Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Abdérame

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ABDÉRAME, gouverneur d’Espagne pour Iscam, calife des Sarrasins au 8e. siècle, tâcha d’étendre sur la France leur domination, peu après qu’ils eurent conquis toute l’Espagne. Ils avaient lieu d’être contens (A) de ce qu’ils avaient déjà subjugué ; et néanmoins il était fort naturel de n’en demeurer pas en si beau chemin. Si nous avions une histoire particulière d’Abdérame, composée par un homme de son parti, on y verrait sans doute qu’il était fort propre à satisfaire l’ambition excessive de son maître, et que c’était un des plus grands capitaines de l’univers. Ce ne seraient que grandes actions, et que triomphes. Je sais que des auteurs chrétiens en parlent avantageusement ; et dans le fond ce n’est pas un petit éloge que d’avoir pénétré comme il fit jusqu’au cœur de la France : mais enfin il n’est rien tel qu’une plume de son parti. Abdérame leva promptement l’obstacle qu’Eudes, duc d’Aquitaine, lui avait suscité, puisqu’en peu de temps il réduisit à la nécessité de se tuer le gouverneur de Cerdaigne[a], qui s’était soulevé à la sollicitation de ce duc. Il en usa fort honnêtement envers sa veuve (B), qui était fille du duc Eudes, et parfaitement belle femme. Dès qu’il eut calmé cette sédition, il s’appliqua avec tant de soin à l’armement formidable qui lui était nécessaire pour s’emparer de la France, qu’il mena, l’année d’après[b], une des plus grandes armées qu’on eût vues depuis long-temps. Elle se répandit au long et au large, et porta partout la désolation et l’effroi. La mémoire n’en est pas encore périe, non pas même parmi le petit peuple, dans les pays qui souffrirent ces cruels ravages. On ne sait point si les Gascons, dont le duc était ami de celui des Aquitaines, résistèrent (C), ou s’ils se soumirent aux Sarrasins : on sait seulement qu’Abdérame, s’étant avancé jusqu’à Bordeaux, prit la ville, et en fit brûler toutes les églises ; après quoi il gagna une sanglante bataille sur Eudes (D), un peu au delà[c] de la Dordogne (E). Il traversa le Poitou, il pilla l’église de Saint-Hilaire de Poitiers, et prit le chemin de Tours pour en faire autant au trésor de l’église de Saint-Martin. Ce fut alors que Charles Martel, secondé du duc d’Aquitaine, arrêta ce fier torrent. La grande armée d’Abdérame, le nombre des villes qu’il pilla, et celui des églises qu’il brûla en passant dans le Périgord et dans la Saintonge, rendirent sa marche si lente, qu’Eudes eut le temps de refaire une armée considérable avant que de se joindre à Charles Martel. Après la jonction, ils allèrent jusqu’au delà[d] de Tours à la rencontre d’Abdérame. Les deux armées en présence passèrent près de sept jours à s’escarmoucher ; mais enfin le septième jour, qui fut un samedi du mois d’octobre de l’année 732 (F), la bataille se donna, avec une très-grande perte pour les Sarrasins. Il ne faut pas croire néanmoins que le nombre de leurs morts ait été tel (G) que plusieurs historiens hyperboliques l’ont débité. Abdérame resta sur la place : les débris de son armée se retirèrent plus aisément [e] qu’ils n’avaient lieu de l’espérer (H). Le duc d’Aquitaine, que l’on a faussement accusé d’avoir attiré cette irruption (I), contribua extrêmement au gain de cette bataille (K). Il est étonnant qu’une journée de cette importance n’ait pas été bien décrite par les écrivains de ce temps-là, et que néanmoins les modernes aient osé en débiter tant de choses particulières (L).

  1. Il s’appelait Munuza. Voyez son article.
  2. En 732.
  3. C’est par rapport aux Pyrénées.
  4. C’est par rapport à Paris.
  5. Voyez l’Histoire de France de Cordenoi, tom. I, pag. 403 et suiv.

(A) D’être contens. ] Jamais peut-être on n’a vu d’exemple d’une aussi longue suite de victoires et de grandes conquêtes que celle que l’on remarque dans l’histoire des Sarrasins. L’idée[1] qu’un poëte romain se faisait d’une vaste domination ne comprend qu’une partie de leur empire. La raison voulait qu’ils s’arrêtassent et qu’ils ne s’arrêtassent pas. Cela paraît contradictoire, et ne laisse pas d’être vrai. S’ils se fussent arrêtés, on aurait pu les en louer pour bien des raisons ; mais on eût aussi trouvé beaucoup de raisons de les en blâmer ; car on les eût accusés de faiblesse et d’imprudence ; on eût dit qu’ils n’avaient osé ni su profiter des occasions que la Providence leur mettait en main, et qu’avec un peu plus de hardiesse et de grandeur d’âme, ils auraient été en état de conquérir tout le monde. Voilà une médisance qui n’épargne jamais ceux qui font de grandes actions. Quand on ne peut point nier qu’ils les aient faites, on se retranche à dire que c’est peu de chose en comparaison de ce qu’un autre aurait fait dans un cas semblable ; on se dédommage par-là de l’aveu que l’on est contraint de faire. Les païens auraient appelé cela une critique de la Fortune, sur le mauvais choix de ceux à qui elle présente les occasions.

(B) Envers sa veuve. ] Nous dirons ailleurs[2] que la fille d’Eudes, mariée à ce gouverneur de Cerdaigne, était la plus belle princesse de son temps, et qu’ayant été amenée à Abdérame après la mort de son mari, elle fut envoyée au calife. C’est un endroit sur lequel un historien sarrasin ne passerait pas aussi légèrement que nous faisons nous autres auteurs chrétiens. Il mettrait cela au-dessus de tout ce que les Grecs et les Romains ont publié, les uns à la gloire d’Alexandre, les autres à la gloire de Scipion. Alexandre se comporta chastement envers la femme et envers les filles de Darius, qui étaient devenues ses prisonnières[3]. Scipion se contint à l’égard d’une jeune fille très-belle qu’il avait en sa puissance, et la renvoya à l’homme de qualité auquel elle était fiancée[4]. Un historien panégyriste trouverait dans les circonstances de la conduite d’Abdérame de quoi lui donner la place d’honneur. Il ne tenait qu’à lui de garder la veuve d’un chef rebelle : c’était une beauté extraordinaire ; cependant il n’y toucha pas.

(C) Si les Gascons...... résistèrent. ] Les historiens les plus exacts[5] remarquent qu’Abdérame entra en France par le pays qui est entre la Garonne et l’Océan, et que ce pays était alors sous la domination du duc des Gascons, et non pas sous celle du duc d’Aquitaine. Ils ne parlent point du siége d’Arles, que M. Moréri fait faire au général des Sarrasins avant que de l’envoyer à leur secours dans l’Aquitaine ; et avant que de le rendre maître du Languedoc, du Querci, etc. Ce sont des brouilleries d’autant plus grandes, qu’il est sûr que les Sarrasins étaient maîtres du Languedoc avant qu’Abdérame eût passé les Pyrénées. Le chemin qu’il tint me servira ci-dessous à la justification du duc d’Aquitaine. Les brouilleries d’Augustin Curion[6] sont encore plus confuses ; il veut qu’Abdérame soit entré en France avant la mort de Munuza ; qu’il y ait gagné une bataille contre Eudes ; qu’y étant retourné après la mort de Munuza, il ait passé le Rhône, et fait un carnage horrible à Arles ; qu’après cela il ait mis le siége devant Toulouse sans la prendre, puis devant Bordeaux avec tout le succès qu’il aurait pu souhaiter, et qu’enfin il ait pillé et brûlé à Tours l’église Saint-Martin.

(D) Une sanglante bataille sur Eudes. ] La perte des chrétiens fut telle, si nous en croyons Isidore, évêque de Badajoz[7], que Dieu seul sait le nombre des Français qui y moururent. Selon Mézerai, le duc Eudes se battit aussi courageusement qu’il se pouvait ; mais à la fin il succomba avec une perte inestimable de ses gens[8].

(E) Un peu au delà de la Dordogne. ] Je ne comprends point ce que veut dire M. de Cordemoi, que si Eudes eût attendu Charles Martel, comme il le devait attendre, les Sarrasins n’auraient jamais passé la Dordogne [9] Ne l’avaient-ils point passée avant que la bataille se donnât[10], et avant que Charles Martel eût passé la Loire [11] ? À quoi pouvait donc servir de l’attendre pour empêcher le passage de la Dordogne ? Il fallait dire que, si Eudes eût attendu Charles Martel, il eût empêché les Sarrasins de se répandre dans la Saintonge et dans le Poitou ; parce qu’en ce cas-là il n’aurait point perdu la bataille qu’il perdit, et qu’ayant toutes ses troupes, il aurait pu tenir l’armée ennemie en respect à la faveur des postes avantageux qu’il aurait choisis. Conservant ainsi ses troupes jusqu’à l’arrivée de Charles, il rendait la défaite entière des Sarrasins plus probable, en quelque province qu’on les rencontrât. Il serait peut-être difficile de décider si l’ardeur qui empêcha Eudes de fuir la bataille est plus digne de censure que le flegme et que la grave lenteur avec quoi Charles marcha vers la Loire. C’étaient deux hommes qui jouaient au plus fin. Eudes souhaitait de vaincre sans Charles Martel, et celui-ci n’était pas fâché que les Sarrasins désolassent l’Aquitaine et battissent les troupes d’Eudes. Cela le délivrait des obstacles qu’il craignait de ce côté-là pour son grand dessein de se faire roi, et la gloire d’avoir délivré la France devait croître à proportion que ce rival y aurait eu une moindre part. Il y a des écrivains espagnols qui disent qu’Eudes fut battu entre la Garonne et la Dordogne[12]. M. de Mézerai a eu de meilleurs mémoires quand il a écrit[13] qu’Eudes n’avait osé attendre les Sarrasins au delà des rivières, mais s’était retiré en-deçà de la Dordogne ; et là, s’étant reconcilié avec Martel, il assemblait ses troupes, attendant qu’il le vint joindre avec celles des Français. Abdérame ne lui en donna pas de temps ; et, poussant toujours en avant, passa la rivière pour l’attaquer dans son camp. Le duc l’attendit de pied ferme, et se battit aussi courageusement qu’il se pouvait. Ceci montre que ce n’est pas tant de son impatience qu’il se faut plaindre que de la patience de Charles Martel.

(F) De l’année 732. ] N’est-il pas bien étrange qu’une victoire comme celle-ci n’ait pu échapper aux variétés chronologiques ? Catel la met sous l’an 725, dans la page 529 de ses Mémoires [14] ; mais, dans la page 531 (l’intervalle n’est pas bien grand), il la pose sous l’an 727. L’année après, dit-il, qui fut l’an sept cens vingt-huit, Eudo, duc d’Aquitanie, mourut. Calvisius, en citant les Annales de Fulde, la pose sous l’an 726. Le père Petau la pose sous l’an 725[15]. C’était autrefois la foule des écrivains qui prenaient ou l’an 725, ou l’an 726 ; mais depuis quelque temps on se range à l’an 732. C’est là que le père Labbe, Mézerai, Cordemoi, etc., s’en tiennent avec les Annales de Metz, et les plus anciennes chroniques.

(G) Le nombre de leurs morts ait été tel. ] On le fait monter communément à 350 ou 355 mille, et celui des Français à quinze cents. C’est la supputation d’Anastase le bibliothécaire[16] ; c’est celle de Paul Diacre, et de plusieurs autres historiens ; mais on ne s’y fie plus. Mézerai dit nettement qu’il n’y avait en toute l’armée des Sarrasins que quatre-vingt ou cent mille hommes. Il faut bien se souvenir qu’ils se battirent jusqu’à la nuit, sans lâcher le pied[17], et que le lendemain on ne les poursuivit pas quand on eut su qu’ils avaient marché toute la nuit, Or il serait presque impossible de faire un si prodigieux carnage sur des gens qui tiennent bon ; une tuerie de tant de milliers de soldats ne se fait qu’à la poursuite des fuyards, lorsqu’on ne donne nul quartier. Puis donc que ce fut la nuit qui sépara les combattans, il faut regarder comme un conte romanesque ce qu’on lit dans du Haillan, que le roi Abdérame, et presque tous les principaux des siens, furent trouvés entre les grands monceaux des morts, seulement esteints de la presse qui recula sur eux. S’il y avait eu alors des nouvellistes hebdomadaires, on eût couru moins de risque de se tromper en jugeant du nombre des Sarrasins selon les gazettes qui auraient précédé la bataille, qu’en prenant pour règle les relations du combat. Pendant la marche de ces barbares, les nouvellistes autorisés, ou même gagés du public, auraient représenté leur armée comme peu nombreuse, et ils l’auraient affaiblie de jour en jour par les désertions et par les maladies qu’ils y auraient fait régner. Aprés la victoire, ils se seraient ravisés ; ils auraient appris de bonne main que cette armée était innombrable. On pourrait donc être trompé et par les gazettes antérieures et par les postérieures ; mais s’il y avait à choisir, je conseillerais, à tout hasard, de se fier plutôt aux premières qu’aux dernières.

(H) Se retirèrent plus aisément qu’ils n’avaient lieu de l’espérer. ] Pour rectifier les idées qu’on se forme populairement de cette grande victoire, il est bon de considérer ce que les historiens les plus exacts en ont dit : « Les Sarrasins eurent beau lancer des traits, les écus des Français, passés les uns sur les autres, les en garantirent ; et quand les Sarrasins vinrent l’épée à la main, tout leur effort, ne pouvant ébranler un si grand corps et si bien uni, ne servit qu’à les rompre eux-mêmes. Charles, qui savait prendre ses avantages, ne manqua pas en cet état de les faire charger : il en fut tué un prodigieux nombre par les Français, qui combattirent toujours fort serrés. Abdérame même demeura sur la place ; mais la nuit survenant mit fin au combat, sans que Charles connût tous ses avantages. Il ne voulut pas qu’on suivît les restes de l’armée des Sarrasins, pour éviter les embûches qui sont toujours à craindre quand les ennemis sont en grand nombre. Il fit même retirer ses soldats en ordre, et l’épée haute, dans leur camp, où ils passèrent la nuit ; et dès le point du jour il les remit en bataille à la vue du camp des ennemis. On y voyait tant de pavillons, que, bien que le champ où l’on avait combattu le jour précédent fût tout couvert de corps de Sarrasins, Charles avait sujet de croire qu’ils avaient encore un grand nombre de soldats sous leurs tentes, et pensait qu’ils allaient sortir ; mais enfin, après avoir long-temps attendu, on s’aperçut qu’ils avaient abandonné leur camp, et des espions vinrent donner avis qu’ils avaient marché toute la nuit vers la Septimanie. Mais il regarda cette fuite d’une armée, qu’il croyait encore plus nombreuse que la sienne, comme une ruse pour l’attirer dans quelque embuscade, et se contenta de se saisir du camp des Sarrasins, où il trouva tout leur équipage avec le butin qu’ils avaient fait[18]. » Voilà ce qui porte à dire que Charles n’usa pas trop bien de ce grand avantage[19]. Je veux croire qu’il était, comme tant d’autres[20], plus habile à vaincre qu’à profiter de la victoire ; mais qui sait s’il ne trouva pas à propos de laisser retirer tranquillement les Sarrasins, afin qu’ils fussent plus capables de ruiner le duc d’Aquitaine, qu’il regardait comme un dangereux ennemi ? Quelle peine lui et son fils Pépin n’eurent-ils pas à subjuger cette famille ! Elle fut la dernière qui fléchit le genou devant ces usurpateurs. Au reste, le mauvais succès d’Abdérame n’empêcha pas ses successeurs de revenir quelques années après, et de faire bien du mal.

(I) Que l’on a faussement accusé d’avoir attiré cette irruption. ] Jamais accusation n’a été plus contraire aux apparences que celle-ci. Premièrement, Eudes[21] avait marié sa fille avec le gouverneur de Cerdaigne, afin de l’engager à une guerre civile qui empêchât les Sarrasins de passer les monts ; son beau-fils avait péri malheureusement dans cette entreprise, et sa fille, tombée au pouvoir d’Abdérame, avait été envoyée au calife des Sarrasins. En second lieu, on ne voit point qu’Eudes ait fait aucune démarche pour faciliter l’entrée de ces gens-là : il ne leur donna point de passage sur ses terres ; ce fut par le pays du duc des Gascons qu’ils entrèrent dans les Gaules, et qu’ils s’avancèrent jusqu’à Bordeaux. De plus on ne voit point que les Sarrasins aient eu aucune sorte de ménagement pour les terres du duc d’Aquitaine ; ils le traitèrent en ennemi depuis le commencement jusqu’à la fin, bien loin de lui restituer quelque chose de ce qu’ils lui avaient ôté dans leurs précédentes expéditions, comme il serait arrivé sans doute s’il avait négocié avec eux pour l’entreprise d’Abdérame. Enfin quelle nécessité avait-il que quelqu’un sollicitât ce général à venir en France ? Les Sarrasins n’y étaient-ils pas déjà entrés ? N’avaient-ils point déjà pris Narbonne, Carcassonne, et ne s’étaient-ils point déjà étendus jusqu’au Rhône ? L’expédition d’Abdérame ne fut qu’une suite de ce que ses prédécesseurs avaient si bien commencé ; il voulut continuer leurs conquêtes au delà[22] des monts, et, afin de donner du relief à ses entreprises, il ne voulut point suivre une route déjà tracée. Il alla prendre le passage des Pyrénées du côté de la Biscaie : c’était le moyen de conquérir dès le premier pas ; mais, s’il avait pris la route du Roussillon, comme autrefois Annibal, il serait entré d’abord dans une province déjà conquise. Et pour ce qui est de ce grand nombre d’annalistes qui ont diffamé là-dessus le duc d’Aquitaine, il ne saurait balancer des raisons qui le justifient ; car ce sont des gens dont les derniers ne font presque que copier les premiers, et ceux-ci avaient puisé dans une tradition qui devait son origine aux artifices de la cabale de Charles Martel. Cette cabale, pour bien des raisons, devait imputer au parti contraire une intelligence avec les ennemis de la religion et de l’état. Vous ne verrez point qu’un Isidore de Badajoz, un Sébastien de Salamanque, un Roderic de Tolède, et tels autres historiens espagnols, dégagés des impressions de cette cabale, accusent Eudes d’avoir attiré les Sarrasins. Or, voyez ce que c’est que de naître heureux. Je crois que Charles Martel n’avait pas attiré ces infidèles ; néanmoins les soupçons en devaient tomber sur lui plutôt que sur Eudes, puisque c’était Eudes qui devait être le premier accablé, et que Charles avait lieu de croire que, pendant que les Sarrasins le délivreraient d’un si redoutable ennemi, il se préparerait à les repousser, et que le bonheur de les vaincre lui abrégerait beaucoup le chemin du trône. Voilà de grandes prises pour les malins interprètes de la conduite des grands ; et néanmoins Charles n’a point été soupçonné d’intelligence avec Abdérame.

(K) Contribua extrêmement au gain de cette bataille. ] Il y a quelques historiens qui ne disent pas qu’il combattit ce jour-là avec Martel ; mais d’autres le disent expressément. Voici les paroles de Paul Diacre : Deindè post decem annos, cum uxoribus et parvulis venientes, (il parle des Sarrasins), Aquitaniam Galliæ provinciam quasi habitaturi ingressi sunt. Carolus siquidem cum Eudone, Aquitaniæ principe, tunc discordiam habebat ; qui tamen in unum se conjungentes contra eosdem Sarracenos, pari consilio dimicârunt ; nam irruentes Franci super eos, trecenta septuaginta quinque millia Sarracenorum interemerunt, ex Francorum verò parte mille et quingenti tantùm ibi ceciderunt, Eudo quoque cum suis super eos irruens, pari modo multos interficiens omnia devastavit [23]. Réginon a parlé aussi de la réconciliation de Charles et d’Eudes : il a dit qu’elle fut faite avant la bataille, et qu’après cela ils attaquèrent de concert les Sarrasins. Sigebert partage de telle sorte la gloire de cette journée entre ces deux chefs, qu’il semble ne vouloir donner à Eudes que l’avantage d’avoir forcé le camp des Sarrasins, et d’avoir abîmé les débris de leur armée ; Eudo quoque reconciliatus castra Sarracenorum irrupit, et reliquias eorum contrivit. Roderic, archevêque de Tolède, nous fournira une bonne preuve ; car il dit[24] que les plus grandes forces de Charles Martel étaient composées d’Allemands, de Goths et de Français, qui étaient restés à Eudes après la bataille que les Sarrasins gagnèrent près de la Dordogne. N’oublions pas la lettre qu’Eudes écrivit au pape Grégoire II, où il lui fit un narré de la bataille. Marianus Scotus et Othon de Frisingen parlent de cette lettre. Anastase le bibliothécaire en parle aussi [25] ; et ce qu’il y a de bien singulier, c’est qu’il donne toute la gloire de l’action au duc d’Aquitaine, sans dire quoi que ce soit de Charles Martel ; et, pour ce qui est du nombre des morts, 370,000 du côte des Sarrasins, et 1,500 du côté des Français. Il en donne pour son garant cette lettre d’Eudes, d’où il tire une particularité assez burlesque : c’est que le jour de la bataille, Eudes fit hacher en petits morceaux trois éponges bénites, que le pape lui avait envoyées, de celles qui servaient à l’usage de la table, et en donna à manger à ses soldats, ce qui leur porta tant de bonheur, qu’aucun de ceux qui en mangèrent ne fut ni tué ni blessé.

Pour entendre cet usage de la table, souvenez-vous de ces paroles de Martial :

Hæc tibi sorte datur tergendis spongia mensis Utilis[26].

(L) Les modernes aient osé en débiter tant de choses particulières. ] Je me servirai de la judicieuse réflexion de l’historien qui m’a servi de principal guide dans cet article. L’on ne peut trop remarquer, dit-il[27], cette journée, et l’on ne peut assez blâmer les anciens annalistes de n’avoir rapporté aucune circonstance d’une action si mémorable. Mais, d’un autre côté quand on aime un peu la vérité, on a peine à excuser ce que des auteurs modernes[28], dont le mérite est grand d’ailleurs, ont écrit de cette bataille. Ils en parlent comme s’ils avaient été présens à tous les conseils, et comme s’ils avaient vu tous les mouvemens des deux armées ; ils décrivent, non-seulement les armes des Français et des Sarrasins, mais la manière dont Charles et Abdérame rangèrent leurs troupes. Ils rapportent de longues harangues remplies de choses qui ne sont ni vraies, ni convenables ; ils disent de quelles ruses se servit Abdérame : l’adresse dont Charles en évita l’effet, et achèvent par la description des postures différentes où on trouva les corps de ceux qui demeurèrent sur le champ de bataille, sans oublier la plainte des mourans, et les louanges que les chefs de l’armée de France, c’est-à-dire, Charles et Eudes, se donnèrent l’un à l’autre.

  1. Latiùs regnes avidum domando
    Spiritum, quàm si Libyam remotis
    Gadibus jungas, et uterque Pœnus
    Serviat uni.
    Horat. Od. II, lib. II.

  2. Dans l’article Munuza.
  3. Voyez la remarque (G) de l’article Macédoine.
  4. Valer. Maxim. lib. IV, cap. III.
  5. Mézerai, Cordemoi.
  6. Histor. Sarracen., lib. II, pages 111 et 112.
  7. Isidorus Pacensis, Chronic.
  8. Mézerai, Abrégé Chronologique. Tom. I, page 192.
  9. Cordemoi, Histoire de France, page 404.
  10. Eudes ne recula point quand il sut qu’Abdérame avait passé la Dordogne : il le combattit. Cordemoi, là même.
  11. Là même.
  12. Dans Catel, Mémoires de l’Histoire du Languedoc, pages 526 et 529.
  13. Mézerai, Abrégé Chronologique. Tom. I, page 102.
  14. Pour l’Histoire du Languedoc.
  15. Petavii Rationar. Temp., part. I, lib. VIII.
  16. Il la tire de la relation écrite par Eudes au pape Grégoire II. Voyez ci-dessous la remarque (K).
  17. Voyez la remarque suivante.
  18. Cordemoi, Histoire de France, tom. I, page 405.
  19. Mézerai, Abrégé Chronologique, tom. I, page 192.
  20. Voyez la remarque (A) de l’article César.
  21. Voyez son article.
  22. C’est par rapport à l’Espagne.
  23. Histor. Longob., lib. VI, cap. XLVI, apud Catel, Mémoires du Languedoc, p. 530.
  24. Roderic, Histor. Arabum, dans les Mémoires de Catel, page 529.
  25. Dans les Mémoires de Catel de l’Histoire du Languedoc, page 531.
  26. Martial. Epig. CXLIV, lib. XIV.
  27. Cordemoi, Histoire de France, p. 406.
  28. Il cite en marge Paul Emile et Fauchet.

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