Dictionnaire de théologie catholique/ZWINGLI II. Période érasmienne

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 1095-1099).

II. PÉRIODE DE RÉFORMISME ÉRASMIEN (1516-1522).

— Trois événements principaux, dont deux d’ordre extérieur et le troisième d’ordre très intime, nous semblent avoir marqué, pour Zwingli, l’année 1516. 1° En premier lieu, l’année 1516 est celle de la publication par Érasme du Nouveau Testament en grec, Novum instrumentum omne, diligenter ab Erasmo Rot. recognitum et emendatum, à Bâle, chez Jo. Frobenius, février 1516. Or, ce fut pour Zwingli une véritable révélation. Depuis 1513, il s’adonnait à la langue grecque. C’est de 1514 à 1515, qu’il s’est pris de vénération et d’admiration pour Érasme. Il prétendra plus tard, en 1523, qu’il y avait huit ou neuf ans qu’il était arrivé à cette ferme conviction « qu’il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et nous, à savoir le Christ » et qu’il avait appris cela notamment d’Érasme, ce qui paraît vraiment extraordinaire, car on se demande en quels autres théologiens qu’Érasme il aurait pu trouver une doctrine contraire I « J’ai lu alors, dira-t-il, une belle et touchante poésie latine du savant Érasme de Rotterdam, dans laquelle Jésus se plaint qu’on ne cherche pas tout secours en lui seul, bien qu’il soit la source de tout bien, l’unique Sauveur, la consolation et le trésor des âmes. » Et ce serait alors qu’il se serait jeté uniquement dans l’Écriture et les Pères. Il avait déjà dit la même chose dans un écrit daté du 6 septembre 1522 : De la clarté et de la certitude de la parole de Dieu : « Il y a sept ou huit ans que j’ai commencé à me donner tout entier à la sainte Écriture. » Opéra, t. i, 379. Ce fut donc avec une ardeur enthousiaste qu’il se plongea dans la lecture du Nouveau Testament en grec, publié par Érasme. La lettre dont nous avons cité un passage plus haut, en date du 29 avril 1516, est l’un des témoignages de sa ferveur. Il voit en Érasme « l’homme qui a le plus mérité des lettres et des mystères de l’Écriture sainte », — « celui qui est tellement embrasé de charité envers Dieu et les hommes que tout ce qui touche aux lettres le touche lui-même », — « celui pour qui tous doivent prier,

pour que Dieu le conserve, pour que les saintes Lettres qu’il a arrachées à la barbarie et à la sophistique puissent grandir jusqu’à l’âge mûr et ne soient point privées dans leur enfance d’un tel père ». Ibid., t. vii, p. 36.

Visiblement, Zwingli est sous le coup d’une émotion durable. Au surplus, les livres qui ont été conservés de sa bibliothèque sont remplis de notes marginales de sa main, qui attestent le soin passionné avec lequel il a scruté le Nouveau Testament édité en grec par Érasme. Mieux que cela, nous savons qu’il apprit par cœur, en grec, presque toutes les épîtres de saint Paul et des autres apôtres. Le musée de la ville de Zurich conserve une copie manuscrite de la main de Zwingli du texte grec du Nouveau Testament, soigneusement daté de 1516-1517, et du reste admirablement calligraphié. Il est donc tout entier adonné à Érasme. Voilà pourquoi il lui dit qu’il est désormais son « esclave ». Il ne jure que par lui. Il ne veut suivre et imiter que lui. Il est érasmien tout entier. Par là même, il est réformiste, car Érasme vise à la réforme de l’Église par la réforme des études théologiques et bibliques, par la critique des abus ou des déviations de la vie catholique, par le sarcasme ou l’ironie contre la scolastique, contre la fausse dévotion monacale, sans toutefois accepter pour autant de se séparer de l’Église. Ce réformisme érasmien n’est donc pas encore révolutionnaire. Il s’apparente, avec des différences très nettes cependant, au réformisme fabriste, celui de Lefèvre d’Étaples et du prochain « Groupe de Meaux ». Voir ici Lefèvre d’Étaples, t. ix, col. 132 sq.

2° En second lieu, l’année 1516 est, pour Zwingli, l’année du Concordat de Bologne entre François I er et Léon X. Nous avons vu qu’il avait fait campagne, dans son pays, contre l’alliance avec la France et pour l’alliance avec le pape. Or, voici que le pape en personne a eu avec le roi de France une entrevue, en décembre 1515, et qu’un traité en règle est intervenu, peu après, entre les deux princes. Du coup, le zèle de Zwingli pour la cause papale se trouve refroidi. Dans son Labyrinthe, qui est de 1516, on l’a dit, le symbole de la papauté est un lion borgne, allusion évidente au pape régnant Léon X (en latin Léon et lion sont le même mot), dont la myopie était fort connue. Or, ce symbole est donné par l’auteur comme aussi redoutable que les autres. Il condamne sans réserve le principe même de la guerre mercenaire suisse. « Pour une vaine gloire, dit-il, nous donnons notre vie et cupidement nous pillons le prochain et violons tous les droits de la naturel… D’autre part, le roi de France, vainqueur à Marignan et maître du Milanais, négocie une nouvelle alliance avec les Suisses. Ses offres sont alléchantes. De la part des chefs des cantons, c’est la course aux pensions et aux gratifications françaises. Le parti français est tellement fort, à Glaris même, la paroisse de Zwingli, que, dégoûté de voir ses conseils si peu suivis, il se décide à répondre à l’appel de Diebold von Geroldseck, administrateur du célèbre pèlerinage d’Einsiedeln, qui lui propose le poste de prédicateur du peuple, dans cette ville (14 avril 1516). En vain ses paroissiens de Glaris essaient-ils de le retenir. Il reste à leur prière jusqu’au 26 novembre et consent à demeurer leur curé nominal, avec un vicaire pour le remplacer, arrangement qui durera jusqu’à sa nomination à Zurich, en décembre 1518, mais son opposition à la France et à l’alliance française ne lui permet plus, pense-t-il, de faire œuvre utile au milieu d’eux. Il est clair qu’un certain éloignement se produit dans son esprit, à l’égard de la papauté en général. Et cela aussi faisait partie du réformisme érasmien ou fabriste, sans conduire encore au schisme proprement

dit. Irrité des intrigues des Français, cf. Gallorum lechnis, Opéra, t. vii, p. 54, Zwingïi se détourne de plus en plus de Rome, dont il était jusque-là un agent si dévoué qu’il recevait une pension du pape, et ce lui est une raison de plus de se jeter dans les études scripturaires.

3° En troisième lieu, l’année 1516 fut marquée dans la vie tout à fait intime de Zwingli, par une sorte de drame intérieur de nature particulièrement délicate, sur lequel les historiens protestants nous paraissent enclins à passer trop rapidement et trop légèrement. La crise de 1516 ne fut pas confinée, pour lui, dans le domaine intellectuel et dans le domaine politique. Ne parler que de cela serait volontairement fermer les yeux sur la profondeur de la tragédie zwinglienne. Pour être différente de la tragédie luthérienne, elle n’en fut pas moins lourde de conséquences. Ici encore, nous ne ferons appel qu’au témoignage personnel du personnage. Le 5 décembre 1518, alors que sa candidature se posait pour la cure de Zurich, il écrivait une longue lettre au chanoine Henri Utinger, pour se défendre contre certaines accusations d’immoralité dont il était l’objet. Dans ce mémorable document, il marque de nouveau l’année 1516 comme l’une des dates capitales de sa vie, et voici en quels termes : c II y a presque trois ans, dit-il, que j’ai pris la résolution de n’avoir aucune relation avec les femmes, parce que Paul déclare qu’il est bon de n’avoir aucun contact avec elles… J’ai tenu ma résolution à Glaris pendant six mois, puis à Einsiedeln pendant un an… Ensuite, hélas 1 je suis tombé et suis devenu ce chien qui retourne à son vomissement dont parle l’apôtre Pierre », Opéra, t. vii, p. 110 sq. Voilà un aveu aussi explicite et aussi précis que possible. Et c’est bien le côté moral intime de la crise que nous analysons. Zwingli avait eu une jeunesse probablement assez relâchée. La suite de la lettre à Utinger nous révèle chez lui des sentiments plutôt bas : il se justifie en effet de son inconduite notoire par deux raisons, la première qu’il n’a eu de relations qu’avec une fille déjà compromise, la seconde qu’il savait se cacher assez bien. La personne en question, explique-t-il, n’était que la fille d’un barbier ; elle a eu d’autres amants au vu et au su de tout le monde 1 Que l’enfant qu’elle porte soit de lui, Zwingli, il veut bien le croire, mais, dit-il, « peut-elle le savoir avec certitude ? » Pour lui, il y a trois choses qu’il s’est toujours promises : de ne jamais corrompre une vierge ; de ne jamais prendre la femme d’un autre ; de ne jamais détourner une personne consacrée à Dieu. Or, ces trois choses, il les a fidèlement observées. Telle est la première partie de sa défense. Quant à la seconde, il altlrme qu’à Glaris tout au moins, « lorsqu’il lui est arrivé de pécher de cette sorte, il l’a fait de telle manière que ses intimes eux-mêmes le savaient à peine ». Ibid., p. 111.

Tout cela jette un jour cru sur le drame intérieur du futur réformateur suisse. Il était très porté aux plaisirs de la chair. Il savait pourtant la rigueur des engagements qu’il avait contractés en recevant le sacerdoce. Il avait honte de ses faiblesses, puisqu’il les dérobait si soigneusement aux regards de son entourage. Il est probable que la vie loin de sa paroisse, sous le climat voluptueux de l’Italie et parmi la licence soldatesque, n’avait pas contribué à le rendre plus austère. Le voici cependant qui s’adonne, au début de 1516, à l’étude passionnée de l’Écriture, dans le texte original. Or, c’était une des t » familières de l’auteur futur des Colloquia, où elle s’étale, que le contact habituel avec le texte grec du Nouveau Testament est un gage assuré de toutes les vertus chrétiennes, y compris la chasteté. Zwingli

DICT. DE TUÉOL. CATIIOL.

en a cru les affirmations d’Érasme, qui était loin d’avoir son tempérament. Il a donc pris, à la lecture de la première épître aux Corinthiens, une grande résolution. À cette date, il n’a aucun doute sur l’opinion de saint Paul concernant le célibat. Il se promet solennellement à lui-même de se convertir. Il le promet à son Dieu. Il se déclare érasmien à fond, dans l’espoir que le remède à toutes les tentations proposé par Érasme se montrera efficace. Il fait un touchant effort vers la chasteté. Il s’attache à l’Écriture, dans son texte grec, comme à une planche de salut, sans réfléchir qu’il serait bien étrange que Dieu eût attaché une telle vertu aux mots d’une langue. C’est le naufragé qui a l’espoir de sortir de l’abîme. Tout cela n’est-il pas un drame intérieur d’une rare puissance ? Pourquoi un tel effort est-il resté vain ? C’est le secret de ce Dieu qui t résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles, » Prov., iii, 34 ; I Pet., v, 5 ; Jac, iv, 6. Mais à quelle date pouvons-nous fixer ce que lui-même, d’un mot mystérieux de sa lettre à Érasme d’avril 1516, et que nous lui avons emprunté, a nommé « sa tragédie » ? Il est resté, dit-il, six mois fidèle à ses résolutions, à Glaris. Or, il en est parti le 26 novembre 1516, et la lettre à Érasme est du 29 avril. Il y a là une coïncidence de dates véritablement trop frappante pour être négligée.

Crise intellectuelle, crise politique, crise de moralité sacerdotale très intime, voilà ce qui fait de 1516 une année mémorable dans l’évolution de Zwingli. Il va sans dire cependant que cette triple crise est loin de le porter en un sens absolument opposé à la vraie tradition catholique. Tout au contraire, on devrait dire qu’à l’exemple d’Augustin et au même âge que lui, il a résolu d’être tout à Dieu, tout à son devoir de prêtre, donc tout à l’Église catholique, tout dévoué à la réforme de soi-même et des autres. Mais hélas 1

— l’interjection, on l’a vii, est de Zwingli lui-même —, cette conversion si louable ne s’est pas maintenue. Il fut, au bout de dix-huit mois, c’est lui qui le reconnaît, « comme le chien qui retourne à son vomissement ». Le biblicisme réformiste d’Érasme subit donc, en sa personne, un échec décisif. Il en conçut un dégoût, une amertume qui se traduisirent plus tard par son passage à l’esprit de révolution et de rébellion, à l’exemple de Luther. Pourtant la rupture avec Érasme ne se produira qu’en 1522.

On a dit que Zwingli était passé de Glaris à Einsiedeln en novembre 1516. Einsiedeln, dès cette époque, était le lieu d’un pèlerinage renommé à la sainte Vierge. Si, comme le rapportent les anciens biographes protestants, il s’y est appliqué à mettre en garde les pèlerins contre un excès de confiance dans le fait matériel du pèlerinage, s’il leur a rappelé à tous que l’observation de la loi divine et la confiance en Jésus, unique médiateur, étaient indispensables et suffisants au salut, il n’a fait en cela absolument rien de révolutionnaire. C’était la pure doctrine catholique qu’il rappelait par là, bien que la dévotion à Marie, loin de s’opposer à ces vérités élémentaires, n’en soit qu’une suite logique. Une chose est sûre, c’est qu’à Einsiedeln, Zwingli est encore considéré comme un fils fidèle de l’Église. C’est là qu’il reçoit, le 1° septembre 1518, du légat du Saint-Siège, Pucci, le titre honorifique de chapelain-acolyte du pape. Il est en relations d’amitié avec le cardinal Sclùnner, évéque de Sion et chef du parti papal en Suisse. S’il se dresse contre le prédicateur des indulgences, le franciscain Itemardin Sanson, qu’il lera un peu plus tard expulser de Zurich, ce n’est pas le moins du monde, comme Luther, en vertu d’une myttlqiM personnelle opposée au principe des indulgences, mais en raison des abus très réels auxquels donnait lieu trop souvent la prédication des indulgences. Le papa

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au surplus lui donne raison et, à la demande de la Diète confédérée, rappelle le franciscain en Italie. Cette affaire n’a joué, dans l’évolution de Zwingli, qu’un rôle très accessoire. Il est même probable qu’elle n’en aurait joué aucun, si les protestations de Luther contre Tetzel n’avaient eu en Allemagne un retentissement aussi profond.

Ce fut au contraire un fait capital dans la vie de Zwingli que son élection, en qualité de vicaire chargé de la paroisse, à l’église du Grand-Munster à Zurich. Cette élection avait été préparée par un ami qui habitait Zurich, Oswald Geisshiiler, surnommé Myconius. Mais celui-ci avait fait connaître à Zwingli les objections faites à son élection, qui était l’affaire du chapitre de la collégiale du Grand-Munster. On le trouvait mondain, il aimait trop la musique profane, on l’accusait enfin d’avoir violé la fille d’un notable important. C’était sur ces faits, dont le dernier tout au moins était si grave, que le chanoine Utinger, lui-même prédicateur austère et vigoureux, était chargé de faire une enquête. On a vu plus haut les aveux formels de Zwingli, au sujet de son inconduite, dans la lettre du 5 décembre 1518. Ces aveux n’étaient pas exempts de quelque cynisme. Tout fier d’avoir respecté les limites qu’il s’était tracées : pas de femmes mariées, pas de jeunes filles innocentes, pas de religieuses, il s’excusait de ses désordres avec une certaine désinvolture. Il ne lui restait que les femmes de mauvaise vie et il ne s’en privait pas. Mais il avait en vain lutté durant dix-huit moisi « Pour l’avenir, ajoutait-il, on dira peut-être que nous sommes enchaînés par l’habitude ; vous répondrez qu’il n’y a pas de danger — je ne promets pourtant rien, me souvenant que je suis entouré d’infirmités —, mais jamais Vénus ne nous a attaché par ses chaînes d’or, au point que Vulcain, le dieu boiteux, ait pu s’emparer de nousl » Opéra, t. vii, p. 112. Ce galimatias mythologique signifiait sans doute que la jalousie d’un mari trompé n’avait jamais eu de prise sur lui, grâce à sa prudence. Quand il écrivait cela, il y avait un an qu’il était retombé dans les fautes de sa jeunesse. Il ne semble pas en éprouver de bien cuisants remords. Visiblement, c’est un homme qui, au point de vue moral, s’est laissé couler à fond. Mais il est fier de sa science, de son latin élégant et recherché, de ses succès oratoires. Cela lui paraît répondre à tout. Il dédaigne ses concurrents. Il possède du reste la confiance de l’abbé-baron de Geroldseck, l’administrateur d’Einsiedeln. Il met donc hardiment le marché en main aux chanoines. Qu’ils en choisissent un plus digne, s’ils le peuvent. L’élection eut lieu le Il décembre 1518 et lui fut favorable. Le 27, il entrait à Zurich ; le 31, il se présentait au chapitre et déclarait hautement son intention d’inaugurer une nouvelle manière de prêcher : au lieu de commenter les pages d’évangile insérées dans la messe de chaque dimanche, il avait résolu d’exposer l’évangile de saint Matthieu, d’un bout à l’autre. Une seule voix, celle du chanoine Conrad Hofmann, s’éleva pour faire objection à cette innovation. Mais l’idée, issue du réformisme érasmien, n’avait rien de contraire aux règles canoniques. Elle était même strictement conforme aux grands exemples des Pères de la primitive Église. Zwingli s’en tint à ce qu’il avait annoncé et fit bien. Le dimanche suivant, qui était le 2 janvier 1519, il monta en chaire pour la première fois, au Grand-Munster. Durant douze ans, sa parole allait dominer Zurich.

L’un des traits de caractère de Zwingli, relevé par un de ses contemporains, c’était la circonspection qu’il savait joindre à sa hardiesse montagnarde. Il avait en chaire toutes les audaces, mais, à la différence de Luther, qui faisait constamment « gémir

la presse « , Il ne publiait rien. Nous ne possédons pas ses sermons. Nous ne connaissons que l’ordre suivi par lui : tout l’évangile de saint Matthieu, puis les Actes des apôtres, ensuite la I re épître à Timothée, l’épître aux Galates, enfin les deux épîtres de saint Pierre. Il ne devait achever le Nouveau Testament qu’en juillet 1526, pour passer alors à l’Ancien. Mais nous ne devons pas imaginer cette prédication comme soigneusement tenue dans le domaine de la pure théologie homilétique. Elle était au contraire, semble-t-il, toute populaire, toute nourrie d’allusions aux faits politiques du jour et même aux potins de la rue. Le chanoine Hofmann, dont l’opposition n’avait pas désarmé, se plaignait, dans son Journal, de ce que le prédicateur livrât à la malignité de ses auditeurs « tout ce qui se passait dans les rues, les cabarets, les auberges, les couvents ou les presbytères ». Tous pouvaient se croire visés. Le mordant orateur n’épargnait personne. Dans le courant de 1519, la grande affaire en Allemagne fut celle de l’élection impériale. Zwingli avait la terreur de voir triompher la candidature de François I er, car il avait, depuis longtemps, une véritable aversion pour les Français.

Cependant, la « tragédie luthérienne », commencée en octobre 1517, prenait de l’ampleur. Dans les premiers mois de 1519, Luther s’apprêtait à affronter, à Leipzig, l’ancienne théologie, en la personne de Jean Eck. C’est dans une lettre adressée à Beatus Rhenanus, du 22 février 1519, que le nom de Luther apparaît, pour la première fois, sous la plume de Zwingli. Il en parle comme d’un « intrépide prédicateur du Christ ». Opéra, t. vii, p. 138. Mais il n’insiste pas davantage et il est peu probable qu’il ait parlé en chaire de la querelle luthérienne. Par contre, il ne I se gêne pas pour s’élever contre Rome. Dans une de I ses lettres de mars 1519, il manifeste le désir « de j dévoiler la turpitude de la prostituée empourprée, j afin qu’Israël voie enfin que la lumière qui est venue dans le monde par le Christ, est avilie par elle ». Ibid., p. 152. Dans la même lettre, il compare les entreprises de Rome contre « la théologie renaissante » à celle du roi de France contre l’Allemagne. Il ne semble pas cependant qu’il ait attaqué ouvertement les dogmes et les usages de l’Église. Il en est encore au réformisme érasmien qui, aux arguments bibliques, ajoutait volontiers, on le sait, le sarcasme et l’ironie. À cette date, l’évêque de Constance lui-même, ainsi que son grand-vicaire, Jean Faber (Heigerlin), l’illustre polémiste antiluthérien des années suivantes, traitent sans beaucoup de ménagements ce frère Sanson, le prédicateur d’indulgences, que Zwingli dénonce à Zurich à la vindicte publique. Lettre de Faber à Zwingli, du 7 juin 1519, contre Sanson, dans Opéra, t. vii, p. 184.

Vers l’automne de 1519, la peste se répandit en Suisse et y fit æ terribles ravages. Zurich ne fut pas épargné : la ville perdit le tiers de ses habitants. La conduite de Zwingli fut admirable. Il était aux eaux, prenant du repos. Il accourut sans retard pour assister ses malades. Bientôt il fut atteint lui-même du fléau et sa vie fut rapidement en danger. Un de ses frères, André, succomba. Au début de novembre, il entra en convalescence. Nous possédons encore un chant de reconnaissance composé et mis en musique par lui, après sa guérison. Le morceau a trois strophes : le début de la maladie, — l’assaut du mal, — la guérison. La première strophe est la plus touchante : « Secourez-moi, Seigneur Dieu, secourez-moi, — dans cette nécessité, — je sens que la mort — est à ma porte. — Venez, ô Christ, à mon aide, — car vous l’avez vaincue ! — Je crie vers vous ; — si c’est votre bon plaisir, — arrachez l’aiguillon, — qui m’a blessé et qui ne me laisse pas une heure — de repos ni de répit ! — Voulez-vous tout de

suite — que Je meure — au milieu de mes Jours, — que votre volonté soit faite. — Faites comme il vous plaît, — rien n’est trop pour moi, — Je suis votre vase, — gardez-le ou brisez-le ; — puis prenez avec vous — mon esprit — loin de la terre ; — faites en sorte qu’il ne devienne pas pire — ni qu’aux autres Jamais — il ne souille la vie pure et les mœurs !

Cette prière est fort belle assurément. Pourtant, l’on n’y trouve rien de ce sentiment poignant du péché qui avait poussé Luther, de conduite plus pure que lui, aux exagérations de sa mystique pseudoaugustinienne. Zwingli restera toujours l’humaniste érasmien qui croit à la beauté de la nature humaine et considère le péché originel comme une simple maladie héréditaire, non comme une corruption Incurable de la descendance d’Adam.

Ce qui prouve que Zwingli, à cette date, passe toujours pour un bon prêtre et un zélé défenseur de l’Église, c’est que le vicaire-général de Constance, Jean Faber, lui écrit le 17 décembre 1519, pour le féliciter d’avoir échappé « à la gorge de l’horrible peste ». Il lui parle avec la plus affectueuse amitié. Il déclare que tout péril qui le menace affecte la République chrétienne. Il lui insinue que » Dieu sait ceux qu’il doit, par le fléau, exhorter à la poursuite d’une vie meilleure ». Il termine en lui promettant de lui soumettre la réfutation qu’il prépare des thèses soutenues par Luther et Karlstadt à Leipzig, lbid., p. 240. Une autre preuve du bon renom de Zwingli, c’est qu’il avait été consulté, en novembre 1519, par un pieux et savant juriste de Fribourg-en-Brisgau, Ulrich Zasius, au sujet de ces mêmes thèses de Luther et Karlstadt. Zasius admirait Luther, mais il trouvait chez lui des expressions rebutantes ou déroutantes, notamment la négation de tout pouvoir pour le bien dans la volonté humaine, même avec le secours de la grâce. Ou je ne comprends pas, disait Zasius, ou je ne saisis pas la pensée des auteurs. » Il s’insurgeait d’autre part contre la négation par Luther de l’épiscopat universel du pape.

La réponse de Zwingli et les lettres où il parle des questions de Zasius nous fixent exactement sur sa position à cette date. Les problèmes mystiques sur l’impuissance de l’homme et la toute-puissance de la grâce ne paraissent pas l’intéresser. Il ne parle que de la primauté du pape. Pour lui, c’est donc le problème essentiel. On sait que, depuis le Grand-Schisme surtout et les théories conciliaires auxquelles il avait donné naissance, nombreux étaient les théologiens qui n’accordaient au pape, tout au plus, qu’une primauté plus ou moins conditionnelle et soumise à de multiples restrictions. La question ne sera tranchée qu’au concile du Vatican, en 1870. Ce n’est donc pas encore un indice d’esprit rcvolutionniiire anticutholique, que de voir Zwingli développer des arguments contre la primauté papale. Chose curieuse, ce zélé partisan des études bibliques ne cherche aucunement à approfondir 1rs preuves tirées traditionnellement de l’Écriture en laveur de la primauté j.ontiflrale, soit pour en infirmer la force soit pour en accepter 1rs conclusions. Il a recours au laborieux raisonnement que voici : « Le Christ est mort une fois pour nos péchés et désormais il ne meurt plus. Boni. vi. B s(|. ; oi. s’il ne meurt plus, il ne doit plus naître sous une forme humaine, ni il n’habitera plus avec nous corporellement, c’est-à-dire visiblement, pour établir’les lois nouvelle* : autrement, il ne serait plus le Christ. Il n dit en effet que son Testament nouveau leralt éternel. » Opem, t. vii, p. 218-222, 3*468, suri oui 260.

Cet exposé est tiré il une lettre adressée à son ami Myconius, le 4 janvier 1520. On avouera qu’il manque de clarté ! C’était aller chercher bien loin les éléments

d’une réfutation de la primauté papale. Nous ne pouvons nous expliquer une telle insuffisance et une telle légèreté de raisonnement que par l’effervescence qui régnait alors dans les esprits. On voulait conclure à tout prix et conclure contre Rome. On faisait donc feu de tout bois. Zwingli en était à ne plus voir dans Rome qu’une puissance de domination et d’argent. Il se glorifiait, lui, de mettre en évidence les droits du Christ, à la suite d’Érasme et de Luther. Parler en faveur du pape, c’est pour ces hommes-là attenter à la souveraineté du Christ, alors que, pour le vrai catholique, toucher à la primauté papale c’est attenter à la charte établie par le Christ ! On s’explique ainsi l’expression d’Antéchrists employée par Zwingli contre les partisans de l’autorité du pape. Dans une lettre à Myconius, du 31 décembre 1519, il écrivait en effet : « Que cette tourbe honteuse des Antcchrists nous accuse à la foi d’imprudence et d’impudence, tu ne dois pas t’en émouvoir. Nous commençons déjà à n’être plus des hérétiques, bien qu’ils le proclament très haut, en menteurs qu’ils sont. Nous ne sommes pas seuls en effet : à Zurich, plus de 2.000 enfants ou grandes personnes sucent déjà le lait spirituel et supporteront bientôt la nourriture solide, tandis que ces gens-là meurent de faim (spirituellement) ! Qu’ils appellent notre doctrine diabolique — alors qu’elle est celle du Christ et non la nôtre — c’est bien, car c’est à cela que je reconnais la doctrine du Christ et que nous sommes ses vrais hérauts ! C’est ainsi que les pharisiens prétendaient que le Christ avait un démon et qu’eux-mêmes faisaient bien. » Opéra, t. vii, p. 245.

Ces lignes font apparaître l’intensité de la lutte engagée dans tous les pays de langue allemande pour ou contre la primauté papale, depuis la dispute de Leipzig, de juin 1519. C’était l’époque où le moine de Wittenberg faisait dans la Révolution les pas décisifs. Avec lui marchaient encore les humanistes, les uns, comme Hutten et ses amis, avec enthousiasme, les autres, tel qu’un Érasme, avec de secrètes réserves que le public ignorait encore. Les camps s’étaient formés d’après les accointances et les affinités individuelles : d’une part tout ce qui tenait pour la scolastique médiévale ; d’autre part, tout ce qui se glorifiait du progrès des lumières et de la connaissance des langues anciennes, tout ce qui tendait au renouveau de la théologie par un « recours aux sources pures de la doctrine », selon le mot d’Érasme. Zwingli était évidemment de ces derniers et il était déjà connu comme tel. De Bâle, Capito et Hedio lui écrivent, le consultent ou le poussent ; de Lucerne, où Myconius s’était transporté, il ne cesse de l’aiguillonner. L’éditeur Froben le tient au courant des publications nouvelles. C’est du reste un heureux temps pour la librairie : pamphlets, traités petits ou gros, écrits de toute sorte, éditions des Pères et commentaires des Écritures se croisent, se combattent, s’additionnent et s’accumulent. Chaque mois, chaque semaine a ses nouveautés littéraires. Les esprits sont en pleine ébullition.

l’.icn ne prouve cependant que Zwingli ait adopté intégralement la doctrine de Luther à cette date. Il se conduira du reste toujours à son égard en disciple très indépendant, prenant son bien ou ce qu’il croit li 1 mi il le trouve, adoptant une idée, rejetant la voisine, se faisant son système à lui et ne jurant d’après aucun autre maître qui’la Bible Interprétée par lui-même, c’est-à-dire en somme ne jurant que par son propre « sens. Il pouvait donc dire, ni toute sincérité, qu’il n’était pas luthérien.

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ZWING1 1. PÉRIODE REVOLUTIONNAIRE

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pour autant d’être érasmien. Il ne parle plus du pape et de la Curie qu’avec rage et mépris : « Laissons ces guenons, écrit-il, ou plutôt, comme dit Diogène, ces chiens royaux 1 Pour nous, appuyons-nous sur le Christ ! » Lettre à Vadian, 4 mai 1520, Opéra, t. vii, p. 307. À ceux qui tremblent devant les foudres romaines qui menacent Luther et ses partisans, il rend courage. Il se déclare prêt à affronter lui-même l’excommuniLaLion et à imiter, dit-il, la constance d’Hilaire de Poitiers et du pape Lucius I er. Lettre à Myconius, 24 juillet 1520, Opéra, t. vii, p. 344. Il devient, de plus en plus, l’un des centres de la résistance à Rome. Tous les novateurs de Suisse, d’Alsace et de la Haute-Allemagne le consultent et gardent les yeux fixés sur lui. Zurich sera donc un second Wittenberg. La diète de Lucerne s’en inquiète, dès le mois de mai 1520 (à noter que la bulle de condamnation de Luther est de juin) et Myconius avertit son ami du bruit qui se fait autour de son nom et des critiques qui s’élèvent contre lui. Opéra, t. vii, p. 317, 26 mai 1520. En novembre, il l’informe que l’on ne parle plus que de le brûler avec Luther et ses œuvres. Ibid., p. 366, 2 nov. Ainsi la tragédie de Zwingli suit un cours exactement parallèle à celle de Luther et tout ce qui se passe à Wittenberg a son écho à Zurich. C’est sûrement en fonction de cette ardeur de bataille contre Rome qu’il faut interpréter le geste de Zwingli refusant, en cette même année 1520, de recevoir plus longtemps la pension annuelle de 50 ducats que le Saint-Siège lui versait depuis longtemps. On se tromperait toutefois beaucoup en s’imaginant que, dès cette époque, il ait pris position publiquement en faveur des doctrines nouvelles de Luther et des Wittenbergeois. Ce ne sera jamais son genre. Il se démenait beaucoup contre Rome, mais par lettres privées ou par conversations entre intimes. Il ne publiait rien. Il se bornait sans nul doute à des allusions en chaire, à des commentaires bibliques adroits. Il n’oublie jamais le devoir de la « circonspection ». Il se pose en simple « prédicateur de l’Évangile », rien de plus, rien de moins. En apparence, il est donc encore tout érasmien. Faber, le grand-vicaire de Constance, le traite toujours en ami. Glarean lui écrit toujours avec confiance. La séparation des éléments n’est pas encore faite. Érasmiens et luthériens marchent toujours ensemble et forment une armée compacte en face de « la tourbe immonde des sophistes » et de « la longue chaîne des moines ».

Le 29 avril 1521, Zwingli a été nommé chanoine du Grand-Munster et ce titre honoré l’avait rendu officiellement citoyen de Zurich. Son influence, déjà grande, ne pouvait qu’en être affermie. L’heure des décisions graves approche pour lui. Ce fut au printemps de 1522 que se produisirent les premières attaques directes contre les lois officielles de l’Église. Simultanément à Bâle et à Zurich, la loi du jeûne et de l’abstinence fut publiquement violée. Le 5 mars, en présence de Zwingli et évidemment avec son approbation, mais sans sa participation extérieure personnelle, des citoyens de Zurich mangèrent de la viande, le mercredi des Cendres. Le fait fut connu de tous. L’émotion fut énorme. Il y eut des bagarres dans la rue. L’imprimeur Christophe Froschauer, sommé de s’expliquer devant le Conseil de ville, pour ce délit, se défendit hardiment en faisant appel à l’Écriture et en invoquant l’autorité de Zwingli, qu’il qualifiait de « meilleur prédicateur de l’Allemagne, l’honneur et la gloire de Zurich ». Mis au pied du mur, celui-ci vint au secours de ses amis, par un sermon très audacieux, le 23 mars, et, pour la première fois, il fit imprimer son discours, le 16 avril, sous ce titre explicite : Du choix et de la liberté des aliments. Opéra, t. i, p. 74-136. L’évêque de Cons tance, ému de ce scandale, envoyait aussitôt une commission d’enquête. Le Conseil de ville, sommé d’intervenir pour maintenir les lois de l’Église, s’était prononcé, le 9 avril, en faveur des usages établis, mais en formulant le vœu de voir prouvé par les Écritures le bien-fondé de ces usages.

Zwingli n’en fut que plus ardent à promouvoir le renversement de la discipline canonique. À partir de ces faits, une nouvelle phase s’ouvre dans sa vie. Il va quitter Érasme, pour se jeter dans le camp révolutionnaire. Dès le début de 1522, son ami Glarean l’avait informé de l’imminence d’un « duel » entre Érasme et Luther. Cette nouvelle était grave. Il eut d’abord la pensée de susciter des médiateurs entre les deux grands hommes qu’il unissait jusque-là dans un même culte. Mais il comprit très vite que le moment était venu, aussi pour lui, d’opter. C’est à partir de l’affaire du carême de 1522 qu’il cesse ouvertement d’être un simple érasmien. Et nous allons voir que, comme en 1516, son attitude publique se trouvait commandée par un problème de nature essentiellement intime.