Dictionnaire de théologie catholique/VŒUX DE RELIGION, IV. Objet

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 859-868).

IV. Objet précis des vœux de religion. —

Avant de faire l’objet d’une détermination officielle par l’Église, comme le reconnaît ouvertement saint Thomas, les conseils évangéliques ont été laissés « à la responsabilité de chacun », I a -II*, q. ovin, a. 1 ; et puis, mis à l’essai et « proposés in optione ejus cui dantur, observance toute relative ; finalement, ils ont été érigés en observance pure et simple par les institutions religieuses ». lbid., a. 4. Les promoteurs obéissent à leurs inspirations spirituelles et les sociétés réagissent parfois à des nécessités d’organisation. C’est l’Église qui en décide la nécessité pour « l’achèvement de l’état religieux », et c’est la théologie qui montre le bien-fondé de cette exigence : Utrum conlinentia, paupertas et obedienlia requirantur ad perfeclionem religionis. IIMI*, q. ci.xxxvi, a. 3, 4 et 5.

Le développement historique semble, en gros, s’opérer en trois étapes assez nettes : l’ascétisme primitif, qui met en vedette le conseil de continence ; la vie érémitique, qui impose en plus le conseil de pauvreté ; la vie cénobitique, qui ne se comprend pas sans l’obéissance.

La continence.

1. La tradition.

Dès l’âge, apostolique, on trouve la virginité volontaire. I Cor., vu, 25-40 ; Act., xxi, 9. Elle a pour panégyristes presque tous les anciens écrivains chrétiens. Cf. Mgr Wilpert, Die gottgeweihten Junyjrauen, 1892 ; H. Koch, Virgines Christi, dans Texte und Unters., t. xxxi, fasc. 2, p. 59-112 ; F. Martinez, L’ascétisme chrétien pendant les trois premiers siècles, 1913.

a) C’est un état de vie,

Ou bien au sein même de la communauté chrétienne, sans signe distinctif, mais comme une classe parfaitement connue des autorités : en Syrie, cf. Ps. -Clément, EpisL, ii, ad l’irgines, P. G., t. i, col. 380 sq. ; en Afrique, Tertullien, De virginibus velandis ; S. Cyprien, De habita virginum, jusqu’au milieu du ive siècle, concile de Carthage, de 348, can. 3. Ou bien en parthénons séparés, dans les grandes villes de l’Orient chrétien. Cf. S. Athanase, De virginitate, c. xi, P. G., t. xxviii, col. 260 ; déjà Méthode d’Olympe († 311), Banquet des dix vierges, P. G., t. xviii, col. 38 sq.

b) C’est un état de perfection.

Il constitue un « ordre de sainteté », Origène, In Malth., hom. xi, P. G., t.xii, col. 591, un « abrégé de la perfection », Méthode, op. cit., d’après Matth., xix, 12 ; Apoc, xiv, 3-4 ; Cantic, vi, 7-8. Ce sont « les vierges de l’Église, /los ille ccclesinstici germinis ». Cyprien, op. cit., n. 3 ; « les vierges sages » de Matth., xxiv, 12. Luc, xii, 35 ; cf. Augustin, De conlinentia, c. vii, n. 17, P. L., t. xl, col. 346. « Si la virginité est le point central de la vie ascétique, tous les autres éléments de la perfection s’y réfèrent, et lui doivent, d’une certaine façon, leur existence. » F. Martinez, op. cit., p. 197 ; cf. Athanase, op. cit., c. ii, iii, vu. col. 252 sq. Encore que la pauvreté ne soit pas effective, c. vi-xiii, elle doit pouvoir aller jusqu’à l’héroïsme, Augustin. De virgin., c. xli, li, P. L., t. xl, col. 420-424.

c) Ce sera un état religieux.

Grégoire de N’ysse, De virginitate, conseille aux continents la modération des besoins, c.xii, l’obéissance, c. xxii, l’imitation des modèles, c. xxiv, pour fuir les excès, c. vu. Ambroise, EpisL, xli, P. L., t. xvi, col. 1115 ; Optât, De schism. donat., t. II, c. xix, t. xi, col. 973, Jérôme, EpisL ad Sabianum, c. v, t. xxii, col. 1198, Augustin, op. cit., c. xlvi, recommandent la vie commune. Cf. S. Bonaventure, De perfeclione evang., t. III, c. m. Saint Thomas, q. clxxxvi, a. 8, qui a lu monasterio où Augustin avait écrit martyrio, refuse à la virginité comme au martyre la stabilité exigée d’un état religieux. C’est un vœu essentiel, et ceux qui l’ont oublié, la Régula communis de saint Fructueux, et les ordres militaires, op. cit., a.’4, ad 3° iii, ont eu des déboires. Mais ce n’est pas un vœu suffi : vi 49

VŒUX DE RELIGION. OBJET

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sant par lui-même. Cependant, n’oublions pas le monachisme oriental, où la continence perpétuelle est l’élément le plus apparent de l’observance, le seul qui soit l’objet d’un vœu.

2. Raisons théologiques.

Elles sont fondées sur l’excellence de la vertu morale de chasteté ; mais elles n’apparaissent distinctement que dans le prolongement de cette vertu, qui est la continence parfaite.

a) C’est à propos justement du mariage que Notre-Seigneur, Matth., xix, 10-12, et saint Paul, I Cor., vu, 32-33, ont été amenés à préciser ces trois avantages du conseil de virginité, tels que plus tard les auteurs spirituels les ont développés ; mais déjà, dans les deux textes eri question, au jugement des meilleurs exégètes modernes, P. Allô, Première épître aux C.orinth., p. 162 sq., les trois avantages de cette continence consentie pour Dieu sont marqués nettement et dans le même ordre : libération des soucis matériels (S. Paul), en particulier des périls de la vie conjugale, Matth., xix, 10 ; plaire au Seigneur (S. Paul), comprendre son désir, Matth., xix, 1 1 ; service de son royaume, « de tout ce qui regarde le Seigneur ». L’une et l’autre recommandation visaient la continence volontaire, non la chasteté vouée.

b) Parmi les Pères, deux courants se font jour : l’un plus mystique et tributaire de saint Paul, qui exalte, voire exagère l’efficacité de la virginité pour la charité, S. Jean Chrysostome, Epist. ad Olymp., c. n ; De virginitate, c. x, P. G., t. xlviii, col. 540, 563, au risque d’en diminuer « les avantages pratiques pour le siècle présent », S. Augustin, De sancta virgin., c. xiii, P. L., t. xl, col. 431 ; l’autre courant, plus réaliste, plus près, semble-t-il, de Matth., xix, 12, insiste, non sans excès de langage et même de doctrine, sur les incommodités, les mécomptes et les embarras du mariage, Tertullien, saint Basile, saint Grégoire de Nysse, op. cit., saint Ambroise en ses quatre livres sur la virginité, de 377, 378, 392 et 393 ; ou bien sur les dangers de la sensualité. S. Jérôme, Cont. VigiL, c. xvi, P. L., t. xxiii, col. 252. Au Moyen Age latin, c’est ce caractère défensif de la continence qui est développé, avec des réminiscences de saint Augustin sur la concupiscence de la chair. S. Anselme, De concordia…, q. iii, c. 13. Saint Bonaventure capte les deux enseignements, De perfect. evang., t. III, c. i, n. 2-4, 6 ; c. n.

c) Le Docteur angélique s’est tenu également éloigné de l’optimisme des uns et du pessimisme des autres, IL-ID, q. clxxxvi, a. 4, en se plaçant sur le terrain délimité de « l’état religieux qui requiert la suppression des choses qui empêchent l’homme de se porter entièrement au service de Dieu : or, l’usage du mariage se révèle ici comme un obstacle : a cause de la violence du plaisir charnel et de son influence’retardatrice, à la longue, sur l’intention parfaite d’aller à Dieu ; et puis à cause des soucis qu’apporte au chef de famille le soin de son épouse et de ses enfants ». Intentio ad Deum, et cogitât io de his qua sunt f)ei, voilà bien les deux buts de tous les ordres religieux : aux uns comme aux autres, le vœu de continence est nécessaire comme condition préalable, removens, prohibais : » ce serait présomption pour les faibles d’entreprendre sans cela le travail de leur perfection », ad 2°, n ; niais aussi comme moyen - d’achever sa sanctification, car la pureté du corps et de l’esprit se conserve par la continence », sed contra. Il n’y a plus rien là de l’attitude conquérante, quelque peu provocatrice, des anciens panégyristes de la virginité.

Le vœu religieux de chasteté atteint-il directement les actes Internes ? Voir Xorma-, c. 129 et S. Congr, Relig., décret du 15 mai 1891, exposés dans Ami « /// clergé, 1920, p. ♦..’î7.

La pauvreté

Le conseil est donné par Notre-Seigneur au jeune homme riche, Matth., xix, 16-29 ; Marc, x, 17-27 ; Luc, xviii, 18-27, symbole de toutes les âmes qui « veulent être parfaites », et, comme pour le conseil de continence, dans un contexte qui en montre le caractère novateur : l’Ancien Testament ne l’avait pas connu, cf. Prov., xxx, 9 ; Eccl., vii, 15 ; Eccli., xi, 14 ; xiii, 23 ; xxxi, 7, et S. Jean Chrysostome, In Hebr., hom. xviii, n. 2, P. G., t. lxiii, col. 140. Le même conseil est répété, dans un autre contexte, Luc, ix, 57-62, à l’intention de ceux qui veulent se donner à l’apostolat, Matth., vi, 25-34 ; cf. Matth., iv, 19-22. Perfection personnelle, facilité pour le travail apostolique, voilà déjà deux buts distincts pour le même conseil ; et ce n’est pas encore la perfection religieuse…

Le renoncement volontaire aux biens de la fortune, en effet, peut s’entendre de diverses façons, depuis le renoncement en esprit à l’attrait des biens temporels jusqu’au renoncement effectif à la propriété ou à l’usage de ces biens, à l’usage personnel ou bien même à la possession collective. Le conseil de pauvreté a pris successivement toutes ces formes au cours des siècles chrétiens. Cf. M. von Dmitremski, Die christliche freiwillige Armut vom Ursprung der Kirche bis zum xii. Jahrhundert, c. iii, sq., Berlin, 1913. Les raisons qu’on en a données, tout en se référant au conseil du Christ, sont fort diverses, puisque le renoncement intérieur est une vertu essentielle, tandis que certains raffinements qu’on y a apportés par la suite ne peuvent s’autoriser que d’une conception particulière. « Il y a cette différence entre renoncer à tout et tout abandonner que renoncer convient à tout le monde, puisque cela permet d’user licitement des biens que l’on possède, l’âme demeurant tendue vers le ciel, tandis que tout abandonner est, au contraire, le lot des parfaits. » Glose citée, Bonaventure, Apol.paup., c viii, n. 23.

1. Développement historique. Après une réalisation de la première heure en la communauté de Jérusalem, Act., ii, 44, où individus et familles, iv, 36 ; vi, 1, mettaient volontairement leurs biens en commun, iv, 32, réalisation exclusive et éphémère de la pauvreté collective, il paraît que le conseil de pauvreté a été laissé en veilleuse durant les premiers siècles. Saint Cyprien est obligé de rappeler les vierges à la pauvreté essentielle et de les rassurer sur le lendemain. De opère et eleemosi/nis, c. xi et xii P. L., t. iv, col. 610. Commodien se dit mendicus Christi, Insl., ii, 39 ; mais dans quelle mesure ? Clément d’Alexandrie interprète la réponse de Jésus au jeune homme riche dans le sens du bon usage des richesses. Quis dives salvetur’.' P. G., t. ix, col. 607 Origènc pourtant connaissait des ascètes « qui échangeaient les richesses pour la pauvreté afin de devenir parfaits ». In Matth., tract. VIII. Athanase, après saint Méthode, recommande aux vierges de « se purifier de l’amour de l’argent, si elles veulent aimer Dieu ». De virginitate, c. vii, mais simplement pour se libérer « des soucis des biens, qui restent en leur possession », c. III. P. G., t. xxviii, col. 252 sq. « Il y a tant de cupidités dans le monde ! et les chrétiens se font mendiants. Pourquoi ? Pour obéir à l’inspiration de l’Esprit. Ne voit-on pas souvent une jeune fille, à la veille de ses noces, se réfugier dans la virginité (et son accnmpagnciient de vie pauvre) N’est-il pas Fréquent le cas du personnage en vue à la cour, qui dit adieu a sa fortune et à sa dignité ? S. Cyrille de Jérusalem, Catech., i. c. 10. P. (’, .. t. xxxiii, col. 944. Sur cette seule pratique de la pauvreté, Origène édifie tout ui programme de vie parfaite, une des plus belles pages qu’il ail léguée à la tradition monastique : Comment est II possible

que celui qui a vendu ses biens devienne parfait, c’est-à-dire orné de toutes les vertus ? » In Matth., nom. xv, c. xxi ; P. G., t. xiii, col. 1301. Réalisations sporadiques cependant, et dont on ne sait ni l’ampleur, ni l’austérité, ni le caractère définitif. Bien souvent, semble-t-il, des fonctionnaires ou de riches héritières se contentaient d’abandonner leurs places, de liquider leurs immenses propriétés, et de se retirer dans un de leurs domaines en distribuant leurs revenus aux églises. S. Jérôme, Epist., cviii, n. 15 et 30, P. L., t. xxii, col. 802.

a) Chez les Pères du désert.

L’observance de la pauvreté ne devait être imposée et organisée en vie religieuse qu’avec le monachisme et d’abord avec l’érémitisme. C’est saint Antoine, en effet, qui prend à la lettre le conseil évangélique, Matth., xix, 21 : il se dépouille de tout ce qu’il possède et refuse plusieurs fois de revenir sur sa décision, Vita Antonii, c. ii-iii. v, xi-xii. Son exemple et ses paroles entraînent de nombreux disciples au désert, ibid., c. xvii, xix, lxxxvii. Cependant ce renoncement initial, qui constitue un état de pauvreté quasi imposé par la situation, doit s’accompagner, pour les ermites, d’un constant esprit de pauvreté dans le soin de leur vie quotidienne. S. Macaire, Epist. ad ftlios, c. ii, xvii. Ce n’est qu’avec saint Pacôme et le cénobitisme que la pauvreté religieuse devient un dépouillement codifié. Régula Pachomii, trad. par S. Jérôme, P. L., t. xxiii, n. xlix, lxxxi, xcvii, cvi, cxiii, cxxv, etc., cités dans P. Resch, Les maîtres égyptiens, p. 73-74. Les successeurs de Pacôme devront veiller à ce que les monastères ne deviennent pas trop riches. Op. cit., p. 75. Nulle part cependant, au long de ces prescriptions administratives, on ne trouve de rappel explicite d’un vœu intérieur ou public de pauvreté. Le dépouillement des biens terrestres est une institution à laquelle on se soumet pour le bon ordre. Cassien, Inslit., t. IV, c. xiii. Il est curieux, à ce propos, de remarquer la minutie des mainteneurs « de la discipline du monastère », quand ils ne se sentent pas soutenus par la force vivante et souple d’un vœu personnel. Cf. Horsiesi, Doctrina de instilutione monachorum, c. 21-26, c. 39, P. G., t. XL, col. 870-890. Des moines, voire des præpositi, qui avaient abandonné d’un coup leur fortune, tentaient de s’approprier petit à petit les pauvres choses à leur usage. C’est peut-être pour assurer la pratique d’une pauvreté plus stricte que, chez les moines de saint Martin, « les frères ne possédaient rien en propre », mais, de plus — ce qu’on ne put jamais obtenir des moines d’Asie Mineure — « personne d’entre eux ne pouvait vendre ni acheter, comme font beaucoup de moines. Nul autre art que l’écriture n’était exercé par les frères. Ils mangeaient tous ensemble, et c’était un crime d’être habillé délicatement ». Sulpice-Sévère, Vita Martini, c. x, P. L., t. xx, col. 166. Règlement sévère que Sulpice compare, avec quelque regret, à l’ordonnance plus souple des cénobites lériniens d’au delà du Rhône, Césaire, Régula, 1-3, 15. La discussion des deux thèses apparaît chez les Pères.

b) Chez les Pères grecs.

Saint Basile revint de son voyage d’étude dans l’Orient monastique, en 358, avec l’idée très nette de tempérer la discipline régimentaire des monastères d’Egypte par un régime paternel de désappropriation surveillé par l’abbé : le dépouillement est celui d’un fils dans sa famille. Pas de pauvreté totale : avec un sens averti des réalités et des possibilités, il ne veut pas que ce renoncement soit une occasion de prodigalité et de dissipation inutile pour tous. « Vendez vos biens et faites l’aumône, Luc, xii, 23. J’estime pour mon compte que celui qui, pour obéir à ce conseil, abandonne ses biens, ne doit pas se désintéresser de la somme recueillie, mais la recueillir avec soin et l’administrer en toute piété, soit par lui-même, s’il en a la science et les moyens, soit par des représentants choisis avec grand discernement. » Grandes règles, c. viii, P. G., t. xxxi, col. 935. Mais la difficulté ne lui échappe pas : en somme « le péril est aussi grand d’abandonner sa fortune à ses proches, de la confier au premier venu, ou de la gaspiller soi-même », loc. cit. Le moine basilien gardait un pécule ; seulement il ne pouvait rien utiliser pour soi : « Celui qui prétend s’approprier quelque chose se met en dehors de l’Église de Dieu et de la charité du Seigneur. » Petites règles, c. lxxxv, cf. c. xxix, xxxi, xcviii, ccvi, ccvn et xcii-xcm. Le milieu est assez difficile à tenir ; et pourtant c’est bien là, pense-t-il, la mesure conseillée par l’Évangile : « La parole du Christ, Matth., xi, 28, nous exhorte à rejeter le poids des richesses excessives en les distribuant aux pauvres et à nous débarrasser des péchés par l’aumône. Celui qui veut, pour obéir au Christ, mener une vie pauvre et tranquille, ne doit pourtant pas compter sur une existence de tout repos : il faut qu’il s’éprouve lui-même et s’exerce » à la pauvreté. Ascetica, Du renoncement au monde et de la perfection spirituelle, P. G., t. xxxi, col. 625. Il devra veiller par lui-même à la modestie de son vêtement et à la frugalité de sa table. Grandes règles, c. xxii-xxiii ; Petites règles, c. clxviii. Mais l’idéal est bien de « quitter tous les soucis de ce monde. Celui qui n’a même pas le droit de s’inquiéter du nécessaire, comme du vivre et du vêtement, pour quelle raison pourrait-il se laisser accrocher aux soucis de la richesse, qui empêchent de fructifier la semence jetée en nous par le cultivateur de nos âmes ? » Grandes règles, c. vi, P. G., t. xxxi, col. 922. Parfois enfin certaines dispositions de saint Basile prennent valeur de droit : au monastère, la propriété n’existe pas ; il n’y a pas d’emploi qui tienne. Petites règles, c. cvi ; cf. Cassien, Instil., î. II, c. m.

Saint Nil († 430), moine au Sinaï et collecteur original des sentences des Pères du désert et des Pères de l’Église, prend à ceux-ci l’idée de la pauvreté en esprit, c’est-à-dire de la désaffection des richesses ; il emprunte aux premiers l’idéal de la désoccupation extérieure, de l’éloignement habituel de toute occupation absorbante. De volunlaria paupertate, c. i, P. G., t. lxxix, « Je ne voudrais pas qu’on croie que la privation de fait de toute propriété se fasse facilement et sans peine », c. ii, ce qui va contre certaines exagérations des orateurs chrétiens. Cependant, il est plus strict que la plupart d’entre eux : « Il y a trois voies de pauvreté : la pauvreté effective, la pauvreté moyenne et la pauvreté opulente, entre lesquelles les avis sont partagés suivant les inclinations diverses », c. xiii, et suivant la part que l’on y donne au travail lucratif et aux commodités de la vie. « La pauvreté des saints », à savoir celle d’avant la chute, celle du désert, des prophètes et des moines d’Egypte, consiste « à vivre pour son âme seule et pour Dieu, sans aucun souci du corps », avec la part de travail manuel strictement compatible avec la vie de recueillement. « Au-dessus de celle-ci, la pauvreté moyenne a bien de l’utilité, parce qu’elle convient à nos temps et aux nécessités matérielles : elle s’impose les soins nécessaires pour son entretien, donnant au travail juste le temps qu’il faut pour se procurer le nécessaire », c. xxix. Mais la pauvreté opulente, qui est évidemment celle de beaucoup de moines de son temps, « se donne tout entière aux occupations serviles, travaillant la terre, faisant du commerce, bien au delà de ses besoins, pour ne pas paraître inférieure aux gens du monde ». Quoi de commun entre ces moines pourvus et ceux qui ne possèdent

rien ? C. xxx. Ces vues judicieuses prétendaient harmoniser les directives des Pères du désert avec celles de saint Basile. Mais elles sont notablement plus sévères que celles de saint Benoît, ou du moins celles de la tradition bénédictine. Cf. De monastica exercitatione, c. vi-xii. L’auteur s’élève d’ailleurs avec force contre les moines paresseux et mendiants, c. viii, et conseille de se défaire du premier coup de tous ses biens. De monast. exercil., c. xliii, P. G., t. lxxix, col. 774.

Théodoret place « le mépris des richesses et la pauvreté volontaire au rang des plus hautes vertus », In I Cor., c. xiii, 3 ; mais « c’est une doctrine de perfection ; et le Christ a enseigné que, sans cette perfection, on peut obtenir la vie éternelle ; seulement il a exhorté à se faire, dans la pauvreté, une vie exempte de tracas ». In II Cor., viii, 13.

Jean Chrysostome regardait la pauvreté volontaire comme une éminente vertu chrétienne. Mais, comme il affecte de joindre toutours au précepte le conseil, rapprochant ainsi la discipline des fidèles de celle des moines, il passe insensiblement de « l’acceptation joyeuse », Hebr., x, 34, de la pauvreté occasionnelle à celle de la pauvreté religieuse. Car « le Christ enseigne la perfection par ces mots : Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu as. Et ce qu’il dit, il le montre en ses œuvres et en ses disciples. Aspirons donc à ce bien de la pauvreté ». In Hebr., hom. xviii, n. 3. Puis, passant à la pauvreté effective : « Voyez, dit-il, comme il est plus facile d’y pratiquer la vertu : elle préserve de l’orgueil », ibid., hom. ii, n. 5, et des occasions de péché ; elle favorise la mortification de la chair, ibid., hom. xviii, n. 2 ; elle brave « la proscription et la condamnation, elle pousse à la confiance en Dieu », ibid., « elle gagne une plus grande récompense que la richesse avec de petites choses », hom. ii, n. 5 ; « c’est un port tranquille, la palestre et l’école de la sagesse », In Matth., hom. xc, n. 3 ; « sages philosophes que ceux qui, dans la fournaise de la pauvreté, sont réjouis de la rosée céleste », ibid., hom. iv, n. 12 ; hom. xlvii, n. 4. Qu’on tienne compte enfin de la valeur apologétique de la pauvreté chez les « serviteurs de Dieu », In Matth., hom. xv, n. 9 ; hom. xxxii, n. 4 et 5 ; hom. xc, n. 4 ; hom. xlvii, n. 2 et 3, et l’on aura une somme de la pauvreté théorique et pratique, qui ne se perd point en considérations mystiques mais insiste sur le caractère libérateur de cette vertu. On ne voit pas d’ailleurs que la discipline religieuse de la pauvreté fut plus sévère chez l’évêque de Constantinople que chez l’évêque de Césarée : il faut que les moines gardent par devers eux de quoi faire l’aumône. In Matth., hom. viii, n. 4-5, P" G.. I. lvii, col. 55 sq. ; Contra detrahentes, t. III, c. xiv, t. xlvii, col. 367.

Nous ne serions pas étonnés qu’on nous prouve quelque jour que la désappropriation individuelle ait été imposée au vie siècle seulement et pour peu de temps, ; iux moines de Constantinople et des grands ((titres… par les lois impériales, Code Juslinien, De monachis, t. IV, novelle v, tit. v, peut-être sous une influence latine.

c) Chez les Pères latins.

Même discrétion chez saint Ambroise, De ufpciis, t. I, c. xi, n. 36 : « Saint Paul demande de considérer les besoins des personnes qui donnent, filles donneront, dit-il, avec mesure, parce qu’il conseille des Imparfaits : il n’y a que les imparfaits à ressentir de l’angoisse en se dépouillant de leur argent », ibid., I. I, c. xxx, n. 151 ; mais, en somme, ils pourront ainsi secourir plus de gens et plus longtemps : « I.a mesure à tenir est de pouvoir faire chaque jour le bien quc l’on fait et de ne pas enlever aux nécessiteux le fruit perdu en générosités.

Ibid., t. II, c. xvi, n. 76 et 78. Prudence toute romaine dont on n’a à craindre aucune décision extrême : « Dieu ne veut pas — scilicet ex necessitate præcepti, paraphrase saint Thomas — Dieu ne veut pas qu’on répande d’un seul coup ses ressources, mais qu’on les dispense ; à moins que parfois l’on n’imite Elisée, qui tua ses bœufs et nourrit les pauvres de ce qu’il avait, pour se débarrasser de tout souci domestique ! » De officiis, t. I, c. xxx, P. L., t. xvi, col. 60 sq. Or, on sait qu’Ambroise avait applaudi à la décision de ces nouveaux pauvres : Mélanie et Pinien, et qu’il avait encouragé Paulin et Therasia, les « heureux mendiants », à braver les fureurs des patriciens. Epist. ad Savinum, P. L., t. xvi, col. 1178.

De même, saint Hilaire ne semble encourager que « la chasteté et le jeûne », non la pauvreté, In Psalm., xliv, P. L., t. x, col. 414 ; cependant Sulpice-Sévère nous apprend qu’il approuva la retraite austère de Martin à Ligugé. À saint Jérôme on ne saurait demander une telle modération de langage : « Suivez nu le Christ nul » Epist., cxxv, n. 20, ad Rusticum monachum, P. L., t. xxii, col. 1085, à l’imitation d’Antoine et de Malchus, ces hommes d’une époque héroïque où l’Église n’avait pas, « par les richesses, diminué en vertus ». Vita Malchi, n. 1. Mais, à écouter de sang-froid les invectives qu’il adresse aux « moines qui veulent être plus riches qu’ils n’étaient dans le siècle », Epist., lx, n. 11, et les éloges qu’il donne aux vierges opulentes qui « au lieu de bâtir, comme d’autres, des églises aux chapiteaux dorés, dépensent leurs revenus à vêtir le Christ dans les pauvres… », Epist., cxxx, n. 14, ne semblerait-il pas que, pour cet apôtre de l’ascétisme, « le comble de la vertu soit de distribuer peu à peu ses biens avec une telle confiance qu’on en vienne à mourir sans laisser un denier » ? Epist., cviii, ad Euslochium, de façon à « se libérer des richesses qui ne peuvent aller de pair avec la vertu ». Epist.. lviii, ad Paulinum, P. L., t. xxii, col. 580 sq. Sans doute, Vigilance exagère, Adv. Vigitantium, n. 14, P. L., t. xxiii, col. 350 ; et « la vertu parfaite est de tout vendre et de le distribuer aux pauvres, afin de voler avec le Christ aux choses du ciel, libre et dégagé », Epist., cxxx, n. 14, t. xxii, col. 1118. Mais les exigences de la pauvreté sont pour Jérôme, avant tout négatives. Voir pourtant, Epist., xiv, ad Heliodorum, n. 6, col. 351.

Ce sont peut-être les docteurs mystiques, à la suite de saint Augustin et de saint Grégoire, qui sont les plus exigeants en matière de pauvreté religieuse. Saint Augustin qui, au temps de sa conversion, avait professé que « l’homme parfait est au-dessus des besoins, qu’il use des biens, s’il en a, et sait par ailleurs s’en passer », De beata vita, c. iv, n. 25, P. L., t. xxxii, col. 970, lui qui revendique à l’occasion « pour les saints le droit de conserver quelques ressources », De opère monach., c. v, n. 6, t. xl, col. 553, il impose à ses moines et à ses religieuses l’abandon de leurs biens au profit de la communauté, De opère mon., c. xvi, n. 19, col. 564. Pourquoi ? Parce que, pour eux comme pour tous les chrétiens, les richesses sont source d’avarice, d’orgueil et de préoccupations. Mais aussi parce que « l’espoir d’acquérir ou de garder les biens temporels empoisonne la charité, et que la charité s’accroît quand la cupidité diminue : la peifection, c’est que la cupidité disparaisse tout à fait. De plus, la cupidité est la racine de toute crainte et la charité parfaite l’exclut ». Liber 1. XXXIII Quæslionum, c. xxxvi, n. 1, t. xl, col. 25. Cause et si^nc de la charité, l’esprit de pauvreté doit aller Jusqu’à se dépouiller de ce qu’on a, incorporata dlvellen, velut membra præscindcrc. Epist. ad Paulinum, P. L., t. xxxiii, col. 818. 32 i VŒUX DE RELIGION. OBJEÏ 32 56

Saint Grégoire reprendra à l’usage des moines cette dialectique de l’amour consumant. Moral, in Job, 1. 1, c. v, n. 6 ; 1. Y, c. xi, n. 17 ; t. VIII, c. xxvi, n. 30 ; t. X, c.xii, n. 4 ; P. L., t. lxxv, col. 525 sq. Il recommande d’assurer la « sécurité de la pauvreté » individuelle par le désintéressement des moines et des monastères : In Evang., t. II, nom. XL, n. 7. Il admet, comme saint Benoît, que le monastère ait des biens fonds en suffisance, cf. dom L. Lévêque, Saint Grégoire et l’ordre bénédictin, p. 190 ; mais il se montre sévère pour les religieux qui, « ayant reçu la perfection de l’âme, doivent être insensibles à ce qu’ils ont méprisé ». In Ezech., hom. vi, n. 10. Il est plein de promesses pour « ceux qui atteignent le sommet de la perfection en triomphant du superflu ». Moral, in Job, t. II, c. lii, n. 84. Il admire la pauvreté de l’abbé Isaac, qui avait fondé un monastère « en refusant toutes les propriétés qu’on offrait à son usage, disant : « Un moine qui cherche la propriété sur la terre n’est pas un moine » ; ce moine mendiant évoquait déjà la figure de saint François d’Assise. Dialog., t. III, c. xiv, P. L., t. lxxvii, col. 244-246.

C’est pourtant dans le sillage de ces mystiques, un peu en marge de saint Benoît, que surgirent ces mouvements réformés vers une pauvreté collective plus grande. Saint Pierre Damien se réclamera des « édits des Pères antérieurs à saint Benoît ». De perject. monach., c. vi, P. L., t. i.xlv, col. 300.

Ces théories, assez diverses, sont en relation avec les diverses législations religieuses. Car, « même lorsqu’il s’agit des vœux essentiels, la chasteté mise à part, l’obéissance et la pauvreté sont comprises et pratiquées dans chaque ordre d’une façon un peu spéciale ». D. Delatte, Commentaire sur la règle de S. Benoît, p. 445.

d) Chez les fondateurs d’ordres.

Ils eurent aussi leurs mystiques et leurs réalisateurs. Ceux-ci disaient avec saint Benoît : Soyez pauvres parce que vous devez obéir en tout ; les autres, avec saint Bernard et saint François, diront : Si vous n’êtes pas pauvres en tout, vous ne pouvez aimer comme il faut Dieu et le prochain.

a. Saint Benoît de Nursie.— Il était, ici tout au moins, en harmonie préétablie avec celui qu’on a donné comme son inspirateur, l’auteur mystérieux de la Régula Magislri, c. 87 ; en sa règle à lui, il préconise une conception très stricte de la pauvreté individuelle, la fonde sur des principes d’ordre, d’obéissance, énoncées dans une formule juridique : « Que personne n’ait la témérité… d’avoir quelque chose en propre, aucune chose absolument, puisqu’il ne leur est pas même permis d’avoir en leur pouvoir ni leur corps, ni leur volonté », fondements de tout droit de propriété. Régula, c. xxxiii. La donation de la personne entraîne extinction de ses droits : accessorium sequitur principale ; mais le principal, c’est l’obéissance. En contre-partie « tous doivent recevoir également le nécessaire », avec référence à Act., iv, 32 et 35. Il prévoit des privations éventuelles, c. xl, xlviii, comme aussi, par compensation, des adoucissements passagers du régime, accordés par le Père de la famille, c. xli, liv, et des accroissements possibles de la propriété monastique, c. lvii. Saint Bède voit en cette pauvreté à l’abri du besoin « une réédition de la vie de l’Église primitive et une anticipation de la vie du siècle à venir où tout sera commun ». Liber retract., in Act., iv, 32 ; In Luc, t. IV, c. LIV.

b. Saint Bernard, fidèle sur ces différents points à la lettre de la règle, était assez peu soucieux de la tradition bénédictine parce qu’il se sentait la mission de lui infuser un esprit nouveau, celui de l’idéal de Cîteaux et de sa scola primitivæ Ecclesiæ, Exord.

magn. ord. Cisl., dist. I, c. ii, P. L., t. clxxxv, col. 998. Le but tout mystique de la pauvreté religieuse ne serait rien de moins que de restaurer en l’âme la charité par l’expulsion de la volonté propre et du proprium consilium : Huic contraria est recta fronte caritas. Porro communis voluntas carilas est. Serm., P. L., t. clxxxiii, col. 286 et 289. Entendons par là que, pour atteindre à cette < volonté commune » à nous et à Dieu, il faut tout d’abord « une sévère discipline des nécessités du corps qui nous détournent de Dieu », Deprœcepto, . XX, c. lx, t. clxxxii.coI. 893 ; cf. t. clxxxiii, col. 347 et 600 ; puis, une réduction impitoyable de tout superflu, même un peu en deçà des limites moyennes de la nécessité, pour se libérer d’un fardeau dangereux et faire la charité avec les biens ainsi économisés, biens que Dieu a voulus, communs à tous les hommes. De diligendo Deo, c. 8, n. 93 ; cf. Apolog., XII, c. xxviii-xxix, t. clxxxii, col. 987 et 915-916. Sur cette systématique particulière, voir É. Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, 1934, p. 73 et c. m ; sur son ascèse de la pauvreté religieuse, cf. Sermo in jesto omnium sanct., n. 8 ; Declam., ii, n. 2 ; iii, n. 3 ; vii, n. 7 ; ix, n. 9 ; In Ps., xc, serm. viii, n. 12. Sur l’idée de pauvreté, communication des biens communs, voir le précédent d’Hildebert du Mans, P. L., t. clxxi, col. 892.

c. Saint Bonaventure peut être choisi comme interprète des aspirations qui se firent jour au xiii » siècle vers une pauvreté plus sévère que celle des anciens bénédictins et plus durable que celle des cisterciens, dont la pauvreté bienfaisante finit par être submergée sous les possessions. Chez le Docteur séraphique, « le point de vue économique et social de la pauvreté n’est pas négligé, dans le régime austère des ordres mendiants, ni non plus le haut idéal de pauvreté religieuse de saint François. Mais il a une vue plus exacte des conditions pratiques de la vie… On voit comment il était désigné pour rétablir l’équilibre au sein de l’ordre des frères mineurs, que troublaient des excès en sens opposés ». P. Jean de Dieu, O. C, Œuvres spirit. de S. Bonaventure, t. iv, préface, p. 15. Voici comment il définit la pauvreté des ordres mendiants : « Il y a deux manières de faire profession parfaite de pauvreté : l’une, en renonçant à la possession privée ou personnelle de tout bien temporel : on y vit de ce qui n’est pas à soi, mais est commun par un droit de possession auquel plusieurs participent ; l’autre, en renonçant à toute propriété en particulier ou en commun : on y vit de ce qui est à autrui. » Apologie des pauvres, c. vii, n. 4. La pauvreté franciscaine enfin comporte « l’indigence extrême des véritables pauvres, ni argent, ni mobilier, un seul vêtement », ibid., n. 5. La première observance est utile pour exterminer le mal (avarice, orgueil, occasions du péché), pour exercer à une vertu parfaite (épreuve de la vertu, conservation de la vertu éprouvée, …) et pour assurer la possession de la joie intérieure (par la sécurité extérieure, l’espoir de la récompense et la consolation intérieure), c. ix. Quant à la pauvreté des mendiants, spécialement orientée à faire accepter la prédication de l’Évangile, elle trouve ses raisons particulières en ce que « le Sauveur observa lui-même et fit observer par ses apôtres cette forme de pauvreté, et aussi parce qu’elle a une perfection d’une prérogative spéciale, enfin parce que le Christ l’a conseillée à ceux qui voudraient marcher sur leurs traces ». C. vii, n. 5 sq. On voit que le théologien doit modifier son ordre de bataille : ses arguments sont pris uniquement de la vie apostolique, pauvreté qui n’est pas de précepte, comme on l’a dit précédemment, col. 3250, et dont la portée religieuse fut contestée par un certain nombre de Pères.

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VŒUX DE RELIGION. OBJET

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Toutes ces pauvretés sont belles : celle, tout apostolique aussi, de saint Gaétan de Thiène, celle des trappistes comme celle des capucins ; elles ont toutes à l’origine une raison historique qui leur a donné leur caractère propre : plus austères quand elles visent à rappeler à un monde jouisseur l’idéal de l’Évangile, plus mitigées quand elles prétendent seulement à éliminer de la vie religieuse l’élément sollicitude qui est dans la propriété le vrai et continuel danger, comme l’avait noté Bède le Vénérable, In Luc, c. xii, 34.

2. Raisons théologiques.

Quand on lit attentivement le long article, IIa-IIæ, q. clxxxvi, a. 3, que saint Thomas a consacré à la pauvreté religieuse, on y trouve, avec un écho bien net des discussions menées alors autour des ordres mendiants, un soin particulier de ne jamais dépasser la mesure. « Je ferai remarquer, avec saint Thomas, que la pauvreté n’est point la perfection, mais un instrument de la perfection, cf. q. clxxxviii, a. 1, ad l um, et que la plus belle pauvreté n’est pas la plus grande, mais bien celle qui est le mieux adaptée à la perfection, à l’ensemble de la vie religieuse et à la fin spéciale de la famille religieuse à laquelle on appartient… Et il peut se faire que la sollicitude, qui est le danger de la propriété, se glisse plus facilement dans les ordres où l’on a de façon plus radicale renoncé à toute propriété conventuelle, mobilière ou immobilière. » Dom P. Delatte, Notes de vie spirituelle, p. 378. Examinons donc, en cet exposé de saint Thomas tout en nuances, l’essence de la pauvreté religieuse, et ses différents aspects suivant les familles religieuses.

a) L’essence de l’engagement.

C’est la désapproppiation de fait. Là où la pauvreté apparaît le plus indispensable, ce n’est plus, comme pour la continence, sous son aspect primitif d’élan de charité, mais sous son aspect dérivé de séparation du monde. Or, les richesses sont des choses du monde ; et c’est leur possession de fait, plus encore que leur désir, qui attache le cœur et réclame nos soins ; donc « la première chose à faire, c’est d’accepter la pauvreté volontaire, et de vivre sans rien en propre ».

b) Divers aspects de l’engagement.

a. L’entrée en religion. — « Elle vous oblige à tout laisser là, ce qui est une gêne et une angoisse… Angoisse pour les faibles ; mais ils n’y sont pas tenus. » Ad l um.

b. Le régime de pauvreté qu’on fait au religieux serait, d’après la Sagesse de l’Ancien Testament, un danger spirituel. Rép. : C’en est un pour les pauvres du siècle ; mais, pour le religieux, ce régime est volontaire ; quant au péril temporel, il n’est pas à craindre « pour qui a abandonné ses biens afin de suivre le Christ ; il peut se fier à la divine Providence », ad 2um.

c. La mesure du détachement n’est pas pour le religieux une question de juste milieu : il doit être total, puisque c’est la vertu qui l’exige. Aussi bien, il s’y est décidé « selon la droite raison ». Ad 3 ura. Quant à l’austérité de la désapproprialion à lui imposer, c’est à la « droite raison » de créer des régimes de pauvreté différents, adaptés par l’Église aux lins spéciales des ordres religieux.

d. Les formes diverses. - —

La sagesse antique avait déclaré que « la richesse doit utiliser ses ressources à procurer le bonheur. de la vie contemplative, mais mii tout de la vie active. Aristote, Morale à Xicom., I. I, c, ; I. X, c. vii-viii. Il y a, dans l’ad 4° m des notations fort délicates du Docteur angélique : elles vont, sur ce plan précis de l’organisation utilitaire de la vie religieuse, a distinguer la pauvreté des contemplatifs de i elle des ordres actifs. » La pauvreté convient, en effet, pour ce qu’il y a de plus essentiel dans la vie apostolique, IIP, q. XL, a. 3, ad l" m ; mais, pour la plupart des formes de l’action, elle est, au contraire, un moyen peu adapté dans les ordres religieux actifs : seul l’essentiel de la pauvreté volontaire peut être gardé, parce que l’usage des ressources employées par chacun des membres pour les œuvres dont il est chargé reste soumis, d’une manière ou d’une autre, à l’autorisation des supérieurs. » D. Lallement, La pauvreté évangélique, dans Cahiers thomistes, 1929, p. 94. C’est à chaque religieux de savoir comment, dans son ordre, on entend le vœu de pauvreté.

e. Le complément nécessaire.

C’est la charité à conserver, ce qui demandera, non seulement la pauvreté effective, mais l’esprit de pauvreté, même pour les religieux qui ont des ressources à leur disposition. Ad 4um, fin.

f. Les adoucissements.

Les Pères grecs, on l’a vu, avaient parlé avec éloge « des pénitents qui se servaient de l’aumône comme d’un remède », Chrysostome, In Hebr., hom. ix, et saint Grégoire, In Ezech., hom. xx, y avait vu un sacrifice, donc une religion. « Aussi bien faut-il penser qu’à cette donation totale il y a des diminutifs qui s’en rapprochent comme le particulier du général. »

g. Les dispositions canoniques.

C’est par un rapprochement avec le vœu de chasteté qu’on a précisé, au xiiie siècle, que le vœu simple de pauvreté enlève au religieux l’usage de ses biens et que le vœu solennel lui enlève tout droit de propriété, rendant invalide tout exercice de ce droit. Can. 579583. Ne sont pas objets du vœu les choses qui ne sont pas appréciables en argent, comme la réputation, des reliques, etc. Mais les manuscrits composés par un religieux depuis ses vœux ne peuvent être aliénés s’ils représentent quelque valeur monnayable. On viole le vœu de pauvreté en disposant des biens en son propre nom, en retenant des choses à l’insu de son supérieur, en en usant au delà du temps fixé, en faisant des cadeaux, des prêts, des donations. Cependant la permission du supérieur peut assez souvent être présumée.

On commet un péché grave quand il s’agit d’une valeur qui, en cas de vol, constituerait une matière grave ; il faut toutefois une plus forte somme quand c’est un profès simple qui dispose de choses qui sont sa propriété. Un religieux restitue par son travail, son économie, ou bien il demande ou est prêt à demander condonation.

L’obéissance.

Ce dernier conseil est, à vrai dire, celui qu’on a le plus de peine à trouver dans l’Évangile, sous une forme tant soit peu appropriée à la vie religieuse. Ce qu’on y trouve d’aussi pressant qu’un conseil précis, c’est l’exemple du Christ obéissant à son Père, IP-II B, q. ci.xxxvi, a. 5, sed contra, et son exhortation générale à le suivre ; « le conseil d’obéissance est inclus dans cette imitation », a. 8, ad l um. C’est aussi — mais il y en avait tant d’autres — une réalisation insigne du précepte : Si quis non odit animam suam. De perject. vit. spir. En fait, ce sont les institutions monastiques, disons cénobitiques, qui ont monnayé ce conseil sous la forme de soumission à un supérieur religieux. Cf. S. Ambroise, De pœnil., t. II, n. 96, P. L., t. xvi, col. 520 ; Epiât., ii, n. 26, col. 886 ; S. Benoît, Régula, iv, in.

1. Développement historique.

Peu d’exemples avant le cénobitisme. Saint Antoine affecte de lui donner le caractère d’une assistance mutuelle entre disciples vieux et jeunes, Viln Antonii, c. 16, 22. Dans les cercles érciniliqucs de Scété, c’est cette direction continue de l’ancien qui fut érigée en règle de vie parfaite. Cf. P. Hescb, Les maîtres égyptiens, .., p. 203. Ce n’est qu’avec saint Pacôine que le supérieur reçoit un droit absolu et permanent a l’obéifl sance, Vila Pachomii, c. 19, 37, 78, 80 ; Monila

Pachomii, . 10-17, P. L., t. xxiii, col. 82-85 ; Régula P., c. 30, dans la traduction de saint Jérôme ; Rufln de même voit l’obéissance chez les moines, Hist. monach., c. 31, P. L., t. xxi, col. 452 ; et les Vitse Patrum latines mettent la « soumission aux Pères au-dessus de tout », citées par Hildebert du Mans, Serm., cxix, P. L., t. clxxi, col. 883. Cf. W. Bousset dans Zeitschrijt fur K. G., 1923, p. 9.

a) En Orient. — Les Pères grecs, nous semble-t-il, n’ont guère vu dans l’obéissance de l'Évangile que l’obéissance à Dieu, qui est donnée comme une liberté de l'âme, non comme une servitude ; ils ont beaucoup moins célébré l’obéissance aux hommes, qui est, pour eux, une nécessité peut-être, mais non un moyen de progrès spirituel. C’est que le monastère lui-même n’est pas tant une institution, une organisation juridique qu’un organisme mystique : par conséquent, l’obéissance, « ce n’est pas une unité formelle et juridique, c’est une union dans la liberté, dans l’amour, dans l’unanimité ». N. Berdiæf dans Cah. de la nouv. journée, 1927, p. 16-17. « L’obéissance, c’est lorsque tous partagent les mêmes travaux et les mêmes peines, pour avoir part aux mêmes joies. » S. JeanChrysost., Adv. oppugn. vit.monast., . III, n. 11, P. G., t. xlvii, col. 360. Aussi, dans ce livre, et dans les vingt homélies où Chrysostome célèbre la vie monastique, il parle « de la virginité, de la pauvreté, des jeûnes et autres pratiques sublimes », mais jamais de l’obéissance. In Matlh., hom. i, n. 5 ; hom. lxix, n. 3-4, etc. L’obéissance existe cependant, mais elle ne se fait sentir que quand reparaît la mauvaise nature. De virgin., c. 10-11, P. G., t. xlviii, col. 540 ; cf. De b. Abraham, n. 1 ; In Ps., xliv, n. 11. Or les fondateurs de cette vie parfaite sont des hommes d’expérience qui en connaissent les difficultés.

Saint Basile a, là-desssus, de brèves mais fortes recommandations appuyées sur l’exemple du Sauveur, Petites règles, c. 12, 65. Mais, sauf la question bien secondaire pour lui de l’emploi du temps, qui est réservée à l’autorité régulière, toute l’ascèse monastique est affaire de libre choix : « Hâte-toi d’imiter les anciens et n’attends pas d'être instruit dans le détail. » Ascetica, P. G., t. xxxi, col. 628. « Cherche un homme qui soit le guide sûr de ta vie, … non pas un de ces vaniteux… » Loc. cit., col. 627. À ce maître de ton choix, « fais-toi une règle » d’obéir, c’est-à-dire « de ne rien faire contre ses avis. Tout ce qui se fait sans lui est une sorte de vol et de sacrilège ». Loc. cit., col. 630. Le conseil d’obéissance ainsi compris peut aller loin sans doute ; mais il n’est pas encore organisé en discipline religieuse.

Pour saint Nil, l’obéissance, c’est la fidélité aux inspirations de Dieu, Epist., t. I, ep. ccxli, c’est l’obéissance aux frères, De volunt. paupert., c. 62 ; l’obéissance religieuse consiste « à faire preuve d’humilité et à rejeter loin de soi la volonté propre », mais en matière spirituelle plutôt que pour la conduite extérieure, « en se laissant persuader par ceux qui ont l’expérience en ces matières », Epist., t. I, ep. cccvn, et non pas nécessairement par les archimandrites, qui ne sont guère que des économes.

On a voulu trouver en saint Nil, il est vrai, la première mention de l’obéissance perinde ac cadaver. La comparaison s’y trouve, en effet, mais l’auteur la regrette, pour ainsi dire, et la corrige aussitôt : « Combien il faut d’expérience et de prudence aux supérieurs qui conduisent leurs sujets au trophée de la céleste vocation ; car, dans ce combat, si les âmes tombent, elles se relèvent difficilement. Il faut que le constructeur soit un homme pacifique… Mais, quand on aura trouvé de tels maîtres, ils demandent des disciples qui renoncent à eux-mêmes et à leurs propres volontés et qui soient plutôt tout semblables à des cadavres, afin que, telle l'âme dans le corps fait ce qu’elle veut sans résistance de sa part, ainsi le maître puisse mettre en œuvre sa science spirituelle dans ses disciples souples et obéissants. » De monast. exercil., c. xli. « Est-ce que ceux qui ont commis leur salut au soin d’autiui ne soumettront pas leurs convenances et leurs propres raisonnements à l’art de celui qui s’y connaît ? » C. xlii. Belle image de cette obéissance unanime dont on parlait plus haut. Sur cette notion chez saint Théodore Studite, cf. Epist., x ; Vita, c. xxxi ; Testamentum ; De preeposito ; Prsecepta fratribus data.

Saint Jean Climaque en revient à l’obéissance des moines pacômiens : « Avant l’entrée en religion, étudions, examinons avec soin notre guide, éprouvons-le, pour ainsi dire, sur toute la ligne ; une fois entrés dans le stade de la piété et de l’obéissance, nous ne jugerons plus du tout notre supérieur… L’obéissance est une abdication éminemment judicieuse du jugement propre. » Scala paradisi, gr. iv. Il semble que l’obéissance ne vise que la vie spirituelle.

Enfin, aucun règlement ecclésiastique grec n’a pensé à protéger le vœu d’obéissance par une promesse de stabilité. Théodore Studite, résumant toute la législation antérieure, reconnaît le danger de renvoyer une moniale, parce qu’elle retournera dans le siècle, perdant « sa stabilité », c’est-à-dire « le lien indissoluble » qui l’unit au Christ, mais il admet deux cas de changement d’obédience, l’un reconnu par saint Basile, l’autre par les saints Pères : ce n’est plus un dissidium mais une dispensatio, quando anima moribus difficilis ad aliam congregationem transire delegerit. Epist., cxcvi. Pour saint Basile, voir Grandes règles, c. 36 ; Constit. monast., c. 21, P. G., t. xxxi, col. 13931402. Pour le décret de Chalcédoine, can. 4, voir Mansi, Concil., t. vii, col. 382. Cf. Cassien, Instil., I. VII, c. ix.

b) En Occident.

L’obéissance est non seulement mieux organisée, mais elle est célébrée comme la force principale du cénobitisme, et comme la première vertu des moines. Prima apud cœnobitas confœderatio est obedire majoribus et quidquid jusserint facere. S. Jérôme, Epist., xxii, ad Eustochium, n. 35, P. L., t. xxii, col. 419. L’obéissance n’est pas une nécessité, c’est une qualité, une dignité, et l’on ne choisit pas son supérieur. Avec saint Jérôme, c’est dans un monde nouveau que nous entrons, le monde romain : « Aucun art ne s’apprend sans maître. Chez les abeilles, il y a des reines ; chez nous, un empereur, un juge par province…, un évêque en chaque Église. Ainsi tu dois vivre dans le monastère sous la discipline d’un seul Père et dans la compagnie de beaucoup de frères : l’un t’apprendra le silence, l’autre la douceur. Révère le supérieur du monastère comme un maître, aime-le comme un père. Crois que tout ce qu’il te prescrit est bien. » Epist., cxxv, ad Rusticum monachum, n. 15, col. 1080. Les exemples d’obéissance que saint Jérôme emprunte au passé monastique, op. cit., n. 13, sont, sans doute, du genre de ces humiliations familières aux premiers Pères d’Egypte, cf. Cassien, De instit. cœnob., t. IV, c. x, xxiii, xxvii, xxix, t. xlix, col. 162, 183, 186, 189. Et les exemples plus récents ne sont pas tout à fait encore l’obéissance monastique. Epist., cxix, n. 5, t. xxii, col. 964. Mais les principes sont nets : le monastère est une armée où chaque moine a sa consigne, loc. cit. ; cf. Tract, de obedientia et Tract, de psalm. CXV, Anectoda Mareds., t. iii, p. 399 et 218.

Saint Augustin donne à l’obéissance une note plus familiale : « Obéissez à votre supérieure comme à une mère, en tout respect, de peur d’offenser Dieu en elle.

C’est à elle de corriger les négligences », Epist., cxxi, n. 15, P. L., t. xxxiii, col. 364. C’est pour sauvegarder le bien de l’obéissance, « racine et mère de toutes les vertus », qu’il recommande de ne pas changer de supérieur, n. 4, anticipation du vœu de stabilité de saint Benoît. Quant à l’étendue et à la nature des obédiences données, les arguments invoqués donnent l’impression que le præposilus de saint Jérôme, et surtout le pater monasterii de saint Augustin, sont presque uniquement des maîtres de l’art spirituel, où leur interprétation se montre d’ailleurs fort personnelle. Cf. les textes cités par la Régula monach. S. Hieronymi, P. L., t. xxx, col. 323. Dans le cours ordinaire de la vie, ils avaient la charge d’assurer la mise en train « d’un genre de vie qu’on ne connaît pas encore », c’est donc un peu le rôle d’un maître des novices, et à veiller au règlement des controverses touchant une règle assez peu circonstanciée.

La vraie note de l’obéissance chez les moines d’Occident, ce n’est ni Cassien, ni Fulgence de Ruspe qui nous la donnent, c’est saint Césaire ; c’est l’école de Lérins, en particulier les Sermons de Fauste de Riez, qui font de l’obéissance la principale vertu monastique, Serm., ii, n. 3 ; qui associent indissolublement la trilogie : obéissance, humilité, charité, n. 5 ; qui étendent son domaine aux actes de piété, à tous les supérieurs et à tous les âges de la vie : Nihil obedientise preeponat, sive junior, sive senior est. Nullus senior tam indoctus illi appareat ut putet quod non deceat obedientia quæ Deum decuil. Serm., vii, P. L., t. lviii, col. 874, 875, 886. (Cf. Sulpice-Sévère : Hsec cœnobitarum prima virlus est, parère alieno imperio. Dialog., i, c. x, P. L., t. xx, col. 190.) L’obéissance est nécessaire à la solidité d’une maison religieuse : « Les vents ont soufflé sur la maison qui ne se trouve pas fondée sur l’obéissance, et elle est devenue une ruine immense. » Loc. cit., col. 885.

.Mais elle n’est pas encore imposée, semble-t-il, à chaque religieux par un vœu spécial, ni par la stabilité dans un monastère : « Ne pas obéir et vouloir s’éloigner [du monastère], c’est faire doublement le jeu du démon. » Loc. cit., col. 884. Il fallait mentionner ce stade transitoire de l’obéissance religieuse. On en trouverait de nombreux témoignages dans la littérature monastique de cette époque. Cf. Bcrgmann, Éludes de la lilt. homilétique de la Gaule méridionale aux Ie et r/e siècles, Leipzig, 1898 ; dom Morin, Saint Césaire d’Arles. Ainsi les sermons attribués à saint Eucher donnent à l’obéissance le fondement de l’humilité et de la componction, Exhortatio ad monachos, n. 3, P. L., t. l, col. 860 ; ils fustigent les transfuges, col. 861 ; ils insistent sur « la stabilité et la persévérance », Serm., iv, col. 842 ; mais nulle part ils ne font appel à une promesse antérieure de stabilité. Une autre échappatoire à l’obéissance, c’était la permission donnée aux anciens d’habiter dans des cellules solitaires et de se faire leur régime de mortifications. Eucher, Laits eremi, t. L, col. 701-712. Même remarque pour les monastères irlandais, où les retraites au « désert » étaient fréquentes, ainsi que les migrations lointaines. La règle de s ; iint Colomban, peut-être en réaction contre ics tendances, commence et finit par des consignes d’obéissance jusqu’à la mort. C. i et x. En 506, le concile d’Agde, can. xxxviii, Mansi, t. viii, col. 331, se fait l’écho de s ; iint Césaire qui ne recevait personne au monastère « qu’à la condition qu’il y persévérât Jusqu’à la mort ». Reg. ad mon., c. i ; Reg. ad Virg., c i ; Règle de S. Aurélien, c. i. Voilà enfin les recommandations changées en promesses plus ou moins solennelles. Mais il semble bien que saint

Benoît ait, le premier, résolu de lier par un vœu formel le moine à son monastère : c’est la persévérance, mais dans un même milieu, in monasterio, prol. ; au point qu’ « il ne soit plus permis de sortir du monastère », c’est-à-dire « de secouer le joug » de l’obéissance en cherchant un autre supérieur, c. lviii ; c’est donc une « promesse de persévérance dans la stabilité », loc. cit., et de la « stabilité dans l’assemblée des frères », c. iv, c’est-à-dire dans la vie commune : c’est la meilleure explication des deux conditions de l’obéissance monastique : sfabilitas et conversatio morum, c. lviii, la stabilité s’opposant à la « gyrovagie », et la vie commune s’opposant à l’anachorétisme qui se met, lui aussi, en marge de l’obéissance. Exégèse un peu semblable de Bernard du Cassin, citée par dom P. Delatte, Comm. sur la règle de saint Benoit, p : 445. Sur la doctrine de saint Anselme touchant la stabilité, voir la dissertation d’Adam de Saint-Victor, P. L., t. clviii, col. 10951099, et Epist., t. II, ep. xxiii, col. 1174. Cf. O. Lottin, Considérations sur la vie religieuse et la vie bénédictine, p. 64-69.

Avec saint Benoît, comme l’observe G. de Vendôme, l’obéissance devient le principal devoir du moine. L’esprit d’obéissance est à base de mortification

— - c’est « le labeur de l’obéissance », prol. — et d’humilité ; « les meilleurs dans l’obéissance » seront finalement « les plus humbles ». C. n. Aussi l’humilité a-t-elle pour premiers degrés, avec la crainte de Dieu, et l’abnégation personnelle, l’obéissance jusqu’à la mort et jusqu’à l’héroïsme, c. vu ; « le premier degré de l’humilité, c’est l’obéissance immédiate, non trépide, non lepide, non tarde aul cum murmure vel responso nolentis ». C. v. L’obéissance monastique doit être permanente et universelle : il n’y a guère de chapitres de la règle bénédictine où l’abbé n’ait son mot à dire. On a vu plus haut que le bien de l’obéissance doit être protégé par la stabilité et la vie commune.

Sur tous ces points, la tradition monastique occidentale est unanime et immuable, depuis Alcuin, Epist., cxxxvii, ccxxiii, clxxxiv, jusqu’à saint Anselme, Epist., t. III, ep. xlix, l ; t. IV, ep. cix, exi, P. L., t. clix, col. 80 et 260. Geoffroy de Vendôme, Epist., t. IV, ep. xxxi et xxxv ; Sermo xi, précise que, « sans la permission de son supérieur, le religieux ne peut faire même des choses bonnes ». P. L., t. clvii, col. 170, 172, 174-176, 279, 706. Hildebert du Mans décrit le domaine de l’obéissance : « Ils montent par la colline de l’obéissance à la montagne de la perfection : voie facile, voie plus courte, voie indispensable. Le vivre, le vêtement, les démarches, l’appétit, la voix, la prière, l’exhortation, la lecture, tout est soumis au jugement d’autrui », Sermo l ; encore faut-il qu’ils obéissent de bon cœur, Sermo cxviii, P. L., t. clxxi, col. 589 et 882. Sur la soumission du jugement, S. Anselme, P. L., t. clix, col. 80 et 161.

Les motifs invoqués par les auteurs spirituels varient avec l’ampleur et la considération grandissantes accordées au conseil évangélique. Les Pères d’Orient font valoir l’inexpérience du novice et la docilité requise pour apprendre l’art spirituel : l’obéissance est affaire de prudence personnelle, Inlc.rroga patron tuum et diect libi, Dcut., xxxii, 7 ; « Les matelots obéis sent au pilote », S. Nil. De monast. exerc, c. xlii, P. G.. t. lxxix, col. 773, ce qui peut ne’appliquer qu’à la direction spirituelle. Les Pères latins, on l’a vii, font appel à des raisons de bon ordre conventuel, qui visent ainsi, et avant tout, dirait-on, la discipline extérieure. Avec la mystique de l’obéissance, vertu principale du religieux, ils niellent en avant des motifs d’ascèse et des applications mystiques de

l’Écriture : « Faire sa volonté, c’est le fait du roi ; faire par obéissance ce qui vous déplaît, c’est le lot du moine. » S. Anselme, loc. cit., col. 81, 171. « Le Christ a porté la croix de l’obéissance », Hildebert, Sermo cxxii, P. L., t. clxxi, col. 897 ; « la charité est la racine des vertus, l’humilité en est la conservatrice et l’obéissance l’excitatrice », Sermo cxxii, col. 901. « Il faut obéir au supérieur comme à Dieu même, et ne pas se contenter de cette soumission imparfaite telle qu’elle est contenue dans les limites de notre vœu. » S. Bernard, De præcepto et observ., c. vi, n. 12 ; c. ix, n. 19, 21, P. L., t. clxxxii, col. 868871. C’est au supérieur à veiller à ne pas dépasser ces limites, col. 867. C’est que saint Bernard fait entrer l’obéissance religieuse dans sa systématique de la charité parfaite : l’obéissance libère la volonté en lui rendant sa spontanéité primitive ; car « la nature a fait tous les hommes égaux ». In Cantic. cantic., serm. xxiii, n. 6, P. L., t. clxxxviii, col. 887. Cf. É. Gilson, op. cit., p. 73 sq. Pour saint Anselme, l’obéissance est aussi une valeur spirituelle, parce que la volonté propre est source de tout mal. Hom. in Evang., t. II, hom. xxxii, n. 1.

2. Raisons théologiques.

Saint Bonaventure, De perfect. evang., t. III, après avoir traité de l’obéissance en droit naturel et dans la religion chrétienne, « où tous les fidèles obéissent à un seul », met l’obéissance des religieux en dépendance de la « perfection évangélique » : les douze raisons qu’il en apporte et les treize objections qu’il résout montrent bien combien la question de l’obéissance était agitée au xiir 3 siècle ; mais elles vont pour la plupart à préconiser la vie régulière en général, arg. 8, 10, 11, 12, voire la direction spirituelle, le bon ordre des communautés. Op. cit., c. m. Cependant l’accumulation des arguments tirés des exigences de la vie intérieure laisse le lecteur hésitant sur les intentions secrètes du Docteur séraphique, car, « encore moins que la pauvreté volontaire et la continence, la pratique du conseil d’obéissance religieuse ne paraît pas être une condition nécessaire, un moyen indispensable de perfection ». Cf. ici Perfection chrétienne, t.xii, col. 1249.

Aussi saint Thomas se place-t-il résolument sur le terrain ferme de l’institution religieuse, telle que sept siècles de pratique l’avaient forgée, et il le définit avec une rigidité dans les termes qu’il n’avait pas crue nécessaire pour les autres vœux, a. 3 et 4. Ici, I a -II æ, q. clxxxvi, a. 5, il précise que « c’est une discipline déterminée, et puis un exercice tendant à la perfection ». Les deux expressions : disciplina vel exercitium ne sont pas synonymes : la discipline instruit progressivement, l’exercice dirige par une pratique continuelle cette tendance active. Mais c’est bien ainsi que l’Église entend désormais la vie religieuse : ce mot de moine, qui suggérait au Pseudo-Denys de si belles élévations sur la vie contemplative « face à l’aimable perfection de Dieu », De hier, eccles., c. vi, ce mot de moine s’était chargé, depuis saint Benoît jusqu’au concile de Latran de 1215, de tout ce qui fait un religieux : « Qui dit vie monastique dit vie de sujétion et d’apprentissage. » Grat., caus. VII, q. I, cap. Hoc nequaquam. « Elle comporte un chef et un maître, un maître qui instruit, un chef qui commande l’ouvrage. »

a) Nature de l’engagement.

Comme toute discipline pratique, elle comporte une théorie et des exercices : « Ceux qui s’instruisent et s’exercent pour parvenir à une fin doivent suivre la direction de quelqu’un, qui leur donne, comme il l’entend, l’instruction et l’exercice du métier, de l’école ; ainsi faut-il que les religieux, dans les choses qui concernent la vie religieuse, soient soumis à l’instruction de quelqu’un et à son commandement ; c’est cela l’obéissance. » A. 5. Bien de plus net ; plus d’échappatoires. Les législateurs grecs avaient parlé d’obéissance à propos de l’instruction des jeunes moines ; ici on en parle aussi à propos de l’emploi pratique et journalier des instruments de perfection. Ils avaient parlé d’obéissance à un maître de son choix ; on déclare tout net qu’il faut obéir à un supérieur, qui a ses idées sur le chemin à suivre ; c’est celui d’une vie religieuse secundum regulam, mais aussi secundum superioris arbitrium.

b) Modalités de l’engagement.

a. Sa matière propre. — Ce ne sont pas les commandements de Dieu, qui sont intimés à tous par les chefs spirituels et temporels, mais bien « les choses qui regardent l’exercice de la perfection : c’est donc une obéissance universelle », ad l um, que celle du religieux qui ajoute aux consignes essentielles des obédiences de surcroît.

b. Ses sujets. — Ce sont tous les religieux : « les commençants, pour qu’ils parviennent à la perfection ; les parfaits, qui seront les plus empressés à obéir pour se maintenir par là dans les œuvres de la perfection ». Ad 2um.

c. Les exemptions. — Elles ne sont qu’apparentes : déjà Denys avait soumis ses moines isolés aux évêques, au moins pour des directives générales, loc. cit. ; saint Thomas leur subordonne aussi les ermites du Moyen Age, et au pape les prélats réguliers exempts. Ad 3um. Cf. can. 627 pour les religieux nommés évêques ou cardinaux.

d. Les limites. — Celles-là sont réelles : « Le vœu d’obéissance a bien une certaine universalité, s’étendant à la conduite de toute la vie d’un homme ; mais il ne s’étend pas à tous les actes particuliers de cet homme : d’abord pas à ceux qui ne regardent pas l’ordre religieux, à savoir le service de Dieu et du prochain, par exemple à des actes indifférents qui ne tombent ni sous le vœu, ni sous (la vertu) d’obéissance ; il ne s’étend même pas à certains actes contraires à la religion ; le cas n’est pas le même que pour le vœu de continence qui exclut tous les actes (d’incontinence ) contraires à la perfection religieuse. » Ad 4um.

Il y aurait beaucoup à dire pour traduire en règles morales et juridiques les principes théologiques donnés ici. Bappelons seulement que la vertu d’obéissance s’étend beaucoup plus loin que le vœu ; et que le vœu, si on le considère comme une charge, doit être allégé en comptant sur les bons offices de la vertu d’obéissance, ce vœu oblation des anciens Pères. Celleci a, dans son ressort, tout ce qui contribue à la bonne marche de la communauté, conformément à sa règle et à ses constitutions, tandis que le vœu lui-même ne s’applique rigoureusement qu’aux ordres qui concernent l’observation essentielle des constitutions et qui sont exprimés par précepte formel ou de façon équivalente, ordres qui ne seront donnés que rarement et en matière grave. Normx, n. 135-136. Bien des « choses contraires à la religion », comme une infraction individuelle aux constitutions, seront donc laissées volontairement par les supérieurs en dehors des ordres qu’ils donnent « au nom de la sainte obéissance », d’autant que, dans plusieurs ordres religieux proprement dits et dans la généralité des congrégations religieuses, les commandements ordinaires des supérieurs, même faits sous une forme qui semblerait imposer une obligation, n’obligent point par eux-mêmes, sous peine de péché même véniel : leur violation qui va d’ordinaire contre l’esprit d’obéissance, l’humilité, le détachement, le bon ordre, le bon exemple, ne va pas contre le vœu, à moins qu’il n’y ait en même temps mépris formel de l’autorité. Normal, 60

n. 136-137 ; Vermeersch, De religiosis, n. 297-299. Notons, pour le principe, que pourraient être commandés par le supérieur « certains actes contraires à la religion », mais alors ils ne rentreraient ni dans le vœu, ni dans la vertu d’obéissance ; dans le doute, néanmoins, la présomption est en faveur du supérieur. De même pour l’appréciation morale de l’infraction, dont la gravité est celle du vœu en général, voir l’article précédent, col. 3221 ; mais d’ordinaire un supérieur religieux ne donne d’ordre formel que pour une chose grave. Enfin, le vœu de religion, partie d’une discipline extérieure, ne réclame proprement que l’exécution extérieure de l’ordre donné ; mais l’adhésion volontaire, qui en fait un acte méritoire, comme va le dire saint Thomas, est requis par la vertu d’obéissance.

e. La soumission de volonté. — Il ne faut pas obéir par force, ce qui rendrait l’acte involontaire et sans mérite ; mais la « nécessité conséquente à l’obéissance est affaire de volonté libre, en ce sens que l’homme veut obéir, encore que peut-être il ne voudrait pas faire la chose commandée, s’il la considérait en elle-même. C’est par là justement qu’il plaît à Dieu, en se soumettant à la nécessité de faire certaines choses qui secundum se ne lui plaisent pas », ad 5um. « L’obéissance aux lois doit sans doute, pour être méritoire, procéder d’un mouvement intérieur du libre arbitre. Mais le but de la loi est suffisamment réalisé par la simple prestation extérieure de ce qu’elle ordonne. » Si pourtant on soumet sa volonté au commandement ut imperatum, ce sera déjà une obéissance intérieure de la part du sujet que cette décision intime : « Je veux obéir. » O. Lottin, Considérations sur l’étal religieux…, p. 76. Sur l’obéissance à contre-cœur, voir les utiles réflexions de Cajétan, in h. loc.

j. La soumission de l’intelligence. — « Il est impossible à l’inférieur de renier son jugement théorique en le soumettant au jugement théorique et pratique du supérieur. Mais lui serait-il impossible, tout en maintenant sa conviction théorique, de répudier son jugement pratique personnel ? » O. Lottin, op. cit., p. 79. Non, d’abord en empêchant que son jugement ne devienne une idée-force, et puis en reconsidérant ce jugement théorique, à la lumière de ce fait nouveau qui est le jugement tout aussi prudent de son supérieur ; enfin en substituant à son propre jugement pratique, qui peut resurgir, un principe qui soit une raison d’obéir » ; tel ce principe d’ordre moral : Il est bon de ne. pas me faire l’esclave de ma décision personnelle, et de suivre les ordres du représentant de Dieu qui m’en demande le sacrifice », op. cit., p. SI, ne serait-ce que pour « m’exercer », comme dit saint Thomas, en bridant un peu nies initiatives. Cf. Ami du clergé, 1913, p. 283. Sur l’usage cl l’abus des humiliations dans certains instituts, voir dom I’. Delatte, Comment, de la règle de S. Benoît, p. 104.

Les Pérès grecs avaient, dans ce sens, préconise l’unanimité, ce qui n’est ni toujours possible, ni désirable. Cf. Ami du clergé, ibid., p. 284. Saint Benoît, plus pratique, ordonne d’obéir au jugement et commandement d’un autre », et cela, « sans murmurer, même dans son cœur ». Régula, c..">. cf. c. 3. Les au leurs monastiques, suivant leur tempérament, avaient insisté sur le dressage par l’obéissance, ou sur la méthode <ie persuasion, qui obtient l’obéissance intérieure. Sur ce dernier point, il y a quelques nuances entre dom Delatte, op. cit., p. 102-103, dom Marmion, l.r < Jinsi idéal du moine, p. 161, et Mgr Hedley, Retraite, c. 19, p. 212.

Chez les frères prêcheurs, on avait entendu dans le même sens Humbeii de-Romans, Vœux et vertu » dans l’état religieux, p. 23 ; sainte Catherine de Sienne. Dialog., clviii, etc.

La caractéristique de saint Ignace est de traiter le point avec ampleur et à fond. Déjà, en sa lettre 112, il avait montré les motifs et les mérites de cette conformité de jugement ; en la lettre 136, il avait spécifié les hiérarchies de l’obéissance, et en la lettre 150 distingué trois degrés de perfection en cette vertu. Mais la lettre 304 du 26 mars 1553 aux jésuites portugais est un vrai traité sur la question de l’obéissance : elle doit être surnaturelle à trois degrés : l’obéissance d’exécution, celle de volonté, celle enfin de jugement, laquelle est possible par l’humilité, nécessaire pour cinq raisons… Ces directives trouvent leur intérêt principal lorsqu’une chose prescrite par le supérieur apparaît illicite, ou du moins moins bonne et moins utile : alors l’ordre du supérieur introduit un élément nouveau, qui donne à la chose commandée une excellence pratique qu’elle n’avait pas. Cf. l’article du R. P. Lavaud, O. P., L’obéissance relig. d’après saint Ignace de Loi/ola, 1929, p. 82-98, suivi du texte de la lettre ; P. Giraud, De l’esprit et de la vie de victime dans l’état religieux.