Dictionnaire des proverbes (Quitard)/roué

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roué. — C’est un roué.

L’usage attache quelquefois à certains mots une nouvelle acception tellement différente de l’acception primitive, qu’il semble qu’il n’y ait entre elles aucun point de connexité, et l’usage est alors accusé d’être inconséquent ; cependant il ne passe point d’une extrémité à l’autre sans y être amené par des analogies réelles, et la mutation de sens qu’il opère dans un vocable, quelque brusque et quelque bizarre qu’elle paraisse, n’a pas lieu sans préparation et sans régularité. C’est une vérité reconnue en linguistique ; mais il se trouve plus d’un cas où il n’est pas facile de la mettre en évidence, et les étymologistes, avec leurs conjectures multipliées, ne font trop souvent qu’ajouter à la difficulté. Ces messieurs, habitués à voir tant de choses dans l’assemblage de quatre ou cinq lettres, n’y voient pas d’ordinaire la seule chose qu’il importe de découvrir ; ils ressemblent assez bien à ce personnage de la Gageure imprévue, qui veut nommer toutes les pièces de la serrure, et n’oublie que la clef. La clef, voilà justement ce qui leur a manqué, lorsqu’ils ont voulu nous montrer l’origine du nom de roué, employé comme synonyme d’homme sans principes et sans mœurs, qui donne à ses vices des dehors brillants. Ils se sont bien accordés à nous dire ce que l’histoire nous apprend, qu’il fut introduit à l’époque de la régence, où il servit spécialement à désigner les débauchés et les libertins de la cour ; mais ils ont différé d’avis en cherchant à nous expliquer par quelle déduction logique il put être amené à une signification si éloignée de celle qu’il avait eue jusqu’alors. Je vais offrir l’extrait des diverses gloses qu’ils lui ont consacrées, et l’on verra combien ces messieurs ont été habiles à suppléer à la vérité par la variété. Quelques-uns ont décidé, sur la foi d’un passage des Mémoires de Saint-Simon, que ce nom fut imaginé par le régent lui-même, pour qualifier l’abbé Dubois qui était, dans toute l’étendue du terme, un homme à rouer. D’autres ont prétendu, au contraire, que roué ne fut point dit pour rouable, et ils l’ont dérivé d’une parole de certain ivrogne qui, traversant la place de Grève, en 1719, et se croyant insulté par des imprécations que la douleur arrachait à un criminel condamné à expirer sur la roue, se posa en face de ce malheureux, et lui dit à haute voix : « Mon ami, ce n’est pas le tout que d’être roué, il faut encore être honnête. » Cette folle leçon, dont on rit beaucoup, devint, en quelques heures, l’entretien de tous les cercles de Paris ; elle donna lieu de supposer un être tel que l’ivrogne le souhaitait, un modèle de roué décorant son infamie de belles manières ; et comme les jeunes seigneurs du temps semblaient façonnés sur un pareil modèle, on les appela les roués. Suivant une troisième opinion que j’ai recueillie en lisant des remarques écrites à la main sur les derniers feuillets d’un vieil exemplaire des Philippiques, cette singulière dénomination aurait eu une autre origine, que l’annotateur anonyme raconte ainsi : « Les ennemis du régent répandaient sans cesse contre lui les plus odieuses calomnies ; ils s’appliquaient surtout à flétrir sa vie privée, afin d’en faire rejaillir le déshonneur sur sa vie politique, qui fut toujours pleine de noblesse et de gloire. Dans cette intention, ils tranformaient en orgies abominables les soupers qu’il fesait avec quelques courtisans trop dissolus, mais doués de beaucoup d’esprit et d’agréments, tels que Noce, le jeune comte de Broglie et le marquis de Canillac ; ils comparaient le prince à Héliogabale ; ils assimilaient aussi ses commensaux aux vils parasites de cet empereur. Or, ceux-ci avaient été surnommés, comme Lampride nous l’apprend, amici Ixionii, amis Ixioniens, parce que leur maître se donnait quelquefois le divertissement de les faire lier à une roue de moulin, au branle de laquelle ils plongeaient dans l’eau, et tournaient comme Ixion. On trouva plaisant de transporter aux autres le même sobriquet, traduit en français d’une manière originale par le terme de roués. »

Ces explications sont assez curieuses, et c’est à ce titre seul que je les ai reproduites, car rien ne démontre qu’aucune d’elles soit conforme à l’exacte vérité. Maintenant voici la mienne, que je crois fondée sur des faits incontestables.

Longtemps avant l’introduction de roué, on se servait proverbialement de l’expression bon rompu, qui figure dans plusieurs passages de nos anciens écrivains, notamment dans cette phrase de Brantôme : « Ce bon rompu de Louis XI aima toutes les femmes. » Et par cette expression, qui ne fesait nullement allusion à un supplicié, on entendait un bon compagnon, un bon vivant, un bon vaurien, suivant l’interprétation de Cotgrave dans son dictionnaire français-anglais, imprimé à Paris sous le règne de Louis XIII. Quelquefois, au lieu de dire un bon rompu, on disait sans correctif un rompu : ainsi s’exprimaient et s’expriment encore les Provençaux et les Languedociens, en parlant d’un mauvais sujet rompu à toutes sortes de malices et de ruses. Or rien n’était plus naturel que de transporter cette signification figurée de rompu à roué, puisque les deux mots étaient synonymes au propre, et c’est là précisément ce qui eut lieu à l’époque de la régence, où roué fut admis comme variante de rompu, qui déjà était presque tombé en désuétude. Le nouveau mot ne devait pas inspirer beaucoup de répugnance dans ce temps d’immoralité où les scandales se donnaient par respect humain ; d’ailleurs, ce que son acception primitive pouvait avoir de révoltant était alors dissimulé en grande partie par d’autres acceptions que l’usage lui avait attribuées. Au siècle de Louis XIV, siècle du bon goût et des convenances, on l’avait employé métaphoriquement sans y attacher aucune idée choquante, pour désigner une personne tourmentée par une extrême souffrance. On en trouve la preuve dans une lettre de madame de Sévigné, où la duchesse de Fontange, malade et accablée de douleur de n’être plus maîtresse en titre, du roi, est appelée une espèce de rouée. Cette remarque ne paraîtra pas, je l’espère, sans quelque intérêt moral, puisqu’elle tend à prouver ce que peut souvent l’habitude du mot pour sauver l’odieux de la chose.

Il n’est donc pas étonnant que les brillants séducteurs de la cour du Régent aient été surnommés les roués ; il ne l’est pas non plus qu’ils aient accepté ce sobriquet, et qu’ils se soient plu à le porter. On sait qu’ils l’expliquaient eux-mêmes en courtisans ; ils se disaient hommes prêts à se faire rouer pour le prince ; sur quoi le prince remarquait en plaisantant qu’ils auraient mieux fait de dire hommes bons à rouer. L’affectation marquée qu’ils mirent à se donner cette qualification, leur attira cette épigramme : « Ils se sont approprié le nom de roués pour se distinguer de leurs valets qui ne sont que des pendards ; » mais l’épigramme, toute bonne qu’elle était, n’empêcha point de les prendre pour modèles ; bientôt la ville et la province eurent aussi leurs roués, réverbérations dégradées de ce foyer de vices brillants qu’on voyait alors à la cour.

La révolution fît disparaître une telle dénomination du langage usuel. L’empire et la restauration ne l’y rappelèrent point. Aujourd’hui on a voulu la faire revivre dans une acception politique trop connue pour qu’il soit besoin de l’expliquer.