Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Dante alighieri

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Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants

DANTE ALIGHIERI (Florence, 1265. — Ravenne, 1321) ; le plus grand poëte de l’Italie, l’a aussi illustrée comme philosophe :

Theologus Dantes nullius dogmatis expers,
Quod foveat claro philosophia sinu,

dit l’épitaphe composée par Giovanni del Virgilio.

« II s’était acquis une telle gloire dans tous les genres d’études, dit un de ses plus anciens biographes, Benvenuto d’Imola, que les uns l’appelaient poëte, les autres philosophe, les autres théologien. » Ainsi s’exprime également le premier traducteur français de la Divine Comédie, Grangier, dans la dédicace de sa traduction à Henri IV : « En ce poëme il se découvre un poëte excellent, un philosophe profond et un théologien judicieux. »

Le philosophe seul doit nous occuper ici dans la vie et dans les œuvres de Dante. Lui-même nous fait connaître dans son Banquet (Convito) le point de départ de ses études philosophiques. Il était au seuil de la jeunesse (vingt-cinq ans) lorsqu’il perdit la noble dame (Béatrice) qui lui avait inspiré ses premiers chants, et qui, retrouvée plus tard dans une merveilleuse vision, devait lui inspirer les derniers. Après quelque temps donné au plus violent désespoir, il chercha des consolations dans un autre amour. Or, l’objet de ce nouvel amour c’était, dit-il, « la très-belle et très-illustre fille de l’empereur de l’univers, à laquelle Pythagore a donné le nom de philosophie. » Il avait lu, pour faire diversion à sa douleur, la Consolation de Boëce et le traité de l’Amitié de Cicéron. Il y puisa le goût de la philosophie, et dès lors il fréquenta assidûment les lieux où on l’enseignait, c’est-à-dire les écoles des religieux et des philosophes. Suivant Benvenuto d’Imola, Dante étudia la philosophie naturelle et la morale à Florence, a Bologne et à Padoue, et la philosophie sacrée à Paris, où il ne vint que dans son âge mûr, après son bannissement (1302). C’est pendant son séjour à Paris que se place un tour de force philosophique raconté par Boccace : il aurait soutenu sans désemparer, contre quatorze adversaires, une de ces discussions de quolibet, si fréquentes dans les écoles du moyen âge. Si l’on en croit Jacques de Serravalle, évêque de Fermo, qui commentait la Divine Comédie au commencement du xve siècle, Dante serait venu en France avant son entrée dans la vie publique, et il y serait resté assez lontemps pour prendre à l’Université de Paris le grade de bachelier en théologie ; le manque d’argent l’aurait seul empêché d’y prendre celui de docteur. Il faut admettre ce témoignage, si l’on veut qu’il ait pu entendre un maître célèbre des écoles de la rue du Fouarre, Sigier de Brabant, que les savantes recherches de M. Victor Leclerc ont restitué à l’histoire de la scolastique (Histoire littéraire de France, t. XXI) : il l’a mis, en effet, au nombre des docteurs qui, en l’an 1300, jouissaient déjà de la béatitude du Paradis. Mais on sait qu’il ne laisse échapper aucune occasion de se mettre en scène : s’il avait personnellement connu Sigier, il n’aurait pas manqué de le rappeler.

Les études philosophiques de Dante se poursuivirent jusqu’à la fin de sa vie. Une thèse, de Aqua et Terra, imprimée à Venise en 1508, et dont il n’y a aucun motif de suspecter l’authenticité, est présentée, à la dernière page, comme ayant été soutenue par lui à Vérone le 20 janvier 1320.

La philosophie n’est étrangère a aucun des ouvrages de Dante. Ses poésies lyriques elles-mêmes contiennent souvent, soit directement, soit sous la forme de l’allégorie, des thèses philosophiques. Le Traité de la langue vulgaire (de Vulgari eloquio), débute par une théorie philosophique du langage, considéré comme une faculté exclusivement propre à l’homme, et dont l’usage lui a été révélé par Dieu en le créant. Le traité de la Monarchie est le développement de toute une philosophie politique. La Vie nouvelle est comme la préface du Banquet et de la Divine Comédie dans ces deux derniers ouvrages, toutes les parties de la philosophie sont représentées.

Des preuves intrinsèques fixent la composition du Banquet pendant l’exil de Dante, vers l’an 1303. C’est le premier livre de métaphysique écrit en langue vulgaire. Il tient, sous ce rapport, dans l’histoire de la philosophie italienne, une place, analogue à celle du Discours de la Méthode, postérieur déplus de trois siècles, dans l’histoire de la philosophie française. Ainsi que Descartes, Dante appelle à profiter de ses méditations, ou, comme il le dit, à s’asseoir à sa table philosophique ceux qui n’ont pas eu l’heur de se rencontrer dans les mêmes chemins que lui ; et, pour distribuer le pain de la vérité d’une main plus libérale, il préfère à la langue des savants celle des gens du monde et des femmes. Mais, s’il renonce à la langue des savants, il ne renonce pas à leurs procédés. Le Banquet est tout scolastique, non-seulement par l’abus des divisions, des distinctions, des syllogismes, mais par l’emploi de deux formes chères aux docteurs du moyen âge, le commentaire et l’allégorie. C’est un commentaire philosophique, non sur un livre d’Aristote ou sur le Maître des Sentences, mais sur trois Canzoni de Dante lui-même, et c’est par là qu’il se justifie surtout de l’avoir écrit en italien ; car le commentaire suit nécessairement la langue de l’œuvre commentée. Ces trois Canzoni sont des poésies d’amour (Dante avoue, dans la Vie nouvelle, que l’italien naissant ne comportait pas encore d’autres sujets) ; mais l’amour y est pris, grâce à l’allégorie, dans le sens le plus large, et lors même que tout semble s’y rapporter aux beautés sensibles, le commentaire en donne hardiment une interprétation métaphysique. Dante use, dans l’interprétation de sa propre pensée, de tous les raffinements du symbolisme. Il n’y distingue pas moins de quatre sens : le littéral, l’allégorique, le moral et l’anagogique ou inductif. Une simple invocation aux intelligences qui meuvent le troisième ciel, dans le premier vers d’une des poésies qu’il commente, donne lieu à toute une théorie du ciel, d’après le système de Ptolémée, à une exposition de la nature et de la hiérarchie des anges, et à une classification des sciences, reproduisant allégoriquement l’ordre des sphères célestes : aux cieux planétaires correspondent les sept arts libéraux ; aux deux pôles du ciel étoile, la physique et la métaphysique ; au Premier Mobile, la morale, et à l’Empyrée, la théologie. Ces rapprochements subtils entre l’ordre moral et l’ordre physique se retrouvent partout dans la science comme dans l’art du moyen âge. Us se fondent sur une harmonie réelle, dans laquelle se manifeste l’unité de la création ; mais employés avec une confiance aveugle, comme procédé de raisonnement, sans tenir compte de l’imperfection des connaissances acquises et des différences de nature ou de degré qui séparent les divers ordres de vérités, ils ont été l’un des principaux obstacles aux progrès des sciences. Toutes les sciences, en effet, se moulant, en quelque sorte, les unes sur les autres, devenaient solidaires, et l’on ne pouvait changer les idées remues en physique, sans bouleverser, en même temps, la métaphysique, la morale et la théologie elle-même.

Les théories philosophiques du Banquet sont reprises, avec de nouveaux développements, dans la Divine Comédie, où elles se revêtent de vives et familières images, sans rien perdre de leur précision et do leur vigueur. Dante lui-même rapporte son poëme à la philosophie morale, et il lui assigne pour objet la destinée humaine déterminée par le mérite et le démérite (Épître dédicatoire au Paradis à Cane della scala). Mais il ne sépare pas la morale des autres sciences dont elle est le principe ordonnateur, comme le Premier Mobile, auquel elle correspond, soutient tout l’ordre du ciel. Aussi une véritable Somme de philosophie et de théologie trouve place dans cette série de dissertations dont il entremêle sans cesse ses tableaux de l’autre vie, soit qu’il parie en son propre nom, soit qu’il fasse parler ses deux guides, Virgile et Béatrice, ainsi que les divers personnages qu’il met en scène.

Dante n’a point proprement une doctrine philosophique. L’aristotélisme scolastique, sous la forme que lui avait donnée saint Thomas, fait le fond de toutes ses théories. Il appelle Aristote le maître de ceux qui savent, et il s’incline presque toujours devant l’autorité du bon frère Thomas d’Aquin. Sur les rapports des sens avec la raison et de la raison avec la foi, sur la formation, l’unité et l’immortalité de l’âme, sur la création et la hiérarchie des êtres, sur le libre arbitre et l’origine du mal, sur la division des vertus, il professe le pur thomisme. S’il s’écarte de l’Ange de l’École dans la classification des péchés, c’est pour remonter directement à Aristote, ou pour s’inspirer d’un autre scolastique, saint Bonaventure. Il connaît les Arabes Algazel, Avicenne, et celui qui fit le grand Commentaire, Averroës, dont il réfute, par les arguments de saint Thomas, la théorie et l’intellect impersonnel. De Platon, il ne paraît avoir lu que le Timée, qu’il ne cite que pour le combattre ; mais on reconnaît, dans l’esprit même de sa philosophie, une sorte de platonisme inconscient, qu’il puise dans Cicéron, dans Boëce, dans Richard de Saint-Victor, dans saint Bonaventure et dans saint Thomas lui-même. Comme presque tous les. scolastiques, il est attiré ; sans le bien connaître, par l’idéalisme platonicien, et contenu par le réalisme péripatéticien, mieux connu et plus conforme aux exigences d’un enseignement dogmatique. Parmi les principes de la métaphysique d’Aristote, il s’empare surtout de cette idée de finalité qui fait du moteur suprême le centre commun vers lequel tendent tous les êtres. Il se plaît à montrer un immense courant d’amour circulant partout à travers la grande mer de l’être. Le mouvement physique, la vie végétative, la vie intellectuelle, forment l’échelle ascendante de l’amour universel. Infaillible dans ses degrés inférieurs, l’amour devient susceptible de bien et de mal, lorsqu’il est éclairé par la raison. Le vice, comme la vertu, procède de lui, suivant qu’il s’arrête sur des biens imparfaits ou qu’il tend avec une ardeur persévérante vers le bien suprême. Même quand la volonté devient mauvaise, quand elle poursuit le mal d’autrui par la violence ou par la fraude, elle n’obéit qu’à un amour déréglé de soi-même. Il y a des degrés dans le vice, suivant que l’amour s’éloigne plus ou moins de sa fin, et, d’un autre côté, les efforts qu’il fait pour l’atteindre sont la mesure des degrés de la vertu. Les vertus de la vie contemplative sont supérieures à celles de la vie pratique, comme manifestant plus d’amour ; mais, pour chacune de ces deux vies, il est un terme que l’amour humain ne peut dépasser, même au sein de la béatitude céleste. Les anges vont au delà, mais eux-mêmes ne réalisent pas encore la perfection de l’amour. Dieu seul la possède, au sommet de l’être, et il en répand les rayons sur toutes ses créatures, dans la mesure de leur perfection relative. L’Enfer lui-même est une œuvre d’amour autant que de justice. Ces cercles superposés dans lesquels les châtiments sont proportionnés au démérite, sont inégalement éloignés de Dieu ; l’amour divin éclaire encore d’une pâle lueur ces limbes où ceux à qui la foi seule a manqué sont du moins exempts de souffrances, et il ne s’éteint qu’au fond de cet abîme de glace où se dresse, au milieu des traîtres, le corps immense de Lucifer.

Dans sa métaphysique et dans sa morale, Dante, comme tous les docteurs de son temps, ne sépare jamais la philosophie de la théologie. Il n’en maintient pas moins très-fermement leur distinction et leur indépendance mutuelle. Il n’y a pas lieu, sous ce rapport, de faire deux parts dans sa vie, l’une dans laquelle la philosophie aurait remplacé la foi naïve de son adolescence, l’autre qui aurait été marquée par une sorte dé conversion religieuse, sous l’influence prépondérante de la théologie. On a faussement interprété dans ce sens la succession symbolique de ses deux amours. La philosophie qu’il expose dans son Banquet, comme ayant remplace dans son âme l’amour de Béatrice, non-seulement est d’une orthodoxie scrupuleuse, mais se montre partout imprégnée de théologie. Quant à Béatrice, lorsqu’elle reprend possession de son âme dans la Divine Comédie, elle est loin d’y représenter la théologie pure et le triomphe de la foi sur ce qu’on appellerait aujourd’hui la libre pensée. Elle-même lui envoie, pour le guider jusqu’à elle, Virgile, le représentant de la science humaine, de « tout ce que la raison peut voir ici-bas, » et, quand elle se charge à son tour de le diriger, elle ne l’éclairé pas seulement sur la théologie, elle lui expose aussi des théories philosophiques. Une même doctrine politique est développée dans le Banquet, dans la Divine Comédie et dans le traité latin de la Monarchie ; or cette doctrine repose précisément sur la distinction radicale de la philosophie et de la théologie, distinction considérée par Dante comme le principe de l’indépendance de l’Empire à l’égard de l’Église.

La politique de Dante est la partie la plus originale de sa philosophie. Lui-même, dans le traité de la Monarchie, la présente comme nouvelle. Il avoue que ses idées ont varié sur ce sujet. Il avait été élevé dans les principes des Guelfes, il s’est rapproché de ceux des Gibelins. Ce changement a-t-il été amené par le progrès naturel et logique de ses réflexions, ou bien faut-il l’attribuer à ses ressentiments d’homme de parti et d’exilé ? La question serait tranchée dans le premier sens, si l’on admettait avec un critique allemand, M. Witte, auquel la littérature dantesque est redevable de précieux travaux, que le traité de la Monarchie est une œuvre de sa jeunesse, écrite avant son bannissement, lorsqu’il n’avait encore aucun grief personnel contre les Guelfes. Mais cette hypothèse, contraire au témoignage de Boccace et à une tradition constante, est peu vraisemblable. Elle n’est pas nécessaire d’ailleurs pour la justification de Dante. Sa théorie de l’Empire se rattache évidemment à tout l’ensemble de ses doctrines philosophiques. Il n’appartenait au parti guelfe que par tradition de famille, et il a pu s’en séparer sans apostasie, lorsqu’il a commencé à se faire des convictions personnelles.

L’unité d’une fin commune pour tout le genre humain conduit Dante à proclamer la nécessité d’un empire unique, réunissant sous ses lois tous les peuples de la terre. Mais comme, pour atteindre leur fin, les hommes suivent une double lumière, la raison et la foi, le gouvernement universel reçoit deux formes, l’Empire et l’Église, le premier destiné à leur assurer la béatitude terrestre, le second ayant pour mission de les guider vers la béatitude céleste. Irréductibles entre eux, les deux pouvoirs sont mutuellement indépendants ; ils De relèvent que de la puissance divine, dont ils sont l’un et l’autre une émanation immédiate. L’em- pereur est inférieur au pape, comme la philosophie est inférieure à la théologie, la béatitude terrestre à la béatitude céleste ; mais il n’y a de l’un à l’autre qu’une subordination de déférence.

Ces idées politiques sont en opposition avec celles de saint Thomas et de la plupart des docteurs ; mais elles ne sont pas pour cela étrangères à l’esprit du moyen âge. Si le moyen âge se perd par l’excès du morcellement, il ne s’égare pas moins dans la poursuite de l’unité universelle. L’Église y prétend dans l’ordre spirituel ; les Césars d’Allemagne, héritiers du titre des Césars de Rome, aspirent à la réaliser dans l’ordre temporel. Aussi ne conçoit-on que trois théories politiques : la première absorbe l’Empire dans l’Église ; la seconde assujettit l’Église à l’Empire ; la troisième investit les deux pouvoirs, chacun dans sa sphère, d’une souveraineté également universelle et pleinement indépendante. L’unité de l’Empire, dans la théorie de Dante, ne s’autorise pas seulement des traditions toujours vivantes de l’Empire romain, elle apparaît comme le couronnement de l’édifice féodal. Elle n’est pas destinée, en effet, à se substituer en tout à la diversité des États. Elle ne fait que les relier entre eux sous la souveraineté de l’empereur, comme les fiefs d’un même royaume sont réunis sous la suzeraineté du roi.

Enfin la politique de Dante appartient, encore au moyen âge par l’appareil scolastique sous lequel elle se présente, soit dans les démonstrations en forme du traité de la Monarchie, soit dans les digressions oratoires ou poétiques du Banquet ou de la Divine Comédie. En discutant des questions sur lesquelles se sont livrées pendant plusieurs siècles tant de batailles de plume et d’épée, Dante ne peut se dispenser d’user des mêmes armes que ses adversaires. Quand l’opinion qu’il combat voit dans la subordination de la lune au soleil une preuve convaincante de celle du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, faut-il s’étonner s’il déploie contre un tel argument toutes les ressources de la scolastique et toutes les subtilités de l’interprétation symbolique ? Il ne se refuse pas même, dans l’ardeur de la discussion, l’emploi des armes de l’intolérance : « On voudrait, s’écrie-t-il, en réfutant une certaine théorie sur la noblesse d’origine, répondre, non avec des paroles, mais avec le couteau, à une telle marque de bestialité » (Convito, IV).

L’originalité véritable de la philosophie de Dante, c’est la forme populaire dont il l’a revêtue. Toutes les questions qui se débattaient dans l’ombre des écoles se produisent au grand jour dans une langue à la fois savante et naïve, qui sait se plier aux plus formidables abstractions et y répandre la lumière et la vie. Et en même temps qu’elles font appel à toutes les intelligences, elles s’emparent de toutes les imaginations par cet ensemble de fictions charmantes ou terribles au sein duquel elles tiennent place. Elles provoquent ainsi une curiosité insatiable, stimulée plutôt que rebutée par les obscurités dont le poëte philosophe n’a pas voulu les dégager. Il a donné lui-même l’exemple d’un commentaire philosophique de ses poésies dans la langue du peuple. D’innombrables interprètes, dont la chaîne remonte aux premières années après sa mort, suivent à l’envi cet exemple pour la Divine Comédie. Ce n’est pas assez des commentaires écrits, des chaires sont créées dans la plupart des villes d’Italie, pour l’explication du poëme sacré. On sait que celle de Florence fut inaugurée par Boccace. Les détails naïfs dans lesquels ces premiers commentateurs se croient obligés d’entrer attestent à la fois l’ignorance du public auquel ils s’adressent, et l’universelle avidité de savoir que l’œuvre de Dante avait excitée.

C’est le triomphe de la scolastique, c’est en même temps le point de départ de sa décadence. Le cercle étroit dans lequel s’est enfermée la pensée du grand poëte ne suffit bientôt plus à l’esprit humain émancipé par lui-même. Malgré ses avertissements, on veut aller par plus d’un sentier en philosophant. On veut surtout s’abreuver plus largement à celte antiquité profane dont les poètes et les philosophes jouent dans son poëme un rôle secondaire et subordonné, mais déjà plein d’éclat. Aussi on a pu dire (Franz Wegele, Dante’s Leben und Werke) que la Divine Comédie avait été, en Italie du moins, le chant du cygne de la scolastique. Pétrarque, plus jeune que Dante seulement de trente-neuf ans, est déjà un philosophe de la Renaissance.

Mais la popularité de Dante n’a point eu à souffrir de ce mouvement nouveau. Lui-même y avait contribué sans le vouloir, non-seulement en produisant la philosophie hors de l’enceinte des écoles et en la plaçant sous l’invocation des souvenirs classiques, mais en faisant un choix dans cet enseignement scolastique auquel il prétendait rester fidèle. Il laisse dans l’ombre les théories propres au moyen âge sur le principe d’individuation, sur les universaux, sur la distinction des deux intellects. Sous ces formes pédantesques dont il a peine à s’affranchir, il sait retrouver cette philosophia perennis dont parle Leibniz, qui subsiste à travers tous les systèmes anciens et modernes. Il se fait, pour employer son langage, le citoyen de « cette Athènes céleste où les stoïciens, les péripatéticiens et les épicuriens, par l’effet de la vérité éternelle, se réunissent dans un vouloir commun » (Convito, III). Prises en elles-mêmes, la plupart de ses théories philosophiques peuvent, sans un anachronisme trop sensible, être mises dans la bouche de Virgile, son guide dans le champ de la science humaine, et, sauf sur les questions de physique, où il ne pouvait devancer les découvertes modernes, elles ont pu garder leur place dans l’enseignement et dans les discussions des philosophes. Même après la chute de la scolastique, la Divine Comédie est encore commentée avec enthousiasme par de purs platoniciens comme Landino et par les savants les plus dégagés de l’esprit du moyen âge comme Galilée. La décadence intellectuelle de l’Italie au xviie siècle y interrompit seule les études dantesques. On sait quelle faveur elles ont reconquise de nos jours. Non-seulement l’ère des commentateurs s’est rouverte, mais des citations de la Divine Comédie et des Opere minori sont devenues l’illustration obligée de tous les livres de philosophie.

Hors de l’Italie, Dante est moins souvent cité, parce qu’il perd beaucoup à être traduit ; mais, au point de vue historique surtout, il est l’objet d’études non moins patientes et non moins sympathiques. Sa gloire a profité de la réaction qui s’est produite de nos jours en faveur du moyen âge, et elle a contribué à son tour à provoquer les recherches sur l’histoire et sur la philosophie du moyen âge. Les plus obscurs représentants de la scolastique sont tirés de l’oubli pour éclaircir un passage du poëte qui a résumé dans ses vers immortels toute la science de son temps.

Dans la philosophie de Dante, un intérêt particulier s’attache à sa politique. Comme sa métaphysique, elle procède du moyen âge, mais elle va au delà du moyeu âge. Elle manifeste, 1 1 théorie chimérique de l’Empire universel, le pressentiment déjà très-net de toutes les les questions que la politique moderne .spire à résoudre : la fédération des États, sinon sous un chef unique, du moins sous certaines DARW — DARW lois communes, la conciliation des libertés pro- vinciales ou municipales avec la souveraineté du gouvernement central, l’indépendance réci- proque du pouvoir spirituel et du pouvoir tem- porel. Dante n’est pas même étranger à ces rêves de réformes sociales qui prétendent assurer le libre développement de toutes les vocations na- turelles (Paradiso, VIII, discours de Charles Martel). Il reste, en un mot, à tous les points de vue, le plus vivant, non-seulement des poètes, mais dés philosophes du moyen âge. Les meilleures éditions des œuvres complètes de Dante sont celles de Zatta (4 vol. in-4, Venise, 1738) et de Barbera, avec les commentaires de Fraticelli (4 vol. in-12, Florence, 1857). Parmi les anciens commentateurs on consultera surtout avec fruit sur la philosophie de Dante ceux de Landino et de Vellutello, réunis en un seul volume in-f° (Venise, 1596), et, parmi les commentateurs et critiques modernes — Italiens : Conti, Storia délia filosofia (t. II, leçons vn-xi, SanTommaso e Dante)- Perez, la Béatrice svelata (in-12, Palerme, 186.0). — Allemands : Karl Witte, Dante Ali ghieri ’s Igrische Gedichte ùbersetzl und erklœrt (2 vol., Leipzig, 1842); Philalethes (le roi Jean de Saxe), Dante Alighieri ’s Gœllliche Co- mœdia rnetrisch ûbertragen und mit kritischen und historischen Erlàuterungen versehen (3 vol. in-4, Leipzig et Dresde, 1849); Franz Wegele, Dante’sSeben und Werke (in-8, Iéna, 1852); Emil Rûth, Etudiai ûber Dante Allighieri, in-8, Tu- bingue, 1853. — Français : Ozanam, Dante et la philosophie catholique au xm e siècle (Œuvres complètes, t. IV); Paul Janet, Histoire de la science politique (t. I, liv. II, ch. iv); Charles Jourdain, la Philosophie de saint Thomas d’A- quin (t. II, liv. II, ch.m). Em. B.


(Florence, 1265. Ravenne, 1321),

le plus grand poëte de l’Italie, l’a aussi illustrée comme philosophe

Theologus Dantes nullius dogmatis = pers.

Quod foveat claro philosophia sine,

dit l’épitaphe composée par Giovanni del Virgilio. « Il s’était acquits une telle gloire dans tous les

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genres d’études, dit un de ses plus anciens bio­graphes, Benvenuto d’Imola, que les uns l’ap­pelaient poète, les autres philosophe, les autres théologien. » Ainsi s’exprime également le pre­mier traducteur français de la Divine Comédie, Grangier, dans la dédicace de sa traduction à Henri IV : « En ce poème il se découvre un poète excellent, un philosophe profond et un théologien judicieux. »

-Le philosophe seul doit nous occuper ici dans la vie et dans les œuvres de Dante. Lui-même nous fait connaître dans son Banquet (Convito) le point de départ de ses études philosophiques. Il était au seuil de la jeunesse (vingt-cinq ans) lorsqu’il perdit la noble dame (Béatrice) qui lui avait inspiré ses premiers chants, et qui, retrouvée plus tard dans une merveilleuse vision, devait lui inspirer les derniers. Après quelque temps donné au plus violent désespoir, il chercha des consolations dans un autre amour. Or l’objet de ce nouvel amour c’était, dit-il, la très-belle et très-illustre fille de l’empereur de l’univers, à laquelle Pythagore a donné le nom de philo­sophie. » Il avait lu, pour faire diversion à sa douleur, la Consolation de Boèce et le traité de l’Amitié de Cicéron. Il y puisa le goût de la philosophie, et dès lors il fréquenta assidûment les lieux où on l’enseignait, c’est-à-dire les écoles des religieux et des philosophes. Suivant Ben­venuto d’Imola, Dante étudia la philosophie na­turelle et la morale à Florence, à Bologne et à Padoue, et la philosophie sacrée à Paris, où il ne vint que dans son àge mûr, après son bannissement (1302). C’est pendant son séjour à Paris que se place un tour de force philosophique raconté par Boccace : il aurait soutenu sans désemparer, contre quatorze adversaires, une de ces discus­sions de quolibet, si fréquentes dans les écoles du moyen àge. Si l’on en croit Jacques de Ser­ravalle, évêque de Fermo, qui commentait la Divine Comédie au commencement du XVe siècle, Dante serait venu en France avant son entrée dans la vie publique, et il y serait resté assez lontemps pour prendre à. l’Université de Paris le grade de bachelier en théologie ; le manque d’argent l’aurait seul empêché d’y prendre celui de docteur. Il faut admettre ce témoignage, si l’on veut qu’il ait pu entendre un maître celèbre des écoles de la rue du Fouarre, Sigier de Brabant, que les savantes recherches de M. Victor Leclerc ont restitué à l’histoire de la scolastique (Histoire littéraire de France, t. XXI) : il l’a mis, en effet ? au nombre des docteurs qui, en l’an 1300, jouissaient déjà de la béatitude du Paradis. Mais on sait qu’il ne laisse échapper aucune occasion de se mettre en scène : s’il avait personnellement connu Sigier, il n’aurait pas manqué de le rappeler.

Les études philosophiques de Dante se pour­suivirent jusqu’à la fin de sa vie. Une thèse, de Aqua et Terra, imprimée à Venise en 1508, et dont il n’y a aucun motif de suspecter l’authen­ticité, est présentée, à la dernière page, comme ayant été soutenue par lui à Vérone le 20 jan­vier 1320.

La philosophie n’est étrangère à aucun des ouvrages de Dante. Ses poésies lyriques elles-mêmes contiennent souvent, soit directement, soit sous la forme de l’allégorie, des thèses phi­losophiques. Le Traité de la tangue vulgaire (de Vulgari eloquio), débute par une théorie philoso­phique du langage, considéré comme une faculté exclusivement propre à l’homme, et dont l’usage lui a été révélé par Dieu en le créant. Le traité de la Monarchie est le développement de toute une philosophie politique. La Vie nouvelle est comme la préface du Banquet et de la Divine Comédie, et, dans ces deux derniers ouvrages, toutes les parties de la philosophie sont repré­sentées.

Des preuves intrinsèques fixent la composition du Banquet pendant l’exil de Dante, vers l’an 1303. C’est le premier livre de métaphysique écrit en langue vulgaire. Il tient, sous ce rapport, dans l’histoire de la philosophie italienne, une place analogue à celle du Discours de la Méthode, postérieur de plus de trois siècles, dans l’histoire de la philosophie. française. Ainsi que Descartes, Dante appelle à profiter de ses méditations, ou, comme il le dit, à s’asservir à sa table philoso­phique ceux qui n’ont pas eu l’heur de se ren­contrer dans les mêmes chemins que lui ; et, pour distribuer le pain de la vérité d’une main plus libérale, il préfère à la langue des savants celle des gens du monde et des femmes. Mais, s’il renonce à la langue des savants, il ne renonce pas à leurs procédés. Le Banquet est tout scolas­tique, non-seulement par l’abus des divisions, des distinctions, des syllogismes, mais par l’emploi de deux formes chères aux docteurs du moyen àge, le commentaire et l’allégorie. C’est un commentaire philosophique, non sur un livre d’Aristote ou sur le Maître des Sentences, mais sur trois Canzoni de Dante lui-même, et c’est par là qu’il se justifie surtout de l’avoir écrit en italien ; car le commentaire suit nécessairement la langue de l’oeuvre commentée. Ces trois Canzoni sont des poésies d’amour (Dante avoue, dans la Vie nouvelle, que l’italien naissant ne comportait pas encore d’autres sujets) ; mais l’amour y est pris, grâce à l’allégorie, dans le sens le plus large, et lors même que tout semble s’y rapporter aux beautés sensibles, le commen­taire en donne hardiment une interprétation métaphysique. Dante use, dans l’interprétation de sa propre pensée, de tous les raffinements du symbolisme. Il n’y distingue pas moins de quatre sens : le littéral, l’allégorique, le moral et l’ana­gogique ou inductif. Une simple invocation aux intelligences qui meuvent le troisième ciel, dans le premier vers d’une des poésies qu’il com­mente, donne lieu à toute une théorie du ciel, d’après le système de Ptolémée, à une exposi­tion de la nature et de la hiérarchie des anges, et à une classification des sciences, reproduisant allégoriquement l’ordre des sphères célestes : aux cieux planétaires correspondent les sept arts li­béraux ; aux deux pôles du ciel étoilé, la physique et la metaphysique ; au Premier Mobile, la morale, et à l’Empyrée, la théologie. Ces rapprochements subtils entre l’ordre moral et l’ordre physique se retrouvent partout dans la science comme dans l’art du moyen âge. Ils se fondent sur une har­monie réelle, dans laquelle se manifeste l’unité de la création ; mais employés avec une confiance aveugle, comme procédé de raisonnement, sans tenir compte de l’imperfection des connaissances acquises et des différences de nature ou de degré qui séparent les divers ordres de vérités, ils ont été l’un des principaux obstacles aux progrès des sciences. Toutes les sciences, en effet, se mou­lant, en quelque sorte, les unes sur les autres, devenaient solidaires, et l’on ne pouvait changer les idées reçues en physique ? sans bouleverser, en même temps, la métaphysique, la morale et la théologie elle-même.

Les théories philosophiques du Banquet sont reprises, avec de nouveaux développements, dans la Divine Comédie, où elles se revêtent de vives et familières images, sans rien perdre de leur précision et de leur vigueur. Dante lui-même rapporte son poème à la philosophie morale, et il lui assigne pour objet la destinée humaine déterminée par le mérite et le démérite (Épître dédicatoiredu Paradis à Cane della scata). Mais

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il ne sépare pas la morale des autres sciences dont elle est le principe ordonnateur, comme le Premier Mobile, auquel elle correspond, soutient tout l’ordre du ciel. Aussi une véritable Somme de philosophie et de théologie trouve place dans cette série de dissertations dont il entremêle sans cesse ses tableaux de l’autre vie, soit qu’il parle en son propre nom, soit qu’il fasse parler ses deux guides, Virgile et Béatrice, ainsi que les divers personnages qu’il met en scène.

Dante n’a point proprement une doctrine phi­losophique. L’aristotélisme scolastique, sous la forme que lui avait donnée saint Thomas, fait le fond de toutes ses théories. Il appelle Aristote le martre de ceux qui savent, et il s’incline presque toujours devant l’autorité du bon frère Thomas d’Aquin. Sur les rapports des sens avec la raison et de la raison avec la foi, sur la formation, l’unité et l’immortalité de l’âme sur la création et la hiérarchie des êtres, sur le libre arbitre et l’origine du mal, sur la division des vertus, il professe le pur thomisme. S’il s’écarte de l’Ange de l’École dans la classification des pé­chés, c’est pour remonter directement à Aristote, ou pour s’inspirer d’un autre scolastique, saint Bonaventure. Il connaît les Arabes Algazel, Avi­cenne, et celui qui fit le grand Commentaire, Averroès, dont il réfute, par les arguments de saint Thomas, la théorie et l’intellect imper­sonnel. De Platon, il ne parait avoir lu que le Timée, qu’il ne cite que pour le combattre ; mais on reconnaît, dans l’esprit même de sa philosophie, une sorte de platonisme inconscient, qu’il puise dans Cicéron, dans Boèce, dans Richard de Saint-Victor, dans saint Bonaventure et dans saint Thomas lui-même. Comme presque tous les scolastiques, il est attiré, sans le bien connaître, par l’idéalisme platonicien, et contenu par le réalisme péripatéticien, mieux connu et plus conforme aux exigences d’un enseignement dog­matique. Parmi les principes de la métaphysique d’Aristote, il s’empare surtout de cette idée de finalité qui fait du moteur suprême le centre commun vers lequel tendent tous les êtres. Il se plaît à montrer un immense courant d’amour circulant partout à travers la grande mer de l’être. Le mouvement physique, la vie végétative, la vie intellectuelle, forment l’échelle ascendante de l’amour universel. Infaillible dans ses degrés inférieurs, l’amour devient susceptible de bien et de mal, lorsqu’il est éclairé par la raison. Le vice, comme la vertu, procède de lui, suivant qu’il s’arrête sur des biens imparfaits ou qu’il tend avec une ardeur persévérante vers le bien suprême. Même quand la volonté devient mau­vaise, quand elle poursuit le mal d’autrui par la violence ou par la fraude, elle n’obéit qu’à un amour déréglé de soi-même. Il y a des degrés dans le vice, suivant que l’amour s’éloigne plus ou moins de sa fin, et, d’un autre côté, les efforts qu’il fait pour l’atteindre sont la mesure des degrés de, la vertu. Les vertus de la vie con­templative sont supérieures à celles de la vie pratique, comme manifestant plus d’amour ; mais, pour chacune de ces deux vies, il est un terme que l’amour humain ne peut dépasser, même au sein de la béatitude céleste. Les anges vont au-delà, mais eux-mêmes ne réalisent pas encore la perfection de l’amour. Dieu seul la possède, au sommet de l’être, et il en répand les rayons sur toutes ses créatures, dans la mesure de leur perfection relative. L’Enfer lui-même est une œuvre d’amour autant que de justice. Ces cercles superposés dans lesquels les châtiments sont proportionnés au démérite, sont inégalement éloignés de Dieu ; l’amour divin éclaire encore d’une pâle lueur ces limbes où ceux à qui la foi seule a manqué sont du moins exempts de souffrances, et il ne s’éteint qu’au fond de cet abîme de glace où se dresse, au milieu des traîtres, le corps immense de Lucifer.

Dans sa metaphysique et dans sa morale, Dante, comme tous les docteurs de son temps, ne sépare jamais la philosophie de la théologie. Il n’en maintient pas moins très-fermement leur distinction et leur indépendance mutuelle. Il n’y a pas lieu, sous ce rapport, de faire deux parts dans sa vie, l’une dans laquelle la philosophie aurait remplacé la foi naïve de son adolescence. l’autre qui aurait été marquée par une sorte de conversion religieuse, sous l’influence prépondé­rante de la théologie. On a faussement interprété dans ce sens la succession symbolique de ses deux amours. La philosophie qu’il expose dans son Banquet, comme ayant remplacé dans son âme l’amour de Béatrice, non-seulement est d’une orthodoxie scrupuleuse, mais se montre partout imprégnée de théologie. Quant à Béatrice, lors­qu’elle reprend possession de son âme dans la Divine Comédie, elle est loin d’y représenter la théologie pure et le triomphe de la foi sur ce qu’on appellerait aujourd’hui la libre pensée. Elle-même lui envoie, pour le guider jusqu’à elle, Virgile, le représentant de la science humaine, de « tout ce que la raison peut voir ici-bas, » et, quand elle se charge à son tour de le diriger, elle ne l’éclaire pas seulement sur la théologie, elle lui expose aussi des théories philosophiques. Une même doctrine politique est développée dans le Banquet, dans la Divine Comédie et dans le traité latin de la Monarchie ; or cette doctrine repose précisément sur la distinction radicale de la philosophie et de la théologie, distinction con­sidérée par Dante comme le principe de l’indé­pendance de l’Empire à l’égard de l’Église.

La politique de Dante est la partie la plus originale de sa philosophie. Lui-même, dans le traité de la Monarchie, la présente comme nouvelle. Il avoue que ses idees ont varié sur ce sujet. Il avait été élevé dans les principes des Guelfes, il s’est rapproché de ceux des Gibelins. Ce changement a-t-il été amené par le progrès naturel et logique de ses réflexions, ou bien faut-il l’attribuer à ses ressentiments d’homme de parti et d’exilé ? La question serait tranchée dans le premier sens, si l’on admettait avec un cri­tique allemand, M. Witte, auquel la littérature dantesque est redevable de précieux travaux, que le traité de la Monarchie est une oeuvre de sa jeunesse, écrite avant son bannissement, lorsqu’il n’avait encore aucun grief personnel contre les Guelfes. Mais cette hypothèse, contraire au témoi­gnage de Boccace et à une tradition constante, est peu vraisemblable. Elle n’est pas nécessaire d’ailleurs pour la justification de Dante. Sa théorie de l’Empire se rattache évidemment à tout l’ensemble de ses doctrines philosophiques. Il n’appartenait au parti guelfe que par tradition de famille, et il a pu s’en séparer sans apostasie, lorsqu’il a commencé à se faire des convictions personnelles.

L’unité d’une fin commune pour tout le genre humain conduit Dante à proclamer la nécessité d’un empire unique, réunissant sous ses lois tous les peuples de la terre. Mais comme, pour atteindre leur fin, les hommes suivent une double lumière, la raison et la foi, le gouvernement universel reçoit deux formes, l’Empire et l’Église, le premier destiné à leur assurer la béatitude terrestre, le second ayant pour mission de les guider vers la béatitude céleste. Irréductibles entre eux, les deux pouvoirs sont mutuellement indépendants ; ils ne relèvent que de la puissance divine, dont ils sont l’un et l’autre une émanation immédiate. L’em‑

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pereur est inférieur au pape, comme la philosophie est inférieure à la théologie, la béatitude terrestre à la béatitude céleste ; mais il n’y a de l’un à l’autre qu’une subordination de déférence.

Ces idées politiques sont en opposition avec celles de saint Thomas et de la plupart des doc­teurs ; mais elles ne sont pas pour cela étrangères à l’esprit du moyen âge. Si le moyen âge se perd par l’excès du morcellement, il ne s’égare pas moins dans la poursuite de l’unité univer­selle. L’Église y prétend dans l’ordre spirituel ; les Césars d’Allemagne, héritiers du titre des Césars de Rome, aspirent à la réaliser dans l’ordre temporel. Aussi ne conçoit-on que trois théories politiques : la première absorbe l’Empire dans l’Église ; la seconde assujettit l’Église à l’Empire ; la troisième investit les deux pouvoirs, chacun dans sa sphère, d’une souveraineté également universelle et pleinement indépendante. L’unité de l’Empire, dans la théorie de Dante, ne s’au­torise pas seulement des traditions toujours vi­vantes de l’Empire romain. elle apparaît comme le couronnement de l’édifice féodal. Elle n’est pas destinée, en effet, à se substituer en tout à la diversité des États. Elle ne fait que les relier entre eux sous la souveraineté de l’empereur, comme les fiefs d’un même royaume sont réunis sous la suzeraineté du roi.

Enfin la politique de Dante appartient encore au moyen âge par l’appareil scolastique sous lequel elle se présente, soit dans les démonstra­tions en forme du traité de la Monarchie, soit dans les digressions oratoires ou poétiques du Banquet ou de la Divine Comédie. En discutant des questions sur lesquelles se sont livrées pendant plusieurs siècles tant de batailles de plume et d’épée, Dante ne peut se dispenser d’user des mêmes armes que ses adversaires. Quand l’opinion qu’il combat voit dans la subordination de la lune au soleil une preuve convaincante de celle du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, faut-il s’étonner s’il déploie contre un tel argument toutes les ressources de la scolastique et toutes les subtilités de l’interprétation symbolique ? Il ne se refuse pas même, dans l’ardeur de la dis­cussion, l’emploi des armes de l’intolérance : « On voudrait, s’écrie-t-il, en réfutant une certaine théorie sur la noblesse d’origine, répondre, non avec des paroles, mais avec le couteau, à une telle marque de bestialité » (Convito, IV).

L’originalité véritable de la philosophie de Dante, c’est la forme populaire dont il l’a re­vêtue. Toutes les questions qui se débattaient dans l’ombre des écoles se produisent au grand jour dans une langue à la fois savante et neuve, qui sait se plier aux plus formidables abstractions et y répandre la lumière et la vie. Et en même temps qu’elles font appel à toutes les intelli­gences, elles s’emparent de toutes les imagina­tions par cet ensemble de fictions charmantes ou terribles au sein duquel elles tiennent place. Elles provoquent ainsi une curiosité insatiable, stimulée plutôt que rebutée par les obscurités dont le poète philosophe n’a pas voulu les dé­gager. Il a donné lui-même l’exemple d’un com­mentaire philosophique de ses poésies dans la langue du peuple. D’innombrables interprètes, dont la chame remonte aux premières années après sa mort, suivent à l’envi cet exemple pour la Divine Comédie. Ce n’est pas assez des com­mentaires écrits, des chaires sont créées dans la plupart des villes d’Italie, pour l’explication du poème sacré. On sait que celle de Florence fut inaugurée par Boccace. Les détails naïfs dans lesquels ces premiers commentateurs se croient obligés d’entrer attestent à la fois l’ignorance du public auquel ils s’adressent ; et l’universelle avidité de savoir que l’œuvre de Dante avait excitée.

C’est le triomphe de la scolastique, c’est en même temps le point de départ de sa décadence. Le cercle étroit dans lequel s’est enfermée la pensée du grand poète ne suffit bientôt plus à l’esprit humain émancipé par lui-même. Malgré ses avertissements, on veut aller par plus d’un sentier en, philosophant. On veut surtout s’abreu­ver plus largement à cette antiquité profane dont les poètes et les philosophes jouent dans son poème un rôle secondaire et subordonné, mais déja plein d’éclat. Aussi on a pu dire (Franz Wegele, Dante’s Leben und Werke) que la Divine Comédie avait été, en Italie du moins, le chant du cygne de la scolastique. Pétrarque, plus jeune, que Dante seulement de trente-neuf ans, est déja un philosophe de la Renaissance.

Mais la popularité de Dante n’a point eu à souffrir de ce mouvement nouveau. Lui-même y avait contribué sans le vouloir, non-seulement en produisant la philosophie hors de l’enceinte des écoles et en la plaçant sous l’invocation des souvenirs classiques, mais en faisant un choix dans cet enseignement scolastique auquel il pré­tendait rester fidèle. Il laisse dans l’ombre les théories propres au moyen âge sur le principe d’individuation, sur les universaux, sur la dis­tinction des deux intellects. Sous ces formes pédantesques dont il a peine à s’affranchir, il sait retrouver cette philosophie perennis dont parle Leibniz, qui subsiste à travers tous les systèmes anciens et modernes. Il se fait, pour employer son langage, le citoyen de « cette Athènes céleste où les stoïciens, les péripatéticiens et les épicuriens , par l’effet de la vérité éternelle, se réunissent dans un vouloir commun » (Convito, III). Prises en elles-mêmes, la plupart de ses théories philosophiques peuvent, sans un anachronisme trop sensible, être mises dans la bouche de Virgile, son guide dans le champ de la science humaine, et, sauf sur les questions de physique, où il ne pouvait devancer les décou­vertes modernes, elles ont pu garder leur place dans l’enseignement et dans les discussions des philosophes. Même après la chute de la scolastique, la Divine Comédie est encore commentée avec enthousiasme par de purs platoniciens comme Landino et par les savants les plus dégagés de l’esprit du moyen âge comme Galilée. La décadence intellectuelle de l’Italie au XVIIe siècle y interrompit seule les études dantesques. On sait quelle faveur elles ont reconquise de nos jours. Non-seulement l’ère des commentateurs s’est rouverte, mais des citations de la Divine Comédie et des Opere minori sont devenues l’illustration obligée de tous les livres de philosophie.

Hors de l’Italie, Dante est moins souvent cité, parce qu’il perd beaucoup à être traduit ; mais, au point de vue historique surtout, il est l’objet d’études non moins patientes et non moins sym­pathiques. Sa gloire a profité de la réaction qui s’est produite de nos jours en faveur du moyen âge, et elle a contribué à son tour à provoquer les recherches sur l’histoire et sur la philosophie du moyen âge. Les plus obscurs représentants de la scolastique sont tirés de l’oubli pour éclaircir un passage du poste qui a résumé dans ses vers immortels toute la science de son temps.

Dans la philosophie de Dante, un intérêt par­ticulier s’attache à sa politique. Comme sa métaphysique, elle procède du moyen âge, mais elle va au delà du moyen âge. Elle manifeste, sous la théorie chimérique de l’Empire universel, le pressentiment déjà très-net de toutes les grandes questions que la politique moderne aspire à résoudre : la fédération des États, sinon sous un chef unique, du moins sous certaines

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lois communes, la conciliation des libertés pro­vinciales ou municipales avec la souveraineté du gouvernement central, l’indépendance réci­proque du pouvoir spirituel et du pouvoir tem­porel. Dante n’est pas même étranger à ces rêves de réformes sociales qui prétendent assurer le libre développement de toutes les vocations na­turelles (Paradis, VIII, discours de Charles Martel). Il reste, en un mot, à tous les points de vue, le plus vivant, non-seulement des poètes, mais des philosophes du moyen âge.

Les meilleures éditions des oeuvres complètes de Dante sont celles de Zatta (4 vol. in-4, Venise, 1758) et de Barbera, avec les commentaires de Fraticelli (4 vol. in-12, Florence, 1857).

Parmi les anciens commentateurs on consultera surtout avec fruit sur la philosophie de Dante ceux de Landino et de Vellutello, réunis en un seul volume in-f° (Venise, 1596), et, parmi les commentateurs et critiques modernes — Italiens : Conti, Storia della filoso fia (t. H, leçons vir-xi, San Tommaso e Dante) ; Perez, la Beatrice svelata (in-12, Palerme, 1865). — Allemands : Karl Witte, Dante Alighieri’s lyrische Gedichte übersetzt und erkicert (2 vol., Leipzig, 1842) ; Philalethes (le roi Jean de Saxe), Dante Alighieri’s Goettliche Co­moedia metrisch übertragen und mit kritischen und historischen Erliluterungen versehen (3 vol. in-4, Leipzig et Dresde, 1849) ; Franz Wegele, Dante’s Seben und Werke (in-8, Iéna, 1852) ; Emil Rütli, Étudien über Dante Allighieri, in-8, Tu­bingue, 1853. — Français : Ozanam, Dante et la philosophie catholique au XIIIe siècle (Œuvres complètes, t. IV) ; Paul Janet, Histoire de la science politique (t. I, liv. II,. ch. IV) ; Charles Jourdain, la Philosophie de saint Thomas d’A­quin (t. II, liv. II, eh. in).

Em. B.