Dictionnaire de théologie catholique/ZWINGLIANISME III. Dogmatique

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 1124-1132).

III. Dogmatique de Zwingli.

On cherche ici à définir de plus près la religion de Zwingli, en étudiant le rapport religieux et ses termes : Dieu (I) et l’homme (II), en même temps que la médiation du Christ (III). Il apparaît que la dogmatique zwinglienne est théocentrique plutôt que christocentrique. La notion du Dieu transcendant et tout-puissant est la clé de voûte du système zwinglien, en même temps qu’elle correspond à l’expérience intime du réformateur, au Pesterlebnis (cf. supra, col. 3761). On y voit à bon droit, avec les effets psychologiques qui en découlent, plutôt que dans la justification (Luther), le principe matériel du zwinglianisme.

I. TUÉODICÊE. —

1° Connaissance de Dieu.

1. Zwingli distingue, avec la scolastique, la connaissance de l’existence de Dieu de celle de sa nature (Comment., C. R., iii, 640, 28). Seule la première ne dépasse pas les limites de la raison. À preuve, le consensus général qui s’est établi à ce sujet. Cependant cette connaissance est déficiente. La plupart des païens qui ont connu Dieu sont tombés dans le polythéisme ou l’athéisme ; seuls quelques-uns (paucissimi ) se sont élevés jusqu’à la connaissance du Dieu unique, mais ils ont négligé de lui rendre un culte (ibid., 641. 35 sq.). Tout cela est suggéré par le texte de saint Paul : Rom., i, 18 sq. Luther en avait de même conclu à une certaine connaissance ration nelle de Dieu. Seulement Zwingli met l’accent mu l’origine divine de cette connaissance (cf. Rom., i, 19 : Dieu le leur a manifesté » ; ibid., 641, 22) ; c’est dire qu’il interprète saint Paul dans le sens « le son uni

versalisme spiritualiste. Voir de même, à propos de Act., xvii, 28 : C. R., ta, 646, 27 sq. Bien entendu, cette croyance indistincte et inefficace reste bien inférieure à la foi, qui seule nous renseigne sur la nature intime de Dieu, sur ses attributs, et surtout nous met, par rapport à lui, dans l’attitude convenable ; ici encore Zwingli se plaît à souligner l’origine divine et toute surnaturelle de la foi : Solius ergo dei est, et ut credas deum esse, et eo fidas (ibid., 642, 36).

2. Que penser de la connaissance philosophique de Dieu ? Dans les Schlussreden, la philosophie est synonyme de sagesse et d’invention purement humaine (C. R., ii, 94, 21. 28) ; elle tombe donc sous la censure qui affecte tout ce qui est « chair » (ibid., 98, 29 ; voir aussi C. R., ii, 26, 26). Dans le Commentaire, Zwingli écrit : « Tout ce qui est emprunté par les théologiens à la philosophie sur ce sujet : quid sit deus, est fausse religion » (C. R., iii, 643, 20). Il admet cependant, comme jadis les Pères apostoliques, que « certaines semences » de vérité ont été répandues par Dieu parmi les Gentils, mais avec parcimonie et non sans mélange d’obscurité. Il s’en tiendra donc à ce que la Révélation nous apprend de Dieu. Dans le De Providentiel, les horizons changent : non seulement Zwingli conduit sa preuve en pur dialecticien — lui-même en prend soudain conscience : ne traite-t-il pas son sujet « trop philosophiquement » ? — mais il cite pêle-mêle comme autorités : « Moïse, Paul, Platon, Sénèque » (Sch.-Sch., vol. iv, p. 86) ; il en appelle à la Bible, Platon, Sénèque et les pythagoriciens (ibid., p. 93). C’est que le même Dieu, le Dieu de la Révélation chrétienne, qui est Esprit, est aussi le Dieu des philosophes et des sages de l’Antiquité. « Est divin tout ce qui est vrai, saint et infaillible. Mais Dieu seul est vérité. Qui donc dit la vérité parle sous l’impression de Dieu » (ibid., p. 95). Comme le souligne L. von Murait (Zwinyliana, v, 339), le concept universaliste de vérité n’est pas propre à Zwingli, il le doit à Érasme et aux humanistes ; il lui a seulement communiqué un accent religieux. Quel que soit le canal qu’elle emprunte pour parvenir jusqu’à nous, la vérité est de Dieu, elle mérite qu’on y acquiesce et remonte jusqu’à sa source. Le choix même des termes dont Zwingli se sert pour désigner l’essence de Dieu ou ses attributs s’inspire de ce syncrétisme : tantôt il s’en tient aux appellations traditionnelles et son Dieu rappelle le « Bon Dieu » des chrétiens (cf. C. R., ii, 218, 31) ; tantôt il le désigne comme le Deus optimus maximus des païens et recourt au vocabulaire aristotélicien (primus motor, Sch.-Sch., vol. iv, p. 87 ; Entéléchie, C. R., iii, 645, 30) ou stoïcien (nature, C. R., ta, 641, 16 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 90).

3. Dieu a laissé dans sa création des « images et vestiges de soi » (C. R., iii, 643, 6) ; l’emploi de l’analogie n’est pas exclu (cf. par ex. C. R., ii, 475, 8 sq. ; m, 645, 14 sq. ; Sch.-Sch., vol. ii, t. i, p. 207 ; vol. iv, p. 143, c. med.). Cependant le sentiment qui domine chez Zwingli est celui de la transcendance de Dieu : Multa tribuimus angelis et Deo, quee in se non habent, sed loqui nostro more cogimur (Sch.-Sch., vol. vi, t. ii, p. 221). Nous attribuons à Dieu des qualités ou des mœurs que par nature il n’a pas : c’est ce que Zwingli nomme qôOTroiîa, et il cite comme exemples : la session de Dieu au ciel, les conseils qu’il tient avec ses anges ou avec soi-même (avant la création de l’homme), la venue du Fils de l’Homme du haut du ciel, la Kénôse du Christ, etc. Zwingli ne s’est pas davantage expliqué sur ce procédé, mais, si l’on en croit O. Ritschl, « qu’il n’ait pas hésité à le faire valoir fait de lui le précurseur d’une philosophie religieuse telle qu’elle a trouvé son expression la plus complète — si l’on omet nombre de théologiens réformés où la ressemblance est moins accusée — dans

la critique de la raison pure de Kant, la doctrine des attributs divins chez Schleiermacher, la théorie du pressentiment religieux de Fries, la théologie de de Wette, le symbolo-fidéisme de Sabatier et autres manifestations semblables du protestantisme contemporain » (O. Ritschl, Dogmengeschichle des Protestantismus, m, 1926, p. 66-67).

Il semble du moins que le sentiment si vif qu’il avait de la simplicité et de la transcendance de Dieu ait rendu Zwingli plus accessible aux vues néo-platoniciennes qui avaient cours de son temps, notamment dans le cercle des humanistes italiens, ou dont il eut connaissance par le stoïcisme et la mystique dionysienne. Ainsi la croyance rationnelle en Dieu le cède devant la foi, qui elle-même devient contemplation de Dieu envisagé dans la simplicité de son essence (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 96, 110, c. fin., 114, 116, 141, 142). Toutes les expressions humaines sont ici défaillantes. Finalement il n’y a à nous renseigner sur Dieu que Dieu lui-même, qui par son Esprit se communique à ses fidèles : à ceux-ci Dieu est tout (lis enim deus omnia est ; C. R., ta, 654, 2). C’est pourquoi ils peuvent parler de Dieu. Les termes qu’ils emploient : « être, vie, paternité, lumière, omnipotence », etc., ne sont que l’écho de leurs expériences religieuses intimes. L’Écriture elle-même ne fait pas exception : elle traduit l’expérience religieuse de ses auteurs (quod sancti dei homines experti ; ibid., 654, 4). Zwingli rejoint ici certaines théories modernes. Ce qu’il appelle interna fides (ibid., 9), c.-à-d. une foi qui n’a que faire des objets extérieurs, concepts ou symboles, et ne dépend pour sa substance que de Dieu et de la touche de l’Esprit, est bien près de ce que nous entendons par expérience religieuse personnelle. Ainsi Zwingli, qui plus que personne s’est laissé aller à ratiociner sur Dieu — ses dissertations dans le Commentaire et le De Providentia sont des constructions logistiques à partir d’une idée a priori ou intuition maîtresse : Dieu premier être ou souveraine bonté

— se défend finalement de vouloir enseigner la connaissance de Dieu » en s’appuyant sur des motifs de persuasion humaine » (C. R., iii, 654, 14).

4. Concluons avec L. von Murait : « La connaissance philosophique de Dieu vient ici pour inspirer à l’homme, de quelque manière que ce soit, un vif sentiment de la grandeur et de l’activité infinie de Dieu. Cette connaissance de Dieu n’a de sens que quand elle saisit l’homme et fait qu’il mette en Dieu uniquement sa confiance, quand une relation personnelle s’établit en suite d’elle, qui devient pour l’homme une source d’obligation. Ainsi la connaissance philosophique de Dieu n’est pas pour Zwingli un butoir ; elle est plutôt un appui puissant, du fait qu’il reconnaît intellectuellement la nécessité et la réalité de Dieu et qu’il a su appliquer ces vérités à sa vie pour les rendre fécondes » (Zwinglis dogmaiisches Sondergul, dans Zwingliana, v, 1932, p. 364).

2° Notion de Dieu. Providence et prédestination. — On trouve des éléments de théodicée dans l’Auslegung der Schlussreden (C. R., ii, 40, 13 ; 47, 31 ; 181, 2 ; 224, 6-15 ; 227, 23 ; etc.), mais c’est surtout dans le Commentaire (1525) et le De Providentia (1530), auxquels on peut ajouter (en langue vulgaire) le Sermon de Berne (1528) (Sch.-Sch., vol. ii, t. r, p. 203-208), que Zwingli fait de Dieu l’objet propre de sa considération. Aussi bien, de l’idée que l’on se fait de Dieu découle l’essence de la religion, et « la connaissance de Dieu a une priorité naturelle sur celle du Christ » (C. R., iii, 675, 33).

1. Dans le Commentaire (C. R., iii, 643 sq.), Zwingli part de la notion d’Être premier, existant par soimême et source de tout être. Être suprême, Dieu est souverain bien et absolue perfection. Or celle-ci 3781

ZWINGL1ANISME. PROVIDENCE ET PRÉDESTINATION 3782

n’est point statique ou oisive. C’est une idée familière à Zwingli que Dieu, souverain bien, est aussi le moteur universellement agissant (Entéléchie). Mais cette force ou activité doit être conçue de façon spirituelle : c’est dire qu’elle inclut chez son auteur des attributs intellectuels, tels que : sagesse, prudence, prescience. Finalement, cette sagesse doit être bonté bienfaisante et libérale : nous sommes ainsi aiguillés vers la considération de la Providence. Comme le remarque P. Wernle, « Zwingli est théiste dans sa manière de déduire du bien suprême la bonté et la libéralité de Dieu : cette inférence présuppose l’existence des créatures et détermine de plus près la relation de Dieu avec elles. Il faut lire cette doctrine de Dieu à rebours : le Dieu de Zwingli est le Dieu de la theologia naturalis, le Dieu de la toute-puissance, de la sagesse et de la bonté, le Dieu provident ou le paterfamilias de l’univers » (Zwingli, 1919, p. 151).

Le De Prooidenlia (Sch.-Sch., vol. iv, p. 81 sq.) révèle une maîtrise dialectique plus grande encore. Le traité se développe comme un théorème, à partir cette fois de l’idée de souverain bien (et non plus d’Être). D’autre part, les réflexions de Zwingli l’ont conduit à donner à la doctrine de la Providence et de la prédestination un relief spécial. « La Providence a pris dans sa pensée la place qu’occupe la grâce chez Luther. Elle inclut sans doute pour lui aussi toute grâce émanant de Dieu, mais elle est aussi l’idée de compréhension universelle, qui renferme en soi toute l’action de Dieu, en bien ou en mal, pour notre salut comme pour notre condamnation ; et avec cela, son nom même imprime à cette doctrine le cachet du Bon et du Divin » (P. Wernle, op. cit., p. 246-247). C. von Gugelgen a pu écrire que la doctrine de la Providence était « le principe matériel du zwinglianisme » (Die Ethik Huldrych Zwinglis, 1902, p. 34) : disons mieux, elle est l’âme de son système.

On a prétendu (Mohler) que la doctrine zwinglienne de la Providence et de la prédestination était d’origine tardive ; à peine esquissée dans le Commentaire et la Fidei ratio, elle serait seulement développée dans le De Providentia et la Christianæ fidei expositio. En fait, cette doctrine est bien dégagée dans la Fidei ratio, art. ii-vi (Sch.-Sch., vol. iv, p. 4-8) ; et surtout elle se trouve dans des ouvrages bien antérieurs au De Providentia (cf. l’art. 20 de Y Auslegung der Schlussreden, C. R., ii, 182, 14 sq. ; voir aussi la Declaratio de peccato originali, ibid., v, 377, 31 sq. ; la lettre d’Urbanus Rhegius et la réponse de Zwingli, ibid., viii, n. 532, 537). Il faut faire aussi état d’une lettre à Fridolin lirunner (Fonteius), du 25 janvier 1527 (C. R., ix [n. 580], 30-31) : elle montre que l’idée de Providence est dès cette date au centre des préoccupations dogmatiques de Zwingli : « Quoi que les hommes pensent et disent de Dieu et des choses invisibles, il faut pourtant que l’opinion l’emporte qui affirme que tout est gouverné par la Providence divine. » En cette notion de Providence se résument pour lui les attributs de bonté, sagesse et puissance ; la méthode d’argumentation est purement logique, comme dans les autres traités. Zwingli nous enferme dans un dilemme : ou Dieu ne peut pas tout, et il n’est pas tout-puissant ; ou il ne veut pas tout, et il n’est pas souverainement bon, etc. Et il conclut : Nous ne pouvons donc croire que rien n’arrive en dehors de sa décision et de sa Providence. » Reste à écarter les conséquences qu’on prétend tirer de cette doctrine : l’action mauvaise a sans doule Dieu pour auteur, mais elle est un signe de réprobation, et ceci même illustre la bonté divine, que les réprouvés se trahissent par des signes. Zwingli n conscience d’avoir élevé contre les partisans du libre arbitre un édifice dogmatique Inexpugnable. Mais il ajoute cette recommanda tion importante : « Mais prends garde de ne parler de ces choses que délicatement et surtout rarement au peuple, car de même que les gens pieux sont peu nombreux, de même bien peu parviennent à la hauteur de cette intelligence » (C. R., ix, 31, 3-5).

Donc, si les ouvrages antérieurs contiennent en effet quelque réticence, celle-ci ne doit point nous faire illusion : Zwingli est en possession de sa doctrine maîtresse, mais il craint de la révéler à la masse des fidèles ; il préfère s’en entretenir avec quelques initiés. Ainsi a-t-il fait de sa doctrine eucharistique (cf. infra, col. 3826). Ce trait est à retenir, car il montre combien le système zwinglien, de l’aveu même de son auteur, a dès son origine un caractère ésotérique et peut difficilement prétendre à la catholicité. Dans ce cas, c’est sans doute l’anabaptisme qui obligea Zwingli à sortir de sa réserve (cf. A. Hahn, dans Theolog. Sludien und Kritiken, x, 2, 1837, p. 770, 771) et l’on sait, d’autre part, que le sermon prêché à Marburg, devant Philippe de Hesse, fut l’occasion du De Providentia. Mais la doctrine plonge ses racines dans le passé studieux de Zwingli — il a acquis à l’époque de Glarus, preuve que sa curiosité était éveillée de bonne heure sur ce sujet, le Liber de Providentia Dei contra Philosophrastos de Joli. Franz Pic de la Mirandole (Strasbourg, 2e éd., 1509), et le Chrysopassus seu VI Cenluriæ de Prædestinatione de Joh. Eck (Augsbourg, 1514) (cf. Usteri, Initia Zivinylii, ut supra, p. 637 et 647) — et plus encore dans sa conscience religieuse. La notion de Providence entendue comme omniprésence agissante de Dieu (Allwirksamkeit) correspond à ce qu’il y a de plus personnel et décisif dans son expérience religieuse intime (cf. C. R., i, 67, 21, et supra, col. 3762).

Il n’en est pas moins vrai que dans l’opuscule où il traite ex projesso de la question, Zwingli délaisse le terrain de l’expérience et même de l’histoire pour se cantonner dans des considérations purement rationnelles. Il connaît cependant une preuve de la Providence à partir du cours des événements humains (C. R., i, 486, 11 ; ii, 49, 13 ; iii, 908, 17), de même qu’il y a une preuve téléologique de Dieu (cf. Sch.-Sch. , vol. iv, p. 92-93, 99). S’il néglige de produire ici ces témoignages ou ne le fait qu’en appendice, c’est qu’il cherche surtout à convaincre par la rigueur logique de sa thèse ; c’est aussi qu’il craint que la réalité ne vienne donner un semblant de démenti à son optimisme métaphysique. Dieu étant bon, rien n’arrive que pour le bien ; le mal a seulement valeur d’accident dont les conséquences sont vite réparées et tournent à bien. Aucune dérogation au plan divin n’est possible, ou si elle l’était, elle constituerait une brèche faite à l’idée de Dieu, telle que Zwingli la conçoit. Zwingli est ainsi poussé dans la voie du déterminisme : Dieu étant l’auteur ou l’agent universel, et sa causalité toute-puissante et infaillible s’étendant à toutes choses, aussi bien au mal qu’au bien. Plus encore, la contingence ou l’histoire perd son sens dans sa pensée, le déroulement des événements ne semblant avoir d’autre Finalité que de donner aux attribut* divins, à la justice et à la miséricorde tour à tour, l’occasion de s’exercer. Un épisode aussi effroyable que la chute de l’homme passe dans ce contexte presque inaperçu, ou il rentre, grâce à la Rédemption qui la suit et qu’elle appelle infailliblement, dans l.i logique du plan divin (Sch.-Sch., vol. iv, p. 107 sq.).

2. l’assaut de la Providence à la prédestination,

ZwtngH suit la mente logique Implacable, il s’agit de

démontrer que rien n’est soustrait à la prescience et à la toute -puissance divine, pas même la volonté per el obstinée « in pécheur. La prédestination, « pu est synonyme de préordination, résulte de la Provi

dence, mieux, elle est la Providence même » (C. R., m, 843, 15) dans son rapport à l’humanité et au salut. Il serait erroné de penser que la supériorité de l’homme à l’égard du reste de la création lui confère une sorte d’indépendance à l’égard de Dieu (cf. à l’inverse : Sch.-Sch., vol. iv, p. 92, c. fin. : quæque quo est nobilior eo plus prædicat divinam gloriam et potentiarn). Érasme et les défenseurs du libre arbitre ont bien cherché à le soustraire tant soit peu (pusillulum) à l’emprise de Dieu (ibid., p. 138, c. fin.) ; Zwingli, de son côté, tend à l’y ramener : « Tout ce qui concerne l’homme, que ce soit son corps ou son âme, vient de Dieu comme de l’unique et vraie cause » (ibid., p. 125, c. med.). « La vie et l’activité de l’homme ne tombent pas moins sous la Providence divine que sa naissance et sa venue à l’être » (ibid., p. 126, c. med.). Dieu règle non seulement le cours extérieur de notre vie, mais le déroulement intime de nos pensées, conseils, résolutions (ibid., 133, 139), et le déclenchement même de nos rêves (ibid., p. 132).

Cependant, à la Providence, la prédestination ajoute un élément nouveau : la division de l’humanité en deux classes : les élus et les réprouves. Pour n’avoir point donné à cette opposition tout le tragique d’un Luther et envisagé le drame mondial sous un aspect métaphysique — le démon ne joue pas le même rôle chez lui que chez Luther (contre, W. Kôhler ; cf. Sch.-Sch., vol. ii, t. ii, p. 27, et Spôrri, Zwingli Studien, p. 15) — Zwingli n’en a pas moins maintenu dans toute sa force le dualisme anthropologique et moral. Il rompt ici avec le rationalisme pour se reporter aux données de la foi chrétienne, mais cette rupture n’est pas totale, car Zwingli affirme que la causalité divine demeure entière même dans le cas des réprouvés (cf. C. R., ix, 30, 34) : « Qu’ils disent donc que c’est en vertu de la Providence divine qu’ils sont traîtres et homicides : nous le leur permettons, nous disons en effet comme eux, mais nous ajoutons ceci : que ceux qui font cela sans correction ni pénitence sont destinés par la Providence divine aux supplices éternels pour servir d’exemples à sa justice » (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 112).

On peut interpréter sa thèse comme un effort pour rationaliser le mal en le faisant rentrer dans le plan divin par le biais du déterminisme le plus dur. Élus et réprouvés se rejoignent sur le plan des attributs divins, les uns étant destinés à manifester la miséricorde de Dieu, les autres sa justice, et tous concourant à la gloire de Dieu (Sch.-Sch., vol. iv, p. 108, 134). C’est déjà le motif de la théologie réformée (cf. C. R., ii, 720, 24 ; iii, 143, 31 ; 465, 6.23 ; 530, 24 ; 668, 31, et passim). Cependant, comme le remarque Sigwart (Ulrich Zwingli, p. 62), Zwingli entend faire de la bonté de Dieu la source de la prédestination (cf. Sch.-Sch. , vol. iv, p. 111, 115 ; C. R., iii, 650, 25 ; 908, 33), au lieu de la placer dans la justice ou dans la gloire, comme Calvin. De même, ayant défini la prédestination : la libre détermination de la volonté de Dieu concernant les élus (libéra diuinæ uoluntatis de beandis constitutio : Sch.-Sch., vol. iv, p. 113, c. med.), Zwingli ajoute que cette détermination, synonyme de libre choix ou d’élection, ne regarde que les élus (ibid., p. 115) ; les réprouvés y rentrent, mais à un autre titre (quamvis et de illis constituât divina voluntas, sed ad repellendum, abiieiendum et repudiandum). Aussi, tout en maintenant que la réprobation est l’œuvre de la volonté divine aussi bien que l’élection (ibid., p. 115-116), Zwingli fait-il de préférence porter son attention sur celle-ci. Par ailleurs, fidèle à l’inspiration qui lui a dicté son Pestlied (cf. C. R., i, 67, 24 : mach ganlz ald brich), il se plaît à exalter le bon plaisir — on dirait : l’arbitraire divin — dont il croit trouver l’expression dans

l’Écriture, notamment dans Rom., ix, 21 (C. R., m, 844, 21 ; cf. ii, 180, 1). Dieu « ordonne ses vases, c.-à-d. nous autres hommes, comme il veut ; il choisit l’un pour en faire un vase adapté ; de l’autre, il ne veut pas. Il peut maintenir ses créatures dans leur intégrité ou les briser à son gré… » (C. R., ii, 180, 10 ; voir aussi Sch.-Sch., vol. iv, p. 108-109, 112).

3. En ce qui concerne les élus, l’élection est la grande réalité salvifique, et la foi n’en est qu’une sorte de duplicatum en nous. Le mouvement va de Dieu à Dieu, du Dieu qui prédestine au Dieu qui récompense. Zwingli argue de Rom., viii, 29, mais il ne conçoit pas la justification comme l’acte marquant l’exécution dans le temps du plan divin ; elle est plutôt le signe ou le double d’une réalité extra-temporelle, qui concentre sur soi toute la lumière. La foi est le signe de l’élection « qui est vraiment source (ou cause) de notre béatitude » (qua vere beamur). Notons ici encore la dialectique de l’apparence et de la réalité. — La foi est donnée par Dieu à ceux qui sont élus et ordonnés à la vie éternelle, en sorte que l’élection précède et que la foi suive comme symbole de l’élection » (Sch.-Sch., vol. iv, p. 121, c. fin.). Corollaire : la foi participe à la fixité même de l’élection, d’où son inamissibilité. Car, Zwingli y insiste : « l’élection demeure ferme, alors même que l’élu tomberait dans des crimes aussi énormes que les impies et les réprouvés, à cette différence près que chez les élus ils sont une occasion de relèvement, chez les réprouvés une cause de désespoir (ibid., p. 140). Il s’agit, bien entendu, non seulement d’une foi informée par la charité, mais d’une foi bien ancrée dans l’âme et qui a fait ses preuves. L’inconstance dans les tribulations est le signe que l’on n’avait qu’une foi simulée (ibid., p. 122, c. fin). De même, prendre occasion de l’inamissibilité de la foi pour pécher est un signe de non-élection.

Des œuvres, il faut dire que, encore que non méritoires, elles ne sont pas facultatives. Quelle est donc leur fonction ? Elles concourent à manifester à soi et aux autres la foi, c.-à-d., au fond, l’élection. Car, ceux qu’il prédestine. Dieu les garde en vie et les pousse à accomplir de bonnes œuvres ; en revanche, chez les autres, la mauvaise vie est un signe de réprobation (ostendit, prodit ; ibid., p. 127, c. med.). Ajoutons que chez les enfants, la mort prématurée est un signe d’élection au même titre que la foi chez les adultes (contre la fides parvulorum de Luther ; cl. ibid., p. 127, c. med. ; Zeller, Das theologische System Zwinglis, p. 49-50). De même, le problème du salut des païens trouve ici sa solution : rien n’empêche Dieu de se choisir même parmi les païens des âmes qui le révèrent, pratiquent la justice et lui soient unies après la mort, car son élection est libre : libéra est enim eleclio eius (Sch.-Sch., vol. iv, p. 123). Comme l’écrit A. E. Burckhardt, Zwingli trouve le moyenterme de la prédestination pour béatifier les païens. Son spiritualisme l’y aide » (Das Geistproblem bei Huldrych Zwingli, p. 72).

4. Conclusion.

Finalement, si l’expérience du bien et du mal l’oblige à modifier le rationalisme de son système, Zwingli n’en cherche pas moins à éliminer l’irrationalité du mal en transportant dans l’essence même de Dieu, en qui toute contingence s’absorbe, le dualisme rencontré. Dieu n’est-il pas le seul être, la seule réalité, c.-à-d., pour Zwingli, tout l’être, en dehors duquel il n’y a rien ? Le mal ne pose plus dès lors de problème spécial, sinon celui de l’accord entre eux des attributs divins. En le traitant ainsi, Zwingli s’évade de la sphère du pessimisme luthérien, qui conduit au découragement, au désespoir. La note morale dominante de son système est, à l’inverse, l’optimisme de celui qui s’exalte par la 3785 ZWINGLIANISME. THÉODICÉE ZWINGLIENNE. CRITIQUE 3786

conscience d’être l’instrument choisi de Dieu. La foi en la Providence, écrit-il en terminant le De Providentiel, « est le véritable antidote contre la bonne et la mauvaise fortune >. Dans le bonheur, elle nous incite à l’action de grâces, à la vigilance et à la conscience de nos responsabilités ; dans le malheur, elle apporte la consolation et fomente la patience. Loin de pousser au quiétisme, la confiance en la Providence décuple les forces : « Tu es l’instrument de Dieu, il veut t’utiliser pour le travail et non pour l’oisiveté. Heureux es-tu, toi que Dieu a choisi pour son œuvre » {ibid., p. 141. c. init.). C’est là le secret, ou le ressort caché, de l’activisme réformé.

En définitive, le Dieu de Zwingli, ce n’est ni le gnàdige Gott de Luther, ni le Dieu impassible des Anciens : c’est le Dieu tout-puissant et universellement opérant, le Dieu-Esprit, à la fois lumière des esprits et énergie des volontés. Lui-même étail homme d’action ; il lui était bon de sentir son action portée par une causalité plus profonde et plus efficace que la sienne. Pour être instrument, mieux, jouet entre les mains du Tout-Puissant, il eût consenti au sacrifice de son libre arbitre. Il lui était indilïérent, chantait-il dans le Pestlied, d’être conservé ou « brisé ». Son tempérament fougueux s’allie ici avec sou radicalisme philosophique, et sa théologie tourne le fatum de l’humaniste en le Dieu qui prédestine.

Critique.

La théodicée de Zwingli prête manifestement

le flanc à la critique ; il semble même que ce soit de toutes les pièces de son système la plus vulnérable. De nos jours, on lui a surtout reproché son panthéisme et son déterminisme. Ainsi notamment du côté catholique (cf. récemment Theodor Schwegler, O. S. B., Geschichte der kalholischen Kirche in der Schtveiz, Stans, 1943, p. 170 sq.). Qu’en penser ?

1. On relève, en effet, dans le De Providenlia de nombreuses expressions panthéistes. Zwingli entend marquer fortement la dépendance des créatures par rapport à Dieu : disons donc non seulement qu’elles sont de Dieu, en Dieu et par Dieu, mais que Dieu est leur être : ld enim est rerum universurum esse (Sch.-Sch. , vol. iv, p. 89 ; cf. C. R., iii, 645, 28 : Essentiam et consislentiam esse rerum omnium). Bien plus, Dieu est considéré un moment comme la matière de laquelle elles sont issues : Tanquum materiam aliquum id esse, a quo omnia sunt (C. R., iii, 047, 7). Ailleurs cependant Zwingli enseigne clairement la distinction des choses d’avec Dieu (cf. Scli.-Sch., vol. iv, p. 89 : Non etiam secundum definitiuam substantiam, neque secundum speciem ; ibid., p. 86 : In novo subiecto et nova specie). Mais ce n’est pas de mots qu’il s’agit ici, mais bien de l’inspiration profonde d’un système. Or il est certain que Zwingli est porté, pour des motifs religieux, à exagérer, bien loin de la réduire, la distance qui sépare la créature du Créateur. Le tout de Dieu et le néant de la créature : telle est son intuition, disons mieux, son expérience religieuse fondamentale, équivalente (mais traduite volontiers chez lui en termes métaphysiques) à ce qu’a pu être pour Luther l’expérience de la grâce et du péché.

Seulement, Zwingli a été mal servi par ses emprunts philosophiques, comme aussi par le tour logique de son esprit. Tandis qu’il écrit le De Providenlia, il est sous l’influence de la pensée néo-platonicienne et du stoïcisme. Ainsi, par une vue apparentée au néo-platonisme, il entend donner à Dieu, souverain bien, le maximum de réalité, quitte à dénier aux choses toute réalité, ou à faire consister celle-ci flans l’Immanence divine. À la théodicée de la Stoa appartient d’autre part essentiellement sa foi en la Providence. Puisée chez Cicéron et Sénèque, elle apparaît en plein relief d.ins le Dr Prui>idrntia de Zwingli. La bonté de Dieu, sa vérité et sa puissance sont esquissées

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

à’la manière stoïcienne. Stoïciens sont également : l’immanence de toutes les créatures en Dieu, telle que Zwingli l’enseigne, son déterminisme et son universalisme religieux, qui lui fait trouver dans toutes les religions des traces de la Révélation (P. Barth-A. Goedeckemeyer, Die Stoa, Stuttgart, 1941, p. 282). En outre, il faut faire la part de l’ellort logique qui, se dépassant soi-même dans son élan, semble aboutir au panthéisme. Comme l’écrit V. Thomas : « La force de la logique le conduit jusqu’au panthéisme, mais sa pensée intime demeure théiste » (op. infra cit., p. 30).

2. Quant au déterminisme, s’étendant au mal lui-même, Zwingli est formel : Guactus est ad peccandum. Permilto, coactum esse (Sch.-Sch., vol. iv, p. 112). Et nous savons que dans la querelle avec Érasme, sur le libre arbitre, il est du côté de Luther (cf. col. 3795). Cependant, il n’a jamais spéculé sur la négation du libre arbitre avec le raffinement d’un Luther (cf. Max Staub, Das Verhâttnis der menschtichen Willens(reiheit zur Gottestehre bei Martin Luther und Huldreich Zwingli, Diss., Zurich, 1894), et surtout il n’a jamais pu entièrement se soustraire à l’influence d’Erasme et de l’humanisme qui lui avaient dicté ses vues premières en ce domaine, nettement positives, comme sa conception générale de l’homme. La négation du libre arbitre va d’ailleurs mal avec sou activisme, et il semble que Zwingli reprenne dans sa morale une partie de ce qu’il a accordé dans sa théodicée — ou, si l’on veut, il distingue entre l’état de l’homme avant et après la régénération. Entièrement dépouillé du libre arbitre aussi longtemps qu’il est pécheur, l’homme régénéré devient souverainement libre, participant à la liberté de Dieu qui se sert de lui comme d’instrument, ou du moins // agit comme tel.

Pourquoi Zwingli défend-il néanmoins la thèse déterministe ? Parce qu’il se pose en adversaire du catholicisme. Il entend se livrer à une critique radicale de la doctrine du mérite et des œuvres (cf. G. H., ix, 31, 2 : « Voilà notre canon. Par lui nous sommes garantis contre tous les traits tirés des Ecritures en faveur du libre arbitre » ; cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 1 16). Pour cela, il ne se contente pas de mettre en valeur comme Luther la grâce de Dieu, qui rend tout mérite impossible et superflu : 17 passe du plan psychologique au plan métaphysique et supprime radicalement toute possibilité de mérite en niant le libre arbitre. Il va comme à la racine ontologique de tout l’appareil des œuvres qu’il rejette. De même, il lutte pour l’épuration de la religion, et en particulier il combat contre le préjugé du vulgaire selon lequel quelque chose peut arriver que Dieu n’ait point prévu. Ici encore, afin de mieux enfoncer le clou, Zwingli se lance dans une interprétation mécaniste de l’univers : s’il admet le miracle (Sch.-Sch., vol. iv, p. 124, 129), il rejette le hasard (ibid., p. 98, 131 : Forluitorum nomen a rera retigione abhorrel ; 135, 137) et écarte le libre arbitre (ibid., p. 116, c. med. ; 124 ; C. R., iii, 843, 24). Cependant la thèse déterministe ne résout pas toutes les énigmes, et la pensée de Zwingli demeure parfois en suspens devant le caractère insondable des desseins divins (Sch.-Sch., vol. iv, p. 110, c. fin.). Le rationalisme n’a donc pas chez lui le dernier mot.

3. La théodicée zwinglicnnc est plus sujette à caution par son volontarisme. Afin de décharger Dieu de toute responsabilité à l’égard du mal, que pourtant il cause, et de sauver ainsi sa sainteté, Zwingli imagine d’affirmer la supériorité de Dieu à l’égard de la loi qu’il a posée, c.-à-d. fondamentalement de la distinction du bien et du mal (Srh.-Sch.. vol. iv. p. 104). Dieu est volonté pure, irrationnelle (on sous -entend, toujours selon le volontarisme, que l’infraction volont’iirr de la loi est la raison même du péché ; cf. infra. col. 3796). Par ailleurs, la loi se définit uniquement en

T.

XV. — 119 —

fonction de la volonté de Dieu (Sch.-Sch., vol. iv, p. 102 ; C. R., ii, 634, 19). À ce titre, elle se confond avec l’essence même de Dieu (ibid., p. 104). Par ce biais, Zwingli nous ramène vers une conception positive de la loi, qui est un des éléments originaux de son système (comparé à Luther). La loi a valeur de Révélation et de trait d’union entre Dieu et l’homme ; elle nous révèle la nature de Dieu, car de ce que Dieu nous prescrit de l’aimer, on induira que Dieu est le souverain bien et qu’il nous aime. Elle révèle aussi à l’homme sa propre nature ; car si Dieu se communique de la sorte à l’homme, c’est l’indice que l’homme est fait pour le connaître, entrer en société avec lui et jouir de lui éternellement (ibid., p. 105). On pressent déjà quelle affinité il y a entre la Loi et l’Esprit même de Dieu : de là à l’assimilation de la loi naturelle à l’impression de l’Esprit de Dieu en nous, il n’y a qu’un pas (cf. infra, col. 3788, 3807-08). Finalement, la loi est encore rehaussée du fait qu’elle est l’instrument du gouvernement divin dans le monde, per eam veluti per pœdagogum regere et erudire (Sch.-Sch., vol. iv, p. 107). Ces vues, entièrement étrangères à Luther, sont dues sans doute en partie au stoïcisme (cf. Sch.Sch., vol. vi, t. i, p. 241).

4. Enfin, on s’est plu à dénoncer le manque d’homogénéité de la notion de Dieu chez Zwingli : « D’après lui, Dieu est l'épitomé et la source de tout bien. En dehors de lui, il n’y a réellement à exister que le mal. On ne nous dit pas de quelle source il procède. L’homme est un être double ; un côté de son être procède de Dieu, l’autre lui appartient en propre. » Tel est le concept, de Dieu, vu sous l’angle éthico-religieux. Mais il y a aussi un concept concurrent, d’allure métaphysique : « Dieu est le total et la source de tout être. A presser le concept, il apparaît que le mal, tout élément juxtaposé, ou contre-posé, à Dieu, est impensable. Le mal s’amenuise jusqu'à devenir pur moyen pédagogique : finalement, il n’est plus mal que pour l’homme, et non pour Dieu » (W. Thomas, Das Erkenntnisprinzip bei Zwingli, Leipzig, 1902, p. 21, 31). Et cet auteur de s’ingénier à concilier ces vues opposées.

Mieux vaut souligner avec W. Kôhler (dans Theologische Literaturzeitung, xxviii, 1903, col. 146-147) qu’elles procèdent de sources différentes et qu’elles peuvent donner lieu seulement à une contamination. Zwingli emprunte sa notion métaphysique de Dieu à la philosophie ancienne et à l’humanisme, et il est conduit par la logique même de son système à transformer certaines notions chrétiennes ou à les vider de leur substance. Ainsi, en vertu de son platonisme, il incline à un dualisme métaphysique, qui est difficilement conciliable avec la réalité de la création et l’autonomie, du moins relative, de la créature ; du point de vue de l'être, les choses créées ne sont que signes et symboles ; du point de vue de l’action, « instruments et organes de l’Esprit de Dieu » (Sch.-Sch., vol. iv, p. 97, c. fin.). L’homme est imago et exemplum Dei, préfiguration et « ombre » de l’Incarnation (ibid., p. 98) ; la foi est « signe de l'élection » (ibid., p. 121) ; les œuvres « manifestent » que l’on est élu ou réprouvé. Parole et sacrements ne font qu’annoncer ou signifier (sive symbola sive verbum externum tantummodo nunciant et significant ; ibid., p. 119, cf. p. 117) ; les sacrements sont appelés : rerum internarum et spiritualium timbras quasdam ac species.

Ce dualisme métaphysique (distinction de la réalité sise uniquement en Dieu, et des apparences du monde naturel ou surnaturel) traverse l’anthropologie de Zwingli et menace le dualisme moral. À l’opposition du péché et de la grâce tend à se substituer l’opposition de la partie inférieure et de la partie supérieure de l’homme. De même, la conception néo-platoni cienne de Dieu, en qui sont les idées de toutes choses (Sch.-Sch., vol. iv, p. 93, 138), conception purement statique, tient en échec la conception de la Révélation chrétienne, dynamique, selon laquelle Dieu intervient dans l’histoire. Minimisant la réalité de l’histoire, on prévoit que Zwingli aura peu de sens pour l’Incarnation, si même, comme le lui reproche W. Thomas, il ne tend pas « à déserter le terrain du christianisme historique » (op. cit., p. 6).

II. anthropologie.

Chez Zwingli « la prédestination écrase tous les autres dogmes. Aussi les articles consacrés à l’homme ne parlent guère de lui que par rapport à son état de corruption ; ceux où il est parlé des rapports de Dieu avec l’homme oublient l’homme pour ne parler que de Dieu » (C. Tournier, La justification d’après Zwingli, Thèse, Strasbourg, 1853, p. 39). Si ce jugement tend seulement à souligner que l’anthropologie de Zwingli est une partie de sa théologie, il est fondé. Il abuserait, s’il induisait à croire que Zwingli n’a pas fait de l’homme l’objet d’une considération spéciale. Dans la conception organique de l’univers qui est la sienne, l’homme occupe une place à part (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 98). On trouve même chez lui des éléments de theologia naturalis qui sont absents chez Luther. Cependant, c’est là pour notre auteur un principe général que la vraie connaissance de l’homme se puise auprès de Dieu (cf. C. R., iii, 654, 12 sq.) : entendez qu’elle présuppose la foi (ou la régénération), le premier effet de la chute originelle et de l’amor sui étant de brouiller la connaissance que normalement l’homme devrait avoir de soi-même. De la sorte, l’anthropologie ou la psychologie zwinglienne est strictement surnaturaliste. Plus précisément, on peut y relever une double inspiration.

Courant biblique et paulinien.

1. Ce qui distingue l’homme de la bête, c’est la ressemblance avec

Dieu ou imago. Le concept d’imago ne prend pas chez Zwingli un relief comparable à celui qui lui revient chez Calvin : il figure dans l’opuscule Von Klarheit und Gewissheit des Wortes Cottes (C. R., i, 342 sq.) ; le commentaire sur Matth., vii, 12 contient aussi une longue dissertation sur le sujet (Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 241 sq.).

L’existence de l’imago se reconnaît : a) au désir d’immortalité, ou, selon les termes de Zwingli, à l’attention que l’homme prête spontanément à Dieu et à sa parole (uffsehen uff inn [Gott] und sine wort ; C. R., i, 345, 14 ; 346, Il sq. ; 347, 25). Tandis que pour Luther l’affinité entre l'âme et la parole de Dieu ne se comprend pas sans l'œuvre du Christ et la relation établie par la grâce entre Dieu et l’homme, chez Zwingli elle se déduit de la Création et est impliquée dans la condition de créature (cf. R. Stæhelin, dans Volksblatt fur die reformierle Schweiz, 1884, n. 1, p. 5) ; — b) à l’existence de la loi naturelle imprimée par l’Esprit dans le cœur de l’homme (C. R., ii, 298, 1 ; 325, 17). Par la loi naturelle, l’homme acquiert la connaissance du bien et du mal : ainsi en est-il même chez les païens (Sch.-Sch., vol. vi, t. ii, p. 82). Cependant nul ne comprend mieux la loi naturelle que le croyant ; l’incroyant perçoit bien ce que lui dicte la loi naturelle, mais le rejette comme impossible (C. R., ii, 325, 9). C’est là ce qui fonde la responsabilité morale (ibid., ii, 262, 24 ; Sch.-Sch., loc. ult. cit.).

L’originalité de Zwingli ne consiste pas dans l’identification de la loi naturelle et du Décalogue ou de la Loi évangélique, mais bien dans l’assimilation de la loi naturelle à l’Esprit immanent en l’homme (C. R., Il, 262, 25 ; 327, 4). C’est dire que cette doctrine, malgré ses éléments traditionnels, a un tour spiritualiste très marqué. (Pour plus de détails, cf. O. Dreske, Zwingli und das Naturrecht, Diss., Halle, 1911.) Ainsi entendue,

la loi naturelle remplit la fonction de la conscience (cf. Sch.-Sch., vol. vi, t. ii, p. 82 : Ubi enitn deus in corde dux adest, satis legum est. Conscientia vel natura qux deo ducente dirigitur sine scripta lege : et hoc bene notandum, alioqui aliquis diceret : Conscientia mea dictai missam esse cultum Dei ; — C. R., v, 625, 5 : Hsec autem est Dei spiritus, qui bonitas, lux et robur est conscientiæ, etc. ; cf. O. Dreske, op. cit., p. 29).

2. Dans le Commentaire sur Matth. (loc. cit.), Zwingli s’explique davantage sur les vicissitudes de l’imago. L’image de Dieu en nous est souillée par le péché — nonnihil vitiis deturpata et inquinala — mais elle n’est pas effacée. La lumière qui brille en nous est obscurcie, mais non éteinte : Densissimis tenebris obfuscata et oblilerata est, non tamen omnino extincta (Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 242). La preuve, c’est que même chez les hommes les plus impies et scélérats, elle se révèle, se soulève contre le péché et, autant qu’elle peut, résiste et lutte ». Par ailleurs, tantôt on représente Yimago comme corrompue et restituée par le Christ et la Nouvelle Alliance (avec quoi la loi naturelle s’identifie, d’après Sch.-Sch., vol. v, p. 579), tantôt cette restitution s’entend de la loi naturelle elle-même, appelée « loi de nature ou du prochain » (C. R., ii, 329, 28-30 ; 326, 19 sq. ; 634, 23), et qui participe du caractère absolu de la « justice divine » (Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 588). Entre l’imago et la loi naturelle, il n’y a donc pas de différence substantielle. Dans le De Providentia (Sch.-Sch., vol. iv, p. 105), c’est la connaissance de Dieu, ou communication que Dieu fait à l’homme par la loi de soi-même, de sa volonté, qui constitue l’imago et ce en quoi réside la vraie noblesse et dignité de l’homme.

La restitutio ou réparation de l’image s’étend-elle au genre humain tout entier ? Certaines expressions origénistes qu’on rencontre dans le De peccato originali le font penser (cf. C. R., viii, 726, 8 et n. 3). Zwingli a dissipé l’équivoque (cf. ibid., 737, 2). Il l’entend au sens restrictif des croyants et élus, ou de l’Église au sens de communauté des élus. Par ailleurs, la restitutio ici-bas n’est que partielle, elle n’exclut pas le combat de la chair contre l’esprit, que Zwingli décrit en termes pauliniens : entendez que l’Esprit divin est en nous un principe de rénovation, mais c’est tout l’homme qui est chair (C. R., iii, 658, 9, et R. Pflster, Das Problem der Erbsûnde bei Zwingli, ut infra, p. 18).

Courant stoïcien et dualiste.

1. Dans le De

Providentia (Sch.-Sch., vol. iv, p. 99 sq.), les horizons changent. Zwingli part non plus du récit biblique de la chute, comme il fait d’ordinaire (cf. C. / ?., ii, 631 sq. ; ni, 654 sq.), mais de la nature même de l’homme telle qu’elle est sortie des mains du Créateur. L’homme a été créé corps et âme. L’âme procède de Dieu, bien suprême ; le corps, de la chair, de la boue, de la terre. En vertu même de son origine céleste, l’âme recherche la vérité, la pureté, elle vise à honorer Dieu ; le corps, en revanche, « Incline à l’inertie, la paresse, l’ignorance et l’hébétude ». Ainsi les deux éléments qui font le composé humain ont des aspirations divergentes et qui se contrarient mutuellement ; le péché vient de l’entraînement de la chair et, encore que celle-ci se heurte aux résistances de l’esprit, elle ne laisse pas parfois de prévaloir. Soudain cependant l’esprit se réveille, la conscience, même chez les impics, rappelle à l’homme son devoir (Sch.-Sch., ibid., p. 100). Zwingli reproduit ici les vues de la philosophie populaire ancienne, selon laquelle l’inclination au mal est dérivée de la chair ou parlic sensible de notre être. L’homme fait le bien et s’élève dans la mesure où il se lihèrc de ces entraves, s’nllrnnchit de l’animalité et vit selon l’esprit. Ce thème se combine chez lui avec des aperçus d’histoire et de philosophie religieuses, qui, placés en épilogue du De vrra et falsa religione commentarlus.

sont sans doute ce qu’il y a de plus original et « moderne » dans tout ce qu’il a écrit (C. R., iii, 907 sq. [spécialement 909, 19], et P. Wernle, Zwingli, ut supra, p. 241 sq.).

Ceci même est un indice qu’on ne saurait négliger ce courant de pensée ou le considérer comme purement accidentel et sans influence sur la dogmatique zwingliennc (ainsi R. Pflster et A. E. Burckhardt). En fait, le passage du De Providentia n’est pas isolé ; il présente seulement sous une forme plus complète et systématique une doctrine dont les expressions affleurent dans la correspondance (cf. C. R., viii, 85, 25), dans les Commentaires sur l’Écriture (Sch.-Sch. , vol. vi, t. i, p. 642), dans le Commentaire sur la vraie et fausse religion (C. R., iii, 706, 8 ; 782, 6 sq.), et surtout dans les œuvres eucharistiques.

Le différend avec Luther a incité Zwingli à placer un abîme entre le corps et l’esprit et à souligner l’affinité qu’il y a entre notre esprit et l’Esprit divin : la manducation corporelle du Christ semblait du même coup exclue par ce dualisme (cf. C. R., v, 736, 13 : At ista |sc. anima] non vescitur carne, spiritu solo victilat ; v, 622, 13 : Spiritum enim esse oportet, qui menlem vivificet quique ad eam penelret). La vie divine procède en nous par une opération secrète de Dieu qui ne regarde que notre esprit, mens (cf. C. R., v, 622, 9 : In mentes noslras instillai uut inspirât [ibid., 629, 14] ; viii, 86, 31 : Modum autem nobis penilus ignotum quo Deus illabatur animse). La grâce (ou la foi) s’entend comme un contact d’esprit à esprit (Sch.-Sch., vol. iv, p. 10 : Nam gratia ut a spiritu divino fit aut dalur…, ita donurn istud ad solum spiritum pervenit). Selon une formule plus générale, Zwingli se plaît à opposer la manière dont Dieu agit « tant par rapport à lui-même que sur les substances spirituelles » (tam apud se quam in subslantias spiritales ) et le mode de ses opérations sur les choses corporelles (in rébus corpore amiclis, in rébus crassioribus) (C. R., v, 622, 6). Tout troisième terme est exclu, et l’âme humaine est apparemment rangée parmi les substances séparées ou traitée comme telle.

2. Comment ces vues se superposent-elles à celles qui précèdent ? Notamment en ce qui concerne l’origine du péché ou la ressemblance de l’homme avec Dieu ? La chute est ici hors de question ; la doctrine de Vimago se réduit à une affinité entre l’esprit de l’homme et l’Esprit divin (cf. Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 333 : //i mente aliquid esse, quod superne illapsum trahat et invilet). Chronologiquement parlant, il est certain que dans le domaine de l’anthropologie la pensée de Zwingli a évolué : si, jusqu’au Commentaire (1525), il fait front avec Luther contre la doctrine érasmienne du libre arbitre (cf. C. R., ix, 452, n. 4, et infra, col. 3795) et accentue la corruption de la nature humaine, il tempère ensuite son pessimisme et se rapproche de l’Antiquité et de la conception stoïcienne de l’homme. Aussi certains critiques ont-ils pu prétendre que son anthropologie tenait davantage de Platon et de Sénèque que de S. Paul (Bavinck, De Ethlek van Zwingli, p. 13). Une Idée cependant persiste chez lui en dépit de formulations diverses : qu’il s’agisse de l’imago ou de l’aspiration au bien du mens, sorte d’étincelle divine déposée en nous, il y a en tout homme une disposition naturelle au bien qui n’est pas détruite par le péché. C’est là en partie ce qui fonde son spiritualisme universaliste on sa doctrine du salut des païens (cf. infra, col. 3794).

m. CHKlsroi.oaiE. — Comme son anthropologie, la christologle de Zwingli se place sous le signe du dualisme : Serrât tameft ingenitim et nnlimim suant utraque pars, écrivait-il des deux parties du compose humain (Sch.-Sch., vol. iv, p. 99) ; Serval utraque nalitra proprielaltm suam, oI>mi vc-t-ll, concernant les

deux natures du Christ, en marge des Articles de Marburg (Sch.-Sch., vol. iv, p. 183 ; cf. C. R., v, 953, 5 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 48). La controverse eucharistique a conduit à un approfondissement de la doctrine, et dans un sens antithétique à Luther. Si celui-ci insiste sur l’unité de personne, Zwingli met l’accent sur la distinction des natures. (Sur la comparaison des deux christologies, cf. O. Ritschl, Die reformierte Théologie des 16. und 17. Jahrhunderls in ilirer Entslehung und Enlwicklung, 1926, c. xlv, p. 108 sq.) 1° La pensée zwinglienne est strictement monothéiste : elle ne recule pas devant des formulations qu’on pourrait accuser de modalisme (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 47, c. init. ; 83, c. fin. ; vol. iv, t. i, p. 682, c. init.). L’Incarnation est synonyme de communication que Dieu fait de soi-même ; le double aspect de l’essence divine, justice et miséricorde — qui se rejoignent dans la bonté de Dieu — l’exige (C. R., ii, 38, 17 ; v, 628, 28). Il faut que la justice de Dieu offensée par l’homme pécheur soit satisfaite : cette considération induit Zwingli à présenter la Rédemption comme une tractation (Handel) entre le Christ et son Père, à lui donner forme juridique. Ainsi, dans l’Austegung der Schlussreden, où il paraît s’inspirer de la doctrine anselmienne de la satisfaction (C. R., ii,

37, 19 sq. ; P. Wernle, Zwingli, p. 20 sq.). L’aspect subjectif ne fait cependant pas défaut (ibid.). Comme le dit W. Kôhler, Dieu « est forcé par l’immanente logique de ses propriétés à l’œuvre de la Rédemption ». Son caractère moral est mis en lumière du fait que celle-ci procède de la justice et de l’amour (Sch.-Sch., vol. iv, p. 110).

Zwingli distingue un triple aspect dans l’œuvre rédemptrice : réconciliation, assurance de grâce et norme de vie innocente (Sch.-Sch., vol. iv, p. 47-48). « La réconciliation s’entend du côté de Dieu, et Dieu prend sa victime ; le gage de la grâce et la norme de vie s’adressent à l’homme. Assuré de la grâce de Dieu, l’homme reçoit en même temps une norme de vie » (cf. P. Wernle, op. cit., p. 331). C’est là un trait constant de la christologie zwinglienne, que le Fils de Dieu a assumé une chair mortelle afin de pouvoir s’offrir en victime et apaiser la justice divine. Zwingli pousse l’antithèse assez loin : le Christ innocent paye pour les pécheurs (biirgend und bezahlend, Bezahler, C. R., ii,

38, 33 ; 40, 30 ; 478, 4 ; iv, 66, 26). Par ailleurs on relève des corrélations : entre la chair innocente et la naissance virginale, dogme qui est retenu à ce titre (C. R., ii, 477, 31 ; 478, 1 ; Sch.-Sch., vol. vi, 1. 1, p. 204 : cardo fidei christianœ) ; entre les effets salutaires du Corps et du Sang : le Christ nous rachète de son Corps et nous lave de son Sang (C. R., ii, 115, 15 sq. ; viii, 86, 29). On perçoit, sous-jacente, une conception physique imitée de l’antique.

Néanmoins l’humanité du Christ reste en quelque sorte extérieure à la Rédemption elle-même et à l’octroi de la grâce : elle est seulement gage (Pfand) des miséricordes divines (cf. C. R., Il, 381, 9 ; 484, 20 ; 496, 22 ; iii, 676, 12 ; iv, 64, 18 ; v, 629, 6 ; 782, 11 ; vm, 86, 35 ; cf. Bavinck, Ethiek, p. 84). Car Dieu nous ayant donné son Fils unique, se plaît à répéter Zwingli après saint Paul, comment ne nous aurait-il pas tout donné avec lui ? (C. R., Il, 39, 7 ; 166, 10 sq. ; v, 629, 7 ; 758, 6 sq., etc.) Et d’abord la grâce. Par le tour que prennent ces affirmations, il est clair que Zwingli considère proprement Dieu comme l’auteur de la Rédemption ; l’humanité du Christ ne joue qu’un rôle auxiliaire ou instrumental (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 183 : Nam salvatorem esse propriæ divinæ est naturæ, non humanse). E. Zeller le souligne : « L’humanité du Christ n’a pour l’œuvre de la Rédemption qu’une signification subordonnée. Le vrai Rédempteur est précisément, d’après Zwingli, seulement le

Dieu dans l’Homme-Dieu ; l’homme qui doit être semblable aux rachetés est seulement l’instrument de la Rédemption » (Das theologische System Zwinglis, 1853, p. 94). Par voie de conséquence, dans le Christ seule sa divinité est objet de foi ; sa mort salutaire est traitée comme un fait historique qui ne tombe pas sous la foi (C. R., v, 788, 6 : « La vraie foi met sa confiance (vertruwt) en la divinité de Jésus-Christ et reconnaît (erkennt) que sa mort est notre vie s cꝟ. 693, 3 : Christo non fidimus eo quod humanam naturam induerit, sed quod solus ac verus Deus sit).

2° La séparation des deux natures s’accuse au cours de la controverse eucharistique. Ce n’est pas sans raison que Luther a pu reprocher à son adversaire de « réduire à néant » l’humanité du Christ (C. R., v, 952, 29). Zwingli ne conçoit pas que l’humanité du Christ glorieux soit autre que sa chair passible : il se refuse à toute sublimation de l’homme dans le Christ en un Corps invisible et insensible. L’humanité glorifiée garde ses propriétés : elle est circonscrite, localisée, elle siège à la droite du Père, ce qui s’entend localement, plutôt que d’une communication de pouvoirs (C. R., v, 654, 7 ; 692, 4 ; 697, 1 sq. ; cꝟ. 701, 13 : Ut humanilas a dei filio in hoc adsumpta, ut hostia fieri commode posset, … ad solium summi numinis subvecta est et ad dexteram dei sedet [comme un oiseau en cage, glosait ironiquement Luther], ita divinita » incommutabilis manet, sola régnât, sola administrât omnia). Du ciel où elle siège, l’humanité du Christ reviendra au dernier jour : sous la plume de Zwingli, c’est là non perspective eschatologique (elle est absente de ses œuvres, supplantée par le dualisme mystique ; cf. cependant C. R., v, 751, 23), mais littéralisme scripturaire d’où on tire argument contre la Présence réelle.

Divinité et humanité dans le Verbe incarné ont donc chacune ses propriétés, suivent chacune sa loi. « Zwingli crée une singulière espèce d’être hybride, qui est à la fois infini et fini, tout-puissant et limité, et donc défie toute représentation exacte » (W. Kôhler, Geisteswelt, p. 101). Qu’advient-il de la communicatio idiomatum dûment fondée sur les expressions dont se sert l’Écriture ? Zwingli change le terme ; il l’appelle Allôosis, par égard pour les grammairiens (C. R., v, 515, 14 ; 679 sq. ; 681, 14 ; Sch.-Sch., vol. ii, t. ii, p. 152). Quant à la chose, il distingue tellement les actions du Christ quatenus deus et quatenus homo qu’il n’y a plus de communication réelle. C’est là rompre la communicatio idiomatum ou ne lui garder qu’un sens nominaliste (avec E. Seeberg, art. infra cit., p. 49) : les termes qu’on rencontre dans l’Écriture sont interchangeables ; là où elle parle du « Corps » du Christ, c’est de la divinité qu’il s’agit (C. R., v, 605, 19 ; 608, 13 : Quoties carnem adpellavi, loties spiritum significare volui et vitam).

O. Ritschl écrit bien : « Il use de Y Allôosis comme d’une figure de langage qui sert seulement à corriger la Sainte Écriture là où elle ne correspond pas à son opinion préconçue et à lui faire dire le contraire de ce que son contexte et ses paroles suggèrent » (op. cit., p. 118). De même W. Kôhler (Zwingli und Luther, p. 478-479) : « La communicatio idiomatum est réduite à un jeu de mots ; elle intervient non pour mettre en relief l’unité personnelle, mais pour souligner la différence des deux natures. » Cependant le même auteur disculpe Zwingli de l’accusation de nestorianisme (C. R., v, 682, note) : le réformateur ne serait ici que le disciple de Duns Scot. La doctrine scolastique des assumptiones explique les expressions de ce genre dont il se sert (in hoc adsumpta, C. R., v, 701, 13 et passim). Notons en effet que le Verbum caro (actum est est pour Zwingli un contresens : il faut retourner les termes et parler seulement d’assomption

de la chair par le Verbe en vue de l'œuvre de la Rédemption (C. R., v, 927, Il sq.). Que reste-t-il de l’union personnelle ? Zwingli « n’a d’intérêt à ce dogme que pour autant qu’il fonde l’Allôosis dont il faisait si grand cas (O. Ritschl, op. cit., p. 119). Les opérations étant divisées, il semble, par voie de conséquence, que la personne doive l'être aussi. Zwingli connaît aussi une « assomption » du Christ lors de sa glorification (Sch.-Sch., vol. v, p. 259) ; O. Ritschl relève à ce sujet une teinte adoptianiste (loc.cil., p. 120-121).

L’influence du volontarisme scotiste s'étend plus loin encore que ne l’a signalé W. Kohler : elle explique tout ce qu’il y a d’arbitraire et d’extrinsèque dans les opérations de l’humanité associée à la Rédemption, mais non point cause de salut. En vertu d’une volonté positive de Dieu ou décret divin, le Christ devait souffrir et mourir ; cependant sa mort n’est pas à proprement parler salutaire, c’est sa divinité qui nous sauve (cf. C. R., iii, 779, 18 : Christus nobis ea parle salutaris est, qua de cœlo descendit, non qua ex illibatissima quidem Virgine natus est, lametsi secundum eam pâli ac mori oportuerit ; sed nisi deus simul fuisset, qui moriebatur, non potuisset toti mundo salutaris esse).

3° Cependant tout n’est pas à mettre au passif dans la christologie zwinglienne. À la différence de Luther, Zwingli voit dans le Christ (d’après Érasme), non seulement le Rédempteur, mais le maître de doctrine, le législateur (cf. C. R., ii, 27, 18 ; 28, 35 [art. 2] ; ibid., 52, 8 [art. 6] ; v, 625, 22). Il se plaît aussi à souligner son rôle comme tête de l'Église (C. R., ii, 50, 23 ; 53, 27 ; 55, 11). Il entend par là, au sens mystico-réaliste, que le Christ est principe de vie pour les fidèles (cf. C. R., iii, 781, 25 : Mundum veni non modo redimere, sed etiam mutare. Qui ergo me fldunt, ad meum exemplum se transformabunt). Par là, sa christologie participe du caractère positif de sa morale (cf. infra : régénération, loi). Il a voulu, écrit-il, « débarrasser la figure douce et paisible du Christ de l’accrétion et des taches des traditions humaines, afin qu’il nous soit à nouveau cher, que nous éprouvions la douceur de son joug et la légèreté de son fardeau » (C. R., i, 133, 5 ; Zwingli cite souvent Matth., xi, 28 en exergue de ses œuvres). Sur les autres titres du Christ : roi, cf. C. R., ii, 307, 16 ; ix, 459, 22 ; prophète et évêque, cf. C. R., ix, 465, 28. De la sorte, et pour ces divers motifs, la christologie de Zwingli repose sur une base scripturaire plus large que celle de Luther (cf. le recours à Joa. et à Hebr., Sch.-Sch., vol. ii, t. i, p. 101).

Mais ne trouve-t-on pas aussi, comme l’envers de ces positions, un aspect subjectif, qui, nous l’avons souligné, rentre dans la trame de la dogmatique zwinglienne, en conséquence de son spiritualisme (cf. Sch.-Sch., vol. iii, p. 422-423)? À cette question, on peut répondre avec F'. Wernle : t On peut trouver des passages chez Zwingli qui font douter s’il croyait à une vraie réconciliation de Dieu par la mort du Christ, ou s’il ne plaçait pas plutôt tout le poids uniquement sur la réconciliation de la conscience humaine. Il apparaît presque indubitable que les pensées de Zwingli inclinaient en ce sens. Cependant, dans ce dernier écrit [ChrMiatUt pdri rxpnsitio, 1531 ], il s’exprime de façon orthodoxe, et de fait l’image du Ifnndel (contrat) entre le Père et le Fils (qui rcicnl mrvettl chez lui) a toujours été entendue ainsi. Il ne faut pas sous-estimer l’orthodoxie de Zwingli et le moderniser trop. Ce qui est vrai, c’est que certaines pensées peuvent affleurer en son âme comme des germes de mutations modernes du dogme » (Zwingli, 1919, p. 331).

Il est plus difficile de répondre a la question : dans

quelle mesure Zwingli s’est-il départi de la ligne christocentrique et strictement paulinienne — suivie dans les premières œuvres (avec Luther) — pour faire droit à ce qu’il estimait les justes exigences du spiritualisme universalisle ? Il est certain que les expressions de celui-ci se multiplient avec les années (cf. C. R., iii, 662, 7 ; 664, 27 ; 853, 11 ; iv, 873, 17 ; v, 379, 15 ; ix, 458, 25 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 45, 65, 93, 95, 120, 123). Mais impliquent-elles une renonciation aux vues précédentes ? En d’autres termes, le salut des païens exclut-il la médiation du Christ, voie unique de salut ?

La manière dont Zwingli entend cette médiation nous oriente vers la solution de ce problème qui a de tout temps tourmenté les critiques et les lecteurs de Zwingli. Sans doute la médiation du Christ subsiste-t-elle dans la dogmatique zwinglienne, pour autant que l’humanité du Sauveur est gage de la grâce, mais il n’y a proprement que sa divinité à nous sauver et à nous octroyer la grâce : entendez le Christ-Dieu, c.-à-d. le Christ-Esprit, le Logos qui opère aussi bien dans les païens selon le principe de l'élection ou liberté absolue de l’Esprit de Dieu. Par ailleurs, même les païens bons et pieux doivent leur salut à la Rédemption par le Christ, qui a enlevé la condamnation du péché (C. R., v, 388, 31). Là où nous percevons une tension, un dualisme, Zwingli ne voyait sans doute, en raison de ses tendances syncrétistes, qu’approfondissement et extension de la doctrine.

Finalement la théodicée de Zwingli, plus exactement sa conception de l’Esprit divin, est à la racine de son dyophysisme, comme de son symbolisme sacramentel. Et le défaut même de cette christologie nous permet, par réflexion, de mieux percevoir la note distinctive du spiritualisme zwinglien : « L’Esprit est donc en soi (an sich), non reçu dans un sujet (in etwas) ; l’Esprit est à penser abstraitement et comme quelque chose d’abstrait, et non pas concrètement et comme quelque chose de concret ; l’Esprit est pensé comme Raison, et non pas comme Histoire (E. Seeberg, Der Gegensatz zwischen Zwingli, Schwenckfeld und Luther, dans Reinhold Seeberg Fesfschrifl, éd. par W. Koepp, t. i, Leipzig, 1929, p. 46). Par là s’explique la structure dualiste de la dogmatique zwinglienne.