Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Abdas

La bibliothèque libre.

◄  Abbot (Robert)
Index alphabétique — A
Abdérame  ►
Index par tome


ABDAS, évêque dans la Perse, au temps de Théodose le Jeune, fut cause, par son zèle inconsidéré, d’une très-horrible persécution qui s’éleva contre les chrétiens. Ils jouissaient dans la Perse d’une pleine liberté de conscience, lorsque cet évêque s’émancipa de renverser un des temples où l’on adorait le feu. Les mages s’en plaignirent d’abord au roi (A), qui fit venir Abdas ; et, après l’avoir censuré fort doucement, lui ordonna de faire rebâtir ce temple. Abdas n’en voulut rien faire, quoique le prince lui eût déclaré qu’en cas de désobéissance, il ferait démolir toutes les églises des chrétiens. Il exécuta cette menace[a], et abandonna les fidèles à la merci de son clergé (B), qui, n’ayant vu qu’avec douleur la tolérance qu’on leur avait accordée, se déchaîna contre eux avec beaucoup de furie. Abdas fut le premier martyr qui périt en cette rencontre : il fut, dis-je, le premier martyr, si l’on peut ainsi nommer un homme qui, par sa [b] témérité (C), exposa l’Église à tant de malheurs. Les chrétiens, qui avaient déjà oublié l’une des principales parties de la patience évangélique, recoururent à un remède qui causa un autre déluge de sang. Ils implorèrent l’assistance de Théodose ; ce qui alluma une longue guerre entre les Romains et les Perses[c]. Il est vrai que ceux-ci eurent le désavantage ; mais était-on assuré qu’ils ne battraient pas les Romains ; et que, par le moyen de leurs victoires, la persécution particulière des chrétiens de Perse ne deviendrait pas générale sur les autres parties de l’Église ? Voilà ce que le zèle indiscret d’un simple particulier peut faire naître. À peine trente ans suffirent à la violence des persécuteurs[d]. Ceux qui ont supprimé cette raison du déchaînement des Perses ne sont pas excusables[e]. On peut leur intenter, dans la république des lettres, la même action que l’on intente dans le barreau à certaines réticences des vendeurs[f] ; et il serait à souhaiter que le public fût plus sévère qu’il ne l’est contre les historiens qui suppriment certaines choses. Il y en a si peu qui ne le fassent, qu’il serait désormais temps d’y remédier, si on le pouvait.

  1. Ex Theodoreti Hist. Eccl., lib. V, cap. XXXIX.
  2. Vedelius, théologien protestant, blâme cet évêque. Voyez Voetii Disputat., tom. III, pag. 310.
  3. Socratis Hist. Eccles.. lib. VII, cap. XVIII.
  4. Theodoreti Hist. Eccles., lib. V, cap. XXXIX.
  5. Voyez la remarque (C).
  6. Cùm ex duodecim tabulis satis esset ea præstari quæ essent linguâ nuncupata, quæ qui inficiatus esset dupli pœnam subiret, à jureconsultis etiam reticentiæ pœna est constituta. Quidquid enim esset in prædio vitii, id statuerunt, si venditor sciret, nisi nominatìm dictum esset, præstari oportere. Cicero, de Offic., lib. III, cap XVI. Voyez aussi Grotius de Jure Belli, lib. II. cap. VIII, num. 7, et Puffendorf de Jure Nat., lib. V, cap. III.

(A) Au roi. ] C’était Isdegerdes, si l’on s’en rapporte à Théodoret[1] ; mais, selon Socrate[2], la persécution ne commença que sous Vararanes, fils et successeur d’Isdegerdes. Baronius[3] n’ose décider lequel des deux a raison.

(B) À la merci de son clergé. ] J’appelle ainsi les mages, qui avaient, entre autres choses, le soin de la religion. C’étaient eux qui prenaient garde que l’on n’innovât rien sur ce point-là. Théodoret les compare à des tourbillons de vent qui soulèvent les îlots de la mer. Τριάκοντα διεληλυθότων ἐτῶν ἡ ζάλη μεμένηκεν, ὑπὸ τῶν μάγων καθάπερ ὑπό τινων καταιγίδων ῥιπιζομένη. Triginta jam elapsis annis permansit nihilominùs tempestas, à magis, tanquam quibusdam ventis ac turbinibus, suscitata[4]. Ce fut leur fonction dans la tempête qui agita si violemment l’église de Perse pendant trente ans. Socrate rapporte qu’ils se servirent de diverses impostures pour arrêter les progrès de la religion chrétienne, lorsqu’ils virent que l’amitié qu’Isdegerdes avait conçue pour le saint évêque Maruthas leur donnait lieu d’appréhender qu’il n’abandonnât leur religion[5]. Ils furent assez hardis pour cacher un homme sous terre, dans le temple où le roi allait adorer le feu, auquel homme ils donnèrent ordre de crier, quand le roi serait présent, qu’il fallait chasser ce prince, puisqu’il avait eu l’impiété de croire qu’un prêtre chrétien fût ami de Dieu. Si ce que les impies débitent très-faussement était véritable, savoir, que la religion n’est qu’une invention humaine, que les souverains ont établie afin de tenir les peuples sous le joug de l’obéissance ; ne faudrait-il pas avouer que les princes auraient été pris tous les princes dans le piége qu’ils auraient tendu ? car, bien loin que la religion les rende maîtres de leurs sujets, qu’au contraire elle les soumet à leurs peuples, en ce sens qu’ils sont obligés d’être, non pas de la religion qui leur paraît la meilleure, mais de celle de leur peuple ; et, s’ils en veulent avoir une qui soit différente de celle-là, leur couronne ne tient plus qu’à un filet. Voyez comment les mages de Perse menaçaient leur prince, quoiqu’il n’eût encore que caressé un évêque. N’a-t-on pas dit que le dernier roi de Siam avait été renversé du trône pour avoir été trop favorable aux missionnaires chrétiens [6] ? Le même Socrate, qui nous apprend les artifices que les mages employèrent pour traverser la propagation de l’Évangile, nous apprend aussi qu’après la mort d’Isdegerdes, ils inspirèrent à son fils un tel esprit de persécution, qu’on vit exercer contre le chrétiens une cruauté affreuse. Ils avaient tâché en vain d’inspirer le même esprit à son père ; car peu s’en fallut qu’il n’embrassât l’Évangile. Socrate le témoigne : il a tort de n’avoir point avoué de bonne foi que l’incartade de l’évêque Abdas fournit aux mages un prétexte trés-plausible. Conférez ceci avec la remarque (B) de l’article Junius (François), professeur à Leyde.

(C) Un homme qui, par sa témérité. ] Tous les historiens ecclésiastiques n’ont pas eu la mauvaise foi que je viens de reprocher à Socrate ; car Théodoret a confessé ingénument que l’évêque qui démolit un temple donna lieu à la terrible persécution que les chrétiens eurent à souffrir en Perse [7]. Il ne nie point que le zèle de cet évêque ne fût à contre-temps ; mais il soutient que le refus de rebâtir un temple est digne d’admiration et de la couronne ; car, ajoute-t-il, c’est une aussi grande impiété, ce me semble, de bâtir un temple au feu que de l’adorer. Nicéphore a copié tout cela de Théodoret[8]. Pour moi, je trouve qu’il n’y a point de particuliers, fussent-ils métropolitains ou patriarches, qui se puissent jamais dispenser de cette loi de la religion naturelle : il faut réparer, par restitution ou autrement, le dommage qu’on a fait à son prochain. Or est-il qu’Abdas, simple particulier et sujet du roi de Perse, avait ruiné le bien d’autrui, et un bien d’autant plus privilégié qu’il appartenait à la religion dominante. Il était donc indispensablement obligé d’obéir à l’ordre de son souverain touchant la restitution ou le rétablissement du bien qu’il avait ruiné, et c’était une mauvaise excuse que de dire que le temple qu’il aurait fait rebâtir aurait servi à l’idolâtrie ; car ce n’eût pas été lui qui l’aurait employé à cet usage, et il n’aurait pas été responsable de l’abus qu’en auraient pu faire ceux à qui il appartenait. Serait-ce une raison valable, pour s’empêcher de rendre une bourse qu’on aurait volée à quelqu’un, que de dire que ce quelqu’un est un homme qui emploie son argent à la débauche ? Laissez-le faire : vous n’avez pas à répondre à Dieu de l’abus qu’il fera de son argent ; laissez-lui son bien : quel droit y avez-vous ? Outre cela, quelle comparaison y avait-il entre la construction d’un temple sans lequel les Perses n’auraient pas laissé d’être aussi idolâtres qu’auparavant, et la destruction de plusieurs églises chrétiennes ? Il fallait donc prévenir ce dernier mal par le premier, puisque le prince mettait cela au choix de l’évêque. Enfin qu’y a-t-il de plus capable de rendre la religion chrétienne odieuse à tous les peuples du monde que de voir qu’après que l’on s’est insinué sur le pied de gens qui ne demandent que la liberté de proposer leur doctrine, on a la hardiesse de démolir les temples de la religion du pays, et de refuser de les rebâtir quand le souverain l’ordonne ? N’est-ce pas donner lieu aux infidèles de dire : Ces gens ne demandent d’abord que la simple tolérance ; mais, dans peu de temps, ils voudront partager avec nous les charges et les emplois, et puis devenir nos maîtres. Ils s’estiment d’abord très-heureux si on ne les brûle pas, ensuite très-malheureux s’ils ont moins de priviléges que les autres, et puis encore très-malheureux s’ils ne sont pas les seuls qui dominent. Pendant un certain temps ils ressemblent à César qui ne voulait point de maître ; et puis ils ressemblent à Pompée qui ne voulait point de compagnon.

Nec quemquam jam ferre potest Cæsarve priorem,
Pompejusve parem[9].

Les persécuteurs de ceux de la religion avaient inspiré malignement cette pensée à Charles IX, qui, dit-on, se servit un jour de ces paroles en parlant à l’amiral de Coligny : Per innanzi, vi contentavate d’un poco di licenza : hora, la volete del pari ; fra poco, vorrete esser soli, e cacciar noi altri fuori del regno[10]. Voilà les inconvéniens inévitables à quoi s’exposent ceux qui soutiennent si chaudement qu’il faut employer la force du bras séculier à l’établissement de l’orthodoxie. C’étaient les principes d’Abdas ; car que n’eût-il point fait à main armée contre les idolâtres, sous un empereur chrétien, puisque, sous un prince païen qui tolérait l’Évangile, il démolit un temple que les païens vénéraient très-particulièrement ? Conférez avec ceci ce que vous trouverez dans la remarque (B) de l’article Braun (Georges).

  1. Theodereti Hist. Eccl., lib. VII, cap. XXXIX.
  2. Socratis Hist Eccl., lib. VII, cap. XVIII.
  3. Baronius, ad ann. 420.
  4. Theodereti Hist Eccl., lib. V, cap. XXXIX.
  5. Socratis Hist Eccl., lib. VII, cap. VIII.
  6. On écrit ceci en 1693.
  7. Theodoreti Hist. Eccl., lib. V, cap. XXXIX.
  8. Libr. XIV, cap. XIX. Je trouve dans Saldeni Otia Theol., page 639, que Socrate vocat exertim rem non opportunam, ce que fit l’évêque. On cite Hist. tripart. lib. X, cap. XXX ; mais il est sûr que ce chapitre est emprunté de Théodoret. Voetius, Disput. Theol. tom. III, page 310, cite Eusèbe, qui n’en a pu parler.
  9. Lucanus, lib. I, v. 125. Vide etiam Florum, libr. IV, cap. II.
  10. Davila, Istoria delle Guerre civil di Francia, lib. IV, page 158, sopra l’anno 1566.

◄  Abbot (Robert)
Abdérame  ►