Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Abbeville

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ABBEVILLE, en latin Abbatis villa, capitale du comté de Ponthieu en Picardie, sur la rivière de Somme, à cinq lieues de la mer, au diocèse d’Amiens, n’était autrefois, comme son nom le témoigne, qu’une maison de campagne qui appartenait à un abbé. On croit que cet abbé était saint-Riquier, ou quelqu’un de ses successeurs qui, trouvant cette situation agréable et bien commode, à deux lieues de son abbaye de Centule, y fit bâtir premièrement une maison[a], et puis un château, où il y eut un prieuré dépendant de l’abbaye[b]. Hugues Capet, en voulant faire une place forte pour arrêter les courses des nations barbares l’ôta aux moines[c] ; et, l’ayant fortifiée, la donna à Hugues son gendre, qui prenait le titre d’avoué, à cause que le roi son beau-père lui avait commis la protection de l’église de Saint-Riquier. Son fils Angelram se contenta de ce titre, jusqu’à ce qu’il eût tué en bataille le comte de Boulogne, et qu’il se fût marié avec la veuve de ce comte ; car alors il se qualifia comte de Ponthieu, nom qui est demeuré à ses descendans[d]. Abbeville est devenue très-considérable dans la suite des temps. Elle est si grande, qu’à peine se trouvera-t-il dans toute la France dix ou douze villes qui la surpassent, ou qui seulement l’égalent en son circuit[e]. Sanson, de qui j’emprunte ces paroles, faisait état, en l’année 1636, qu’elle contenait 35 ou 40 mille personnes. C’était sa patrie ; et il est remarquable qu’en fort peu de temps elle donna trois bons géographes, lui, Pierre Duval [f], et le père Philippe Briet, jésuite. La rivière de Somme se partage là en divers bras, qui passent au dedans et au dehors de la ville. On n’est point demeuré d’accord de ce que le même Sanson assure[g], qu’Abbeville a été de tout temps la capitale du Ponthieu (A), et que les autres villes du Ponthieu n’ont rien d’ancien, en comparaison de celle-là (B). Encore moins lui a-t-on laissé passer la prétention que cette ville s’appelait autre fois Britannia (C), et qu’elle était l’une des plus florissantes de toute la Gaule, long-temps avant Jésus-Christ. Nous dirons en son lieu les suites de la querelle que le père Labbe lui fit là-dessus (D). Abbeville a de beaux priviléges ; et, comme elle n’a jamais été prise, on la nomme la pucelle du pays[h] ; et elle se dit en sa devise semper fidelis, toujours fidèle. Qui voudra voir amplement tout ce qui concerne cette ville, les priviléges de ses majeurs, les hommes illustres qui y sont nés ou qui y sont morts, etc. [i], doit consulter l’Histoire généalogique des Comtes de Ponthieu, imprimée à Paris, chez François Clousier, l’an 1657, in-folio. L’auteur n’a marqué son nom que par ces lettres, F. I. D. J. M. C. D. ; mais on sait qu’elles signifient frère Ignace de Jésus Maria, carme déchaussé. Voyez l’article Sanson (Jacques).

  1. Le P. Labbe, Tableaux méthod. de la Géograph. royale, pag. 322, édit. in-12.
  2. Sirmond. Notæ in Epist. XXXVI, Alexandri III.
  3. Hariulfus, Centulensis Monachus, in Chronico Monasterii sui, lib. IV, cap. XII, apud Hadr. Valesium, Notit. Gall., pag. 1.
  4. Valesii Notitia Gall., pag. 1.
  5. Sanson, Recherche de l’Antiquité d’Abbeville, pag. 2.
  6. Fils d’une sœur de Sanson.
  7. Sanson, Antiquité d’Abbeville, p. 59, 60.
  8. Duval, dans son Traité de la France, pag. 70.
  9. C’est avec raison que j’ai mis un et cætera, car ce livre est tout plein de matières étrangères : on y trouve le chevalier Bayard et d’autres personnes qui n’ont aucune relation au Ponthieu.

(A) A été de tout temps la capitale du Ponthieu. ] Le père Labbe le réfute ainsi sur ce point : Vous n’aviez pas lu, M. Sanson, les titres et mémoires de l’abbaye de Saint-Riquier, qui disent, que sous Louis-le-Débonnaire, l’an 815, il y avait dans l’enceinte des murailles de Centule deux mille cinq cents maisons, plusieurs artisans, quantité de rues, etc. ; qu’Abbeville est mise au rang des bourgs et villages, qui en dépendaient[1]. S’il en faut croire le vers tant chanté dans le pays,

Turribus à centum Centula nomen habet,


les cent tours qui flanquaient les murailles de Centule lui donnèrent son nom[2].

(B) N’ont rien d’ancien, en comparaison de celle-là. ] « Cela est faux, » disent ceux de Saint-Riquier[3] ; « et qu’avez-vous dans Abbeville qui marque quelque ancienneté, puisque votre église collégiale de Saint-Wulfran reconnaît pour fondateur Guillaume de Taluas, et Jean son fils, après l’an onze cent de salut ; et que le prieuré de Saint-Pierre, ordre de saint Benoît, ne fut fondé que quelques années auparavant : car, pour la paroisse de Notre-Dame du Châtel, cela ne ressent encore que le village ? » Quant à Frédégaire, que Sanson avait cité comme un témoin de l’existence d’Abbeville au temps du maire Ébroin, on lui répond[4] qu’il faut lire au chapitre xcvi, non pas atque Abacivo villâ evadens aufugit ; mais atque à Bacivo villâ evadens aufugit.

(C) Que cette ville s’appelait autrefois Britannia. ] Il fonda ce sentiment sur un passage de Strabon, où il crut trouver[5] que les députés de Marseille estans devant Scipion, interrogés par lui de ce qu’ils sçavoient de Britannia, Narbo et Corbilo, pas un d’entre eux n’en sçut rien dire de mérite, encore que ce fussent les meilleures villes de toute la Gaule. Il suppose que ce fut l’an 532 de Rome que les députés de Marseille firent voir cette ignorance. Sa raison est que celui qui leur faisait ces questions était le même Scipion qui perdit la première bataille qu’Annibal gagna sur les Romains. Il suppose que ce Scipion, voulant savoir des nouvelles de la marche d’Annibal, navigua jusqu’à l’embouchure du Rhône ; et que ce fut là que les députés de Marseille qui le vinrent complimenter, ne surent répondre à ses questions. Ceci sera examiné dans l’article de Pythéas. Voyons les autres hypothèses de Sanson. Il remarque : 1°. Que la ville de Narbonne a été l’une des plus anciennes et des plus florissantes villes de la Gaule, et que[6], néanmoins, elle n’est nommée qu’après celle de Britannia, parmi les trois dont Scipion voulut savoir des nouvelles. 2°. Que le Belgium des Commentaires de Jules César était une région entre les Belges[7], qui comprenait le Beauvoisis, l’Amiénois, l’Artois et peut-être encore les Vermandois et les Senlisiens. 3°. Que les habitans des côtes de la Grande-Bretagne étaient sortis du Belgium[8], et qu’ils avaient retenu le nom des cités desquelles ils étaient sortis : c’est César qui nous l’apprend. 4°. Que, selon le dénombrement de Pline[9], il faut que les peuples qu’il nomme Britanni aient habité dans le Ponthieu[10]. 5°. Que, de tous les endroits du Belgium d’où il est passé des peuples en Angleterre, il n’y en a point qui doive venir en ligne de compte autant que celui qui est situé sur la mer, c’est-à-dire autant que le pays de Ponthieu. Il infère de tout cela que les Britanni de Pline sont les principaux du Belgium qui aient passé en Angleterre [11] ; que d’abord ils y ont gardé leur ancien nom, et qu’ensuite ils l’ont rendu général à tout le pays et qu’ils ne s’appelaient pas Britanni sans que leur capitale eût le nom de Britannia. Il faut donc que la capitale du Ponthieu soit cette ancienne Britannia dont Scipion voulut savoir des nouvelles. Or, Abbeville est la capitale du Ponthieu ; elle était donc, sous le nom de Britannia, la plus florissante ville des Gaules, dès avant la seconde guerre punique.

Sans doute il y a de l’érudition et de l’esprit dans cette longue gradation d’hypothèses et de conséquences, de la manière que l’auteur l’a soutenue : mais il n’en saurait résulter qu’un pur roman et que des chimères, puisque le fondement de tout est un passage mal entendu. Voici le fait. Strabon rapporte[12] que Polybe a mis entre les contes fabuleux de Pythéas, qu’aucun des habitans de Marseille qui avaient eu commerce avec Scipion n’eût pu lui rien dire de considérable lorsqu’il les questionna sur la Bretagne ; non plus qu’aucun habitant de Narbonne ni aucun habitant de Corbilon, les meilleures villes du Pays : c’est là le vrai sens du texte grec, comme on le peut recueillir non-seulement par les règles de la grammaire, mais aussi par l’humeur du pélerin dont il est ici question. Περὶ ἧς ἐίρηκε Πολύϐιος, μνησθεὶς τῶν ὑπὸ Πυθέον μυθολογηθέντων· ὅτι Μασσαλιωτῶν μὲν τῶν συμμιξάντων Σκηπίωνι οὐδεὶς εἶχε λέγειν οὐδὲν μνέμης ἄξιον ἐρωτηθεἰς ὑπὸ τοῦ Σκηπίωνος ὑπὲρ τῆς Βρεττανικῆς, οὐδὲ τῶν ἐκ Ναρϐῶνος, οὐδὲ τῶε ἐκ Κορϐηλῶνος, αἵπερ ἧσαν ἄριςαι πόλεις τῶν ταύτῃ[13]. Je parle de Pythéas : cet homme, pour mieux faire valoir ses hâbleries et ses fanfaronneries, affectait de se vanter qu’il apprenait à ses lecteurs mille choses qui avaient été ignorées jusqu’à ce temps-là. Il ne faut donc pas douter qu’il n’avançât hardiment que sa relation de la Bretagne donnait les premières connaissances que l’on eût eues de cette île ; et que, pour le prouver, il ne se servît de cet argument, c’est que Scipion n’en avait pu rien apprendre d’aucun des habitans de Marseille, ni des habitans de Narbonne, ni des habitans de Corbilon sur la Loire, quoique ce fussent les plus florissantes villes de la Gaule. Chacun voit combien Sanson a pris de travers les paroles de l’ancien géographe, à quoi apparemment cette traduction latine ne contribua pas peu. Cujus (Corbilonis) mentionem faciens Polybius, simul Pytheæ refert commentum, Massiliensium scilicet qui Scipionem convenerunt nullum quicquam habuisse dignum memoratu quod diceret interrogatus de Britanniâ, itemque Narbonensium et Corbilonensium, cùm hæ tres urbes Galliæ omnium essent optimæ. On peut aisément croire, lorsqu’on n’est pas assez attentif, que ces trois meilleures villes de Gaule, dont le traducteur fait mention, s’appellent Britannia, Narbo et Corbilo. Mais, si l’on est attentif, on voit que Βρεττανική se prend là pour l’île Britannia ; c’est ainsi que Strabon a coutume de s’exprimer sans l’addition du mot νήσος, insula[14].

(D) La querelle que le père Labbe lui fit là-dessus. ] Il fit sa déclaration de guerre et son premier acte d’hostilité par ces paroles : Britanniam Abbavillæus chalcographus interpretatur Abbeville, lepidissimo commento, quod non tam ex Pytheæ mendaciis, quàm ex ignoratione linguæ græcæ editum malignam in lucem demonstrabimus aliàs, cùm primum singularem illum de Britanniâ tractatum nancisci et legere datum fuerit. C’est ainsi qu’il s’exprima dans son Pharus Galliæ antiquæ, imprimé à Moulins en 1644. Il n’avait pas lu encore le livre que Sanson avait publié sur ce sujet à Paris l’an 1636. Il avait seulement vu le nouveau phénomène de Britannia, non pas dans la grande carte de l’ancienne Gaule, publiée par Sanson l’an 1627, mais dans la petite carte qui vint après celle-là. Ayant enfin lu ce livre, il en réfuta les fondemens, en l’année 1646, dans ses Tableaux méthodiques de la Géographie royale ; et n’oublia point de remarquer que, selon le sens que le sieur Sanson donnait au texte de Strabon, il faudrait dire que les habitans de Marseille étaient dans une profonde ignorance par rapport à la ville de Narbonne, l’an 532 de Rome, quoiqu’il y eût quatre cents ans à peu prés que Marseille était bâtie, et quoique Narbonne fût une ville très-florissante. Sanson n’avait pas manqué de sentir la difficulté ; et il la para le moins mal qu’il lui fut possible[15]. Mais à qui persuaderait-on qu’à cause que les Marseillais avaient souvent guerre avec leurs voisins, ils n’avaient pas eu le temps de savoir ce que c’était que Narbonne ? Le passage de Justin[16] que Sanson rapporte ne nous apprend-il pas qu’avant l’an 362 de Rome, ils avaient souvent vaincu les Carthaginois, et qu’ils avaient fait alliance avec les peuples d’Espagne ? Le père Labbe ne se trouva pas trop bien de son triomphe ; car Sanson fit des sorties sur lui, à son tour, qui renversèrent presque tout le Pharus Galliæ antiquæ[* 1]. Notez qu’à l’égard de son hypothèse touchant Britannia, il écrivit une réplique[17] qui n’a pas été imprimée.

  1. * Dans une longue note sur cette remarque, Joly tâche de justifier le P. Labbe du reproche de plagiat que lui faisait Sanson.
  1. Labbe, Tableaux Méthodiques, page 320.
  2. Là même, page 316 et 317.
  3. Là même, page 320.
  4. Là même, page 321.
  5. Sanson, Recherche de l’Antiquité d’Abbeville, page 4.
  6. Page 8.
  7. Page 39.
  8. Pages 17 et 40.
  9. Libro IV, cap. XVII.
  10. Sanson, Recherche d’Abbeville, p. 46.
  11. Cluvier, German. Ant. lib. II, cap. XXVII, aime mieux lire Brianni que Britanni.
  12. Strabo, lib. IV, page 190.
  13. Idem, ibid.
  14. Voyez, entre autres endroits, livre I, page 71.
  15. Sanson. Recherche de l’Antiquité d’Abbeville, page 76 et suiv.
  16. Justinus, lib. XLIII, cap. V et VI.
  17. Voyez la remarque (A) de l’article Pythéas, à la fin.

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