Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Acarnanie

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ACARNANIE, pays situé sur la mer Ionienne, entre l’Étolie et le golfe d’Ambracie. On dit que les Taphiens et les Téléboes en furent les premiers maîtres, et que Céphale le subjugua après avoir été établi Seigneur des îles voisines de Taphos par Amphitryon [a]. On ajoute qu’Alcméon, fils d’Amphiaraüs, s’en rendit le maître après la seconde guerre de Thèbes, et qu’il lui fit porter le nom de son fils Acarnan [b]. Il s’était associé avec Diomède, et ils avaient conquis l’Étolie, qui fut le partage de ce dernier. Quelque temps après, on les somma de se trouver à l’expédition de Troie : l’un d’eux, savoir Diomède, fut joindre les autres Grecs ; mais Alcméon se tint coi dans l’Acarnanie[c]. Cela fut utile, après plusieurs siècles, aux Acarnaniens, car ils s’en firent à Rome un grand mérite (A) ; ayant représenté qu’entre tous les Grecs il n’y avait eu que leurs ancêtres qui n’allassent pas au siége de Troie. Cette belle raison fut alléguée par le peuple romain, lorsqu’il embrassa leur parti contre l’Étolie (B), tant il est vrai qu’en certaines occasions la politique ne refuse point de se servir des prétextes les plus ridicules. Les Étoliens et les Acarnaniens se tinrent unis long-temps, [d] soit pour repousser les Macédoniens et les autres Grecs, soit pour maintenir leur liberté contre les armes romaines ; mais enfin ils s’épuisèrent et ils perdirent courage. L’année n’était que de six mois dans l’Acarnanie[e]. Les habitans de ce pays-là étaient fort lascifs, si l’on en croit quelques dictionnaires (C). Il est plus certain que la modestie n’y paraissait pas dans les vêtemens des femmes (D). Il n’est point vrai que Cicéron parle d’une ville qui eût nom Acarnanie (E).

J’ai dit que les habitans de ce pays-là se tinrent long-temps unis avec les Étoliens ; mais j’ajoute qu’il y eut souvent des guerres entre ces deux peuples, et que les Étoliens firent de grands maux aux autres. Polybe nous apprend cela lorsqu’il raconte que les Acarnaniens, à la première sollicitation qui leur en fut faite par le roi de Macédoine, déclarèrent la guerre aux Étoliens [f]. Il leur donne l’éloge d’avoir tenu une politique fort louable, qui est d’avoir préféré l’honnête à l’utile, et cela dans les périls les plus pressans[g].

  1. Strabo, lib. X. pag. 317.
  2. Idem, ibidem, pag. 318.
  3. Idem, ibidem.
  4. Idem, lib. X, pag. 317.
  5. Macrobius, Saturnal., lib. I, cap. XII, pag. 242.
  6. Polybii Hist., lib. IV, cap. XXX.
  7. Idem, ibidem.

(A) Ils s’en firent à Rome un grand mérite. ] L’historien Éphore, qui n’avait jamais songé à leur en fournir l’occasion, la leur fournit néanmoins ; car, quand ils surent ce qu’il racontait touchant Alcméon, ils s’en prévalurent adroitement auprès des Romains, qui prétendaient que le fondateur de Rome descendait d’Énée. C’est la conjecture de Strabon. Τούτοις δ᾽͵ ὡς εἰκός͵ τοῖς λόγοις ἐπακολουθήσαντες οἱ Ἀκαρνᾶνες, σοϕίσασθαι λέγονται Ῥωμαίους, καὶ τὴν αὐτονομίαν παρ᾽ αὐτῶν ἐξανύσασθαι λέγοντες, ὡς οὐ μετάσχοιεν μόνοι τῆς ἐπὶ τοὺς προγόνους τοὺς ἐκείνων στρατείας· οὔτε γὰρ ἐν Αἰτωλικῷ καταλόγῳ ϕράζοιντο οὔτε ἰδίᾳ· οὐδὲ γὰρ ὅλως τοὔνομα τοῦτ᾽ ἐμϕέροιτο ἐν τοῖς ἔπεσιν.[1]. Verisimile est Acarnanes hanc secutos narrationem, callidè eò perduxisse Romanos, ut ab iis obtinerent liberum patriarum legum usum : quòd se solos non interfuisse bello contra Romanorum majores gesto dicerent, ut qui neque in Ætolico censu, neque seorsim, neque omninò in versibus Homericis commemorarentur. Ils se fondèrent sur un mensonge : car Strabon fait voir[2] par le catalogue du IIe. livre de l’Iliade[3], que les Acarnaniens fournirent leur quote part pour l’expédition de Troie.

(B) Fut alléguée par le peuple romain, lorsqu’il embrassa leur parti contre l’Étolie. ] Après la mort d’Alexandre, fils de Pyrrhus, roi des Épirotes, l’Acarnanie eut tout à craindre des Étoliens, et ne se confiait pas beaucoup à la veuve de ce prince, tutrice de ses deux fils. C’est pourquoi ils implorèrent l’assistance des Romains. Elle ne leur fut pas refusée. On fit savoir aux Étoliens qu’ils eussent à laisser en repos une nation qui était la seule qui n’avait pas assisté les Grecs contre les Troyens. Acarnanes quoque, diffisi Epirotis, adversus Ætolis auxilium Romanorum implorantes, obtinuerunt à romano senatu, ut legati mitterentur, qui denuntiarent Ætolis, præsidia ab urbibus Acarnaniæ deducerent ; paterenturque esse liberos, qui soli quondàm adversùs Trojanos, auctores originis suæ, auxilia Græcis non miserint[4]. Plutarque rapporte deux faits aussi ridicules que celui-là. « Agathocles, le tyran de Syracuse... se moqua de ceux de Corfou, qui lui demandèrent pour quelle occasion il fourrageait leur île : Pour autant, dit-il, que vos ancestres jadis reçeurent Ulysse. Et semblablement, comme ceux de l’île d’Ithaque se plaignirent à lui de ce que ses soldats prenaient leurs moutons : Et vostre roi, leur dit-il, estant jadis venu en la nostre, ne prit pas seulement nos moutons, mais davantage, creva l’œil à nostre berger[5]. » Ce que je vais dire est encore plus badin : Mahumet, second de ce nom, empereur des Turcs, escrivant à nostre pape Pie second : « Je m’estonne (dit-il) comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens : et que j’ai comme eux intérest de venger le sang d’Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moi[6]. « Voyez comment des maux : chimériques, forgés par des poëtes, ont servi d’apologie à des maux réels.

(C) Ses habitans étaient fort lascifs, si l’on en croit quelques dictionnaires. ] Citons d’abord M. Lloyd : Mollitiei et lasciviæ notati leguntur (Acarnanes) ; teste Luciano in Dial. Meretricis, undè proverbium Porcellus Acarnanius in lascivos. M Hofman a transporté tout ce passage dans son dictionnaire ; et voici comment Moréri a parlé : Les Acarnaniens furent aussi accusés d’être trop lascifs et trop délicats. C’est de là qu’est venu ce vilain proverbe des anciens, Porcellus Acarnanius. Vous lirez la même chose dans les notes de Pinédo sur Étienne de Byzance [7]. J’ai consulté les Dialogues des courtisanes de Lucien, et je n’y ai point trouvé que les habitans d’Acarnanie passassent pour des voluptueux et pour des efféminés. Il est vrai que la courtisane Musarium, ayant à répondre à sa mère qui lui reprochait de ne gagner rien par les faveurs qu’elle accordait à Chéréas, et qui trouvait fort étrange qu’elle eût fait la sourde oreille à un paysan d’Acarnanie, lui répondit : Quoi donc, j’aurais quitté Chéréas pour me livrer à ce lourdaud qui sent le bouquin ? Chéréas est sans poil pour moi, comme l’on parle, et un cochon acarnanien[8]. Érasme suppose, que par cochon d’Acarnanie on entendait un favori efféminé [9], et que c’était une allusion à la comédie d’Aristophane, où un cochon est le symbole des instrumens de la volupté vénérienne. Allusum, opinor, ad porcellum, quem inducit Aristophanes in Ἀχαρνεῦσιν, symbolum eorum membrorum, quibus obscenæ voluptates peraguntur[10]. Je ne crois pas que l’on entende le mystère de la réponse de Musarium ; et pour moi, j’avoue que je n’y entends rien : c’est pourquoi je ne critiquerai pas ceux qui assurent que les habitans d’Acarnanie étaient réputés lascifs. Mais si cela est, je m’étonne un peu que les auteurs n’en fassent pas de mention. Au reste, Érasme ne se trompe point sur la signification figurée du mot χοιρίσκος. Les Latins avaient adapté cette figure. Nostræ mulieres, dit Varron [11], maximè nutrices, naturam, quâ feminæ sunt, in virginibus appellant porcum, et Græcè χοῖρον. Voyez les Origines Italiennes de M. Ménage, au mot Potta. Voici une conjecture dont je ne suis pas content, et que je n’avance qu’afin d’essayer si elle pourra fournir quelque ouverture à ceux qui auront plus de génie et plus de science que moi. Chéréas repaissait toujours d’espérances sa courtisane, c’était son seul paiement[12] : Dès que mon père sera mort, disait-il, dès que je serai en possession de mon patrimoine, vous disposerez de tous mes biens, et je vous épouserai. Musarium, leurrée par ces promesses, lui prêtait son corps et sa bourse. N’avait-elle pas raison de dire à sa mère ? Voici un galant que je ne puis ni plumer ni tondre ; mais c’est un pourceau d’Acarnanie que je nourris : le profit viendra tout à coup. C’est en effet le propre de ces animaux : on ne gagne rien à les nourrir qu’après qu’ils ont été engraissés, et qu’on a fait pour cela toutes les dépenses nécessaires ; mais enfin on se dédommage avec usure. L’Acarnanie était peut-être, comme aujourd’hui la Westphalie, un pays fécond en pourceaux. C’est de là peut-être que les traiteurs des grandes villes de la Grèce faisaient venir beaucoup de cochons pour les nourrir[13], et voilà pourquoi la courtisane se servit de l’épithète ἀκαρνάνιος.

(D) La modestie n’y paraissait pas dans les vêtemens des femmes. ] La manière dont Apollonius censure les dames athéniennes nous apprend cela. Ces vostres pompeux habillemens de pourpre, leur dit-il[14], d’incarnatin, de roses sèches et feuilles mortes, jausnes, vertes, et autres semblables, dont vous vous riolle-piollez à guise d’une prairie au mois de may, d’où est-ce que vous en avez attiré l’usage ? Car il ne se trouve point que les femmes de l’Acarnanie se soient onc ainsi attiffées. C’est ainsi que le traducteur français s’exprime. Le traducteur latin[15] avait dit : Coccineæ atque etiam pur pureæ croceæque vestes undè à vobis sumptæ ? Cùm neque Acarnanides mulieres ita exornentur. On voit manifestement qu’Apollonius n’eût point raisonné de la sorte si les femmes d’Acarnanie n’eussent eu la réputation de s’habiller d’une manière immodeste. Il semble que cela puisse favoriser les dictionnaires qui assurent que les Acarnaniens étaient diffamés comme gens lascifs ; mais, au fond, la conséquence serait tirée un peu par force. Ces auteurs-là ont besoin d’une autorité plus précise. Artus Thomas n’a rien compris dans les paroles d’Apollonius, qu’il s’est mêlé de commenter. Les Acarnaniens, dit-il [16], ont été autrefois fort adroits à la course des chariots, au rapport de Pausanias, livre 6 et dernier des Éliaques, ayant esté le temps passé tenus pour gens sages et fort grands politiques, pour avoir si bien dressé leur estat et leur république, qu’il y en a qui disent qu’Aristote a fait cent cinquante livres sur le seul argument du gouvernement et lois de cette nation : mais les livres se sont perdus avec la police ; voilà pourquoy Philostrate parle icy de leurs femmes. Ô le misérable commentaire ! le sens du texte y est pris tout de travers.

(E) Il n’est point vrai que Cicéron parle d’une ville qui eût nom Acarnanie. ] M. Moréri l’assure pourtant. Elle est dans la Sicile, ajoute-t-il, et célèbre par un temple dédié à Jupiter. Il cite Cicero, Or. in Verrem, et Servius in lib. V. Æneid. M. Hofman va beaucoup plus loin ; car il marque deux circonstances : l’une que cette ville était proche de Syracuse ; l’autre qu’elle fut brûlée par les Goths. Il avait lu tout cela dans Charles Étienne. La vérité est que Cicéron parle non d’Acarnanie, mais d’Acradine, l’une des quatre parties de Syracuse. Ea tanta est urbs, ut ex quatuor urbibus maximis constare dicatur, quarum una, etc... altera autem est urbs Syracusis, cui nomen Acradina est : in quâ forum maximum, pulcherrimœ porticus, ornatissimum prytaneum, amplissima est curia, templumque egregium Jovis Olympii[17]. Servius cité par M. Moréri, a dit seulement que l’Acarnanie est une partie de l’Épire [18], non pas un petit pays d’Égypte, comme veut M. Hofman[19].

  1. Strabo, lib. X, pag. 318.
  2. Idem, ibidem.
  3. Homère désigne seulement leur pays, et ne le nomme pas Acarnanie.
  4. Justin., lib. XXVIII, cap. I. Voyez la Mothe le Vayer, lettre XCV, à la page 325 du tome II.
  5. Plutarchus de serâ Numinis Vindictâ. Je me sers de la version d’Amyot, pag. 832 du tome I, in-8.
  6. Montaigne, Essais, liv. II, ch. XXXVI, pag. 763.
  7. Thomas de Pinedo in Steph. Byzant. pag. 50.
  8. Λεῖός μοι, ϕασὶ, Χαιρέας καὶ χοιρίσκος ἀκαρνάνιος. Levis mihi, ut ajunt, Chœreas et Porcellus Acarnanius. Lucian. Dialog. Meretric, pag. 723, tom. II.
  9. In mollem et amabilem atque in deliciis habitum dicebatur. Erasm., chil. II, cent. III, num 69, pag. 445.
  10. Idem, ibidem.
  11. Varro, de Re rusticâ, lib. II, cap. IV.
  12. Luciani Dialog. Meretric., pag. 721, 722.
  13. Ὥσπερ αἱ καπηλ οες τὰ δελϕάκιά τρέϕουσι. Veluti cauponariæ mulieres exiguos porcellos nutriunt. Athen., lib. XIV, pag. 656.
  14. Philostr. in Vitâ Apollonii, lib. IV, cap. VII. Je me sers de la version de Vigénère.
  15. Alemanus Rhinuccinus, pag. 167.
  16. Artus Thomas, sieur d’Embry, Annotat. sur la Vie d’Apollonius, liv. IV, chap. VII, pag. 800 du 1er. vol.
  17. Cicero in Verrem, Orat. VI, folio 77 verso.
  18. Servius in lib. V, Æneid. vs. 298.
  19. Item regiuncula Ægypti. Servius in Æneid., lib. V, Hofman, voce Acarnania.

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