Dictionnaire de théologie catholique/VÉRITÉ, VÉRACITÉ III. Moral

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 577-579).

III. Point de vue moral.

La vérité ou véracité, vertu morale, annexe de la justice.

1. Notion de la véracité.

La vérité n’est pas prise ici au sens philosophique exposé plus haut, à savoir la conformité entre la réalité et l’idée qu’on s’en fait, mais au sens moral de véracité, sincérité, franchise. Sous cet aspect, « c’est la qualité qui consiste à se montrer vrai en tout ce qu’on fait et à dire vrai en tout ce qu’on dit. C’est la volonté bien ferme d’éviter toute duplicité, de se manifester tel que l’on est, en réglant, du reste avec mesure et discrétion selon les circonstances, cette exacte et franche manifestation de soi-même. » J.-D. Folghera, O. P., Les vertus sociales (Somme théol., édit. de la Revue des Jeunes), p. 415416. Citant une phrase d’Aristote, saint Thomas déclare que la véracité est la vérité « par laquelle on se montre, en paroles et en actes, tel que l’on est, ni plus, ni moins, ni autrement. » Sum. theol., II 1 -II æ, q. cix, a. 3, ad 3um.

2. Véracité, vertu réelle.

Considérée en général, sans distinction de vertu naturelle et de vertu surnaturelle, la vertu peut être définie : « Une disposition habituelle de l’âme à faire le bien. » La vertu a donc pour fonction de rendre bon l’acte humain, de l’établir selon l’ordre voulu par Dieu. Dieu a donné aux hommes la parole pour échanger entre eux loyalement leurs pensées : sans cet échange loyal, la société humaine ne pourrait durer. S. Thomas, loc. cit., a. 3, ad l um. La véracité est une vertu qui « a pour objet formel d’agencer convenablement tout notre extérieur, paroles, gestes, attitudes, façons même de se vêtir, etc., en vue de lui faire exprimer, sans plus ni moins, ce que nous sommes réellement, comme un signe doit traduire ce qu’il a à signifier. » Folghera, op. cit., p. 416 ; cf. S. Thomas, loc. cit., a. 2 et ad 2-.

3. Véracité, vertu morale. — La véracité n’est pas, à coup sûr, une vertu théologale. Bien qu’il s’agisse de vérité, elle n’est pas non plus une vertu intellectuelle, car elle n’a pas pour dbjet la vérité elle-même, mais l’ordre à mettre dans nos paroles, nos gestes, nos attitudes, pour nous manifester tels que nous sommes en réalité. Elle est donc une vertu morale, la vertu morale réglant l’emploi de nos activités, de nos ressources, de nos appétits intellectuels et sensibles conformément à l’ordre. Et, comme toute vertu morale, la véracité doit observer un juste milieu : « d’abord, dans les intentions, pour ne pas vouloir dire ni faire croire plus ou moins qu’il n’y a en réalité, puis dans les actes pour avoir soin de ne rien manifester quand il faudrait dissimuler et de ne rien cacher de ce qu’il faudrait produire. » Folghera, op. cit., p. 416 ; cf. Sum. theol., loc. cit., a. 1, ad 3um.

Cette dernière remarque est d’une importance considérable, car si le prochain a un certain droit à connaître la vérité, précisément parce que nous devons vivre en société et « que nous sommes membres les uns des autres », Eph., iv, 25, la vie sociale exige parfois que la vérité soit tenue secrète. Voir Mensonge, t. x, col. 561, 563-569 ; Secret, t. xiv, col. 1757. Ajoutons qu’elle répond à l’objection formulée par saint Thomas, ad 2um, à savoir qu’il n’est pas toujours louable de parler de soi et de se manifester tel qu’on est. Faire son propre éloge, à supposer qu’il soit vrai, ne sera un acte bon que « si toutes les circonstances sont ce qu’elles doivent être. » Voir Gloire humaine, t. vi, col. 1426 sq. Et, à l’inverse, il faut en dire autant du mal véritable qu’on rend public : c’est une faute quand on le fait « soit par forfanterie, soit simplement que la manifestation n’ait aucune utilité ». Voir Médisance, t. x, col. 489.

Dans l’art. 4, saint Thomas, après Aristote, apporte une nuance nouvelle « à laquelle on reconnaît la

parfaite courtoisie de la vertu de vérité ». Nuance à la fois très humaine et très chrétienne, puisque le Philosophe (Éthique, t. IV, lect. 15, n. 9) et l’Apôtre (II Cor., xii, 6) l’ont notée tour à tour. « Ce n’est pas dire qu’on doive nier ce qu’on a en soi, mais il est bien de ne pas déclarer tout. D’abord, cette affirmation atténuée est sans préjudice de la vérité, puisque sans dire toute la vérité, on dit tout de même la vérité, car le moins est dans le plus. Ensuite, c’est plus discret : cela écarte le danger de s’en faire accroire à soi-même et celui d’être à charge aux autres en ayant l’air de vouloir se mettre au-dessus d’eux. Enfin, c’est faire preuve de gracieuseté et parfois de condescendance. » Folghera, p. 417.

4. Véracité, vertu annexe de la justice. — « Entre la justice et l’une quelconque de ses vertus annexes, il doit y avoir quelque chose de commun et quelque chose de différent. La vérité (véracité) a deux traits communs avec la justice : 1. Elle est altruiste (ad alterum) ; son acte consiste à manifester quelque chose à autrui : un homme révèle ses pensées et ses sentiments à un autre homme ; 2. Elle établit une certaine égalité entre les signes des réalités et les réalités elles-mêmes. Par contre, elle diffère de la justice et n’en réalise pas la notion parfaite par le caractère de sa dette. Il ne s’agit pas pour elle de dette légale comme celle qu’acquitte la justice, mais plutôt d’une dette morale : c’est par honnêteté qu’on doit être véridique. La vérité (véracité) fait donc partie de la justice à titre de vertu annexe. » S. Thomas, Sum. theol., II a -II s, q. cix, a. 3. — Il est un cas cependant où la véracité relève de la justice stricte, c’est quand nous sommes obligés à faire un aveu ou à porter un témoignage devant le juge : « La vérité ainsi entendue est un acte particulier de la vertu de justice…, car cette manifestation du vrai a pour objet principal le droit d’autrui. » Ibid., ad 3. um. Voir Témoignage.

L’amour de la vérité et ses manifestations.

1. Dans l’ordre moral.

C’est ce que saint Thomas, après saint Jérôme, appelle « la vérité de la vie ». Loc. cit., Dans cet ad 3um, il définit d’un mot cette vérité de la vie : « la règle de notre vie personnelle », c’est-à-dire cette conformité réciproque de nos actes extérieurs et de nos pensées et sentiments intérieurs. Cet amour de la vérité, règle de notre vie morale, implique principalement trois vertus, dont saint Thomas a esquissé les traits les plus caractéristiques : 1. la simplicité (IP-II 88, q. cix, a. 2, ad 4um ; q. cxi, a. 3, ad 2um), qui est l’habitude d’éviter la ruse dans les paroles, d’éliminer des paroles, des faits et des gestes tout ce qui pourrait tromper les autres. La simplicité se rattache à l’amour de la vérité en ce qu’elle cherche à n’avoir pas double façon de signifier, à ne pas jouer double jeu ; 2. La fidélité (ibid., q. ex, a. 3, ad 5um ; q. lxxxviii, a. 3, ad l um ; voir le commentaire de Cajétan sur q. cxiii, a. 2, n. 4-5), qui consiste à tenir ce qu’on a promis. Comme la vertu de vérité, elle repose, en fin de compte, sur l’honnêteté qui doit régner entre les hommes et, à ce titre, elle est obligatoire et de droit naturel, antérieurement aux obligations légales ou civiles qui peuvent s’y ajouter. Il y a sans doute une différence entre « dire ce qui est ou se montrer tel qu’on est » et « tenir ce qu’on a promis » ; mais, au fond, c’est moralement la même chose ; le souci est identique de s’affirmer tel qu’on est ou d’être tel qu’on s’est affirmé ; 3. Le respect des secrets (ibid., q. lxii, a. 1). Ce respect est un acte de fidélité ; il est de droit naturel et peut devenir de droit positif ou légal, par exemple dans le secret confié ou le secret professionnel. La vertu de fidélité qui fait à l’homme une obligation de se montrer tel qu’il est ou de dire ce qu’il sait, peut aussi lui faire

une obligation de taire ce qu’il a appris ou de ne pas montrer qu’il est au courant de ce qui s’est passé. Certains secrets sont à dévoiler en raison de la fidélité due à autrui ; d’autres, en raison de cette même vertu, sont à taire. Q. lxii, a. 1, ad 2um. Cf. Folghera, p. 417. Voir ici Secret, col. 17571760. Une vie morale s’inspirant de ces vertus est faite de droiture, de loyauté, de sincérité ; elle respecte les droits de Dieu et ceux du prochain.

2. Dans l’ordre doctrinal.

Saint Thomas rattache à la vertu de véracité — tout en marquant la nuance qui l’en sépare — la vérité de la doctrine, c’est-à-dire « la manifestation des réalités vraies, objets de la science ». Ibid., q. cix, a. 3, ad 3um. L’amour de la vérité, dans les recherches scientifiques d’ordre religieux ou d’ordre profane, est un aspect de la vertu de véracité. Cette probité intellectuelle est caractéristique de la vertu de vérité. Elle est mise en relief par saint Augustin quand il recommande à la foi de chercher l’intelligence et à l’intelligence d’aider la foi. Voir ici t. i, col. 2338-2339. Elle est mise en relief par saint Thomas quand il rappelle qu’il faut d’abord, avant de croire, voir qu’il faut croire. Sum. theol., P-II*, q. i, a. 4, ad 2um. Cette probité intellectuelle est instamment recommandée par Léon XIII dans son bref du 18 août 1883 aux cardinaux de Luca, Pitra et Hergenrother sur les études historiques et dans sa lettre du 8 septembre 1899 aux évêques et au clergé de France : « Ainsi qu’il est dit au livre de Job, Dieu n’a pas besoin de nos mensonges. » Un catholique n’a donc aucune peine à souscrire à l’assertion d’H. Poincaré : « La recherche de la vérité doit être le but de notre activité (scientifique) ; c’est la seule fin qui soit digne d’elle. » La valeur de la science, Paris, 1906, p. 1 ; ou même à celle de G.Paris : « Celui qui, par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet, dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. » La poésie du Moyen Age, l re série, Paris, 1885.

Les psychologues font observer avec raison qu’il ne faut pas confondre l’amour de la vérité avec l’amour de la certitude. La vérité ne s’obtient qu’au prix d’un effort intellectuel qui se place parmi les plus hautes opérations intellectuelles ; le besoin de certitude est un sentiment Instinctif (l’une conscience qui, souvent, répugne aux aventures de la pensée. Cependant, l’amour de la vérité ne saurait opposer la raison à la foi : il est, au contraire, le lien qui doit unir l’une à l’autre. Voir Raison, t. XIII, col. 1648-1649.

3. L’amour de la vérité doit-il être intolérant ? — Cette, question a été longuement traitée à l’art. Toi.éhance.

30 Pichet opposés à la vertu de vérité. — Saint Thomas énumère trois vices opposés à la vérité : le mensonge, Sum. theol., II*-II", q. ex, la simulation ou hypocrisie, ibid, q. xci ; la jactance, ibid., q. cxii, qui a elle-même un vice (lui en est l’opposé l’ironie. Ibid., q. c.xiii.

1. Mensonge.

Voir ce mot. t. x, col. 555-559.

2. Simulation ou hypocrisie.

C’est une extension du mensonge. À côté du mensonge en paroles, il y a le mensonge en actes. Mais moralement c’est tout un. Aussi la simulai ion. comme le mensonge, est un péché, même quand on simule la vertu. Cf. q. ex, a. I, ad 2 lim ; q, OU, a. 1. eoncl. et ad 3° m. I.c vice de

la simulation s’étendanl < toute la vie devient alors

de l’hypocrisie. Il incite celui qui en est coupable à

|ouer le rôle d’un personnage qu’il n’est pas en réalité. Saint Thomas note cependant que celui qui revêt

l’habit de sainteté, religieux ou clérical, avec l’in tention de devenir parfait n’est pas coupable de simulation ou d’hypocrisie, si la faiblesse le retient dans l’imperfection, parce qu’il n’est pas tenu de se trahir en quittant le saint habit ; mais il en serait coupable, s’il ne l’avait revêtu que par ostentation ». Ad 2um. Lorsque l’hypocrisie comporte à la fois le défaut de sainteté et la simulation de la sainteté, elle est évidemment un péché mortel. Q. exi, a. 4. C’est le cas de Tartufe dans la comédie de Molière.

3. Jactance.

« La jactance est le vice qui consiste à se vanter d’être plus qu’on est en réalité, ou à se faire valoir au-dessus de sa réputation. » Folghera, p. 422. Par lui-même, ce défaut est directement opposé à la vertu de vérité. Mais considéré dans ses causes les plus fréquentes, il faut le rapporter à l’orgueil, un orgueil poussé parfois jusqu’à l’arrogance, à la vaine gloire, a la coquetterie, à l’opulence, au désir de lucre, comme chez les charlatans. Q. cxii, a. 1, ad 2° m et ad 3um.

En soi, la jactance est faute vénielle ; mais fréfréquemment, dans ses causes ou dans ses effets, comme dans les buts qu’elle poursuit, elle peut devenir faute mortelle. Ibid., a. 2.

4. Ironie.

Le mot ironie n’est pas pris ici dans son sens actuel (raillerie), mais dans le sens d’une ignorance simulée « qui consiste à se déprécier soimême aux yeux du public en feignant d’être moins que ce qu’on est en réalité, non seulement, comme le demande la vertu de vérité, en ne disant pas tout ce que l’on est ou en révélant les infériorités que l’on se reconnaît, mais en s’avilissant ou en se ridiculisant contre toute vérité. Ce peut être un simple travers ; mais cela peut venir aussi d’un fond d’orgueil et, dans ce cas, se compliquer de jactance déguisée, une sorte d’humilité frauduleuse ». Folghera, p. 423. Cf. Sum. theol., q. cxiii, a. 2, ad 2um et ad 3um. Avec le P. Folghera, on peut ajouter que « la présence de cette ironie dans la vie de quelques grands saints soulève un curieux problème ». C’est dire qu’il est assez difficile de juger de la gravité d’une telle feinte. En soi, elle ne vaut pas mieux que la jactance. Souvent le motif en est avouable et quelquefois même louable. Id., ibid.. ad l um.

I. Point de vue philosophique.

Outre la Somme théologique de saint Thomas, I q. xvi et xvii, et les articles parallèles du Commentaire sur les Sentences ou du De veritutc, on consultera le petit traité du « vrai 1 enchâssé dans le commentaire du Perihermeneias, t. I, leçon 3, 11. 5-9, ainsi que les commentateurs de saint Thomas sur les q. vi et xvii précitées. Les manuels

de philosophie thomiste (logique et ontologie) fournissent

l’essentiel de la doctrine, qu’on complétera par les ouvrages

suivants : A.-D. Sertillanges, l.a philosophie de saini Thomas d’Aquin, Paris, 1940, surtout le t. ii, L’intelligence, Il-K, p. 157-174 (voir aussi sou 2’vol. Dieu, de la Somme

théol., édit. de la Hernie îles.Imites) ; Yves Simon, Introduction a l’ontologie’lu connaître, Paris, 1934, c. III, p. 200 218 ; Ml. Romeyer, La doctrine île saint Thomas sur la vérité ; esquisse d’une synthèse, dans les Archives de philosophie, I. III, cahier 2 ; Ch. Hoyer, L’idée île Vérité dans la

philosophie île saint Augustin, Paris, 1920 ; Roland-Gos sclin, l.a théorie thomiste de l’erreur, dans 1rs Mélanges thomistes, l.e Snulchoir, 1923.

On a passe sous silence certaines conceptions philosophiques modernes de la vérité, que les manuels groupent

ordinairement sous le nom île théories activistes >. Leur

discussion dépasserait le cache de cet article. ()n consultera J. de Tonquédcc, L(/ notion île l’érilé ilans la philosophie nouvelle, Paris, 1908.

II. Poix i ni i i i m (il ck.iim i. 1 Dteit. Outre les Ouvrages déjà signalés des PP. Sertillanges, Itonicyer,

lîover, on consultera sur la vérité qu’est Dieu ou le Verbe

par rapport a nous, .1. I.ehreton, Histoire ilu ilm/me île la Trinité, I. i, Paris, P.I27 et J.-M. I.agrange, V évangile.

selon saint Jean. Paris, 1925 (le commentaire du Prologue),

surtout p. 1-21.

S.- C onnaissance des cluses diurnes. — Billot De virtutibus in/usis, Home, 1905, th. XH, § 3 ; De Ecclesia, Home, 1910, t. i, th. xvi-xix ; Garrigou-Lagrange, De revelatione per Ecclesiam catholicam proposita, Home, 1931 ; Hervé, Matinale, Paris, 1940, t. i, n. 501-509 ; t. iii, n. 272-276 ; Tanquerey, Synopsis theol. dogm., Paris, 1933, t. ii, n. 175-188 ; Schultes, De Ecclesia catholica, Paris, 1931, p. 304-308, 520-626 ; Marin-Sola, L’évolution homogène du dogme catholique, Paris, 1924, t. i ; et, en général, les manuels et traités concernant l’infaillibilité de l’Église (cf. Tanquerey, Synopsis… dogm., t. i, n. 915, note 1).

III. Point de vue moral. - S. Thomas d’Aquin, Sum. theol., II"- !  ! 1°, q. cix-cxill et les commentateurs. Cf. Prtunmer, Manuale theologiæ moralis, Fribourg-en-B., 1923, t. ii, n. 165, etc. Plus d’un trait est à cueillir dans Yves Simon, Critique de la conscience morale, dans Questions disputées (xiv), Paris, 1934 et dans la « Collection des Moralistes chrétiens », notamment dans É. (iilson, à". Thomas d’Aquin, Paris, 1925 et Ch. Boyer, S. Augustin, Paris, 1932.

A. Michel.