Dictionnaire de théologie catholique/ULFILA

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ULFILA, apôtre des Goths danubiens au IVe siècle (311 ? —383 ?).
I. Sources.
II. Vie et écrits.
III. Doctrine.

I. Sources.

Les renseignements les plus importants que nous possédions sur Ulfila sont ceux qu’apporte une lettre d’Auxence de Durostorum jointe par l’évêque arien Maximin à sa Dissertatio contra Ambrosium. Cette lettre n’est malheureusement pas conservée telle qu’elle a d’abord été composée. Son auteur, Auxence, se présente comme un disciple d’Ulfila, il déclare que, dès son premier âge, il a suivi ses leçons et qu’il a appris les saintes Lettres auprès de lui. Comme nous n’avons pas de raison pour suspecter ces affirmations, nous pourrions attacher le plus grand crédit à l’œuvre d’un contemporain, bien plus d’un témoin oculaire, si elle nous était parvenue dans son intégrité. Mais le texte en a été transmis dans de mauvaises conditions ; il nous est connu par un seul manuscrit, le Parisinus latinus S907, du V-vr 3 siècle, qui renferme les deux premiers livres du De fide de saint Ambroise et les Actes du concile d’Aquilée et dans les marges duquel il a été transcrit, comme la Dissertatio elle-même. Cette copie, parfois difficile à lire, renferme des fautes nombreuses et l’on est en droit d’y soupçonner des lacunes. Ce qui est plus grave, c’est que Maximin ne s’est pas fait faute, en ajoutant à sa Dissertatio la lettre d’Auxence, de corriger cette lettre et, semble-t-il, de la compléter d’une manière qui n’est pas toujours exacte. Cf. B. Capelle, La lettre d’Auxence sur Ulfila, dans Revue bénédictine, t. xxxiv, 1922, p. 224-233. Malgré tout, il faut recourir à ce document : on y trouve l’indication de la doctrine enseignée par Ulfila, le résumé de sa carrière, enfin la formule de la profession de foi que l’évêque goth, au moment de sa mort, laissa par testament à son peuple. Le texte, déjà connu par les travaux de Waitz, Ueber das Leben und die Lehre des Vlfilas, Hanovre, 1840, et de Bessel, Ueber das Leben des Ulftlas, Gœttingue, 1860, a été édité avec soin par F. Kaufîmann, Aus der Schule des Ulfila, Strasbourg, 1899. Cf. ici t. x, col. 467-468.

En dehors de la lettre d’Auxence, nous pouvons trouver sur Ulfila des indications précieuses dans les Histoires ecclésiastiques de Philostorge, ii, 5 ; de

Socrate, ii, 41 ; iv, 33 ; Sozomène, iv, 24 ; vi, 37 et dans les Gelica, 31, de Jordanès. Philostorge présente ici un intérêt particulier : non seulement il partageait les convictions ariennes d’Ulfila, mais il était originaire de la Cappadoce, comme les ancêtres d’Ulfila lui-même. On s’explique sans peine qu’il se soit arrêté assez longuement à rappeler avec sympathie la vie et l’œuvre d’un compatriote et d’un coreligionnaire. Socrate et Sozomène n’ont pas les mêmes raisons de s’attacher à l’évêque goth, ils ne sont pas exempts d’erreurs et leurs récits doivent être assez souvent corrigés, surtout en ce qui touche à la chronologie ; ils ne sont pourtant pas négligeables.

II. Vie et écrits.

Ulfila — telle est l’orthographe qu’il faut préférer, car c’est ainsi que lui-même écrivait son nom ; cf. E. Schrôder, dans Festschrift Bezzenberger, Gcettingue, 1922, p. 132-139, bien que la forme Wulfila soit plus rapprochée de l’étymologie — descendait d’une famille de captifs cappadociens, originaire du bourg de Sadagolthina près de Parnassos. Ses grands-parents avaient été enlevés lors de l’invasion gothique qui dévasta l’Asie-Mineure sous le règne de Valérien. Il est probable qu’il était fils d’un goth et d’une cappadocienne, fille elle-même de ces prisonniers et l’on peut croire qu’il n’était pas de naissance libre. Comme au moment de sa promotion à l’épiscopat, vers 341, il était âgé de trente ans, Philostorge, H. E., ii, 5 ; Dissert. Maximini, p. 75, sa naissance doit être fixée aux environs de 311.

On ne sait pas d’ailleurs où il faut situer cet événement. Une légende, racontée, sinon imaginée, par Socrate, H. E., ii, 41, 23, et reproduite par la Passion de saint Nicétas, veut qu’il ait été instruit dans la foi chrétienne par un certain Théophile qui, en 325, prit part au concile de Nicée dont il souscrivit les Actes en qualité d’évêque de Gothie : ce nom désigne la côte septentrionale du Pont-Euxin et tout particulièrement la Chersonèse Taurique où s’étaient fixés un certain nombre de Goths, pendant que la plus grande partie de la nation poursuivait sa route vers l’Ouest. Si la légende avait un fondement historique, on pourrait admettre qu’Ulfila était originaire de Crimée et qu’il y passa sa jeunesse, ce qui n’est pas invraisemblable. Mais on a quelque raison de croire que les hagiographes, en reliant le futur évêque des Goths du Danube à l’évêque des Goths de la Chersonèse Taurique ont eu une arrière-pensée apologétique, et cela n’est pas fait pour nous donner confiance.

Ulfila devint sans doute chrétien de bonne heure, si même il ne l’était pas de naissance et ce fut dans l’orthodoxie catholique qu’il fut d’abord instruit, voire qu’il commença sa carrière ecclésiastique. Il dut être ordonné lecteur d’assez bonne heure et exercer son ministère dans les régions situées au nord du Danube, qui resteront toujours le théâtre de son apostolat ; et sans doute il acquit rapidement beaucoup d’influence sur ses compatriotes, même païens, puisqu’il fut envoyé, jeune encore, en ambassade auprès de l’empereur Constance. Philostorge, H. E., il, 5. Philostorge, il est vrai, place cette légation sous le règne de Constantin ; mais il se trompe sans « loutc, car il ajoute que ce fut au cours du voyage qu’Ulfila reçut la consécration épiscopale d’Eusèbe et des évoques qui étaient avec lui. Nous savons par la lettre d’Amenée qu’au moment de. sa mort, entre 381 et 383, il était évêque depuis quarante ans : son ordination a donc eu lieu vers 341 et ne saurait être reportée assez loin en arrière pour être encore fixée au temps de Constantin. D’autre part, elle n’est |i ; is postérieure, viiiblc-t-il, à 341, car cette, année sel « elle de la mort d’Eusèbe de Nicomédic, devenu depuis peu évêque de Constantinople et c’est assurément de cet Eusèbe, la principale Illustration du parti

arien à cette date, que veut parler Philostorge. Est-ce à dire qu’Ulfila fut consacré à Antioche, lors du concile de la Dédicace, ainsi que le pense J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les provinces danubiennes de l’empire romain, Paris, 1918, p. 445 ? Rien ne permet de l’affirmer avec certitude. Il nous suffit d’ailleurs de connaître les rapports d’Ulfila et d’Eusèbe, pour savoir du même coup comment la théologie arienne devint celle du nouvel évêque des Goths. Jusqu’à son élévation à l’épiscopat, Ulfila n’avait pas dû se préoccuper beaucoup des problèmes théologiques, bien que la région du Danube fût déjà, grâce à l’activité de Valens de Mursa et d’Ursace de Singidunum, un centre de diffusion de l’arianisme. Devenu chef d’une Église en formation, chargé officiellement de travailler à la conversion de ses compatriotes et d’organiser parmi eux des communautés chrétiennes, il sentit le besoin d’approfondir sa foi et tout naturellement il se mit d’accord avec l’empereur et avec l’évêque de sa capitale.

Rentré dans son pays, Ulfila entreprit courageusement la besogne dont il avait été chargé et se mit à annoncer l’Évangile aux Goths. Il comprit sans peine l’importance que présenterait, tant pour la conversion des infidèles que pour la persévérance des croyants, une traduction des Livres saints dans leur langue nationale et il conçut l’ambition de faire lui-même cette traduction. Il commença par inventer un alphabet (Philostorge, H. E., ii, 5 ; Sozomène, II. E., m, 37 ; Socrate, H. E., iv, 33) destiné à remplacer les vieux caractères runiques, encore en usage chez les Goths, tout en les utilisant dans la mesure du possible. Cette invention obtint le plus grand succès : grâce aux nouveaux caractères, la transcription en langue gothique des termes proprement chrétiens qu’on était obligé d’emprunter au grec ou au latin devint non seulement possible, mais facile. La traduction de la Bible suivit de près la création de l’alphabet. Suivant Philostorge, H. E., ii, 5, Ulfila aurait traduit en gothique tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, à l’exception des livres des Rois, remplis d’histoires de batailles, qu’il était inutile de raconter à un peuple déjà naturellement enclin à la guerre. La remarque de l’historien est un peu suspecte. Nous ne sommes même pas certains qu’Ulfila ait traduit personnellement autre chose que le Nouveau Testament ; à plus forte raison pouvons-nous hésiter à lui attribuer la traduction de tous les livres de l’Ancien Testament. Cette question sera reprise tout à l’heure.

Pendant de longues années, Ulfila poursuivit son ministère auprès de ses compatriotes sur la rive septentrionale du Danube. S’il fallait ajouter foi au texte de la lettre d’Auxence tel qu’il nous est conservé, l’évêque n’aurait pourtant exercé librement son apostolat que durant sept ans. À ce moment, une persécution sanglante aurait décimé la jeune chrétienté gothique et l’évêque aurait été obligé de passer le fleuve avec une grande quantité de confesseurs : lui-même aurait d’ailleurs mérité le titre glorieux de confesseur pour le courage dont il aurait alors fait preuve. Reçu avec honneur en Romanie par l’empereur Constance, il s’y serait établi et c’est là surtout, aux environs de Nicopolis, qu’il aurait développé son Influence sur les fidèles groupés autour de lui. au point d’être regardé non seulement comme leur chef religieux, mais comme leur véritahle souverain. Dissertai. Mnrimini, p. 75. Ce témoignage a le grand tort de ne pouvoir s’accorder ni avec celui d’Ammien Marcellin, ni avec celui des historiens ecclésiastiques, Socrate, II. E., iv, 33-31, raconte qu’une guerre intestine éclata entre les deux chefs ^oths Athanatic et Fritigern, alors que leur peuple babitail encore au

de la du Danube. Fritigern aurait demandé et obtenu l’aide des Romains, en suite de quoi il aurait embrassé la foi chrétienne. L’historien parle ensuite de la persécution d’Athanaric, en connexion avec l’apostolat d’Ulflla. Il mentionne enfin que, peu de temps après, les Goths passèrent le Danube sous la pression des Huns et s’établirent en terre romaine. Sozomène, H, E., vi, 37, intervertit l’ordre des faits ; il raconte d’abord le passage du Danube devant les Huns, en notant que le chef de la légation chargée d’obtenir l’autorisation de traverser le fleuve était Ulfila ; puis il parle de la guerre intestine entre les deux chefs goths et enfin de la persécution d’Athanaric. Philostorge, H. E., ii, 5, dit « qu’Urphilas fit passer sur le sol romain une foule nombreuse de Scythes transistrlens (appelés jadis Gètes, maintenant Goths) qui venaient d’être chassés de chez eux pour cause de piété… L’empereur recueillit cette foule d’émigrés dans les terres de Mésie, chacun se casant où il voulait. Quant à Urphilas, il l’entoura d’honneurs ». De son côté, Ammien Marcellin, Hist., XXXI, m-iv, contemporain des événements et particulièrement bien renseigné sur les choses de la région danubienne, raconte comment les Goths ont passé le Danube en 376 sous la poussée des Huns. Il souligne le fait que, jusqu’alors, les Barbares ne s’étaient pas encore installés en deçà du fleuve et insiste sur l’hésitation des Romains à leur accorder le droit de passage. D’un mot, tous les historiens s’accordent contre Auxence pour placer l’établissement des Goths en terre romaine après l’invasion des Huns. La persécution que mentionnent les historiens ecclésiastiques est d’ailleurs bien connue par un calendrier gothique qui en signale les martyrs et par des passions qui permettent de la dater : elle fut déchaînée par Athanaric, entre 370 et 372 environ. Cf. H. Delehaye, Saints de Thracc et de Mésie, dans Analecta Bollandiana, t. xxxi, 1912, p. 274-294. Dans ces conditions, si l’on veut à tout prix maintenir le témoignage d’Auxence, on devra supposer deux passages du Danube, l’un en 350 environ, l’autre en 376 et telle est en effet l’hypothèse acceptée par L. Saltet, Un texte nouveau, la « Dissertatio Maximini contra Ambrosium », dans Bull, de litt. ecclés., de Toulouse, 1900, p. 118-129 ; par J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les provinces danubiennes, Paris, 1918, p. 420, par d’autres encore. Cette hypothèse est difficilement acceptable. Sozomène montre l’émigration de 376 dirigée par Ulfila en personne ; Jordanès, Getica, 51, parlant de l’invasion hunnique raconte que les fuyards Goths, populus itnmensus cum suo pontifice, ipsoque primate Vulfila, s’établirent en Mésie, où, ajoute-t-il, ils sont encore de son temps : hodieque sunt in Mœsia, regionem incolentes Nicopolitanam ; Ammien Marcellin présente l’installation des Goths en terre romaine comme un événement décisif ; et Philostorge, tout comme Auxence d’ailleurs, mentionne l’émigration d’une grande multitude. Si, en 350, il y avait eu une première tentative, elle aurait été peu importante et n’aurait pas laissé de souvenirs, mais on comprendrait mal, dans ce cas, comment Ulflla aurait pu jouer un rôle décisif dans l’une et dans l’autre circonstance et surtout comment Auxence, après avoir rappelé avec emphase les faits de 350, aurait passé sous silence ceux de 376 beaucoup plus importants. Il est vraisemblable d’ailleurs qu’Auxence lui-même n’est pas l’auteur de la confusion et qu’il faut en rejeter sur Maximin l’erreur qui repose, en dernière analyse, sur un parallélisme factice entre les événements du règne de David et ceux de l’épiscopat d’Ulflla regardé comme un nouveau David. Cf. B. Capelle, La lettre d’Auxence sur Ulflla, dans Revue bénéd., t. xxxiv, 1922, p. 224233.

Dans ces conditions, Ulfila a sans doute vécu dans les pays transdanubiens, exerçant sur ses compatriotes une action de plus en plus profonde et devenant peu à peu un de leurs chefs spirituels les plus écoutés. Il garda cependant le contact avec les chrétiens de l’empire, en assistant, suivant Auxence, à de nombreux synodes, Dissert. Maximini, p. 73. Les conciles furent en effet nombreux dans les provinces illyriennes après 350, mais la présence d’Ulflla n’est attestée qu’au concile de Constantinople en 360. Socrate, H. E., ii, 41 ; Sozomène, H. E., iv, 24 ; vi, 37. Du moins fut-il un des membres les plus considérables de cette assemblée et Sozomène le nomme seul à côté de Maris de Chalcédoine. Il est vrai que le même historien prétend qu’il aurait assisté aux délibérations du concile sans se douter qu’il passait ainsi à l’arianisme. Sozomène, H. E., vi, 37. Cette affirmation est de la pure fantaisie : en 360, Ulflla savait fort bien ce qu’était l’arianisme et comment il se distinguait de l’orthodoxie. Il n’ignorait pas non plus que l’empereur Constance favorisait cette doctrine de tout son pouvoir et qu’au lendemain des conciles de Rimini et de Séleucie, le synode de Constantinople n’avait d’autre but que de mettre le dernier sceau à la théologie impériale. Auxence d’ailleurs nous renseigne au mieux sur la croyance de son maître lorsqu’il écrit : Prsedicatione vel expositione sua omnes hæreticos non crislianos sed antecristos, non pios sed impios, non religiosos sed inreligiosos, non timoratos sed temerarios, non in spe sed sine spe, non cultores Dei sed sine Deo esse, non doclores sed seduclores, non… sed prœvaricatores adserebat, sive manichæos, sive marcionistas, sive montanistas, sive paulinianos, sive sabellianos, sive antropianos, sive patripassianos, sive fotinianos, sive novalianos, sive donatianos, sive omousianos, sive omeousianos, sive macedonianos. Une telle liste ne doit pas nous émouvoir outre mesure, et nous n’avons pas besoin de nous demander comment Ulflla a pu rencontrer et combattre tous les hérétiques dont les noms s’alignent de manière si impressionnante. Ces énumérations sont de style : seuls les derniers noms indiqués méritent d’être retenus, car ils indiquent nettement l’orientation de l’évêque Goth. Celui-ci regardait comme ses adversaires les homoousiens aussi bien que les homéousiens et les macédoniens. Qu’est-ce à dire sinon qu’il partageait la croyance officiellement proclamée par la volonté de Constance, non certes l’arianisme intransigeant d’Aèce mais celui des Illyriens, devenu celui d’un trop grand nombre d’évêques craintifs et obéissants ?


Après comme avant le concile de Constantinople, qui est pour nous comme une éclaircie dans un ciel obscur, la vie d’Ulflla nous reste inconnue. Son nom, nous le savons déjà, reparaît, entouré d’une auréole de célébrité, dans les divers récits qui nous ont conservé le souvenir de l’invasion hunnique et de l’établissement des Goths en deçà du Danube, en 376. Nous ne saurions douter qu’à ce moment là Ulflla ait joué un rôle décisif. Au cours de la récente persécution, il avait acquis le titre de confesseur ; son autorité faisait de lui non seulement l’évêque, mais ce que Jordanès appelle le primat de ses concitoyens ; les relations qu’il avait nouées avec ses collègues de l’empire lui assuraient la bienveillance de Valens. Sozomène affirme qu’il fut le chef de la députation chargée de demander à l’empereur la permission de traverser le Danube : il n’y a rien là que de très vraisemblable.

Accueillis par l’empereur Valens, les Goths ne tardèrent pas à se révolter contre lui. Ammien Marcellin, Hist., XL, xii, 8, raconte même qu’à ce moment des négociations furent encore tentées, pour empêcher

le soulèvement, par un prêtre chrétien et l’on a pu émettre l’hypothèse que ce prêtre est Ulfila lui-même. La chose reste possible sans plus. Ce qui est assuré tout au moins, c’est la fidélité d’Ulfila à la Romania : cette fidélité ne se démentit pas jusqu’à sa mort. D’après la Dissertalio Maximini, Ulfila prit à Constantinople, devant l’empereur Théodose, la défense des deux évêques ariens déposés en 381 par le concile d’Aquilée, Palladius de Ratiaria et Secundinianus de Singidunum : pour être capable de faire cette démarche avec quelques chances de succès, il devait jouir d’un large crédit à la cour. La fit-il réellement ? La chose n’est pas assurée, car Maximin ne connaît qu’un seul voyage d’Ulfila à Constantinople, celui au cours duquel il mourut et dont nous savons qu’il eut lieu en 383. Cette date est bien tardive pour être celle d’une intervention en faveur des condamnés d’Aquilée. Il est donc assez probable qu’Ulfila n’eut pas à exercer son action en pareille circonstance. Par contre, en 383, lorsque Théodose tenta un suprême effort pour rétablir l’unité religieuse et invita à une conférence des évêques de tous les partis (Socrate, H. E., v, 10 ; Sozomène, H. E., vii, 12), l’évêque goth fut convoqué et descendit en effet à Constantinople. La lettre d’Auxence précise qu’il alla y combattre les pneumatomaques, Dissert. Maximini, p. 75 ; cf. J. Zeiller, op. cit., p. 456-458. Le sens de cette formule reste assez obscur pour nous, d’autant plus que la réunion projetée ne put avoir lieu, Socrate, loc. cit. ; Sozomène, toc. cit. : devant la mauvaise volonté des évêques, Théodose préféra se faire remettre par les représentants de chaque parti une profession de foi d’après laquelle il pourrait rendre sa sentence. Ulfila rédigea donc, comme ses collègues, un symbole, dont la lettre d’Auxence nous a conservé le texte. Ce fut là son dernier acte. Tombé malade dès son arrivée à Constantinople, il ne tarda pas à y mourir. Son épiscopat avait duré quarante ans, comme le règne de David lui-même.

Au cours de sa longue vie, Ulfila écrivit sans doute assez peu. Le seul ouvrage que nous puissions lui attribuer avec certitude est la traduction de la Bible en langue gothique. Nous avons déjà dit que, suivant Philostorge, Ulfila aurait traduit lui-même tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, à l’exception des livres des Rois. On croit plutôt aujourd’hui que l’historien s’est trompé en parlant ainsi et que l’évêque goth n’a pas accompli une besogne aussi considérable. Nous ne possédons en effet de l’ancienne version gothique que des portions des quatre évangiles rangés selon l’ordre ancien : Matthieu, Jean, Luc et Marc, dans le Codex argenteus du vie siècle, conservé à Upsal ; un fragment bilingue, goth et latin, de saint Luc, dans un palimpseste du vf siècle, acheté à Antinoé ; une quarantaine de versets de l’épître aux Romains dans un palimpseste bilingue de Wolfenbùttel ; des restes assez importants des épîtres « le saint Paul, sauf de l’épître aux Hébreux dans trois anciens manuscrits de Bobbio, aujourd’hui conservés à Milan et à Turin ; enfin trois feuillets du livre de Néhémie. dans un quatrième manuscrit de Bobbio conservé à Milan. Ces feuillets de Néhémie sont les seuls témoins de l’Ancien Testament en langue gothique qui nous soient parvenus. Sont-ils suffisants pour nous autoriser à croire à l’existence d’une traduction intégrale et surtout pour nous amener à croire qu’Ulfila lui-même est l’auteur de cette traduction ? De telles questions sont à peu près impossibles à résoudre. Tout au plus l’existence de la traduction de Néhémie, un des livres les moins importants de l’Ancien Testament est-elle un argument sérieux en faveur d’une version intégrale. On comprendrait mal que les Goths n’aient pas eu à leur

disposition une version du Pentateuque et des psaumes par exemple, alors qu’ils pouvaient lire le livre de Néhémie dans leur langue. Cependant, il n’est pas permis d’utiliser, pour démontrer l’existence d’une traduction gothique des psaumes, la lettre de saint Jérôme à Sunnia et à Fretela. Même s’il ne s’agit pas ici de personnages imaginaires, ainsi que l’a pensé dom de Bruyne, ils ne s’intéressent qu’aux divergences entre la traduction grecque et la traduction latine des psaumes et c’est sur ces divergences qu’ils consultent le savant exégète de Bethléem. Un texte gothique, quel qu’il soit, reste en dehors de leur horizon. Il faut ajouter que Sunnia et Fretela sont des orthodoxes : auraient-ils utilisé couramment et avec confiance une traduction faite par un arien ? La même remarque vaut à propos d’une allusion de saint Jean Chrysostome affirmant que de son temps, à Constantinople, le peuple chrétien chante les psaumes en toutes langues, en latin, en syriaque, en barbare et en grec, Hom. n ad popul. Constantin., P. G., t. lxiii, col. 467. Sans doute la langue barbare dont il s’agit ici est-elle bien le gothique ; mais on a peine à croire que les goths catholiques aient employé dans leur liturgie une traduction due à un hérétique. S’il est donc assuré qu’Ulfila a traduit en gothique les évangiles, les épîtres de saint Paul, à l’exception de l’épître aux Hébreux, et même les autres livres du Nouveau Testament, il est sage de conclure par un non liquet lorsqu’il s’agit de l’Ancien Testament.

En toute hypothèse, la traduction d’Ulfila présente les caractères suivants : « 1. elle a pour principe fondamental un strict littéralisme. (En quoi elle ressemble fort aux anciennes versions latines, surtout à l’africaine.) Le traducteur observe une double règle : le mot à mot, le même ordre des mots dans la phrase.

2. Un second trait remarquable, mais pas aussi rigide, de la technique wulfilienne est l’uniformité générale de la traduction : toutes les fois que le sens le permet, le même mot grec est rendu par le même mot gothique.

3. En dépit de cette méthode, dont l’effet naturel est une rédaction médiocrement intelligible à part des originaux grecs, le choix des termes révèle un respect profond pour le génie de l’idiome, en même temps que le souci de l’exactitude… 4. Les déviations par rapport à la norme s’expliquent, pour une part, par le désir d’éviter dans le même contexte la répétition d’un mot ; toutefois ces variantes purement stylistiques sont peu nombreuses, beaucoup plus rares que les critiques ne le prétendaient jusqu’à présent. » A. Wilmart, Les Évangiles gothiques, dans Revue biblique, 1027, p. 49-50.

A côté de la traduction gothique de la Bible, Ulfila a-t-il écrit d’autres œuvres ? Auxence l’affirme : après avoir dit qu’Ulfila prêchait sans répit dans la seule et unique Église du Christ, en grec, en latin et en gothique, il ajoute : Qui et ipsis tribus linguis plures traclatus et mullas interpretationes… post se dereliquit. Disserl. Maximini, p. 74. Les traclatus sont assurément des sermons ; les interpretationes des commentaires exégétiques. Nous n’avons pas de raison pour mettre en donte le témoignage d’Auxence ; mais de toute cette production, il ne nous est plus possible de juger, car elle n’est pas parvenue jusqu’à nous. Il est vrai que I. Zeiller, op. cit., p. 505-511, lui attribue la composition du Skeirein, série d’homélies, à la fois exégétiques, morales et dogmatiques, sur au moins sept chapitres du IV évangile. Mais les arguments qu’il fait valoir en faveur de cette hypothèse ne dépassent pas les limites d’une simple possibilité. Il serait imprudent de s’y arrêter. « Ulfila fut surtout un conducteur d’hommes ; 11 avait à instruire des fidèles sortis d’une nation où le christianisme commençait seulement à pénétrer. Une

science profonde était pour eux superflue. Ce que leur a donné Ulfila et qu’il pouvait lui-même emprunter à d’autres, correspondait à leurs besoins, et leurs besoins théologiques étaient minces : la transcription des Écritures dans leur langue, quelques commentaires inspirés d’auteurs réputés, cela suffisait à peu près. » J. Zeiller, op. cit., p. 511.

III. Doctrine.

La doctrine professée par Ulfila nous est connue par deux documents que nous reproduirons en entier. Le premier est une appréciation fournie par Auxence de Durostorum sur l’enseignement de son maître :

Secundum traditionem et auctoritatem divinarum scribturarum hune (le Christ) secundum Deum et auctorem omnium a Pâtre et post Patrem et ad gloriam Patris esse nunquam celavit ; majorem habentem Deum et Patrem suuin secundum sanctum Evangelium semper manifestavit. .. et ipse de divinis scripturis caute instructus et in multis conciliis sanctorum episcoporum diligenter conflrmatus et per sermones et tractatus suos ostendit, differentiam esse divinitatis Patris et Fili, Dei ingeniti et Dei unigeniti, et Patrem quidem esse creatorem creatoris, Filium vero creatorem totius creationis ; et Patrem esse Deum Domini, Filium autem Deum esse universæ creaturae… sed et Spiritum Sanctum non esse nec Patrem nec Filium, sed a Pâtre per Filium ante omnia factum ; non esse primum nec secundum, sed a primo per secundum in tertio gradu substitutum ; non esse ingenitum nec genitum sed ab ingenito per unigenitum in tertio gradu creatum secundum evangelicam prsedicationem et apostolicam traditionem, sancto Joanne dicente : « Omnia per ipsum facta sunt et sine ipso factum est nec unum » ; et beato Paulo adserente : « unus Deus Pater ex quo omnia et unus Dominus Iesus Christus per quem omnia adprovabat. » Dissert. Maximini, p. 73-74.

La doctrine exprimée dans ce texte est l’arianisme le plus net. Le Fils et l’Esprit-Saint sont appelés les créatures du Père. Seul le Père est proprement Dieu ; Dieu en premier. Le Fils occupe le deuxième rang après lui ; l’Esprit-Saint ne vient qu’à la troisième place. Il est vrai que le Fils est aussi engendré et même que ce dernier mot lui est applicable d’une manière exclusive. À côté du Dieu inengendré, il est, lui, le Dieu engendré. L’Esprit-Saint, lui, n’est pas autre chose qu’une créature ; il n’est ni inengendré, ni engendré ; il n’est même pas dit procédant, selon l’expression si heureuse que les docteurs cappadociens introduiront d’une manière définitive dans la langue de la théologie et dont ils feront le caractère propre du Saint-Esprit. C’est donc à peine s’il prend encore place dans l’ordre des réalités divines. Il n’est pas impossible qu’Auxence ait interprété à sa manière les enseignements d’Ulfila et qu’il leur ait donné une tonalité plus accentuée que celle à laquelle Ulfila lui-même était attaché. Cependant, il ne faudrait pas se hâter de l’accuser d’infidélité, car le second document, la profession de foi rédigée par Ulfila lui-même peu de temps avant sa mort, rend au fond le même son : « Ego Ulfila episcopus et conf essor semper sic credidi et in hac fide sola et vera transitum facio ad dominum meum.

Credo unum esse Deum Patrem, solum ingenitum et invisibilem ; et in unigenitum Filium ejus Dominum et Deum nostrum, opificem et factorem universæ creaturæ non habentem similem su uni ; ideo unus est omnium Deus Pater, qui et Dei nostri est Deus. Et unum Spiritum Sanctum, virtutem intuminantem et sanctifleantem, ut ait Christus post resurrectionem ad apostolos suos : « ecce ego mitto promissum Patris mei in vobis, vos autem sedete in civitatem Hierusalem, quoadusque induamini virtute(m)ab alto » ; item « et accipietis virtutem superveniente(m) in vos sancti Spiritus », nec Deum nec Dominum, sed ministrum Christi (fidelem) nec (equalem) sed subditum et oboedientem in omnibus Filio. Et Filium subditum et oboedientem (suo) omnibus Deo Patri, eique similem secundum scripturas qui per Christum ejus a Spiritu sancto… » Dissert. Maximini p. 76.

Ce texte est malheureusement incomplet. Tel quel il n’en a pas moins une importance capitale. Il nous apparaît comme le testament spirituel de l’évêque goth, mais en même temps comme l’expression de la foi que celui-ci a toujours professée, qu’il a transmise à son peuple, pour laquelle il a mérité le titre glorieux de confesseur. Cette foi est bien arienne, et tous les efforts accomplis pour la tirer en d’autres sens apparaissent singulièrement vains. W. Luft, Die arianische Quellen ùber Wulfila, dans Zeitschrift fur deulsches Altertum, t. xlii, 1898, p. 291 sq., essaie de ranger Ulfila au nombre des homéousiens, sous prétexte qu’il insiste particulièrement sur la création du Saint-Esprit. Mais nous savons, d’après le témoignage d’Auxence, que les homéousiens figuraient parmi les hérétiques dont il combattait les doctrines. D’autres, comme F. Jostes, Das Todesjahr des Ulfilas und der Ueberlrilt der Golen zum Arianismus, dans Beitràge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, t. xxii, 1897, p. 158 sq., présentent à l’inverse le symbole d’Ulfila comme une formule d’union et estiment que, jusqu’en 383, Ulfila n’aurait pas eu une position théologique très nette, mais serait resté en communion avec les orthodoxes. Ce qui contredit de la façon la plus formelle tout ce que nous savons d’ailleurs sur l’évêque goth, sur ses disciples et sur la doctrine qu’il a léguée à son peuple. En réalité, il suffit de lire le symbole que nous venons de transcrire pour en connaître le véritable sens. Seul le Père, inengendré et invisible, mérite au sens propre le nom de Dieu. Après lui vient son Fils unique : celui-ci est notre Dieu, c’est-à-dire qu’il est l’intermédiaire entre le Père invisible et la création. Il est sans doute le créateur, le démiurge de tout ce qui existe et il ne saurait être comparé à aucune des créatures, mais il est lui-même soumis au Père qui est son Dieu comme il est le nôtre. S’il peut lui être dit semblable, c’est d’une manière large, qui exclut tout aussi bien l’homoousianisme des orthodoxes que l’homéousianisme enseigné naguère par Basile d’Ancyre et par ceux de son groupe. Quant à l’Esprit-Saint, son rôle est encore moindre que celui du Fils. Il n’est ni Dieu, ni Seigneur, car il n’y a qu’un seul Dieu, le Père ; et un seul Seigneur, Jésus-Christ. Il n’est pas égal au Fils ; mais il est son serviteur, obéissant en toutes choses à ses ordres. On peut comparer la place qu’il occupe par rapport au Fils à celle que le Fils lui-même occupe par rapport au Père ; mais elle est encore plus subordonnée, car le Fils, engendré, reste Fils, tandis que l’Esprit, créé, n’est qu’un ministre docile des volontés du Fils qui l’envoie sur la terre pour y accomplir l’œuvre de la sanctification des âmes. On ne saurait affirmer d’une manière plus claire l’infériorité de l’Esprit-Saint. Qu’après cela, l’Esprit-Saint soit, après le Fils lui-même, la plus noble et la plus excellente des créatures, on ne saurait le nier. Mais cela importe peu, car on ne voit guère comment il mérite encore le nom de Dieu. Peut-être la partie perdue du symbole était-elle plus explicite sur ce point, car l’Écriture ne permet pas, même aux ariens, de faire de l’Esprit-Saint une créature en tout semblable aux autres et elle lui assigne une place dans l’ordre des réalités divines ; il n’en est pas moins assuré qu’Ulfila est aussi éloigné que possible de la doctrine orthodoxe sur la troisième personne de la divinité ; et après la décision du concile de 381, son symbole n’avait aucune chance d’être agréé de l’empereur Théodose.

On a beaucoup écrit sur Ulfila et il n’est pas possible, ni utile de signaler tous les travaux publiés à son sujet. Parmi les plus importants, nous citerons seulement Waitz, Ueber das Leben und die Lehre des Ulfilas, Hanovre, 1840 ; Bessel, Ueber das Leben des Ulfilas, Gœttingue, 1860 ; F. Kauflmann, Aus der Schule des Wulfila, Strasbourg, 1899 ; W. Luft, Die arianisehen Quellen iiber Wulfila, dans Zeitschrift fur deutsches Altertum, t. xlii, 1898, p. 291 sq. ; F. Jostes, Das Totlesjahr des Ul filas und der Uebertrilt (1er Goten zum Arianismus, dans Beitràge zur Geschichle der deutschen Sprache und Literatur, t. lxxii, 1897, p. 158 sq. ; J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les provinces danubiennes de l’empire romain, Paris, 1918, p. 440-464 ; B. Capelle, La lettre d’A uxence sur II fila, dans Rev. bénédictine, t. xxxiv, 1922, p. 223-233 ; H.-C. Giesecke, Die Ostgermanen und der Arianismus, Leipzig, 1939.

Sur la traduction de la Bible on verra H.-C. von der Gabelentz et.1. Loebe, Ulfilas, réédité dans P. L., t. xviii, col. 457-1560 ; F. Kaulîmann, Beilrâge zur Quellenkritik der gotischen Bibelùbersetzung, dans Zeitschrift fur deutsche Philologie, t. XXXIII, 1900, p. 305 sq. ; le même, Der Stil der gotischen Bibel, ibid., t. xlviii, 1919, p. 7 sq. ; t. xlix, 1920-1921, p. Il sq. ; W. Streitberg, Die gotische Bibel, Heidelberg, 1919-1928 ; A. Jiilicher, Die griechische Vorlage der gotischen Bibel, dans Zeitschrift fur deutsches Altertum und deutsche Literatur, t. lii, p..’555-387 ; le même, Ein letztes Wort zur Geschichle der gotischen Bibel, ibid., t. lui, p. 369-381 ; G.-W.-S. Frierrichsen, The gothic version of the Gospels. À study of ils style and texlual history, Oxford, 1926 ; A. Wilmart, Les évangiles gothiques, dans Bévue biblique, 1927, p. 46-61 ; J.-M. Lagrange, Critique textuelle : La critique rationnelle, Paris, 1935, p. 325341 ; G.-W.-S. Frierrichsen, The gothic Version nf the Epistles, Oxford, 1939.

d. Bardy.