Dictionnaire des proverbes (Quitard)/Arlequin

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arlequin. — Les trente-six raisons d’Arlequin.

On appelle ainsi des raisons superflues. Arlequin, dans une comédie du théâtre italien, excuse son maître de ce qu’il ne peut se rendre à une invitation, pour trente-six raisons. La première c’est qu’il est mort. On le dispense des autres.

du personnage d’arlequin.

Un comédien italien venu en France avec sa troupe, sous le règne de Henri III, ayant fréquenté la maison du président de Harlay, grand amateur de ses facéties, fut surnommé, dit-on, par ses camarades Arlechino (le petit Harlay), ce qui lui donna occasion d’équivoquer un jour facétieusement, en disant à ce magistrat : « Il y a parenté entre nous au cinquième degré : vous êtes Harlay premier, et je suis Harlay-quint. » Telle fut, suivant Ménage, l’origine du nom d’Arlequin. Mais quoique cet auteur ait rapporté sérieusement une telle étymologie, on ne doit la prendre que pour ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pour une plaisanterie. Court de Gébelin la rejette avec raison, parce que le fait sur lequel elle repose ne lui paraît pas avéré et ne s’accorde guère avec les mœurs graves et austères du président de Harlay. Il pense que arlequin est un mot composé de l’article al, où l s’est changé en r, et de lecchino, diminutif de lecco, qui, en italien, désigne un homme adonné à la gloutonnerie, un lécheur de plats. En effet, Arlequin se montre constamment avec ce défaut sur la scène de sa patrie ; mais il s’en est un peu corrigé en s’établissant en France. Ce qu’il y avait de trop grossier dans ses goûts a été modifié par l’heureuse influence de notre pays. Il s’est aussi amendé sur son penchant à la grotesque bouffonnerie, et il a su joindre à ses lazzi un esprit et une malice de meilleur ton, qui sont devenus les traits distinctifs de son caractère. Florian est le seul auteur de quelque mérite qui se soit avisé de lui attribuer des qualités contraires. Il lui a prêté de la timidité et de la bonhomie ; il en a fait tour à tour un bon fils, un bon époux, un bon père, et il a su même le rendre intéressant dans ces divers rôles. Cependant une pareille innovation, quoique justifiée par le succès, a été regardée justement comme une faute capitale ; car il n’est jamais permis de dénaturer à ce point des mœurs consacrées au théâtre. D’ailleurs Arlequin a perdu beaucoup plus qu’il n’a gagné dans cette réforme. Le sentiment fait un contraste bizarre avec son costume, et ne va nullement à sa figure de grillon[1]. Combien est préférable la joyeuse humeur qui l’anime sur le théâtre de Gherardi ! C’est là qu’il est dans son véritable élément. Tout ce qu’il y fait, tout ce qu’il y dit est marqué au coin de l’originalité la plus plaisante. Qui pourrait ne pas applaudir à ses nombreuses saillies ? elles feraient rire un Anglais attaqué du spleen. Boileau, qui se connaissait en bons mots, les a louées en désignant le recueil des comédies dont elles font le principal mérite sous le titre de Grenier à sel. Je ne puis résister au désir d’en citer quelques-unes.

« Il n’y a dans le monde que trois sortes de gens : les trompeurs, les trompés et les trompettes. »

« Un financier est un homme qui a sauté du derrière de la voiture dans l’intérieur en évitant la roue. »

« L’amour d’une femme est un sable mouvant sur lequel on ne peut bâtir que des châteaux en Espagne. »

« On ne fait pas l’amour à Paris ; on l’achète tout fait. »

Ce dernier mot a été attribué au spirituel marquis de Caraccioli, mais il était imprimé dans une arlequinade avant que M. le marquis eût appris à lire.

Le personnage d’Arlequin n’est point moderne comme son nom ; je vais essayer de le prouver en établissant sa généalogie. Il descend en droite ligne d’une famille originaire du pays des Osques, et transplantée dans la cité de Romulus. Cette famille est celle des sannions ou bouffons qui jouaient les fables atellanes, ainsi nommées de la ville d’Atella, d’où ils étaient venus, vers les premiers temps de la république, pour ranimer les Romains découragés par une peste affreuse. C’est peut-être en mémoire d’un tel service que ces comédiens ne furent jamais confondus avec les autres ; ils jouissaient de tous les droits des citoyens, et les jeunes patriciens se fesaient un honneur de s’associer à leurs jeux scéniques. Plusieurs écrivains de l’antiquité, qui ont pris soin de nous transmettre quelques-uns de leurs faits et gestes, assurent qu’il n’y avait rien de si divertissant. Cicéron, émerveillé de leur jeu, s’écrie : Quid enim potest tam ridiculum quam sannio esse, qui ore, vultu, imitandis moribus, voce, denique corpore ridetur ipso ? (de Oratore, lib. ii, cap. 61 .) Le costume de ces mimes, tout à fait étranger aux habitudes grecques et aux habitudes romaines, se composait d’un pantalon de diverses couleurs, avec une veste à manches, pareillement bigarrée, qu’Apulée, dans son Apologie, désigne par le nom de centunculus, habit de diverses pièces cousues ensemble. Ils avaient la tête rasée, dit Vossius, et le visage barbouillé de noir de fumée : Rasis capitibus et fuligine faciem obducti. Tous ces traits caractéristiques se trouvent retracés dans des portraits empreints sur des vases antiques sortis des fouilles d’Herculanum et de Pompéia ; et l’on peut en conclure que jamais descendant de noble race n’a offert une ressemblance de famille aussi frappante que celle qui existe entre Arlequin et ses aïeux.

Les sannions conservèrent toujours le privilége d’amuser les maîtres du monde, et ce privilége ne fut pas même suspendu par les guerres civiles qui désolèrent Rome, comme s’il eût dû servir de compensation à tant de désastres. Dans la suite, un tyran qui ne voulait laisser aucune consolation à ses sujets, Tibère, entreprit vainement de le faire cesser, en bannissant des acteurs si chéris ; il se vit obligé de les rappeler pour apaiser la multitude prête à se révolter. Les peuples tiennent encore plus à leurs amusements qu’à leurs droits politiques, et il n’y a point de révolution qui puisse les leur enlever entièrement. Les beaux sermons de saint Jérôme, de saint Augustin, de Tertullien, de Lactance et de quelques autres pères de l’Église, n’eurent pas le pouvoir d’affaiblir le goût du public pour les jeux mimiques, en les présentant comme incompatibles avec les mœurs chrétiennes. Lorsque les hordes du Nord fondirent sur l’Italie, l’empire éternel disparut, mais les sannions restèrent. Leur gaieté pourtant sembla s’être perdue parmi les ruines. Ils ne consacrèrent point aux plaisirs des vainqueurs un talent que ces barbares étaient sans doute indignes d’apprécier, et ils se contentèrent de reparaître dans les réjouissances annuelles du carnaval et dans les farces du moyen âge. La comedia dell’arte vint enfin les relever de cette décadence et les réhabiliter dans une partie de leurs anciennes fonctions. Ils prirent alors le nom de zanni, qu’ils portent encore en Italie, et qui est évidemment le même que celui de sannions. Ils revêtirent aussi l’habit de trente-six couleurs, affecté à ce genre de comédie, qui représente des corporations individualisées, chaque losange servant à marquer une corporation. Ce que j’ai dit plus haut de l’emploi de cette bigarrure allégorique dans les fables atellanes prouve qu’elle n’est pas de l’invention des modernes ; il est probable que son origine remonte aux Égyptiens. Le dieu Monde chez ce peuple, dit Porphyre, était figuré debout et revêtu des épaules aux pieds d’un magnifique manteau nuancé de mille couleurs[2]. Ce manteau était l’emblème de la nature ; l’habit d’Arlequin est l’emblème de la société.

  1. La figure du grillon a fourni, sans doute, le modèle du masque d’Arlequin, comme le remarque M. Ch. Nodier ; et ce qui paraît confirmer cette opinion, c’est que le nom de cet insecte, grillo, a été appliqué au masque d’un farceur de l’ancienne comédie italienne, et à ce farceur lui-même. Chez les Latins, le même nom, gryllus, signifiait précisément ce que nous entendons en français par caricature.
  2. Voyez Eusibe, Préparation évangélique, liv. ix, chap. 9 et 11.