Dictionnaire de théologie catholique/VICTORINUS AFER. III. Jugement d'ensemble

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 682-685).

III. Jugement d’ensemble.

Pour beaucoup de théologiens, il tient en ces deux griefs de saint Jerome : i II a écrit contre Arius en dialecticien des livres très obscurs, compris seulement des érudits. i De l’iris IL, c. ci. Voilà pour le slyle ; et voici pour le fond : « Il a publié des Commentaires de l’Apôtre ; mais, absorbé qu’il était par l’étude des lettres profanes, il a complètement Ignoré les lettres sacré’Comm. m Epist. ml Galat. preefat. Volontiers on ferait dire au censeur qu’il ne voit partout qu’amphigouri et hypothèses dangereuses ; en réalité, Jérôme n’ai

cuse pas l’cxégète d’obscurité, mais d’incompétence ; de même qu’il n’incrimine pas les spéculations du théologien, mais sa manière de dire. Ramenés ainsi à leur vrai sens, ces deux jugements avertissent seulement de distinguer entre la valeur littéraire de Victorin et sa valeur théologique.

Valeur littéraire. — Nous avons affaire à un rhéteur, pour qui chaque ouvrage correspond à un genre défini. Les ouvrages de grammaire et de logique sont fort clairs et ont été compris même au Moyen Age ; les commentaires de saint Paul sont eux aussi encore faciles à lire, et bien des obscurités tiennent à des fautes de copistes qui ont été relevées en partie par Benz, M. Victorinus, Stuttgart, 1932, p. 126 et passim. Cf. col. 1239 B.

Mais VAdversus Arium n’est pas un livre de vulgarisation : ce sont de savants tractatus (sur le sens technique de ce mot, voir G. Bardy, dans Rech. se. relig., juin 1946), dirigés contre un arien retors, puis contre des semi-ariens au vocabulaire nouveau, qui ne font grâce à Victorin d’aucune subtilité métaphysique. Celui-ci n’est pas en reste : il donne ses divisions, ses définitions, ses dilemmes, etc. Et sa réponse est extrêmement dure à lire ; Scriptor Me ferreus, disait un bon juge, Petau, De Trinitate, t. II, c. ii, 9. Cette obscurité tient aux fautes d’impression, aux néologismes que tout lecteur peut apercevoir, mais aussi au style concis, aux sens techniques que le philosophe donne à beaucoup de ses mots, enfin à l’incertitude de sa marche, toutes obscurités qu’une étude approfondie n’arrive pas toujours à dissiper.’1. Vocabulaire. — Les mots grecs dont il émaille soh texte, ont été souvent mal transcrits : on a mis ocoXa pour àOXoc, col. 1121 A, Aôyoç pour Aôyou, col. 1086 B, et surtout régulièrement àyLOQvaioç, pour ofi.oiouai.oc, le mot accepté des homéousiens, Adv. Arium, t. I, c. xxiii, xxv, xxviii, xliii ; t. II, c. ii, vu, ix, etc. La ponctuation a aussi souffert de l’incompréhension des copistes devant certains tours de phrase elliptiques, par exemple sa transition favorite : Sed ista ( sufjiciunt), col. 1044, 1045, 1050, etc., devant certains rejets inopinés, col. 1073 C ; devant des incises interrogatives, col. 1074 A, des citations bibliques enclavées dans le texte, col. 1089 B, 1123 B. Cf. col. 1062.

2. Style. — Il est précis, serré à l’extrême : c’est la phrase nerveuse et heurtée de Tertullien, mais sans ses antithèses, ni ses figures de langage. Jamais une approximation : alque ut dicuntur et sunt, col. 1101 D ; il s’excuse de ses comparaisons fugitives, col. 1066 A. Jamais un auteur n’a tant usé du verbe être exprimé ou sous-entendu, col. 1118 A, des mots vivere, vita, « dont, dit-il, la répétition même peut paraître obscure », col. 1115 B. Il faut parfois recourir au grec pour avoir le secret d’une phrase, col. 1082 C, 1077 C.

3. Néologismes. — Quoique assez rébarbatifs, ils ne sont pas de vraies difficultés. Étant le premier à exprimer systématiquement en latin ces conceptions métaphysiques, l’auteur a dû lutter contre les résistances d’une langue trop concrète. Il a eu, il faut l’avouer, une belle confiance en sa malléabilité : héllénismes, tournures populaires, néologismes surtout : des centaines de mots apparaissent chez lui pour la première fois. Beaucoup sont des dérivés en enlia, atus, itas ou etas, mentum, alis, osus, iter, qui sont fort commodes, mais ne lui ont pas survécu. D’autres cependant, par exemple le substantif ens pour désigner l’être, subsistentia, les infinitifs avec valeur nominale, ont fait fortune grâce à Boèce et aux scolastiques. « Il a beaucoup contribué, dans l’Occident latin, à la création d’une nouvelle langue philosophique et théologique. » P. Monceaux, op. cit., p. 417.

4. Le sens technique de ces mots anciens ou nouveaux est bien plus difficile à saisir. Car ce n’est pas généralement le sens aristotélicien, col. 1063 A, ni même le sens que la philosophie scolastique a consacré, col. 1035 A ; c’est le sens néoplatonicien, col. 1066 A. On pourra lire et suivre le raisonnement pendant des pages entières sans arriver à une notion claire, faute d’avoir préalablement cherché à définir les expressions : progressio, potentiu, motus, substantia, exsistentia, subsistentia, in intelleclu, in cœlestibus, etc. Et ipse substantia existens, habens esse, et a se, col. 1066 C : neuf mots, six expressions à sens théologique précis, mais pour Victorin seul et pour quelques érudits, comme le note saint Jérôme. La première chose à faire dans la présente étude sera donc une question de vocabulaire.

5. Une pue d’ensemble de chaque livre de V Adversus Arium semblerait aussi bien utile. Mais la suite des idées est ici précisément ce qui manque le plus : Victorin est un professeur qui aime à se répéter, à revenir en arrière, à s’arrêter en cours de route. Deux et trois fois il annonce une même thèse, col. 1077 C, 1080 B, 1081 D, 1082 B, sans arriver à la conclure. De même qu’il n’avait pas su composer son Ars grammatica, ainsi ses livres Contre Arius se présentent comme une suite de tractatus où la progression n’est pas nette, où les redites ne sont pas rares ; et l’auteur s’en aperçoit, Adv. Arium, t. IV, c. xviii, col. 1126 BC, col. 1127. Le 1. I est une étude exégétique jusqu’au c. xxxvi inclus, une diatribe contre les semi-ariens, du c. xxxvii jusqu’au c. xlvii, une méditation philosophique enfin sur les noms divins, c. xlviii à lxiv ; le 1. II présente une défense du terme nicéen : consubstantiel ; mais les livres III et IV s’ouvrent en pleine métaphysique. L’étude annoncée plus haut donnera la marche progressive de ces quatre livres.

Valeur théologique.

Saint Augustin met Victorin

en compagnie de saint Cyprien et… de saint Hilaire, parmi les docteurs chrétiens qui ont au mieux utilisé la sagesse des anciens, en particulier la philosophie platonicienne. De doctrina christ., t. II, c xl, P. L., t. xxxiv, col. 62. L’éloge ne s’applique guère qu’à Victorin ; il en aurait été fier, car c’est là le mot le plus juste qui ait été dit à son sujet. Plus qu’Origène, et au même degré que Synésius de Cyrène, notre auteur a porté haut l’étendard de Platon. « Dans l’ensemble, c’est bien le système de Plotin, interprété dans le sens chrétien, justifié par l’Écriture, et ramené au dogme catholique pour la défense de l’Église contre l’arianisme. » P. Monceaux, op. cit., p. 413. Dans le détail même, les emprunts visibles aux Ennéades sont innombrables : Adv. Arium, t. I, c. xlix « = Enn., III, viii, 9 ; t. IV, c. v = Enn., III, v, 9 ; t. IV, c. xxi = Enn., V, i, 6. Cf. Thomassin, Dogm. theol., t. i, p. 101 ; Geiger, C. M. Victorinus Afer, ein neupl. Philosoph, p. 17 sq.

1. Philosophe ou théologien ? — On peut seulement se demander dans quel esprit Victorinus a employé sa philosophie après sa conversion. « Dans l’ensemble comme dans le détail, nous avons là un système néoplatonicien entièrement neuf. » Schmid, M. Vikl. Rhetor., p. 4. Mais cette originalité — qui n’est pas entière — ne vient-elle pas précisément de la signification chrétienne qu’il impose à certains termes familiers à Plotin ? Le cas de la Trinité est typique avec le sens hypostatique qu’il donne au Noûç et au Aôyoç. Il admet qu’on puisse professer une autre philosophie, col. 1242 D. Plus encore, il laisse tomber beaucoup de dogmes de Plotin, comme le Dieu aveugle et muet, la causation nécessaire du monde, les modes plotiniens de purification et l’extase devenus inutiles depuis la révélation du Christ ; il a omis, sans doute volontairement, de dire à ses frères chrétiens ce qu’il pensait sur la liberté et la responsabilité morale, sur >8 ! I8

les mythes des religions antiques et les initiations des cultes orientaux, sur la magie et la divination, où le néoplatonisme avait risqué des hypothèses fort offensives des oreilles pies, etc… Voir pourtant son opinion sur l’astrologie, In Gal., iv, 3, col. 1175 B. Et ce qu’il conserve du néoplatonisme, qui est considérable et parfois hétérodoxe, comme la préexistence des âmes, il le garde parce qu’il le croit autorisé par l’Écriture. Ad Ephes., i, 4, col. 1239 B. « Ce n’est pas un mince mérite, chez ce converti de la dernière heure, de mettre d’accord sa foi nouvelle avec la philosophie du temps. Souvent, semble-t-il, il y est parvenu. Qu’on lui en sache gré, et qu’on lui pardonne ses obscurités, ses incohérences » — il en a très peu — « et ses erreurs ». H. de Leusse, Le problème de la préexist. des âmes chez M. Viclorinus Afer, dans Rech. de se. relig., 1939, p. 205.

2. Le philosophe chrétien.

Il a beau prétendre, comme saint Paul, ne « connaître que Jésus crucifié », col. 1076 C, 1209 C, il ne pose pas cependant en Paul, mais en Apollos. La sagesse qu’il met aux pieds du Christ, il continue à la prêcher, non point pour opposer l’une à l’autre, non pas même pour « trouver en sa nouvelle religion une confirmation de ses idées philosophiques ». Geiger, op. cit., ii, p. 106 ; Tixeront, op. cit., p. 261. Entre les deux sources de vérité, ce qu’il voit, c’est l’harmonie. Après les docteurs d’Alexandrie et certains apologistes, Victorin verrait volontiers dans la philosophie une révélation du Verbe, car « notre âme quoique déchue, peut, avec des moyens diminués, tout expérimenter et connaître, savoir ce qu’il faut suivre et choisir… », col. 1239 C ; l’âme, intelligente, est un souffle de Dieu, une part ex Eo en nous ; nous pouvons donc toucher à ce Dieu d’où nous venons et dépendons ». Col. 1102 D. « Cette tâche difficile, non désespérée, connaître la nature et la personnalité de Dieu, les anciens philosophes l’ont essayée ; et le Verbe leur a répondu : Je suis avec vous depuis longtemps. » Col. 1 103 A.

Splendide plaidoyer pro Plalone, mais non exempt de nuances : « Parler de Dieu, entreprise téméraire. Mais nous avons, inné en notre âme, le voùç yjGixoç ; bien plus, le Spirilus desuper missus est là pour éclairer ces figurations des intelligences (supérieures) inscrites de toute éternité dans notre âme ; quasi mentis elatio unimæ nostrse, col. 1019 C. C’est Porphyre qui avait parlé de ces àcpopp.où 7tpôç rà vo"/]Tà. Si « l’éveil de l’esprit dans l’âme en fait une puissance intellectuelle tout illuminée, c’est que l’âme est comme le substrat de l’esprit, et nv£>j(i.aTi àyico yj u7rapÇi.ç T/jç’^uyTJç », Col. 1023 C. De cette protestation de Plotin pour revendiquer les droits de l’intelligence, son disciple chrétien fait un hymne à l’Esprit-Saint. « Ainsi, conclut-il, c’est le privilège du chrétien de pouvoir discerner tous » ces apports de la raison humaine, « et de faire le départ de l’éternel et du caduc, du pernicieux et du salutaire. » Col. 1240 B.

3. Le théologien.

Mais ces thèses philosophiques, souvent de simples allusions, n’apparaissent qu’en fonction du dogme chrétien : si elles sont la trame de ses œuvres, c’est sa foi nouvelle qui en forme la chaîne. Car ce que Victorin veut établir ce n’est pas une proposition métaphysique telle que » la possibilité d’une génération en Dieu. Son adversaire, l’arien Candidus, avait mis le problème sur ce terrain, Mais lui l’esquive : « Je m’en rapporte ; ï Dieu, qui a dans sa puissance opéré ce mystère. Il<>< non oporlel quarere, sufjlc.it enim credere. » De générât., col. 1030 I 1036 A. Ce qu’il veut prouver, on plutôt défendre, i est |r domine de Nicée : Quelle audace de dire : le Père est ceci, le Fils est cela ! Nous, nous prenons le Père ( omme Père, le Fils comme Mis.. Adv, Arium, 1, l, col. 1040 C. Et nous disons que nous avons un

Dieu Père au maximum. Et pourquoi ? Pour être sur d’avoir un Dieu comme sauveur ». Col. 1020 D.

Par cet exemple, et d’autres semblables, col. 1069 B, 1087 B, on voit que ce qu’il tient à affirmer, c’est la foi chrétienne commune. Comme Philon jadis, il prétend bien que la philosophie est subordonnée à la religion, mais qu’elle lui est fort utile. Seulement, alors que son système philosophique se présentait dès l’abord à lui comme un corpus qu’il avait sous la main dans les Ennéades, et qu’il portait en son esprit, la nouvelle religion ne pouvait lui fournir qu’une documentation dispersée. Aussi bien ne s’intéresse-t-il pas aux Pères, car ce n’est pas un érudit, mais un penseur. Il a lu Tertullien, peut-être saint Hilaire. La preuve est à faire, en ce qui concerne Origène, si voisin de lui par la pensée ; mais ce n’est pas lui, comme l’a cru P. Monceaux, qui a traduit le Periarchon. P. Henry, Plotin et l’Occident, p. 46. Que lui reste-t-il ? Les Ecritures et une catéchèse écourtée. Saint Augustin, sans lui en faire un grief, reconnaît ces déficiences du converti de 355. Confessions, t. VIII, c. ii, n. 4, P. L., t. x.xxii, col. 731.

On verra tout à l’heure à quoi se réduit son enseignement sur les sources de la foi : à une méthode très personnelle d’exégèse biblique. Après quoi, on étudiera Dieu, l’œuvre de Dieu, le mystère du Christ,

I la vie chrétienne et les sacrements, enfin la vie éternelle. Ce schéma logique est celui qu’il avait dans

| l’esprit à la fin de son travail de théologien : il l’a énoncé en guise de préface à son Commentaire sur l’épître aux Éphésiens, col. 1236 15-1243. Si l’on trouve quelque ordre dans cet exposé, qu’on ne l’impute donc pas à Victorin, qui n’a jamais voulu composer un traité de théologie et qui, au lendemain de sa conversion, était incapable tle le faire.

Influence ultérieure.

Elle fut pour ainsi dire

nulle, tuée dans l’œuf par les mots cruels de saint Jérôme, et plus encore par le discrédit rapide du néoplatonisme et de l’origénisme dans la théologie occidentale. Paul Orose signalait déjà à saint Augustin, vers 414, un de ses compatriotes qui avait rapporté de Rome les œuvres de Victorinus ; mais, dans les cercles platonisants. « le sectateur de Victorinus s’effaça devant Origène », et Orose « le connaît peu », tout au plus comme un origénisle timoré. Comnwnit.’ad Auf/uslinum, n. 5, P. L.. t. XLII, col. 667. Ainsi, pour avoir été un initiateur, « il devint un isolé dans la littérature chrétienne. Jusqu’à nos jours, il a été à peu près méconnu des théologiens qui croyaient voir en lui un philosophe, el des philosophes qui le considéraient comme un théologien ». I’..Monceaux. op. cit., p. 421. C’est bien le cas de saint Augustin, qui connaît sa vie païenne et sa conversion, qui a sans doute jeté les yeux sur son Adversus Arium, cf. De Trinit., t. I, c. v-vm et I. VI, c. x, P. /… t. XLII, col. S28, 931, mais ne se donne pas la peine de réfuter sa théorie trinilaire.

Et l’exégète ? L’Ambrosiaster, qui avait des idées théologiques si contraires à celle de Victorin sur les œuvres et sur la Loi mosaïque, le nomme pour rejeter son excellent texte de Rom., v, i l. P. /…t. xvii, col. 96, l’utilise sans le nommer en son prologue <u commentaire des Galates, et combat son exégèse de l’hil., Il, « S.

ibid., col. 409. Voici qui est [dus significatif : l’auteur du prologue général aux Épîtres de saint Paul dans la Vulgate : Otnnis textus vel numerus…, qui n’est pas saint Jérôme, mais peut-être Pelage, range les épftres

dans le même ordre quc iclorin : Gal., Ephes., l’Iiil.. Coloss., el surtout il reprend une idée c hère.i Celui ci. quc les lettres de saint l’aul auraient été rangées par une sorte de gamme ascendante qui va de la réprimande sévère aux éloges les plus yrnnds. Dom De

Bruyne, Km. bibl., l’.M"). p. 375. On pourra comparer

le texte de cette préface, loc. cit., p. 370, avec les prologues de Victorin, col. 1145 D, 1255 AH, 1256 A.

Après, c’est le silence ou le dédain. Cassiodore avait ses traités de grammaire, mais ignore ses livres chrétiens. Bède semble l’avoir en vue quand il se prononce dans une formule familière à notre auteur : Ncque audiendi sunt, cf. col. 1208 D, contre les opinions eutychiennes de ceux qui lisent comme Victorin : Natum ex muliere. Bède, In Lucam, t. IV, c. xi, P. L., t. xcii, col. 479. Alcuin cependant cite en son De Trinitate, t. II, c. 3 et 12, un « certain dialecticien » qui n’est autre que notre auteur.