à reconnaître le droit de résistance allant, dans les cas extrêmes, jusqu’au droit de révolte. Un de ses modernes représentants, le cardinal Zigliara a écrit : « Il est certain que les sujets possèdent le droit de résister passivement, c’est-à-dire de ne pas obéir aux lois tyranniques… Le droit même que les sujets possèdent de ne pas obéir au pouvoir législatif tyrannique, leur donne celui de résister à la violence du pouvoir exécutif, en repoussant la violence par la violence, ce qui constitue la résistance défensive ; car ridicule serait le droit de résistance passive, s’il ne pouvait s’exercer activement contre un injuste agresseur. Dans ce cas, on résiste non à l’autorité, mais à la violence ; non au droit, mais à l’abus du droit ; non au prince, mais à l’injuste agresseur d’un droit propre et dans l’acte même de l’agression. » Summa philosophica, t. iii, 4 « éd., Lyon, 1882, p. 266-267. Et Zigliara n’était que l’écho fidèle de Gerson qui proclamait : Et si [subditos] manifeste et cum obslinatione in injuria et de facto prosequatur princeps, tune régula hme naturalis, vim vi repellere licet, locum habet. Gerson, Contra adulatores principum, consid. 7 ; cf. Suarez, Defensio fidei, t. VI, c. iv, § 15. Les modernes ne suivent les anciens scolastiques sur ce point qu’avec réticence et une certaine inquiétude, effrayés par le progrès des idées révolutionnaires et les abus que l’on a fait du droit de révolte. S’ils admettent pratiquement le droit de résistance active et même de déposition du souverain tyrannique, ils y mettent des conditions très strictes, qui peuvent se ramener à trois : nécessité urgente ou extrême utilité, c’est-à-dire pratiquement chance de succès, et enfin proportion à garder entre la gravité du désordre et l’importance des moyens employés. Cf. J. Lcclercq, Leçons de droit naturel, t. Iꝟ. 2e éd., p. 193-195 ; Chénon, op. cit., p. 120. Déplus, ils mettent en relief, comme l’a fait Zigliara, le caractère défensif de la révolte, insistant sur la différence qui existe entre la résistance active et la sédition. Quant à la résistance elle-même, beaucoup lui refusent la légitimité si elle est une entreprise privée ; ils réservent le droit de révolte à une autorité supérieure : le pape ou la nation ; en particulier les sabotages et coups de force ne sauraient être le fait de simples particuliers ou même de groupes isolés, ainsi que les préconisèrent au début du siècle certains milieux monarchiques. Cf. Ami du clergé, 1913, p. 215-217.

4. La sédition.

II est une espèce de révolte qui, de l’avis des théologiens, est gravement coupable et toujours Interdite, c’est la sédition, que saint Thomas définit : une guerre injuste entreprise contre l’autorité légitime et le bien commun, Contra bonum commune reipublicse injusta pugna. II » -II", q. xlii, a. 2. Ce qui spécifie la sédition, c’est son double caractère d’injustice et d’agressivité. Certains auteurs l’identifient avec la rébellion ou l’insurrection et la définissent : « la violence opposée par les sujets au prince ou au gouvernement légitime soit pour le déposer, soit pour changer la constitution, soit pour lui arracher certaines réformes politiques ». Meyer, Instit. juris natur., t. ii, p. 508. Mais cette définition peut convenir aussi bien à la résistance active extra-légale ou à la révolte défensive, qui, nous l’avons vii, ne sont pas toujours condamnables. Dans la sédition, l’initiative de la lutte ne vient pas du souverain, mais bien de l’auteur de la révolte, qui est le véritable agresseur : bellum movere agressivum a privata persona aut potestate imperfecta, dit Suarez ; tandis que dans le cas de tyrannie de gouvernement, c’est le tyran qui est lui-même le séditieux, magis autem tyrannus sediliosus est. II » -II æ, q. xlii, a. 2, ad 3 am. Nous dirons plus loin que le droit de légitime défense n’est nullement refusé aux sujets en face de la tyrannie du pouvoir, mais cette défense doit être juste, aussi bien dans ses motifs que dans ses procédés. Voilà pourquoi le droit de soulèvement, de révolte, de rébellion, d’insurrection est infiniment nuancé et délicat à définir, surtout dans la pratique.

La sédition au contraire est une lutte violente provoquée entre des parties d’une même société, que ce soit en dressant les citoyens les uns contre les autres ou en les dressant contre le pouvoir. Elle est opposée à la paix et à l’union indispensable au bien du groupement. « La cité n’étant pas n’importe quel assemblage de la multitude, mais l’association dans le respect de la justice et la recherche de l’utilité commune, on doit appeler sédition une attaque contre la juste unité ou la commune utilité. Il s’ensuit qu’il y a sédition toutes les fois que l’on dirige une lutte violente, non seulement contre un gouvernement qui serait demeuré juste de tous points, mais encore contre un pouvoir, qui, bien qu’ayant abusé de son autorité, n’a pas perdu son droit à assurer l’unité de la société. Il y aurait encore sédition si, même en face d’un pouvoir tyrannique, compromettant gravement le bien commun, on se faisait l’instigateur de troubles qui n’auraient pour résultat que d’aggraver la tyrannie, ou d’engager le peuple dans des perturbations pires que les maux auxquels on voudrait remédier ; car cela serait contraire à l’utilité commune dont on se prétendrait le défenseur. » D. Lallement, Principes catholiques d’action civique, c. xiv, p. 236. La sédition ainsi entendue est, de sa nature, un péché grave, dit saint Thomas, II*- II », q. xlii, a. 2.

II. LE cas du tyran d’usurpation.

Celui que les scolastiques appelaient tyran in titulo ou quoad dominium est assurément sans titre légitime. C’est par la violence ou la ruse, et à rencontre de toute justice, qu’il s’efforce de dominer la nation. Il occupe la place du chef, en réalité, il n’en est que l’ombre. Quelle sera l’attitude que pourront prendre les citoyens à son égard ? Pour répondre de façon pertinente, il est nécessaire d’établir une distinction entre le tyran encore en acte d’usurpation et celui qui a déjà réellement pris possession du pouvoir.

Tyran en acte d’usurpation.

Dans le premier cas, la nation n’ayant pas accepté le nouveau souverain, se trouve dans le cas de légitime défense. Elle peut résister, même par la violence, à ce gouvernement ; certains vont même jusqu’à dire que l’usurpateur pourrait, en certaines circonstances, être légitimement expulsé ou tué, même d’autorité privée, comme un injuste agresseur. « S’il s’agit, dit Suarez, d’un tyran en train d’usurper le pouvoir, toute la république (nation) et n’importe lequel de ses membres ont droit contre lui, habent jus contra illum. C’est pourquoi le premier venu peut en tirer vengeance et délivrer la nation de la tyrannie. La raison en est que ce tyran est un agresseur qui entreprend injustement la guerre contre la nation et chacun de ses membres. C’est pourquoi chacun se trouve en état de légitime défense. Disp. XIII, De bello, sect. viii, 2°. Et l’auteur cite à l’appui l’autorité de saint Thomas et de Cajétan.

De l’avis de Mgr d’Hulst, le soulèvement de la Vendée en 1793 contre la Convention, alors que l’assemblée n’avait pas encore été ratifiée par le pays, réunissait les conditions d’une insurrection légitime à main armée contre une injuste usurpation et agression. Cf. Carême 1895, 2e Conférence, note 7, p. 325.

Cependant, si le droit de légitime défense contre un tyran en acte d’usurpation est théoriquement certain et inattaquable, pratiquement, l’exercice de ce droit sera déterminé et souvent limité par diverses considérations. D’abord, la nécessité de sauvegarder par dessus tout le bien commun pourra obliger la société à recevoir le bienfait de la conservation de celui qui seul est matériellement capable de la lui procurer, fût-il l’usurpateur. En conséquence, l’autorité devra lui être laissée s’il est le seul à pouvoir gouverner, ou du moins s’il a plus de chances de s’imposer. C’est l’enseignement de Taparelli, Essai de droit naturel, t. i, t. III, c. v, n. 677 sq. Mais l’auteur suppose toujours que le nouveau régime a la volonté et la capacité de procurer le bien commun et de sauvegarder l’ordre public, sinon il resterait un injuste agresseur qu’il est permis d’éliminer.

Tyran en possession du pouvoir.

La solution est beaucoup plus claire, du moins théoriquement, lorsque l’usurpation est arrivée au deuxième stade, c’est-à-dire à la possession effective du pouvoir. « Sans doute, note encore Taparelli, il serait à désirer que jamais un crime patent ne pût aboutir à une paisible possession : c’est ce que la justice demande et pour les sociétés et pour les individus… Cependant, il peut y avoir des cas où, après un certain laps de temps, la protection publique abandonne de fait le souverain légitime. On ne peut tenir la société éternellement en suspens… La tranquillité publique exige donc qu’on admette une sorte de prescription en matière de droit politique… » Ibid., n. 677. On reconnaît là l’histoire de beaucoup de dynasties et le processus habituel des changements de gouvernement : le point de départ est irrégulier ; il y a ensuite une période où le nouveau régime n’a qu’un pouvoir de fait ; enfin l’adhésion de la nation, l’impuissance absolue ou la renonciation du souverain détrôné et l’épreuve du temps consacrent la prescription politique et assurent la légitimité. Cf. Suarez, Defensio fidei, t. III, a. 2, n. 20.

C’est au deuxième stade, avant l’accession à la légitimité, alors que l’usurpateur n’est encore qu’un gouvernement de fait, que se pose la question de l’attitude à observer par les citoyens. Ce sont encore les préoccupations supérieures du bien commun qui fixeront, en l’occurrence, les devoirs de ceux-ci.

Quant à l’Église, en face des pouvoirs établis et non encore légitimés, elle prêche la subordination en tout ce qui n’est pas contraire à la conscience et se trouve requis par l’intérêt général. « L’obéissance civile, écrit le D r Pruner, est due même à un usurpateur ; car s’il n’a pas le droit de gouverner, il a au moins le devoir de maintenir les lois et de protéger la société ; ce qui implique la faculté de réclamer l’obéissance aux lois et de prendre les mesures nécessaires pour le maintien de l’ordre et le bien de la société. » Théol. morale, trad. Belet, Paris, 1880, p. 617, n. 6. Mais’cette attitude de soumission et cette reconnaissance pratique n’implique nullement, de la part de l’Église, une reconnaissance juridique ou l’octroi d’un titre de légitimité. Cf. ci-dessus, col. 1964. Quant aux sujets, tout en observant loyalement l’obéissance, ils doivent s’abstenir d’actes qui impliqueraient la reconnaissance de l’usurpateur comme autorité légitime.

Il ne sera pas sans intérêt de signaler brièvement les consignes données par Pie VII à ses sujets durant l’occupation et l’annexion des États pontificaux par Napoléon I er. « On ne peut regarder comme licite pour les sujets pontificaux, ecclésiastiques ou séculiers, tout acte tendant directement ou indirectement à seconder une usurpation si notoirement injuste et sacrilège et à en raffermir l’exercice. Il s’ensuit… qu’il ne serait pas permis de se conformer aux ordres du gouvernement pour lui prêter serment de fidélité, d’obéissance ou d’attachement, exprimés en des termes illimités et s’étendant à une fidélité et approbation positives. Cf. Taparelli, Essai de droit naturel, t. ii, p. 389. Le seul serment qu’autorise le même document (art. 12) est le suivant, qui ne devra être prêté que si l’on ne peut s’en abstenir sans grand danger ou préjudice : Promitto et juro me cujuslibet generis conjurationi, sive convenlui, sive sedilioni contra actuale gubernium operam nunquam daturum ; itemque eidem me subjectum fore atque oblemperanlem in iis omnibus quæ nec Dei nec Ecclesix legibus adversantur. Par ailleurs, la participation aux fêtes civiles qui ont lieu pour reconnaître les chefs imposés par la force, de même que le port de leurs insignes ou décorations, ne sont que tolérés, dans les cas où l’abstention exposerait à de graves inconvénients et pourvu qu’on ne donne pas de scandale. Le service militaire sous les drapeaux de l’usurpateur est lui aussi simplement toléré, alors qu’il n’est pas possible de se dérober, et pourvu qu’on ne participe à aucun acte d’hostilité contre le souverain légitime ni à aucune injustice. Cf. D r Pruner, Théol. mor., t. i, p. 617, note 1.

Signalons enfin deux décisions de la S. Pénitencerie, 6 octobre 1859 et 10 décembre 1860, déclarant illicites : 1. la célébration d’une fête religieuse à l’occasion de l’établissement d’un gouvernement illégitime ou de son anniversaire ; 2. les prières publiques faites pour un usurpateur sous le titre de souverain légitime, tant que la légitimité ne lui est pas acquise.

Déjà en 1793, durant son exil à Valence, le pape Pie VI permit à ses sujets de France de prêter un serment dans lequel on promettait non seulement de ne participer à aucune conjuration ou sédition, mais encore fidélité et attachement à la république et à la constitution, sauf toujours les droits de la religion catholique. Cf. Taparelli, op. cit., p. 389.

Cette acceptation du gouvernement de fait ne porte donc pas atteinte aux droits que peuvent encore conserver les gouvernements antérieurs, ni à la foi que peuvent légitimement leur garder les sujets. C’est l’enseignement constant des pontifes des x « xe et xxe siècles, échos eux-mêmes d’une tradition beaucoup plus ancienne. C’est ainsi que Grégoire XVI dans sa lettre apostolique Sollicitudo, parue le 7 août 1831, au lendemain de la révolution de Juillet, se référant à une constitution de Clément V, laquelle avait été ratifiée par Jean XXII, Pie II, Sixte IV et Clément XI, rappelait que, dans la pensée de l’Église, « une reconnaissance de ceux qui président d’une façon quelconque à la chose publique » n’implique l’attribution, l’approbation ou l’acquisition d’aucun droit en leur faveur, et « qu’aucun préjudice ne peut ni ne doit être censé porté aux droits, privilèges et patronages des autres. »

Pratiquement, à l’égard des gouvernements de f : iit. un triple devoir incombe aux citoyens :
1. obéissance aux lois justes ;
2. contribution aux charges publiques ;
3. collaboration à toute œuvre ou entreprise honnête intéressant le bien commun.

Quel genre d’opposition ou de résistance demeure licite ? Tant que le régime déchu n’a pas perdu sa légitimité, il est loisible aux citoyens de s’employer à la restauration du gouvernement de droit, non seulement par les moyens légaux, mais même par un coup de force, si ce procédé a l’approbation du prince légitime et possède des chances sérieuses de succès. Ce qui est interdit, c’est « une opposition stérile et brouillonne, une résistance qui n’entraînerait que des troubles, sans aucun profit pour la cause vaincue ». Cf. d’Hulst, Carême 1895, 2e conférence, p. 38, et note 7, p. 325. La grande règle est de ne pas s’opposer au bien public. Et, parce que l’intérêt commun se trouve lié à un pouvoir constitué, il faut accepter ce dernier tel qu’il est. C’est la conclusion même de Léon XIII, dans sa Lettre au clergé de France, du 16 février 1892 : « Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir [qui vient de Dieu] sont constitués, les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient… Et ce grand devoir de respect et de dépendance persévérera, tant que les exigences du bien commun le demanderont, puisque ce bien est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière. » Au milieu, éd. B. Presse, t. iii, p. 118.

III. LE CAS DU TYRAN DE GOUVERNEMENT.

C’est le cas d’un pouvoir, légitime dans ses origines, qui abuse de son autorité, soit en faisant des lois injustes, soit en opprimant une partie des citoyens à son profit ou au profit d’une coterie. Le cas est loin d’être chimérique. Il se réalise même plus fréquemment que la tyrannie d’usurpation. Pour décider de l’attitude que les sujets doivent adopter en face du gouvernement tyrannique, il est nécessaire de distinguer la résistance aux lois injustes et l’opposition au pouvoir lui-même.

Résistance aux lois injustes. —

Une loi peut se révéler injuste de deux façons : tout d’abord si elle prescrit une chose contraire au droit divin, soit naturel soit positif ; en second lieu si elle s’attaque ou s’oppose simplement à l’un de ces droits humains, au sujet desquels il est loisible de faire des concessions, afin d’éviter de plus grands maux. Dans l’un et l’autre cas, de telles prescriptions « n’ont aucune force de loi », dit Léon XIII, parce qu’elles sont en désaccord avec les principes de la droite raison et les intérêts du bien public ». Sapientisc christianse, op. cit., t. ii, p. 268. De ce, chef, elles n’obligent pas en conscience.

Cependant, s’il s’agit de lois qui ne touchent qu’à des droits humains, il peut être permis de ne pas urger ce droit et de subir l’injustice pour le bien de la paix. Dans certains cas, cette attitude de tolérance s’imposera en conscience, pour éviter de plus grands maux : scandale, sédition, incitation à la révolte générale, sévices ou représailles et aggravation de la tyrannie. Si au contraire la loi contredit les droits sacrés de Dieu ou de son Église, alors aucun compromis n’est possible : « obéir serait un crime », dit Léon XIII, ibid. ; il y a obligation de résister. Cf. I » -II ", q. xevi, a. 4.

1. Qui jugera de l’injustice des lois ?

S’il s’agit d’atteinte portée aux préceptes premiers et aux principes évidents de la morale naturelle et chrétienne, toute conscience droite est à même de les discerner. Dans les cas difficiles et pour résoudre des problèmes complexes, la conscience devra s’éclairer du jugement d’hommes prudents et compétents. Elle s’en tiendra pratiquement aux décisions de l’autorité ecclésiastique, chargée de la défense de la foi et de la morale, décisions qui seront transmises par la voix de l’ensemble des évêques ou par celle du pape. Cf. Lallement, Principes catholiques d’action civique, p. 235.

2. Dans le doute, portant sur la légitimité d’une prescription clairement édictée, l’obéissance demeure la règle, car la présomption est en faveur du législateur. Seule une loi certainement injuste est sans valeur. Pratiquement le bien commun exigera presque toujours une soumission effective.

3. Comment résister ?

La résistance passive s’impose obligatoirement en présence d’atteintes portées au droit divin. D’autre part, la résistance active légale est toujours permise. Léon XIII en parle en ces termes : « …Tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s’unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, les abus progressifs de la législation. Le respect que l’on doit aux pouvoirs constitués ne saurait l’interdire : il ne peut imposer ni le respect, ni beaucoup moins l’obéissance sans limites à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes pouvoirs. » Au milieu, 16 février 1892, op. cit., t. iii, p. 119-120. La sédition, en tant qu’offensive ou agressive, est toujours illicite. Quant à la résistance active et violente, elle peut être tolérée sous certaines conditions :

a) La violence ne visera qu’à s’opposer à la loi injuste et ne signifiera pas une rébellion contre un gouvernement par ailleurs légitime et acceptable. C’est la grande distinction « entre le pouvoir politique et la législation », maintes fois soulignée et nettement formulée par Léon XIII : « L’acceptation de l’un n’implique nullement l’acceptation de l’autre, dans les points où le législateur, oublieux de sa mission, se met en opposition avec la loi de Dieu et de son Église. » Encycl. Notre consolation, aux cardinaux français, 3 mai 1892, op. cit., t. iii, p. 126. Voir dans le même sens : Au milieu, 16 février 1892, t. iii, p. 119. Le théologien Lehmkuhl écrit de son côté : « Autre chose est la rébellion, autre chose la résistance aux lois injustes et à leur exécution. Que si on vous fait une violence injuste, ce n’est plus à l’autorité, c’est à la violence que vous résistez. » Theol. moralis, t. i, 7e éd., 1893, n. 797. — b) La violence ne sera pas offensive, mais seulement défensive, avec la modération de la légitime défense : « de même qu’il est permis de résister aux brigands, ainsi est-il permis, en pareil cas, de résister aux mauvais princes ». II » - II", q. xlii, a. 4. — c) L’injustice de la loi doit être manifeste et les maux qu’elle cause doivent être plus grands que ceux que la résistance violente pourra attirer sur le pays. — d) Enfin on ne devra pas user de moyens illicites, violant la justice à l’égard des particuliers (tels que jugements téméraires, calomnies, faux témoignages, à plus forte raison agressions violentes, rapines, exécutions sommaires) ; le calme et le sangfroid aideront à garder la mesure et à préserver des excès et par dessus tout on observera la charité à l’égard des personnes.

Ces règles de justice et de charité s’imposent à un titre spécial et plus rigoureusement encore, s’il s’agit de défendre les droits de la religion et de la conscience chrétienne. « Que les hommes catholiques, écrit Pie X, luttent pour l’Église avec persévérance et énergie, sans agir toutefois de façon séditieuse et violente. Ce n’est pas par la violence, mais par la fermeté qu’ils arriveront, en s’enfermant dans leur bon droit comme dans une citadelle, à briser l’obstination de leurs ennemis. » Encycl. Gravissimo, t. ii, p. 224 ; cf. Lallement, Principes catholiques d’action civique, c. xiv, p. 237.

Voici, pour terminer, en quels termes mesurés et précis s’exprime le concile provincial de Malines de 1937, sur ce sujet délicat : « C’est uniquement dans le cas tout à fait extraordinaire où l’autorité léserait ouvertement les droits certains des citoyens ou de l’Église, que les citoyens peuvent refuser obéissance aux lois injustes ; il leur est même permis alors d’opposer une résistance active, fût-ce à main armée, à condition que ce moyen soit nécessaire et proportionné à la gravité des droits lésés et qu’il ne donne pas lieu à de plus grands maux. » Actes et décrets, Louvain, 1938, n. 22, p. 17.

Résistance à l’autorité tyrannique, qui abuse de son pouvoir.

Il ne s’agit pas de sédition, mais de résistance défensive contre une autorité légitime qui gouverne tyranniquement, c’est-à-dire contre le bien commun. La question est de savoir s’il est permis de résister activement, même à main armée, et au besoin de renverser le régime tyrannique lui-même. Deux réponses opposées ont été données :

1. Réponse négative.

C’est celle de Bossuet, qui résume l’opinion des partisans du droit divin des rois. Rébellion et violence ne sont jamais permises : « les sujets n’ont à opposer à la violence des princes que des remontrances respectueuses… Quand je dis que ces remontrances doivent être respectueuses, j’entends qu’elles le soient effectivement et non seulement en apparence… Voilà une doctrine sainte, vraiment digne de Jésus-Christ et de ses disciples. » Politique tirée de l’Écriture, t. VI, a. 2, prop. 6. « C’est à coup sûr, ajoute le P. de la Taille, celle qui eut le plus de crédit en France depuis Louis XIV. Napoléon la préférait sans doute aussi. Dans un cours publié par l’autorité du cardinal Fesch en 1810, avec cette note significative en tête du troisième volume : « cette édition est la seule enseignée dans les principaux diocèses de France », on lit ce qui suit : Le prince, fût-il tyran cruel, fût-il l’ennemi le plus acharné de la vraie religion, on n’a pas le droit de quitter son parti… Léser en paroles ou en œuvres la très auguste personne du souverain serait une espèce de sacrilège. » En face du pouvoir, Tours, 1910, p. 156.

Sans aller jusque là, quelques auteurs modernes sont demeurés hésitants et timides à cause des abus constatés de la doctrine contraire. Le sulpicien J. Carrière, un des maîtres de l’enseignement dans les séminaires au xixe siècle, répond négativement à la question : Un tyran (de gouvernement) peut-il être déposé par la communauté et même condamné à mort, si la déposition ne suffit pas ? Il n’ignore pas que d’anciens théologiens ont professé une opinion contraire ; mais, dit-il, ils ne furent ni aussi nombreux ni aussi unanimes qu’on veut bien le dire ; d’autre part leur doctrine fut surtout théorique et ils ne portèrent pas assez d’attention aux conséquences, qu’ils n’avaient jamais vu passer dans les faits. Leurs successeurs, instruits par l’expérience, apportèrent cette restriction : « à moins que cette manière d’agir ne cause de plus grands maux que la tyrannie elle-même. Et, de même que leurs devanciers, ils proscrivirent la rébellion, au nom de l’Écriture, de la Tradition et du bien commun. De justifia et jure, t. ii, Paris, 1839, p. 384.

Même réserve chez Gury, S. J., lorsqu’il pose le problème de la résistance à l’autorité temporelle et celui de la rébellion. Voici sa doctrine qu’il appuie sur l’Écriture, les Pères, les conciles, les papes, le catéchisme de Trente, saint Liguori et aussi l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI : a) De même qu’il est évident qu’on ne doit jamais obéir à l’autorité humaine en ce qui est manifestement contre la loi de Dieu, ainsi, dans les choses qui sont licites en elles-mêmes, il faut complètement obéir aux supérieurs, même fâcheux, et à ceux qui abusent de leur autorite… ; b) Il n’est jamais permis de se rebeller. « À ce sujet, dit saint Liguori, il faut regarder comme très pernicieux le principe de Jean Gerson, qui a osé affirmer qu’un monarque peut légitimement être jugé par toute la nation, s’il gouverne injustement son royaume…, principe non seulement faux, mais très pernicieux… » Et l’auteur termine en indiquant, d’après saint Thomas, le remède à la tyrannie qui est le recours à Dieu et la cessation du péché. Comp. theol. mor., n. 387.

Un autre jésuite, Lehmkuhl, le rénovateur de la théologie morale en Allemagne, donne une solution qui n’est guère différente : « La fidélité oblige les sujets à ne susciter contre l’autorité légitime ni rébellion ni révolution ; cela est défendu par la loi naturelle et par la loi chrétienne, lors même que celui qui est dépositaire du souverain pouvoir en abuserait par la tyrannie. » Theol. moralis, t. i, n. 797. Soulignons une nuance : l’auteur dit « les sujets » et non pas la société, réservant à la nation des droits qui n’appartiennent pas aux simples particuliers. Tant que la communauté accepte ou tolère le tyran, il demeure gouvernement légitime et conserve ses attributions. C’est ce qu’a souligné saint Alphonse de Liguori : « Les lois et sentences portées par les tyrans obligent, si ceux-ci possèdent pacifiquement le royaume et sont tolérés par la nation. Cela est vrai de la sentence en tant qu’elle provient positivement du tyran, mais non en tant qu’elle provient de la volonté (au moins interprétative et implicite) de la nation qui, pouvant chasser le tyran et les juges institués par lui, leur confère tacitement le pouvoir de gouverner et ratifie leurs lois et leurs actes. » De legibus, c. i, dub. i. Voir aussi l’Ami du clergé, t. xvii, 1895, p. 272.

2. Réponse affirmative.

Cependant on ne saurait dire que les autorités précitées représentent à elles seules « toute la théologie catholique ». Il s’est trouvé des auteurs modernes pour faire écho à l’antique tradition scolastique, laquelle est à peu près unanime à reconnaître à la nation le droit, au moins théorique, de résistance, droit qui peut aller, dans les cas extrêmes, jusqu’à la révolte et à la déposition du tyran.

Voici comment saint Thomas s’en explique dans la Somme théologique : « Le gouvernement tyrannique n’est pas juste, parce qu’ordonné non au bien public, mais au bien particulier du gouvernement… Aussi le renversement de ce régime n’a pas le caractère d’une sédition, hors le cas où le renversement du régime tyrannique se ferait avec un tel désordre, qu’il entraînerait pour le pays plus de dommages que la tyrannie elle-même. Mais c’est bien plutôt le tyran qui est séditieux, lui qui entretient discordes et séditions dans le peuple qui lui est soumis, afin de pouvoir plus sûrement le dominer. » II » -II B, q. xlii, a. 2, ad 3°™. En traitant le tyran de « séditieux », le Docteur angélique semble bien indiquer que c’est le mauvais prince qui est l’agresseur ; le peuple ne fait qu’user du droit de légitime défense qui appartient aux sociétés comme aux individus. Mais la nation ne saurait elle-même prendre l’initiative d’une sédition contre un pouvoir établi.

La pensée de saint Thomas est à compléter par un passage du De regimine principum, où il traite des remèdes à apporter à la tyrannie : Il semble que c’est plutôt par l’autorité publique que l’on doit s’opposer à la tyrannie des princes, et non par les entreprises de quelques particuliers. Parce que, d’abord, si une société a le droit de se donner un roi, elle a également celui de le déposer ou de tempérer son pouvoir, s’il en abuse tyranniquement. Et il ne faut pas croire que cette société agisse d’une manière injuste en chassant un tyran qu’elle s’est donné, même à titre héréditaire, parce qu’en se conduisant en mauvais prince dans le gouvernement de l’État, il a mérité que ses sujets brisassent le pacte d’obéissance. C’est ainsi que les Romains renversèrent du trône Tarquin le Superbe… » Opusc. xx, t. I, c. vi. Ainsi, d’après saint Thomas, le droit qu’a la nation (non les particuliers) de s’opposer à la tyrannie, peut aller jusqu’à la déposition du souverain. Mais toujours la prudence et le souci du bien commun doivent guider une telle entreprise : « S’il n’y a pas d’excès insupportable, il vaut mieux tolérer pour un temps une tyrannie modérée, que de faire opposition au tyran et s’engager dans des dangers multiples, plus graves que la tyrannie elle-même. En effet, il peut arriver que les opposants ne puissent prendre le dessus et que, par suite de cette provocation, le tyran sévisse avec plus de violence qu’auparavant. Si au contraire quelqu’un réussit à l’emporter sur le tyran, il s’ensuit le plus souvent de très graves dissensions parmi le peuple. Soit pendant l’insurrection, soit après l’expulsion du tyran, la multitude se divise en partis à propos de la constitution du nouveau régime. Il arrive aussi que, la multitude ayant chassé le tyran grâce à un meneur quelconque, celui-ci reçoive le pouvoir, s’empare de la tyrannie, et, craignant de souffrir d’un autre ce que lui-même vient de faire à autrui, écrase ses sujets sous une servitude encore plus lourde que la première. » De regimine principum, t. I, c. vi. Dans la même ligne de pensée, on peut lire Cajétan, In J/ » m -//", q. xlii, a. 2.

De son côté, Suarez a pu écrire : « Si le roi légitime gouverne tyranniquement et que la nation n’ait pas d’autre moyen de se défendre que d’expulser et de déposer le roi, la nation entière pourra, dans une assemblée publique et commune des cités et des chefs, déposer le roi ; cela en vertu du droit naturel, qui permet de repousser la force par la force, et parce que toujours le cas de nécessité de conserver la république est compris comme exception dans la première convention où la nation confia le souverain pouvoir au roi. » Defensio fid. cath., t. VI, c. iv, § 7 ; cf. De caritate, dist. XIII, sect. viii ; De censuris, dist. XV, sect. vi, § 7. C’est toujours le même droit de défense qui est accordé à la nation.

Bellarmin se contente de dire que, « s’il y a une cause légitime, la multitude peut changer la royauté en aristocratie ou en démocratie et réciproquement, comme cela s’est vu à Rome ». Dispulationes de controv. christianee fidei, t. III, c. vi, § 4. Banès exprime une opinion semblable, In 7/ » m -//", q. xliv, a. 3, concl. 1 : « Dans le cas où le roi gouverne tyranniquement, la nation demeure en droit de déposer le prince. » Et Sylvius ne s’écarte pas de la doctrine de Suarez lorsqu’il écrit : « Un tyran par trop insolent peut être légalement déposé et chassé ou par la nation elle-même, ou par les assemblées du royaume, ou par une autorité supérieure si cette autorité existe… En effet, le pouvoir souverain a été donné au roi par la nation qui peut le lui retirer s’il en fait manifestement usage au détriment de la chose publique… » In II* m -II iii, q. lxiv, a. 3, concl. 2.

Parmi les anciens, on pourrait encore citer Lessius, qui accorde à tous, laïques et clercs, le droit de défendre leur vie contre un injuste agresseur, « même si c’est un supérieur ». Cela est permis, dit-il, « au serf contre son seigneur, au vassal contre son prince ». De justitia et jure, sect. ii, c. ix, dub. 8. Gerson, de son côté, enseigne que, si le souverain « fait subir à ses sujets une persécution manifeste, obstinée, clin tive, alors s’applique cette règle naturelle : il est permis de repousser la force par la force ». Decem considerationes principibus et dominis utilissimæ, cons. vii, dans Opéra omnia, Paris, 1606, t. ii, pars II, col. 628. C’est en effet une règle de droit qui figure à maintes pages des Décrétâtes : Vim vi repellere omnes leges omniaque jura permitlunt, avec parfois cette clause : non ad sumendam vindictam, sed ad injuriam propulsandam. L. V, tit.xii, c. 18 ; cꝟ. t. V, tit. xxxix, c. 3 ; t. II, tit. xiii, c. 12 ; In Sexto, t. V, tit. xi, c. 6.

Parmi les modernes, le théologien belge Génicot, S. J., invoque l’autorité de saint Thomas aussi bien que celle de l’Écriture et des papes, lorsqu’il écrit : « Se révolter contre l’autorité légitime est de soi illicite, ainsi qu’il ressort de la condamnation de la 63e proposition du Syllabus de Pie IX : Legitimis principibus obœdientiam detreclare, immo et rebellare licet. Cependant, autre chose est la rébellion, autre chose est la résistance aux lois injustes et à leur exécution. Car, lorsqu’une violence évidemment injuste est exercée par ceux qui détiennent la puissance légitime, le cas est « semblable à celui d’une violence « exercée par des brigands… ; et de même qu’il est permis de résister aux brigands, de même il est permis, « en l’occurrence, de résister aux mauvais princes, à « moins qu’il n’y ait peut-être un scandale à éviter ou « quelque grave perturbation à craindre », dit saint Thomas. Souvent, poursuit notre auteur, cette résistance active sera illicite, si la violence devait avoir le dessus, de telle sorte qu’il n’y eût pas d’effet bon à espérer, mais bien de plus grands maux à attendre. Instit. theol. moralis, 3e éd., 1900, t. i, n. 357. Même doctrine dans la 14e éd., 1939, t. i, p. 283, revue par Salsmans.

Le théologien suisse Cathrein s’exprime plus clairement encore : « À un tyran, qui injustement cherche à causer aux citoyens des maux très graves, il est permis de résister activement dans l’acte même de l’agression. » Et l’auteur précise : « Il s’agit de résistance active par la force ou à main armée. Qu’il soit permis à chaque citoyen de résister activement et par la force (au moins s’il s’agit de défendre sa vie et l’intégrité de son corps), à un prince qui cherche à lui causer un préjudice évidemment injuste et grave, et de l’empêcher d’accomplir sa volonté, c’est l’opinion à peu près commune des théologiens… Les citoyens peuvent donc se prêter main-forte les uns aux autres contre l’injuste agression du roi ou de ses agents, et se liguer dans ce but par un traité. Pour cela, en effet, pas n’est besoin chez eux de la souveraine puissance : les sujets ne jugent ni ne déposent le souverain, mais ils ne font que se défendre eux et leurs biens. Ces principes valent en droit, et à ne regarder les choses que dans l’abstrait. Dans le concret, par accident, il arrivera souvent que pareille défense entraînerait de plus grands maux, et qu’il faille s’en abstenir. » Philosophia moralis, 3e éd., 1900, n. 616.

Meyer, considérant les cas où la résistance passive est pratiquement impossible ou apparaît comme inefficace, propose sa solution qu’il dit avoir « déterminée théoriquement en conformité avec les principes de la saine raison ». Sa thèse est la suivante : « Il peut y avoir quelquefois des circonstances, où la résistance active aux abus de l’autorité publique, prise en soi, n’est pas contraire au droit naturel. » Et il la prouve ainsi : « Le droit naturel de défense s’étend sans exception à toute créature raisonnable, et par suite a pari ou a fortiori à une personnalité humaine collective. Donc, toutes les fois qu’un abus tyrannique du pouvoir, non pas transitoire, mais poursuivi constamment et systématiquement, aura réduit le peuple à une extrémité telle que, manifestement, il y va désormais de son salut, par exemple s’il s’agit d’un danger imminent pour l’État à conjurer, ou des biens suprêmes et essentiels de la nation, et en première ligne du trésor de la vraie foi à sauver d’une ruine certaine : alors, de par le droit naturel, à une agression de ce genre il est permis d’opposer une résistance active, autant que le réclament la cause et les circonstances. L’Écriture nous présente un illustre exemple de ce mode de défense dans l’histoire des Machabées… » Et l’auteur de conclure : « N’importe quel groupe de citoyens, même sans constituer une personne morale complète, ni une unité sociale organique, en vertu du droit personnel inhérent à chaque individu, peut, dans ce cas d’extrême nécessité, mettre en commun les forces de tous, pour opposer à une oppression commune le faisceau d’une résistance collective. » Instituliones juris naturalis, t. ii, n. 531 sq.

Citons encore l’opinion de deux philosophes, qui envisagent précisément le cas d’oppression tyrannique dont nous traitons. « Point n’est besoin en ce cas d’aucune juridiction, écrit Schiffini. Il suffit bien, semble-t-il, du droit de légitime défense, inhérent à la société comme aux individus. » Disputationes philosophiæ moralis, 1891, t. ii, p. 452. Et le cardinal Zigliara fait cette remarque très opportune : « Dans ce cas, il n’y a pas résistance à l’autorité, mais à la violence ; non pas au droit, mais à l’abus du droit ; non pas au prince, mais à l’injuste agresseur et transgresseur de nos droits, dans l’acte même de son agression. » Summa philosophica, t. iii, 3e éd., 1884, p. 267.

Au delà de l’Atlantique, dans l’Amérique du Nord, deux voix de moralistes donnent un écho bien différent. Celle du P. Konings, rédemptoriste, s’appuyant sur l’autorité de saint Alphonse et de saint Thomas, affirme : Nunquam omnino licitum est rebellare… At quale remedium adest, si regimen principis esset excessive tyrannicum ? Remedium quod suppetit, ait S. Thomas, est ad Deum recurrere, ut auxilium prsebeat. Theol. moralis, t. i, New-York, 1878, p. 204, n. 459. C’est le même enseignement que donne aujourd’hui encore en France le manuel de Marc-Raus, Instit. morales, t. i, 19e éd., Lyon, 1933, n. 151. A l’opposé, on peut entendre Mgr Kenrick, mort archevêque de Baltimore, qui a donné le commentaire suivant de I Pet., ii, 13 et de Rom., xiii, 1-5 : « Ce passage interdit la rébellion qui se commet toutes les fois que des particuliers, isolés ou en petit nombre, résistent à l’autorité légitime. Que si une multitude de citoyens résistent à un abus énorme, on ne peut pas dire qu’ils résistent à l’autorité, car Dieu ne donne pas le droit de tyranniser. C’est qu’en effet… il n’est jamais permis aux gouvernants, par le renversement des lois, de détruire ce qui est la raison d’être et la fin de leur pouvoir. Est, par le fait même, déchu de toute prérogative, quiconque abuse du pouvoir contre la chose publique, dont le salut et l’honneur fondent la souveraineté et la majesté des princes… Par ailleurs, les soulèvements populaires, même provoqués par la domination la plus onéreuse, ne se produisent presque jamais sans péché, parce que, la plupart du temps, ils entraînent des ruines et des désastres. » Theol. moralis, t. i, Philadelphie, 1841, tract. VI, c. iii, p. 269.

Et voici d’autres moralistes qui précisent les conditions d’une résistance licite. D’abord Castelein, qui écrit : « La tyrannie habituelle et grave, en violant le pacte fondamental, détruit le titre du pouvoir. Quatre conditions cependant sont requises pour que soit licite la résistance active : a)qi’ïl ne reste aucun moyen efficace d’enrayer la tyrannie, par exemple, prières, exhortations, résistance passive, qui toutes doivent être essayées au préalable ; b) que la tyrannie soit manifeste de l’aveu général des hommes sages et honnêtes ; c) qu’il y ait chance probable de succès ; d) qu’il y ait lieu de croire que, de la chute du tyran, ne sortiront pas des maux plus graves… Avec Bellarmin, Suarez, Balmès, Bianchi, avec toute l’école du passé, nous disons que la résistance active est licite sous les quatre conditions précitées, quand le tyran machine la ruine de l’État. » Instil. philosophiez moralis et socialis, 1899, p. 487. Même doctrine dans son Droit naturel, Bruxelles, 1912, p. 791.

Dans sa Théologie morale, Paris, 1941, p. 242, n. 462, Vittrant, S. J., s’exprime en ces termes : « Si un gouvernement, par l’ensemble de ses agissements, devenait nuisible au bien commun, c’est encore le désir de sauvegarder, autant que possible, la paix, et de rétablir au plus vite la concorde, qui devrait inspirer le choix des moyens à employer pour venir au secours de la cité. Dès lors, même si une réaction vigoureuse était jugée nécessaire, on devrait d’abord s’efforcer d’avoir recours aux moyens légaux. On ne serait en droit de prendre l’initiative de la force et de la violence, que si les conditions suivantes se trouvaient réalisées simultanément : a) le danger public devrait être, au jugement de la partie saine de la population, grave et évident ; b) le bien commun et l’ordre public devraient être certainement compromis, sans laisser d’espoir pour les rétablir dans le recours aux moyens légaux ; c) de l’avis des hommes prudents, l’entreprise devrait être pratiquement assurée du succès, sans risquer de provoquer un état plus nuisible encore au bien commun que le désordre régnant. Alors, conclut l’auteur, « la rébellion à main armée pourrait ne pas être une sédition, mais une réaction morale et honnête ». Ibid., n. 462.

3. Les documents du magistère. —

Citons d’abord Léon XIII : « Il n’existe qu’une seule raison valable de refuser l’obéissance ; c’est le cas d’un précepte manifestement contraire au droit naturel ou divin, car là où il s’agirait d’enfreindre soit la loi naturelle, soit la volonté de Dieu, le commandement et l’exécution seraient également criminels. Si donc on se trouvait réduit à cette alternative de violer ou les ordres de Dieu ou ceux des gouvernants, il faudrait suivre le précepte de Jésus-Christ, qui veut qu’on rende à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ; et, à l’exemple des Apôtres, on devrait répondre : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Et il ne serait pas juste d’accuser ceux qui agissent ainsi, de méconnaître le devoir de la soumission ; car les princes dont la volonté est en opposition avec la volonté et les lois de Dieu, dépassent en cela les limites de leur pouvoir et renversent l’ordre de la justice ; dès lors leur autorité perd sa force, car où il n’y a plus de justice, il n’y a plus d’autorité. » Diuturnum, 29 juin 1881, op. cit., t. i, p. 149.

Dans une encyclique plus récente, Pie XI traçait à la hiérarchie mexicaine les devoirs des chrétiens à l’égard des pouvoirs établis. Après avoir rappelé que l’Église, « même s’il doit lui en coûter beaucoup, soutient la cause de la paix et de l’ordre et condamne la rébellion injuste et la violence contre les pouvoirs constitués », le pontife affirme en revanche que, « si ces pouvoirs attaquent ouvertement la justice et la vérité, de telle sorte qu’ils ébranlent les fondements mêmes de l’autorité, on ne voit pas de motif à blâmer les citoyens qui se groupent pour leur défense et la sauvegarde de la nation, n’employant que des moyens licites et adaptés contre ceux qui abusent de l’autorité pour faire tort à la chose publique… Il va de soi, poursuit le pape, que la solution pratique de cette question dépend nécessairement des circonstances particulières ; cependant, il est indispensable de mettre en lumière un certain nombre de principes :
a) Ces sortes de revendications n’ont qu’un caractère de moyen, tout au plot de fin relative, et non de fin dernière et absolue. —
b) En tant que moyens, elles doivent être des actions licites et non intrinsèquement mauvaises. —
c) Comme elles doivent être adaptées et proportionnées à l’obtention de la fin, il ne faut y recourir qu’autant qu’elles conduisent totalement ou partiellement à cette fin, de telle manière qu’elles ne causent pas à la communauté et à la justice un dommage plus grand que les maux auxquels on entend porter remède. —
d) L’emploi de ces moyens ainsi que l’exercice des droits civils et politiques, en tant qu’ils ne concernent que des affaires d’ordre purement temporel et technique ou des questions de défense à main armée, n’affectent pas directement le rôle de l’action catholique. Celle-ci cependant a le devoir d’instruire les fidèles de l’exercice correct de leurs droits, comme aussi des revendications à faire selon les règles de la justice, lorsque le bien commun l’exige. —
e) Le clergé et l’action catholique, dont la mission de paix et de charité doit rassembler tous les hommes in vinculo pacis, ont le devoir de contribuer de toutes leurs forces à la prospérité de la nation, tant en favorisant le plus possible l’union des citoyens et des classes, qu’en secondant toutes les entreprises sociales qui ne sont pas en désaccord avec la doctrine chrétienne et la loi morale. » Encycl. Firmissimam constantiam, Acta Aposl. Sedis, t. xxxix, 1937, p. 196 sq.

Citons encore un article du concile provincial de Malines (1937) au sujet de la soumission aux pouvoirs établis : « …Il n’y a qu’une seule raison qui dispense les citoyens et même leur défende d’obéir à la loi ou au précepte du gouvernement : c’est quand l’ordre porte sur une chose moralement mauvaise, ou la défense sur une chose obligatoire ou un droit certain. .. C’est à la lumière de cette doctrine qu’il faut résoudre la question soulevée de nos jours par certains : est-il permis de faire valoir « l’objection de conscience » contre la loi civile ? — Si une loi vient à imposer une action intrinsèquement et manifestement mauvaise ou à violer sans aucun doute possible les droits de l’Église, on peut et on doit refuser obéissance et proclamer le droit de préserver sa conscience du péché : telle est « l’objection de conscience » légitime, qui ne s’appuie pas sur une opinion personnelle, mais sur l’enseignement du magistère ecclésiastique. En dehors de ces cas, dans lesquels le souverain pontife et les évêques donnent d’ordinaire des normes sûres de conduite, il faut obéir aux lois civiles, à chacune selon sa nature… » Actes et décrets, Louvain, 1938, p. 17-18.

Et pour terminer, voici un document qui, sans être officiel, a reçu l’approbation de l’assemblée des cardinaux et archevêques de France en 1935, et peut être considéré, à ce titre, comme l’enseignement ordinaire du magistère en notre pays. À la question posée : « Est-il licite de renverser par la force un gouvernement qui compromet gravement le bien commun ? » La réponse est la suivante : « Il n’est pas permis aux simples particuliers de se faire justiciers pour défendre le bien commun contre l’autorité établie qui en a la charge. Outre qu’il leur manque, pour cela, autorité de justice, ce serait dangereux pour le peuple si des hommes, de leur propre initiative, entreprenaient de s’attaquer par la force à la personne des gouvernants… Dans les cas de graves excès du pouvoir contre la vie ou les biens des citoyens, la résistance défensive par la force est légitime, si toutefois elle est utile et n’entraîne pas de graves sévices. C’est le droit de légitime défense. « Quand se vérifient simultanément les conditions suivantes :
a) Lorsque l’ensemble des autorités sociales et des hommes prudents, qui constitue le peuple dans son organisation naturelle et dans ses éléments les meilleurs, reconnatt un danger public ; —
b) lorsqu’il s’agit, en effet, de l’existence même du bien commun gravement compromis ; —
c) si les mêmes hommes prudents ont la conviction d’un succès qui parera à de funestes perturbations civiles, les gouvernants indignes peuvent êtres destitués en dehors des moyens constitutionnels. « On comprend aisément que ces règles doivent être observées dans toutes leurs conditions et avec la plus grande conscience ; faute de quoi on retomberait immédiatement dans la sédition, à la suite de personnalités téméraires se prévalant de servir le bien public. » Lallement, Principes catholiques d’action civique, p. 238-239. Et l’auteur conclut en se référant à saint Thomas : dans les cas où l’on ne peut trouver aucun remède humain contre la tyrannie, il faut recourir à Dieu par la prière et réformer les mœurs du peuple.

4. Les objections. —

Elles sont nombreuses et ont été formulées plus ou moins explicitement par les adversaires de toute résistance.

a) La première vient de Bossuet qui fait observer que les premiers chrétiens, persécutés par les empereurs païens, ne se défendirent pas ; ils se laissèrent condamner et martyriser. Cf. Politique tirée de l’Écriture, t. VI, a. 2, § 5 ; et mieux encore : Ve Avertissement contre le ministre Jurieu, c. xii. — La réponse est aisée : il faut tout d’abord distinguer entre le droit et la perfection, entre ce qui est permis et ce qui peut être conseillé. Par leur conduite les premiers chrétiens ont « donné l’exemple d’une vertu héroïque qu’on ne peut qu’admirer ; mais ils avaient incontestablement le droit d’agir autrement et de repousser la violence par la force. » Chénon, Le rôle social de l’Église, p. 119. Et le cardinal Hergenrôther renchérit encore sur cette conclusion en soulignant la différence entre les cas où les intérêts personnels et temporels sont seuls en jeu, et ceux qui mettent en cause le bien de la société et de la religion : « C’est une affaire de perfection chrétienne, mais non un devoir qui subsiste en toutes circonstances. Le droit naturel autorise une légitime défense pour la sauvegarde de notre vie individuelle et ne connaît pas de devoir inconditionné d’y renoncer. Que si l’on peut tout à la fois sauver la religion et sa propre vie, on a raison de faire tout son possible dans ce but. L’exemple des premiers chrétiens est ici sans valeur : leur situation n’était pas la même que la nôtre depuis que les pouvoirs publics sont devenus sujets du christianisme… Il y a deux manières de défendre la religion : à la façon d’Éléazar, par le martyre ; à la façon de Matathias, qui prit les armes. Ce qui, sous l’Ancien Testament, fut permis de droit naturel aux Machabées, doit être permis aussi, dans les mêmes circonstances, sous le Nouveau. » Katholische Kirche und christlicher Staat, 2e éd., c. xiv, p. 405, En matière de résistance, Bellarmin parle moins de droit que de devoir. De Romano pontifice, t. V, c. vii, 3° ratio. Cf. M. de la Taille, En face du pouvoir, p. 173.

Le droit étant ainsi établi, il est hors de doute que ce droit peut toujours être sacrifié pour une fin supérieure et plus parfaite, lorsque des intérêts personnels ou d’ordre purement temporel sont seuls en cause. De plus, en engageant une lutte civique, même parfaitement légitime, les chrétiens n’oublieront pas l’obligation qu’ils ont de veiller à la moralité des personnes et des groupements avec lesquels ils sont appelés à collaborer, afin que les passions ne fassent pas dévier leurs activités du bien public, et que les intérêts des partis ne soient pas placés au-dessus de ceux de la religion. Enfin dans la lutte elle-même et aussitôt après la conclusion, les chrétiens dignes de ce nom ne perdront point de vue les règles supérieures de la justice et de la charité ainsi que le bien suprême de la paix.

b) La seconde objection vient des abus pratiques qui résultent ou peuvent résulter de la reconnaissance du droit de résistance ou de révolte. Avec ce principe, dit-on, les criminels pourraient, au nom de la liberté individuelle qui leur appartient, résister aux agents de l’autorité chargés de les arrêter. — Nullement, répondrons-nous ; car, en commettant leur crime, les coupables ont troublé l’ordre social. En les faisant arrêter, le dépositaire du pouvoir cherche à rétablir cet ordre. Il a droit à l’obéissance, puisqu’il agit pour le bien commun et dans les limites de ses attributions. La résistance ne saurait être légitime.

c) Si l’on accorde à la conscience le droit de résister, poursuit-on, chacun s’en prévaudra pour désobéir, de sorte qu’il n’y aura plus de loi. « L’objection est spécieuse, mais frivole », déclare Mgr d’Hulst, Conférences de Notre-Dame, Carême 1895, 2e conférence, note 9, p. 330. t Elle n’aurait de consistance que s’il n’y avait pas de morale absolue et si la conscience individuelle n’était qu’une fantaisie individuelle. Mais il y a des actions bonnes ou mauvaises en elles-mêmes ; il n’est jamais permis à l’autorité de commander celles qui sont mauvaises ; si elle s’égare jusque-là, il faut lui désobéir. Et qu’on ne dise pas que la conscience individuelle n’est pas infaillible, et qu’elle peut se créer des devoirs imaginaires ou regarder comme coupable une action bonne ordonnée par la loi. Tout cela est possible. Mais le législateur n’a pas le droit d’ignorer ce qui est bien et ce qui est mal. En présence d’une conscience faussée, il fera bien, si l’intérêt public le permet, de renoncer à ses exigences, car rien n’est respectable comme les scrupules d’une âme de bonne foi. Toutefois, pour le bien commun, l’emploi de la contrainte est ici légitime. Le sujet ainsi violenté sera le martyr honorable de son erreur. Ce n’est pas une raison pour qu’on puisse contraindre de la même sorte une conscience bien formée… C’est l’honneur du christianisme d’avoir toujours placé au-dessus de toutes les dispositions contingentes du droit politique la règle absolue du devoir, empreinte dans la conscience humaine. » Ibid., p. 331.

d) Quelle que puisse être, en théorie, la légitimité du droit de révolte, la solution des cas pratiques est tellement tributaire de l’effervescence des passions, que les règles ordinaires de la moralité sont ordinairement sacrifiées. Dans ces conditions, ne vaudrait-il pas mieux refuser purement et simplement le droit de révolte, puisque, dans la plupart des cas, on s’en sert à si mauvais escient ? C’est à quoi ont incliné plusieurs auteurs catholiques modernes, effrayés par les révolutions des deux derniers siècles. — Notons d’abord que l’abus ne saurait condamner tout usage ni détruire un droit. Il faut reconnaître aux hommes le droit de résistance parce qu’ils ont ce droit, même en prévoyant qu’ils en abuseront. D’ailleurs les abus de la tyrannie sont égaux ou pires que ceux du droit de révolte. En face des dangers de l’arbitraire, « la résistance à l’oppression judicieusement comprise, sagement contenue en ses lignes directrices, maniée avec tact, demeure… le palladium suprême de la justice et du droit. Gény, Science et technique en droit privé, t. iv, p. 133.

e) Une autre objection vient de la difficulté à délimiter le droit de résistance. Où commence-t-il exactement ? À quel point cesse-t-il ? Par qui peut-il être exercé ? et surtout, qui décidera de son existence dans un cas donné ? — Nul doute que donner une réponse à ces diverses questions ne soit parfois chose délicate, mais ce n’est point impossible, et la difficulté ne saurait nuire à la légitimité du droit. Nous avons dit que le droit de résistance active n’appartient pas normalement aux simples particuliers, qui n’ont reçu mission de défendre le bien commun ni contre la tyrannie, ni contre la sédition. Cependant, ainsi que le note Pie XI, il n’est nullement interdit aux citoyens de se grouper pour leur propre défense et la sauvegarde de la cité et de mettre en œuvre des moyens honnêtes et appropriés contre ceux qui abusent de leur autorité pour conduire le pays à la ruine. Saint Thomas lui-même avait souligné « qu’il ne relève pas de l’initiative privée de sévir contre la cruauté des tyrans, mais de l’autorité publique. De regimine, t. I, c. vi. Suarez précisait de son côté que « la nation toute entière (respublica tota) pourrait déposer le roi par délibération publique et commune des cités et de la noblesse, publico et communi consilio civilatum et procerum. Defensio fidei, t. VI, c. iv. On notera que saint Thomas comme Suarez se sont placés dans l’hypothèse de l’état monarchique tel qu’il était réalisé de leur temps : la souveraineté est tout entière entre les mains du roi ; à côté de lui une classe dirigeante, noblesse et représentants des cités, qui forment les cadres de la nation et sont qualifiés pour intervenir au nom du peuple en cas de tyrannie. Mais, dans la période contemporaine où l’État, même monarchique, a pris une forme plus ou moins parlementaire, on comprend que la théorie thomiste ne soit plus guère applicable. « L’État n’est plus un homme s’opposant à la nation ; l’État est l’émanation de la nation elle-même. Il ne peut devenir tyrannique que si l’organisation politique fonctionne à faux ; mais, même dans ce cas, on ne voit pas qui, en dehors des pouvoirs gouvernants, pourrait se donner comme gouvernant et tête de la nation. » J. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. ii, 2e éd., p. 204. Pratiquement donc, et en dehors de cas exceptionnels, où, par exemple, les représentants du peuple régulièrement élus prendraient eux-mêmes l’initiative de la révolte, c’est à la conscience individuelle qu’il revient, en fin de compte et tout bien considéré, de prendre une décision ; c’est aux citoyens qu’il appartient, isolément d’abord, puis groupés pour le salut commun, de prendre leurs responsabilités. Cette solution manifeste d’une part la dignité que le christianisme reconnaît à la personne humaine ; elle témoigne d’autre part de l’extrême prudence et du parfait désintéressement dont devront faire preuve les hommes qui entreprennent l’œuvre de salut public, en l’absence d’organismes compétents. Il est si facile de se laisser entraîner par la passion politique ou l’esprit de parti, pour ne rien dire des rancunes personnelles, et de se persuader que la cité court à sa ruine parce qu’elle n’est point gouvernée conformément aux idées de telle ou telle faction, de telle ou telle personnel… Sous ce rapport, on ne peut nier que nombreuses furent les révolutions ou tentatives de révolutions marquées au coin de l’illégitimité soit au xix « , soit au xxe siècle.

f) Mais alors, dira-t-on, en présence de semblables incertitudes, en face de tels risques, ne serait-il pas opportun de réserver l’initiative de toute résistance exclusivement à des autorités humaines hautement qualifiées, en particulier à l’Église et à ses pasteurs, qui, après avoir éclairé les consciences, donneraient l’impulsion au mouvement de sauvegarde du bien commun ? — Après ce que nous avons dit sur la prudence et la réserve qui s’imposent, il est hors de doute que les fidèles en observeront les règles en consultant la hiérarchie ou les autorités qualifiées pour éclairer leur jugement et guider leur action. Il va de soi également que, si le pape ou les évêques donnaient, en un cas déterminé, des directives précises ou des ordres, les catholiques devraient s’y conformer avec soumission. Mais la question, plus délicate, est de savoir s’il faut obligatoirement attendre, pour agir, que l’initiative vienne des pasteurs ou autorités légitimes, comme si leur impulsion était une conséquence nécessaire de leur juridiction ? Dans une enquête menée par les Éludes au cours des années 1925-1926, sur « les droits du Droit et Sa Majesté la Loi », le P. Michel Riquet, organisateur de l’enquête, conclut ainsi à propos de la résistance aux lois injustes : « Nous pouvons, nous devons savoir ce que nos chefs, autorités sociales et autorités religieuses peuvent légitimement nous conseiller ou nous prescrire : à eux de prendre les décisions pratiques, et de lancer les mots d’ordre. » Cf. Études, 20 avril 1925, p. 168. Différente est la réponse que donnait le P. de la Taille en 1910, au moins en ce qui concerne l’autorité religieuse : « Cette impulsion serait nécessaire si nos évêques étaient des chefs militaires ou que se défendre fût un acte directement religieux. Mais se défendre est en soi un acte de la vie civile, et nos évêques sont proprement des chefs spirituels. On ne voit donc pas qu’il y ait lieu d’attendre leur initiative, soit sous forme d’ordre, soit sous forme d’invitation. Mais les consulter sur le cas de conscience reste toujours chose loisible et même recommandable. Et, par ailleurs, puisque la légitimité de la résistance dépend de son opportunité, et que l’opportunité est régie par les intérêts religieux, dont les évêques ont la garde, il est clair que l’intervention de la hiérarchie, soit pour exclure, soit pour modérer l’action, a droit à toute la déférence des catholiques. » Face au pouvoir, Tours, 1910, p. 177.

En fait, il n’existe pas, à notre connaissance, dans la période contemporaine si féconde en coups d’État, de cas concret où la hiérarchie ecclésiastique ait approuvé explicitement ou favorisé ouvertement un soulèvement légitime, sauf quelques prélats espagnols lors de l’insurrection de Franco ; encore est-il qu’on ne saurait attribuer à l’épiscopat le mot d’ordre de la révolte ou l’initiative de la résistance armée. On se souvient que le cardinal Segura, primat d’Espagne, avait jugé opportun de démissionner à la suite de son attitude favorable à Alphonse XIII et à la monarchie, lors de l’avènement de la République (1931). De 1919 à 1921, l’épiscopat irlandais a protesté contre les violences de l’Angleterre et a proclamé le droit de l’Irlande à se gouverner elle-même ; mais il n’a pas approuvé positivement la révolte. Même attitude des évêques mexicains durant la période troublée de 1926 à 1928 : ils se contentent de proclamer le droit qu’ont leurs ouailles de défendre, même par la force, leurs droits inaliénables. Cf. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. If, p. 200. L’épiscopat allemand ou italien fut aussi réservé durant la persécution plus ou moins ouverte de l’hitlérisme ou du fascisme. En revanche, les évêques de Belgique déclarèrent que le droit de résistance active n’existait pas pour les séparatistes flamands. En général, la hiérarchie se borne à des conseils de prudence et de modération. On se souviendra, par ailleurs, que là où les gouvernements civils ont leur mot à dire dans la nomination des évêques, ceux-ci sont tenus à une particulière réserve et leur silence ne saurait toujours être Interprété dans le sens d’une désapprobation.

IV. CONCLUSIONS.

1° L’exposé qui précède montre assez à quel point le droit de résistance au pouvoir oppresseur, théoriquement acceptable, est d’un maniement délicat. C’est même au nom des difficultés pratiques qu’il soulève et des risques qu’il comporte, que certains sont allés jusqu’à condamner toute résistance active, même défensive ; et ils ont allégué, à l’appui de leur doctrine, l’altitude des premiers chrétiens et l’exemple des martyrs. Mais la vertu de force a deux visages : supporter, mail entreprendre, sustinere et agqredi fortitudinis est. Il s’il est permis de tolérer des injures personnelles, supporter ou dissimuler les injures faites à Dieu ou au prochain peut être une lâcheté, préjudiciable à l’honneur divin comme au bien commun. Cf. IIa-IIæ, q. cviii, a. 1, ad 2um et ad 5um ; q. xliii, a. 8, ad 2um ; q. lxxii, a. 3. D’ailleurs, gênante ou facile, la vérité garde ses droits. Les difficultés et les risques ne sauraient empêcher une résistance à l’oppression, judicieusement comprise et sagement contenue, de demeurer le « palladium suprême de la justice et du droit ».

2° En face des lois injustes, il est des cas où la résistance est non seulement un droit, mais encore un devoir : c’est, selon le mot de Léon XIII, lorsque

« obéir serait un crime ». Pour discerner ce droit ou

ce devoir, la conscience individuelle bien formée suffit, s’il s’agit d’actes contraires aux principes premiers de la morale. Dans les cas plus complexes, la conscience devra s’éclairer du jugement des hommes prudents, et spécialement du jugement de l’Église. Les limites du droit de résistance seront tracées par les exigences du bien commun, les probabilités de désordre ou de scandale, la gravité des dommages spirituels ou temporels causés par la loi, comme aussi par les heureux résultats que l’on peut attendre de l’entreprise défensive.

3° Quant à la résistance violente au pouvoir lui-même, pouvant aller jusqu’au renversement du gouvernement tyrannique, ni Grégoire XVI, ni Pie IX, ni Léon XIII n’ont envisagé le cas où semblable entreprise pourrait procurer un plus grand bien. Pie XI a été le premier à ne pas exclure l’hypothèse d’une rébellion ou violence non injuste contre un pouvoir légitimement constitué : ce cas extrême est celui où ce pouvoir « s’insurge contre la justice et la vérité, au point de détruire jusqu’aux fondements de l’autorité ». Firmissimam, 28 mars 1937. Un tel régime, dont la conception a cessé d’être chimérique en ces derniers temps n’est assurément plus apte à procurer le bien commun : il peut être encore légal ; il a cessé d’être légitime. C’est pourquoi un soulèvement contre pareil gouvernement n’est plus une sédition et peut être envisagé aux cinq conditions suivantes : tyrannie habituelle et non transitoire, tyrannie grave, mettant en péril les biens essentiels de la nation, tyrannie évidente, de l’aveu général des

« honnêtes gens » (c’est-à-dire la partie la plus saine

du peuple, les autorités sociales, les optimates et les prudentes du Moyen Age), impossibilité de recourir à un autre moyen, probabilité sérieuse de succès. Cf. Magnin, L’État, conception païenne, conception chrétienne, Paris, 1931, p. 127. Cependant Pie XI n’a fait état que du droit d’insurrection dans des conjonctures extrêmes ; nulle part il n’a parlé de devoir. On pourra donc toujours se demander si la résignation des martyrs n’est pas préférable à une entreprise violente, même destinée à pourvoir au bien de la patrie et de l’humanité. Semblable entreprise ne relève d’ailleurs pas de l’initiative individuelle, elle requiert l’union des cités et même des provinces.

4° C’est dire qu’on ne saurait régler d’avance et mathématiquement les cas où le droit strict devra s’effacer devant la charité et le bien commun, et les conjonctures où le bien des âmes ou celui de la nation commanderont d’aller jusqu’au bout de ce droit. Il y faudra du tact et du coup d’œil, de la discrétion et, par-dessus tout, de la prudence ; une prudence qui n’est pourtant pas pusillanimité, qui sait oser, même hardiment, et ne redoute pas les responsabilités. Les Irlandais qui se rebellèrent contre la puissante Angleterre en 1920, ne prévoyaient sans doute pas qu’ils obtiendraient à si bon compte leur indépendance un an plus tard. A l’opposé, le pronunciamiento des généraux espagnols en 1936 n’aboutit qu’après une longue et atroce guerre civile. L’insurrection française de 1944 contre l’envahisseur eût pu paraître une témérité… La prudence devra tenir compte même de ces éventualités où l’enthousiasme aussi bien que le désespoir d’un peuple sont susceptibles d’obtenir des résultats inespérés.

5° Le rôle du théologien est de peser avec sagesse les circonstances de droit et de fait, en recommandant à tous la prudence et la modération. Puis, toute passion partisane écartée, il tracera ou rappellera les règles de la justice et de la charité dans le cas concret, laissant aux consciences individuelles comme aux autorités sociales la charge de leurs propres responsabilités, ainsi que le soin de trancher les derniers problèmes et de prendre les ultimes résolutions de l’ordre pratique.

Pour la bibliographie, se reporter à la fin de l’art, suivant : Tyrannicide.

A. Bride.