Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Alexandrie (école d’)

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Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants

ALEXANDRIE (École d’). L’école d’Alexandrie prend naissance vers le temps de Pertinax et de Sévère, et se continue jusqu’aux dernières années du règne de Justinien, embrassant ainsi une période de plus de quatre siècles. Son fondateur est Ammonius Saccas, dont les leçons remontent à 193 après J.-C. Plotin, son disciple, est sans contredit le plus grand métaphysicien et le premier penseur de l’école ; il en est le véritable chef. Toute la doctrine qui se développa plus tard en se rattachant à la philosophie d’Orphée, de Pythagore et de Platon, est en germe dans ses écrits ; et elle y est avec plus de force et d’éclat, quoique avec moins de subtilité et d’éru­dition que dans la plupart de ses successeurs. De Plotin, l’école tomba entre les mains de Por­phyre et de Jamblique, égaux ou supérieurs à Plotin en réputation et en influence, mais esprits d’un ordre inférieur qui mirent l’école d’Alexan­drie sur la voie du symbolisme, préférèrent la tradition à la dialectique, et commencèrent cette lutte impuissante contre le christianisme qui devait absorber les forces vives de l’école, et finalement amener sa ruine complète. Le fameux décret de Milan, qui changea la face du monde, est de leur temps (312). L’école prit, à partir de ce moment, un caractère tout nouveau ; elle re­présenta le monde grec, le paganisme, la philo­sophie, contre les envahissements du christia­nisme ; et telle était la rapidité des progrès de cette religion naissante, que les alexandrins se trouvèrent tout d’un coup réduits à une imper­ceptible minorité. Julien, qui sortit de leurs rangs pour succéder aux enfants de Constantin, s’épuisa vainement à lutter contre l’ascendant du chris­tianisme avec toutes les ressources de la puis­sance impériale. Les lettres, les mœurs et la philosophie de la Grèce qui avaient régné sur les patriciens vers la fin de la République et dans les plus beaux temps de l’Empire, n’arrivaient plus au peuple que transformées et renouvelées par l’esprit nouveau ; on ne voulait plus des anciens dieux ; les traditions mêmes étaient sans pouvoir. Rome dépossédée, avec son simulacre de sénat sans empereur, les sanctuaires violés, les ruses sacerdotales découvertes et livrées à la risée pu­blique; un Dieu dont le nom avait retenti à toutes les oreilles, qui occupait tous les esprits de sa majesté, et tous les cœurs des splendeurs de son culte et de la perfection de sa morale : c’était trop pour la force d’un empereur, et pour le génie d’une école de philosophes, obliges de prêcher au peuple un polythéisme qu’eux-mèmes désavouaient, de se retrancher derrière des sym­boles ou dangereux ou inutiles, et d’en appeler sans cesse à des traditions dont ils altéraient le sens et qui avaient perdu tout leur prestige. Le successeur de Julien fait embrasser le christia­nisme à toute son armée ; le monde entier est attentif aux querelles de l’arianisme et à l’hérésie naissante de Pélage. Clément d’Alexandrie, Ter— tullien, Origène, Lactance, Grégoire de Nazianze, S., Augustin, défendent, soutiennent, illustrent l’Église ; tandis que les philosophes, attachés à une cause désespérée, ne se recommandent plus à l’histoire que par d’utiles travaux d’érudition et d’infatigables commentaires. Proclus la relève ; le génie des premiers alexandrins revit en lui, mais ce n’est qu’un éclat passager. Proclus résume dans sa personne le caractère et les destinées de l’école ; avec lui tout semble s’anéantir. En 529, un décret de Justinien ferme les écoles d’Athènes. Les platoniciens exilés cherchent en vain un asile auprès de Chosroès. Damascius revient sur le sol de l’empire, et l’école, dont il est un des derniers représentants avec Philopon et Simpli­cius, s’éteint tout à fait vers le milieu du Xe siècle de notre ère.

Les philosophes qu’on a coutume de désigner sous le nom d’alexandrins ne furent pas les seuls néoplatoniciens de cette époque. Des tendances analogues se manifestent vers le commencement de notre ère chez des polygraphes, des philo­sophes et même des sectes entières. C’était l’es­prit du temps de recourir à une érudition sans critique, de rechercher ou de créer des analogies, de rapprocher toutes les civilisations et toutes les doctrines, de tenter enfin un compromis entre l’Orient et la Grèce, entre la religion et la science. Depuis la diffusion des lettres grecques Platon avait acquis une sorte de royauté intel­lectuelle ; mais le cadre de sa philosophie avait été singulièrement agrandi ; et dans ces doctrines compréhensives où les mythes de l’Inde se trou­vaient à l’aise, on ne retrouve plus les proportions sévères de la dialectique, et ce caractère divin d’enthousiasme et de mesure qui donne à la phi­losophie de Platon tant de noblesse et de gran­deur.

Alexandre en courant jette une ville sur les bords du Nil : à sa mort, ce fut la proie des , et bientôt le centre et la capitale d’un grand empire. Il n’y avait pour des Grecs que la Grèce et la Barbarie ; les Ptolémée se sentaient en exil, si la langue, les arts, les mœurs de la patrie n’étaient transplantés dans leurs États. Bien avant les temps historiques, l’Égypte avait fourni des colonies à la Grèce ; après tant de transformations glorieuses, la civilisation grecque se retrouva lace à face avec les mœurs immuables de l’Égypte. Elle fleurit et se développa dans Alexan­drie, à côté des croyances et des mœurs du peuple vaincu, qu’elle ne parvint pas à entamer. Le Musée fondé par Démétrius avec les trésors de Ptolémée Soter, la Bibliothèque bientôt en­combrée de richesses et qui déborda dans le où un second dépôt s’établit, les faveurs des rois qui, souvent, partagèrent les travaux du Musée, plus tard celles des empereurs romains jaloux d’encourager une compagnie d’historiens et de poètes, la munificence d’Auguste, l’insti­tution du Claudium par ce lettré imbécile qui eût tenu sa place parmi les grammairiens du Musée et ne fit que déshonorer la pourpre im­périale, le concours de tant d’hommes supérieurs, les Zénodote, les Ératosthène, les Apollonius, les Callimaque, toute cette splendeur, toute cette gloire attira l’attention du monde, sans triompher de l’indifférence et du mépris des Égyptiens. Les Grecs, au contraire, essentiellement intelligents, sans préjugés, sans superstition, ne purent ha­biter si longtemps le temple même de Sérapis sans contracter quelque secrète affinité avec ce vieux peuple ; leur littérature était celle d’une nation épuisée qui remplace la verve par l’éru­dition. L’étude enthousiaste et perséverante du passé les disposait, en dépit de l’esprit mobile et léger de la Grèce, à respecter les traditions, à chercher la stabilité. Par une pensée profon­dément politique, les Lagides avaient voulu que le chef du Musée fût toujours un prêtre. Avec cela, nulle intolérance : toutes les religions et tous les peuples avaient accès dans le Musée, les Juifs seuls en étaient exclus. Les Juifs eux-mêmes, quoique proscrits du Musée, affluaient à Alexan­drie. Le besoin de se justifier aux yeux du monde les poussait alors, par un retour d’amour-propre national, à s’approprier toutes les richesses phi­losophiques de la Grèce, en les faisant dériver des livres de Moïse. Sur cette extrême frontière du monde civilisé, au milieu de ce concours inouï jusqu’alors, voués au culte des glorieux souvenirs de leur peuple, en même temps qu’i­nitiés à d’autres croyances et à, d’autres admi­rations, les Grecs, sans devenir Égyptiens ou bar­bares, apprenaient à concilier les traditions en apparence les plus opposées, à comprendre, à accepter l’esprit des religions et des institutions qu’ils avaient sous les yeux ; et le courant des événements les préparait ainsi peu à peu à cet éclectisme qui devint le caractère dominant de la philosophie alexandrine, quand lesDiorthontes et les Chorisontes eurent fait place aux disciples d’Ammonius et de Plotin.

11 est vrai qu’Alexandrie ne fut pas l’unique théâtre des travaux de la philosophie alexandrine ; mais elle en fut le berceau et en demeura le principal centre. Les institutions littéraires de Pergame, par lesquelles lesAttales avaient voulu rivaliser avec les Lagides, disparurent avec les Attales eux-mêmes, et Auguste donna leur bi­bliothèque pour accroître celle du Sérapéum. Les chaires dotées par Vespasien et par Adrien dans plusieurs grandes villes de l’empire avaient pour objet l’enseignement littéraire et non la philosophie. Rome n’était pas un séjour où l’on pût cultiver la philosophie en paix. Si Plotin y trouva du crédit et de la considération. Néron, Vespasien, Domitien y suscitèrent de véritables persécutions contre les philosophes. Une seule école fut la rivale d’Alexandrie, l’école d’Athènes, où les chaires fondées parMarc-Aurèle ramenèrent l’élite delà jeunesse romaine ; mais Athènes et Alexandrie relevaient l’une et l’autre de la doc-trine de Plotin, le même esprit les animait. D’ailleurs si l’on excepte Syrien, Proclus, et Ma­rinus, l’étude de l’éloquence et des lettres do­minait surtout à Athènes : la philosophie avait son centre à Alexandrie. Au vic siècle, l’école revint périr obscurément sur les lieux où Am— monius l’avait fondée, où Hiéroclès, Enée de Gaza, Olympiodore, Hypatie, Isidore même, transfuge à Athènes, l’avaient illustrée. C’était là que les premiers chrétiens avaient fondé le Didascatée et l’un des trois grands sièges épiscopaux de l’Église naissante ; c’était là que le polythéisme devait triompher ou périr.

Le premier caractère de la philosophie des alexandrins, le plus frappant et aussi le plus exté­rieur, c’est l’éclectisme. Ce fut, en effet, la pré­tention avouée de cette école, de réunir en un vaste corps de doctrine la religion et la philo­sophie, la Grèce et la mythologie orientale. Pour ces esprits, dont l’unique soin était de tout dé­couvrir et de tout comprendre, les différences ne furent que des malentendus ; il n’y avait plus de secte ; toutes ces querelles entreprises pour main­tenir la séparation entre les dogmes de diverses origines ne semblaient qu’une preuve d’igno­rance, des préjugés étroits, l’absence même de la philosophie. Au fond, le genre humain n’a qu’une doctrine, moitié révélée, moitié décou­verte, que chacun traduit dans sa langue parti­culière et revêt des formes spéciales qui con­viennent à son imagination et à ses besoins : celui-là est le sage, qui découvre la même pensée sous des dialectes divers, et qui, réu­nissant à la fois la sagesse de tous les peuples, n’appartient à aucun peuple, mais à tous, qui se fait initier à tous les mystères, entre dans toutes les écoles, emploie toutes les méthodes, pour retrouver en toutes choses, par l’initiation, par l’histoire, par la poésie, par la logique, le même fonds de vérités éternelles.

Toutefois on ne doit pas attribuer aux alexan­drins un syncrétisme aveugle. S’ils ont poussé à l’excès leur indulgence philosophique et reçu de toutes mains, quelquefois sans discernement, ils n’en connaissaient pas moins la nécessité d’un contrôle. Nous avons de Plotin une réfutation en règle du gnosticisme dans laquelle il déploie un sens critique et une vigueur d’argumentation dignes des écoles les plus sévères. Amélius écrivit quarante livres contre Zostrianus et fit un paral­lèle critique des doctrines de Numénius et de Plotin. Porphyre réfuta le περί Ψυχής, et dé­montra que les livres attribués à Zoroastre n’é­taient pas authentiques. Il se rencontre parmi eux de véritables détracteurs d’Aristote. Il est vrai que leur qualité de platoniciens pouvait les ranger parmi les adversaires du péripatétisme ; mais, s’ils sont platoniciens, c’est une preuve de plus qu’ils n’acceptent pas toutes les traditions au même titré, et qu’ils se rattachent à une école dogmatique, au moins par leurs intentions et leurs tendances générales.

S’ils sont à la fois Grecs et barbares, philoso­phes et prêtres, la Grèce et la philosophie domi­nent, et surtout la philosophie platonicienne. Puisqu’ils voulaient allier toutes les doctrines et pourtant se rattacher principalement à l’es­prit d’une certaine école, l’Académie seule leur convenait : c’est dans l’histoire philosophique de la Grèce, l’école qui prête le plus à l’enthou­siasme. Et dans le platonisme, que prennent-ils ? Le côté le plus vague et le plus mystérieux, ce que l’on pourrait appeler le platonisme pytha— gorique. Les symboles pythagoriciens leur ser­vaient en quelque sorte de lien entre la dialectique et l’inspiration, entre la cosmogonie du Timée et celle des Mages.

Enfin l’autorité même de Platon, quoique cer­tainement prédominante, n’est pas souveraine parmi eux. Plotin répétait pour lui-même le fa­meux Amicus Plato. On connaît ce mot de Por­phyre, cité par S. Augustin (de Red. an. lib. I), que le salut, τήν σωτηρίαν, ne se trouve ni dans la philosophie la plus vraie, ni dans la disci­pline des gymnosophistes et des brahmanes, ni dans le calcul des Chaldéens, et qu’il n’y en a aucune trace dans l’histoire. Rien n’est plus propre à exprimer la véritable nature de cet éclectisme que la division presque constamment employée par les professeurs alexandrins dans leurs leçons publiques : εϊ αληθώς, εί ίΐ/ατονικώς, au point de vue de la vérité, au point de vue de Platon.

Ils nous ont laissé plus de commentaires et d’expositions historiques que de traités de philo­sophie proprement dite. Cependant les plus émi­nents d’entre eux ont une doctrine qui leur est propre^ et il ne faut pas oublier que celui qui interprete mal une theorie, est en réalité un in­venteur, tandis qu’il croit n’être qu’historien. D’ailleurs les commentaires alexandrins ne sont pas, comme ceux d’Alexandre d’Aphrodise, un simple secours à l’intelligence du lecteur, pour rendre plus accessibles les difficultés du texte ; ce sont presque toujours les mémoires philoso­phiques de celui qui les écrit, et il y entasse, à propos des opinions de son auteur, outre toute l’érudition qu’il a pu recueillir, les idées, les sentiments et les systèmes qui lui appartiennent en propre. Le rôle d’historiens ou de disciples ne suffit pas à des hommes tels que Plotin ou Proclus. A côté de leur respect pour la tradition, et surtout pour la tradition platonicienne, quelle fut donc la méthode de philosopher des alexan­drins ?

Cette méthode est double ; elle commence par la dialectique et finit par le mysticisme. Il ne faut pas tenir compte des intelligences de second ordre, qui n’ont qu’une importance historique et ne servent qu’à transmettre, en les altérant, les traditions communes d’un maître à un autre. Ceux-là, comme il arrive, ont pris l’excès pour la force, et se sont lancés d’un bond aux extrémités ; mais les premiers maîtres alexandrins, ceux qui ont imprimé un caractère à toute cette philoso­phie, ne se sont pas jetés de prime abord dans l’illuminisme ; ils y sont arrivés après expérience faite de l’impuissance vraie ou prétendue de la raison.

Platon connaissait et appliquait à merveille le procédé de la dialectique, mais il n’en compre­nait pas la nature ; et c’est la source des erreurs qui les ont tant troublés, lui, Aristote et leurs successeurs, et qui ont fini par jeter les alexan­drins dans le mysticisme.

Après avoir établi que l’objet de la science ou l’intelligible est le général, et que le multiple ou le divers n’est qu’une ombre ou un reflet de la réalité, Platon s’attache à construire cette grande échelle hiérarchique dont l’unité absolue occupe le sommet, à titre de dernier universel, et qui a pour base ce monde de la diversité et du changement dans lequel nous sommes plon­gés ; mais ne comprenant pas que dans l’opéra­tion difficile que notre esprit accomplit pour al­ler de ce qui est moins à ce qui est plus, il puisse avoir à éliminer ses propres illusions, et à rendre de plus en plus claire et manifeste, par ces éliminations toutes subjectives, la per­ception d’une réalité conçue dès l’origine à tra­vers un nuage, il prend tous ces états intermé­diaires de nos conceptions pour des entités successivement perçues, et leur donne une réa­lité objective, c’est-à-dire qu’il fait de toute con· ceplion générale un individu, un type : de là tout son monde chimérique, et l’erreur con­stante de ceux qui sont venus après lui et se sont nommés les réalistes. Les nominalistes, au contraire, comprenant bien qu’il ne faut pas mettre la logique à laplace de la métaphysique, ni prendre pour des réalités de différents ordres les phases successives de nos conceptions, ont eu le tort d’envelopper le terme final dans la proscription des moyens, et d’assimiler l’unité substantielle vers laquelle se meut la dialecti­que avec ces unités genériques qu’elle rencontre en chemin et que Platon prenait pour des exis­tences concrètes et individuelles. Quand des mains de Platon la dialectique passa à des philo­sophes de décadence, cette sorte de puissance créatrice accordée à la logique produisit néces­sairement deux résultats en apparence opposés, mais qui dans le fond n’en sont qu’un : la multi­plication indéfinie des êtres suivant le plus ou moins de subtilité des philosophes, et une faci­lité extrême à combler les intervalles par des universaux intermédiaires, à produire des trans­formations et des identifications qui sont le grand chemin du panthéisme. Un troisième résultat non moins important de la méprise des platoni­ciens qui croyaient n’arriver à l’idée de Dieu qu’à travers toute cette armée d’intelligibles, et ne s’apercevaient pas que cette idée, au con­traire, était leur point de départ, c’est que leur Dieu, nécessairement conçu comme le terme d’une série, devait rentrer dans le terme géné­ral de la série, tandis que, par la condition même du procédé dialectique, il y échappait. De là l’o­bligation où se crurent les alexandrins de créer deux mondes distincts et cependant nécessaires l’un à l’autre : l’un qu’ils regardèrent comme le véritable ordre rationnel, et qui n’était que le produit illégitime de la dialectique ; l’autre où ils pénétraient par l’extase, et qu’ils croyaient supérieur à la raison, quoiqu’il ne fût que la rai­son elle-même, mal comprise et défigurée, éle­vée au-dessus d’une raison imaginaire. Ils étaient précisément dans le cas de ces métaphysiciens dont parle Leibniz, qui ne savent ce qu’ils de­mandent, parce qu’ils demandent ce qu’ils savent. La raison considérée comme existant d’abord sans Dieu, ne pouvait plus leur donner Dieu sans se ruiner et se confondre elle-même. Platon et les alexandrins tournèrent la difficulté de deux façons très-difTérentes : Platon s’arrêta au mo­ment où la contradiction allait s’introduire en­tre la série qu’il abandonnait et l’idée nouvelle qu’il voyait prête à sortir de l’énergie de la mé­thode dialectique. Il aperçut cet être supérieur à l’être, cette unité antérieure à l’immensité de temps et d’espace, dans laquelle l’équation im­médiate et la possession présente et absolue de toutes les virtualités produit l’immutabilité par­faite^ et qui est la suprême entéléchie ; mais il ne fit que l’entrevoir comme dans un rêve, et s’en tint à ce Démiurpe du Timée, qui existe avant le monde, qui refléchit en le produisant, qui délibère, qui se réjouit, qui gouverne ; un Dieu mobile enfin, quoiqu’il soit lui-même le principe de son mouvement, et par consé­quent, comme le démontre Aristote, un Dieu secondaire. Les alexandrins, au contraire, admi­rent sans hésiter l’unité et l’immutabilité par­faite ; mais cette unité des alexandrins, supé­rieure à l’être par l’élimination de l’être, au lieu d’être seulemont supérieure aux conditions de l’être fini, n’est plus qu’une conception abstraite et stérile, qui couronne, il est vrai^ l’édifice ar­bitraire de la dialectique, mais qui, transportée dans le monde, y demeure à jamais separée de tout ce qui est réalité et vie.

C’est en vain que pour faire de ce néant la

source de l’être, ils l’unissent à des hypostases dont en même temps ils le séparent. Partie que la rigueur de la méthode dialectique exige un seul Dieu, et un Dieu parfaitement un ; parce que la raison humaine, de son côté, ne souffre point que le principe suprême soit dépourvu d’intelligence ; et y fait pénétrer avec la pensée une dualité veritable ; parce qu’enfin la contin­gence du monde entraîne dans le Dieu du monde une faculté productrice, et que cette faculté, in­compatible avec l’unité absolue, n’est pas donnée dans la conception pure de l’intelligence pre­mière, ils croient répondre à tout. en échelonnant, pour ainsi dire, l’un au-dessus de l’autre, le Dieu des écoles de physiciens, celui de Platon et ce­lui des Éléates, et en essayant de sauver le prin­cipe de l’unicité par l’importation des mystères inintelligibles de l’Inde. Mais quand on leur ac­corderait, tantôt que ces trois Dieux sont dis­tincts, et tantôt qu’ils ne le sont pas, quand on ferait cette violence à la raison humaine, qu’au­raient-ils gagné en définitive ? Si le monde est expliqué par la seconde hypostase, jamais la se­conde ne le sera par la pfëmière. Ils ont beau identifier ainsi l’un et le multiplier sans le trans­former, cette contradiction même ne les sauve pas, et toutes les difficultés subsistent.

Le mysticisme des alexandrins n’est donc qu’une illusion et ses résultats sont entièrement chimé— riques. Leur point de départ les condamnait ou à s’arrêter sans motif, comme Platon, ou à se perdre dans l’extravagance en allant jusqu’au bout, comme les Éléates. Ce mysticisme et ces hypostases par lesquelles ils croient pouvoir re­descendre de cette unité morte où les a menés la dialectique, au monde et à la vie qu’ils veu­lent retrouver, ne sont que des fantômes par les­quels ils cherchent à se tromper sur leur propre misère. Leur réminiscence n’est pas réminis­cence : leur unification ne détruit pas l’altérité. Ce qu ils croient retrouver dans leurs souvenirs, ils i’ont sous les yeux ; ce qu’ils croient ne pou­voir posséder que dans l’expiration de leur per­sonnalité, ils le voient face à face, εν έτερό— τν η. A qui sait que l’idée de Dieu éclaire et con­stitue la raison humaine, la réduction des idées rationnelles est immédiate, et le mysticisme est superflu.

La philosophie de Platon, en s’arrêtant au Dé­miurge, donnait au monde un roi et un père, et faisait de la cause première, une cause analo­gue à celle que nous sommes, et, par conséquent, intelligente et libre. La théologie naturelle et la métaphysique, dans un tel système ; venaient en aide à la morale ; et si dans les spéculations de Platon sur la vie future on ne rencontre rien de précis et de déterminé sur la nature des pei­nes et des récompenses, le fait d’une rémunéra­tion et la persistance de la personnalité humaine ne sont jamais mis en doute. Le dogme même delà métempsycose, quand on le prendrait au sé­rieux, ne détruirait après la mort que l’identité personnelle, et non l’identité substantielle. Dans cette vie, la personnalité humaine est respectée, même dans les plus vives ardeurs de l’amour platonique, et le caractère de la philosophie alexandrine, qui se prétendit héritière de l’Aca— démie, rena très-remarquable la théorie de Pla­ton sur la poésie et la subordination constante dans ses écrits de la faculté divinatoire à l’intel­ligence. 11 suit de cette théorie de Platon sur Dieu et sur l’àme humaine, que son Dieu est un Dieu à l’image de l’homme : il n’est donc pas en dissentiment absolu avec la mythologie ; et s’il proscrit les récits des poètes et le polythéisme dans son sens grossier, il conserve, en l’idéali sant, le Dieu suprême du paganisme, divwn pa­ter atcjue hominum rex. Les alexandrins, àü contraire, avec leur première hypostase, admet­tent un Dieu inconditionnel dans lequel ils ne savent plus retrouver ni intelligence, ni liberté, ni efficace ; ainsi au sommet des êtres point de personnalité ; dans le monde, ils ne conservent pas même l’identité des substances, et font sans cesse absorber la substance inférieure par la substance supérieure ; loin de conserver après la mort l’identité personnelle, toute leur mé­thode, toute leur morale, tendent à la détruire dès à présent, et à produire l’unification immé­diate par l’exaltation de Ya/fectus. Aussi, quand ils nomment les divinités mythologiques et intro­duisent des prières, des expiations, des cérémo­nies, semblent-ils n’emprunter que les noms des dieux sans aucun de leurs attributs, à peu près comme Aristote, qui ne laissait subsister d’au­tres divinités inférieures que les astres. Quel­quefois ils restent fidèles à ce symbolisme ab­solu, et l’on trouve même dans Porphyre des explications de la grâce et de la prière, analo­gues à celles que donne Malebranche quand il veut sauver l’immutabilité de Dieu ; mais le plus souvent ils cherchent à accepter ces divini­tés d’une façon plus littérale, en leur donnant une existence individuelle, personnelle. Ils ne reviennent pas sans doute, si ce n’est poétique­ment et par allégorie, à la mythologie d’Homère ; mais ils adoptent celle du Timee. Il s’établit ainsi dans l’ecole une sorte de lutte entre deux principes opposés : quelques maîtres s’attachent à la personnalité et à la liberté, et veulent les trouver à tous les degrés de l’être, en Dieu d’a­bord, puis dans toutes les émissions hypostati— ques, et dans l’homme ; d’autres livrent tout à l’action nécessaire de la nature dans chaque être et à des impulsions irrésistibles ; la plupart se tourmentent pour réunir les deux points de vue, et déjà Plotin, au début de l’école, se con— treait à chaque pas. Le point de vue qui semble dominer dans les divers systèmes est celui-ci : tout être intermédiaire entre le premier et le dernier a une faculté qui le rattache à ce qui précède, et une autre à ce qui suit : la première, est l’amour, l’aspiration, dont le but est l’unifi­cation ; la seconde est l’irradiation ou émission hypostatiquej dont l’effet est la constitution d’hy— postases inférieures, et l’augmentation de la multiplicité. La faculté de produire est un prin­cipe d’erreur et de chute qui appartient à l’ordre nécessaire et fatal ; la faculté de remonter et de s’unir est un principe de grandeur et d’amélio­ration qui appartient à l’ordre de l’amour et de l’intelligence : c’est en lui que réside la liberté, si elle peut être quelque part ; et dans tous les cas, cette liberté périt dès que l’unification est produite, et, par conséquent, elle n’est tout au plus qu’une forme transitoire de cette vie d’é­preuves.

Ce qui trouble ainsi profondément les alexan­drins, c’est leur mysticisme. Ils portent la peine + d’avoir reconnu l’existence d’une faculté intui­tive supérieure à la raison ; la force active et intelligente qui a conscience d ? elle-même, qui se gouverne elle-même, qui se possède enfin, après avoir cru réaliser de bonne foi une abdication impossible, fait irruption de tous les côtés et cher­che à se ressaisir elle-même. La liberté, la raison font effort pour rentrer dans la psychologie, dans la métaphysique, dans la théodicée ; et, comme on a d’abord détourné les yeux du Dieu infini­ment infini dont la réalité se fait sentir à notre raison dans ses plus secrets sanctuaires, on ne parvient pas à se tenir dans cette conception d’un Dieu abstrait et insignifiant qu’on a mis à

la place du Dieu véritable, et l’on retombe 5 chaque pas dans l’idée païenne d’un Dieu gros-., sier, fabriqué à notre image, et d’une mytholo­gie qui trompe ies esprits vulgaires en mettant au moins un simulacre de puissance et de vie entre Dieu et nous.

Au milieu de cette lutte entre deux esprits op­posés, une pensée consolante, c’est que la morale de l’école demeura constamment pure. L’élé­vation et la noblesse des idées de Plotin furent transmises à ses successeurs. Porphyre menait une vie ascétique ; sur ce point l’influence de Platon resta souveraine, sinon toujours dans la pratique, du moins dans la théorie. Plusieurs revenaient même aux anciennes règles de l’in­stitut pythagorique : on racontait des merveilles+ de la discipline des mages ; plus d’une secte philosophique de cette époque affectait une sévé­rité de mœurs égale aux règles monastiques des observances les plus étroites que l’on trouve dans l’Église chrétienne. On faisait ouverte­ment la guerre au corps, on aidait la réminis­cence par des pratiques ; on voulait reconquérir de vive force la béatitude perdue, et, quoique dans un corps, mener déjà une vie angélique, ·1· βίο ; αγγελικό ; έν τω σώματι.

Les chrétiens réussissaient mieux que les phi­losophes dans ces voies d’austérité ; la raison en est toute simple : ils avaient une règle de foi et de conduite ; ils avaient une espérance détermi­née, certaine, et, sauf les mystiques propre­ment dits, n’aspiraient pas. comme les platoni­ciens, à se confondre dans une nature supérieure Cette différence entre les chrétiens et les philo­sophes était une des grandes douleurs de Julien ; et ce fut sans doute une des causes de son im­puissance. Au reste, il est assez remarquable que ces éclectiques intrépides, qui luttèrent si longtemps contre le christianisme, ne cherchè­rent pas à le détruire en l’absorbant. Les pré­tendues imitations du christianisme par l’écoie néoplatonicienne ou du néoplatonisme par les chretiens, ne sont le plus souvent que le résul­tat d’une même influence générale qui agissait sur des contemporains. Les rapprochements que l’on a voulu faire du mystère de la sainte Tri­nité avec les trois personnes ou hypostases du Dieu de l’école, sont des analogies tout extérieu­res, et la différence des doctrines est si profonde, qu’elle exclut de part et d’autre toute idée d’em­prunt. Il n’en est pas de même sur quelques points de discipline, ou sur quelques opinions plus essentiellement philosophiques ; ces com­munications sont naturelles, nécessaires : un système de philosophie modifie toujours les doc­trines rivales ou ennemies. Il y avait d’ailleurs des apostasies et des conversions ; il y avait de nombreuses et importantes hérésies dont l’ori­gine était évidemment philosophique, et qui, pa.· conséquent, avaient pour résultat de faire discu­ter une thèse philosophique en plein concile Mais à l’exception de cette influence que l’on exerce et que l’on subit, pour ainsi dire, à son insu, il n’y a pas eu de parti pris de la part des alexandrins de faire entrer les dogmes chrétiens dans leur éclectisme. Quand ils l’auraient voulu, l’Église chrétienne possédait un caractère qui la séparait éternellement de toute philosophie : elle était intolérante. Elle devait l’être : une religion tolérante, en matière de dogme, se déclare fausse par cela même ; et de plus, elle perd sa sauvegarde, ce qui fonde et assure son unité. La religion, qui repose sur l’autorité, doit se croire infaillible et se montrer intolérante, ex­clusive en matière de foi. La philosophie vit de liberté, et il est de son essence d’être com­préhensive : le tort de l’école d’Alexandrie estde l’avoir été trop ; elle a pèche par excès en tout.

Les principes philosophiques de cette école la menaient tout droit à des contradictions qui de­vaient l’épuiser. Le rôle qu’elle prit, après Plo­tin, l’adversaire déclaré du christianisme, ne fit que retarder et en même temps assurer sa chute. Le polythéisme, dont personne ne voulait plus et qu’ils transformèrent en symboles, fut pour eux un obstacle et non un secours. Le philosophe n’a pas besoin de symboles ; le peuple ne les entend pas. Il les reçoit, mais grossièrement, sans in­terprétation. 11 n’y a pour lui ni symboles, ni éclectisme, ni tolerance philosophique. Cette es­pèce d’originalité qui consiste à n’en point avoir le touche peu ; il lui faut un drapeau et des en­nemis. On ne le remuera jamais que par ses pas­sions ; il n’y a pas d’autre anse pour le prendre. Les alexandrins auraient dû se renfermer dans la spéculation : le rôle de philosophes leur allait ; ils se sont perdus pour avoir essayé celui d’apôtres. De tous les empereurs, ce n’est pas Justinien qui leur a fait le plus de mal ; c’est Julien.

Les alexandrins se sont donné leur rôle et leur caractère historique ; ils l’ont choisi, ils l’ont créé avec réflexion et intelligence ; ils ne l’ont pas reçu de l’inspiration ou des circonstances ; ils l’ont accommodé aux circonstances de leur temps. Possédés à la fois de ce double esprit qui fait les superstitieux et les incrédules, disci­ples soumis jusqu’à l’abnégation, frondeurs in­trépides jusqu’au sacrilège, absorbant toutes les religions, mais pour les dénaturer, les suppri­mer et n’en garder que l’enveloppe utile à leurs desseins, profonds politiques sans habileté véri­table, imposteurs maigre la sincérité de leurs vues, souvent trompés en dépit de leur pénétra­tion, ils avaient beau connaître à fond tous les maux et tous les remèdes, tant de science leur portait préjudice. Ils poussaient la prévoyance et l’habileté jusqu’à cet excès où elle est nuisi­ble ; ils voulaient à eux seuls rassasier ces deux besoins qui partagent les hommes : le besoin de croire aveuglément, le besoin de voir évidem­ment. Ils ne savaient pas qu’à force de tout am­nistier, on perd le sentiment même de l’histoire et cet emportement nécessaire en faveur d’un principe ou d’une doctrine, qui seul donne de l’énergie et imprime un caractère. Il est peut— être beau de n’avoir aucun parti ; mais alors il faut renoncer à l’influence.

Consultez, pour l’école en général, l'Histoire critique de l’éclectisme, ou des nouveaux pla­toniciens, 2 vol. in-12, 1766 (sans nom d’auteur et sans indication du lieu de la publication), par l’abbé Maleville. — Matter ? Histoire de l’école d’Alexandrie, 3e édition, in-8. Paris, 1840. — Sainte Croix, Lettre à M. du Tlieil sur une nou­velle édition de tous les ouvrages des philoso­phes éclectiques, in-8, Paris, 1797. — Meiners, Quelques considérations sur la philosophie néo— plat., in-8, Leipzig, 1782 (en ail.). — Emm. Fichte, de Philosopliiœ novœ platonicœ origine, in-8, Berlin, 1818. — Bouterweck, Philosopho­rum alexandrinorum ac neoplalonicorum re­censio accuratior, dans les Mémoires de la Société de Goëttingue. — Olearius, Dissert, de philosophia eclectica. dans sa traduction latine de l’Histoire de la philosophie de Stanley, p. 1205.

  • Fulleborn, dans le 3’“· cahier de son recueil.
  • Mosheim, Diss. hist. ecclés., t. I, p. 85. — Keil, de Causis alieni platonicorum recentio— rum a religione christiana animi, in-4, Leip­zig, 1785. — A. Berger, Proclus, exposition de so doctrine, thèse, gr. in-8", 1840.— J. Simon, Histoire de l’école d’Alexandrie, 2 vol. in-8, Pa­ris, 1845. — E. Vacherot, Histoire critique de l’école d’Alexandrie, 3 vol. in-8, Paris, 1846— 1851. — Barthélémy Saint-Hilaire, de l École d’Alexandrie. 1 vol. in-8, Paris, 1845.— L’abbé Biet, Essai historique et critique sur l’école juive d’Alexandrie, Paris, 1853, in-8. — Voy. les articles spéciaux consacrés aux principaux philosophes alexandrins.J. S.