Dictionnaire de théologie catholique/VERTU. IX. Juste milieu des vertus

La bibliothèque libre.
Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 631-632).

IX. Juste milieu de la vertu (Ia-IIæ, q. lxiv). —

Une notion précise du juste milieu en matière de vertu permettra d’en considérérer l’application dans les vertus morales, intellectuelles et théologales.

Notion du juste milieu.

La théologie distingue, avec saint Thomas, a. 2, le milieu de réalité ou réel, médium rei, et le milieu de raison, médium rationis.

Le milieu de réalité est la mesure exacte, imposée d’avance par les choses extérieures en matière de justice et qui nous oblige à payer nos dettes sans excéder dans le sens du plus (prodigalité) ou du moins (avarice). Ce sens réel est indépendant de notre estimation personnelle : je dois 100 francs, ce n’est ni 150, ni 50, c’est 100. C’est plutôt notre estimation qui doit se régler d’après ce milieu.

Le milieu de raison ne se tient pas absolument du côté des choses. Il est déterminé par un jugement équitable de la raison et n’est pas imposé d’une manière mathématique par les réalités extérieures, ("est, peut-on dire, i le critérium régulateur que la raison se fixe à elle-même dans les circonstances où la variation et la complexité des circonstances de la vie ne lui imposent aucune détermination objective à l’avance ». Ami du clergé, 1929, p. 753. Il s’agit, par exemple, de déterminer le montant des aumônes que la loi de charité m’oblige en conscience à faire. Aucune règle objective ne s’impose d’une façon rigoureuse pour fixer quoi, à qui, quand et comment je donnerai. C’est donc à ma raison qu’il appartient de chercher et de déterminer, non d’une manière arbitraire, mais d’après des principes intellectuels et moraux, à quelle solution il convient de s’arrêter. Il faudra peser les considérations personnelles, locales, temporaires, familiales, sociales du présent et de l’avenir, intéressées dans le problème. Puis, en toute prudence, je déterminerai la somme à prélever au bout de l’année sur mes revenus pour faire une aumône qui soit exactement, ni trop, ni trop peu, ce que me demande, dans ma condition présente, la vertu de charité.

La fixation de l’action bonne dépend ainsi d’un travail personnel et subjectif de la raison ; d’où le nom de médium rationis. Travail, répétons-le, qui n’a rien d’arbitraire, et qui doit tenir compte de toutes les circonstances dans lesquelles il faut prendre une décision.

Le juste milieu se trouve donc, non dans la raison dont les principes sont immuables, non dans la vertu qui cherche dans toute la mesure du possible à conformer son orientation à ces principes, mais dans la matière à laquelle ces principes sont appliqués, avec toute la prudence désirable, tenant compte de toutes les conjonctures. C’est en ce sens que dans l’ad l um, saint Thomas explique la phrase d’Aristote (Éthique, t. II, c. vi) : « Dans sa substance, la vertu est un milieu », en tant qu’elle applique une règle de vertu à une matière appropriée ; « mais dans ce qu’elle a de mieux et de perfection, elle est un extrême », c’est-à-dire dans la conformité à la raison.

Application aux vertus morales (a. 1). —

Le juste milieu trouve son application principale dans les vertus morales, acquises ou infuses. Il s’agit, en effet, pour ces vertus réglées par la prudence, d'éviter, dans la matière qui leur est propre, des déterminations qui, relativement aux exigences du bien raisonnable, excèdent dans le sens du trop ou du trop peu. C’est donc par une interprétation moins exacte qu’on considère la vertu elle-même, dans son essence, comme le milieu entre deux vices opposés. Une telle conception peut être, en fait, exacte pour les vertus dont l’exercice se règle d’après un médium rationis, précisément parce que le choix qui résultera de cet exercice devra éviter des excès en sens contraires relevant spécifiquement de deux vices opposés, dont les actes sont formellement contre l’essence de ces vertus. Ainsi, la force se trouve être un milieu entre l’audace immodérée et la timidité ; ainsi, la tempérance, un milieu entre la gourmandise ou la luxure et l’insensibilité. Encore ne faut-il pas presser de trop près cette conception : saint Thomas note expressément que certaines vertus morales constituent en elles-mêmes « une chose extrême et un maximum », a. 1, ad 2um, et ne représentent un juste milieu que par rapport aux circonstances qui en entourent la pratique. Telle la magnanimité qui n’a de juste milieu que de se produire quand il faut et comme il faut ; telle aussi la virginité et la pauvreté. Vertus, elles le sont, non qu’elles tiennent un juste milieu, mais parce que leur juste milieu est d'être « pour le motif qu’il faut et comme il faut, c’est-à-dire selon le commandement de Dieu et pour la vie éternelle ». Ad 3um.

En matière de justice, où commande le médium rei, le choix d’une matière excédant en plus ou en moins les exigences de ce milieu ne représente pas nécessairement un acte contraire à la justice ; ce choix peut être simplement prseler, en dehors du champ où s’exerce la justice. Donnant à mon créancier 150 francs au lieu de 100 francs, je fais peut-être un acte de pure générosité ou de reconnaissance. La justice, vertu morale, tient un juste milieu dans sa matière ; mais elle n’est pas elle-même un juste milieu entre deux vices.

Application aux vertus intellectuelles (a. 3). —

Cette application, au premier abord, est moins claire, car les vertus intellectuelles semblent bien agir d’après une règle fixe, qui n’est autre que la fixité même de leur objet, le vrai.

1. Les vertus intellectuelles spéculatives ont, il est vrai, un objet fixe, la vérité. Mais, dit saint Thomas, « dans notre intelligence, ce vrai, considéré au sens absolu, est mesuré par les choses ». La vérité est la conformité de l’esprit aux choses, adsequatio rei et intellectus, et cette conformité n’existe que dans le jugement. Voir Vérité. Or, dans les jugements que l’homme doit formuler pour atteindre la vérité, il peut y avoir exagération, soit par excès, si l’on affirme trop, soit par défaut, si l’on n’affirme pas assez. De là des risques d’erreur, que la vertu d’intelligence, cet habitus des premiers principes, complétée par les vertus de sagesse et de science, a mission d’éviter ou de corriger. Son intervention est donc pour nous un critérium régulateur de nos jugements, critérium à la fois objectif et subjectif, participant du milieu réel et du milieu rationnel.

2. Les vertus intellectuelles pratiques, art et prudence, nous font descendre sur le terrain des contingences, des variations, des mobilités : il s’agit donc bien ici d’un médium rationis, seul fixateur de la ligne de conduite à suivre. L’art a un choix à faire entre des extrêmes, excès et défauts, afin de maintenir l’artiste dans un juste milieu, tout comme la prudence, dans la conduite morale, doit faire éviter a l’homme les décisions excessives, soit en trop, soit en trop peu.

Application aux vertus théologales (a. 4). Si nous considérons ces vertus du côté de Dieu, leur objet formel et matériel, elles n’admettent pas de milieu. Si l’on peut pécher par défaut à l’égard de la vérité et de la bonté infinies, on ne voit pas comment on pourrait pécher par excès. Loin de consister dans un juste milieu, la charité demande, au contraire, à se dilater sans mesure. Mais, du côté humain, dans le fait de leur exercice, les vertus théologales elles-mêmes sont susceptibles de comporter un juste milieu. Tout aussi bien que des défauts, il peut y avoir, sous cet aspect, des excès répréhensibles. Ces iii us doivent clic exercées, selon l’expression de s ; iint Thomas à la mesure de notre condition ». Il est des « as où la prudence modère et parfois même interdit momentanément l’exercice de la charité à ird du prochain. La loi du juste milieu intervient ici. non en raison de l’objet, mais per accidens, en raison de l’exercice de la vertu dans le sujet.

C’est ainsi que saint Thomas résout la difficulté que présente le’as de l’espérance, médiane entre la présomption et le désespoir, et celui de la foi, milieu entre des hérésies contraires. C’est à notre point de vue subjectif que le juste milieu peut être appliqué à ces vertus. On ne saurait trop placer sa confiance en Dieu, mais i quelqu’un est taxé de présomption du fait qu’il espère de Dieu un bien qui dépasse sa propre condition, ou de désespoir s’il n’espère pas le bien que dans sa condition il pourrait espérer ». … Semblablement, la foi est un milieu entre des hérésies contraires, non par rapport à l’objet, puisque cet objet est Dieu qu’on ne saurait trop croire, mais en tant que notre manière humaine de penser tient le milieu entre des pensées contraires. » Ad 3um.

Conclusion.

Cette doctrine du juste milieu, exacte dans son principe, ne s’applique en fait rigoureusement qu’aux vertus morales, d’une manière plus stricte en ce qui concerne la justice, en raison du médium rei, d’une façon plus large, en raison du médium rationis, dans les autres vertus où il y a place pour une certaine interprétation ou mesure humaine. Cf. Cajétan, In Z 1111 -//*, q. lxvi, a. 1, ad 2um. C’est dans ces autres vertus qu’à l’égard du jeu des mouvements et agitations variables de la vie sensible, la prudence intervient pour fixer humano modo, le milieu que doivent se proposer comme objet les vertus chargées spécialement de régler les passions.

Quant aux vertus intellectuelles spéculatives et, à plus forte raison, aux vertus théologales, c’est très analogiquement que la loi du juste milieu doit leur être appliquée. En maintenant à toutes les vertus cette loi, la théologie catholique n’a fait que consacrer doctrinalement la pensée populaire si heureusement exprimée dans l’axiome connu :

Est modus in rébus, sunt certi denique fines Quos ultra citraque nequit consistere rectum.