Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Achille 1

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ACHILLE. Il y a eu plusieurs personnes de ce nom. Le premier qui l’ait porté n’avait point d’autre mère que la terre, et rendit un fort bon office à Jupiter ; car, ayant reçu la déesse Junon dans son antre lorsqu’elle fuyait les poursuites amoureuses de ce dieu, il lui tint des discours si persuasifs, qu’elle consentit à consommer le mariage (A). On ne nous a point appris comment elle témoigna sa gratitude à un hôte qui sut lui inspirer une telle docilité ; mais nous savons que Jupiter, en reconnaissance de ce service, promit à Achille que désormais tous ceux qui s’appelleraient comme lui feraient parler d’eux. C’est pour cela que le fils de Thétis a été célèbre. Le précepteur de Chiron se nommait Achille, et de là vint que Chiron imposa le nom d’Achille au fils de Thétis, son disciple. Cela seul suffirait pour renverser toutes ces étymologies froides et forcées du mot Achille, que l’on fait dépendre des qualités personnelles du fils de Thétis (B) L’inventeur de l’ostracisme parmi les Athéniens s’appelait Achille. Un fils de Jupiter et de Lamie porta ce nom. C’était un si bel homme, que, par sentence du dieu Pan, il remporta le prix de beauté qu’on lui disputait. Vénus, indignée de ce jugement, rendit Pan amoureux d’Écho, et le changea de telle sorte (C) qu’il devint un objet affreux. Un autre Achille, fils de Galate, vint au monde avec des cheveux blancs. Il y a eu cinquante-quatre autres Achilles très-renommés, deux desquels ne se distinguèrent que par des actions de chien[a]. Nous allons faire un article à part pour celui de tous qui a eu le plus de gloire *.

  1. Tiré du VIe. Livre de Ptolomée, fils d’Héphæstion, Novæ ad variam Eruditionem Historiæ, apud Photium, num. 190, pag. 488, 489.

* Dans la première édition, après ces mots, on lisait :

« Mais avant cela je dois arrêter ici mon lecteur pour un moment. Voici pourquoi ;

avertissement au lecteur.

Monsieur Drelincourt, professeur en médecine, et doyen de l’université de Leiden, m’a fourni tant de remarques concernant Achille, que je ne saurais les placer toutes dans ce Dictionnaire. Elles mériteraient un ouvrage séparé ; ce serait l’histoire la plus complète qu’on ait jamais vue : et si je pouvais obtenir qu’avec la même bonté qui lui a fait prendre la peine de me communiquer tant d’excellens matériaux, il voulût corriger la manière dont je les mettrais en œuvre, il en résulterait un ouvrage parfaitement beau. Il m’a fourni tous les traits dont le tableau de ce héros a pu être composé. Tout ce que les anciens ont dit d’Achille se trouve dans ce recueil, avec une exactitude et une méthode admirables. Ce tableau est un ouvrage à trois colonnes ; celle du milieu est la chaîne ou la suite de toutes les qualités et de toutes les actions d’Achille. Les colonnes d’à côté contiennent très-exactement les preuves et les citations de tout, avec une infinité d’ouvertures sur les rapports et les allusions qui règnent entre ces matières et plusieurs autres, et sur les ornemens dont on les pourrait enrichir. Il est impossible de voir ce tableau sans en admirer l’auteur, soit pour l’étendue de ses lumières, soit pour la justesse de sa méthode ; mais il est surtout impossible de l’admirer autant qu’il le faut à ceux qui savent qu’il a placé avec tant d’économie le fonds de sa vaste lecture, qu’il en pût recueillir en peu de temps tout le profit, quelle que soit la matière qui se présente. Jamais homme n’eut comme lui les trésors de son érudition en argent comptant[* 1]. Je suis bien fâché que la nature de mon ouvrage ne me puisse pas permettre d’étaler ici tout ce que cet illustre doyen de la faculté de Hollande m’a communiqué touchant Achille, et qu’en attendant l’occasion d’en faire part au public, je sois contraint de n’en prendre que quelques portions pour les insérer dans mes remarques. Que cette occasion se hâte tant qu’elle voudra, elle ne saurait jamais être assez prompte, vu l’impatience que j’ai de m’en servir pour témoigner à cet incomparable professeur combien je l’honore et je l’admire, et avec quelle reconnaissance je conserve le souvenir de ses bontés. Tout ce que l’on verra de nouveau, et qui sera bon dans les remarques sur l’Achille de ce Dictionnaire, et tout ce qui aura été corrigé dans l’Achille du projet, vient de M. Drelincourt.

Les preuves de tout ce que je viens de dire sont publiques ; on n’a qu’à consulter l’ouvrage qui a été imprimé à Leide en 1693, intitulé : Homericus Achilles Caroli Drelincurtii penicillo delineatus, per convicia et laudes. Il ne diffère du tableau que je garde en manuscrit, qu’en ce que les choses n’y sont pas disposées par colonnes. L’avertissement qu’on vient de lire était déjà composé lorsque cet ouvrage a paru, et je l’ai laissé en son état. Je copierais volontiers l’article[* 2]. de l’Histoire des Ouvrages des Savans, dans lequel on a donné à l’Index Homericus, et à son auteur une partie des louanges qui leur sont dues ; mais, comme cette excellente histoire est entre les mains de tout le monde, il n’est pas nécessaire de transporter ici cet article. »

Ce passage y compris les deux notes a été depuis remplacé par les dix-sept lignes qu’on lit en tête de l’article qui suit.

  1. (*) Ingenium, (adde scientiam), in numerato habet. Augustus de Vinicio apud Senes. Controv. 13, sub. fin.
  2. (*) C’est le 11 du mois de mai 1693. Voyez aussi M. Robus dans son journal flamand, intitulé : Bockraal van Europe, au mois de septembre 1693, page 286. Je voudrais qu’on vît la lettre que M. Gronovius, l’un des plus doctes critiques de l’Europe, a écrite à M. Drelincourt, à la louange de l’Index Homericus.

(A) Qu’elle consentit à consommer le mariage.] Ces paroles de Pothius, συνελθεῖν τῷ Διί, signifient cela[1], comme il paraît par cette suite, καὶ πρώτκν μίξιν Ἥρας καὶ Διὸς ταύτκν γἔνεσθαι ϕασὶν, et ce fut alors, dit-on, que Jupiter jouit de Junon pour la première fois.

(B) Étymologies.... que l’on fait dépendre des qualités personnelles du fils de Thétis.] Il n’y a rien de plus plaisant que de voir ce que la Grèce a inventé sur ce sujet. Elle mérite là-dessus, non-seulement l’épithète de menteuse [2] et de fabuleuse[3], mais aussi celle de malè feriata, que notre terme d’oiseuse n’est pas encore en possession de signifier pleinement.

Demandez aux grammairiens grecs pourquoi ce héros fut nommé Achille : les uns vous répondront, parce qu’il donna beaucoup d’inquiétude à sa mère et à ses ennemis ; d’autres, parce qu’il chagrina beaucoup les Troyens ; d’autres, parce qu’ayant appris le secret de la médecine, il apaisait les douleurs ; d’autres, parce qu’il n’avait qu’une lèvre ; d’autres, parce qu’il était propre au commandement ; d’autres, parce qu’il n’avait jamais tété ; et d’autres, parce qu’il sortit de chez son précepteur Chiron, sans avoir jamais mangé des fruits de la terre. Qui voudrait montrer par quelles analyses de grammaire ils trouvaient dans le nom d’Achille tant d’étymologies différentes, hérisserait de trop de grec cet endroit-ci. C’est pourquoi je renvoie le lecteur, s’il lui plaît, au grand Etymologicum, à Eustathius [4], à Tzetzès[5], etc. Messieurs Lloyd et Hofman, qui, à l’exemple de Fungérus et de plusieurs autres, ont enrichi de ces assortimens étymologiques l’article du fils de Pélée, devaient pour le moins nous avertir qu’on a pris bien de la peine pour rien, en voulant à toute force que le mot Achille dépendît des qualités personnelles du héros de l’Iliade. Ils auraient pu réfuter cette prétention en montrant qu’il y a eu des Achilles avant celui-là ; et nous indiquer une raison mille fois plus naturelle que toutes les autres pourquoi celui-là fut nommé Achille : c’est celle que j’ai rapportée, savoir, que le précepteur de son précepteur avait été ainsi appelé.

(C) Et le changea de telle sorte. ] Photius, qui nous a conservé quelques fragmens des sept livres que Ptolomée, fils d’Héphæstion, avait remplis des plus curieuses bagatelles de l’antiquité fabuleuse, a tronqué de telle sorte ce qui regarde Achille, fils de Jupiter et de Lamie[6], qu’il faut se donner la peine de conjecturer que ce fut avec la déesse Vénus qu’il entra en concurrence sur la beauté. On fonde cette conjecture sur l’indignation de Vénus contre le juge qui conféra le prix à Achille. Vénus, pour punir ce juge, le rendit amoureux d’Écho, et si laid, que sa seule figure le faisait haïr. C’est ainsi que Schottus a entendu le texte de Photius. Mais M. de Méziriac partage les effets de la colère de Vénus à Pan et à Achille : celui-là devint amoureux, et celui-ci le plus laid homme du monde[7]. C’est en vain que l’on consulterait l’original pour savoir si la version d’André Schottus est meilleure que celle de Méziriac : car, si d’un côté l’on peut dire que les règles d’une grammaire exacte sont pour Schottus, l’on peut dire de l’autre que les auteurs grecs ne s’assujettissaient pas à de telles règles, et qu’il n’est point rare que, s’agissant de plusieurs personnes dans une de leurs périodes, le pronom le, lui, se rapporte indifféremment, ou à la personne la plus éloignée, ou à la personne la plus prochaine. Les Latins n’y sont pas plus scrupuleux. C’est la grammaire française qui est en cela d’une merveilleuse exactitude ; car elle veut que l’on répète plutôt deux ou trois fois le même nom propre en peu de lignes, que de laisser en suspens l’esprit du lecteur. Si l’on consulte la raison, ou pour ou contre Méziriac et le père Schottus, on aura de la peine à trouver quelque point fixe. Il se peut faire qu’une personne qui a perdu son procès ne se venge que du juge. Apollon se contenta de punir Midas, qui avait blâmé la sentence de supériorité prononcée en faveur d’Apollon et au préjudice de Pan[8]. Par là, Méziriac perdrait sa cause : mais on se venge aussi quelquefois et de son juge et de son rival [9] ; et sur ce pied-là, le père André Schottus aurait mal traduit : car, selon lui, Vénus indignée ne fait aucun mal à celui qui remporte la victoire. Il est vrai aussi que, selon l’autre interprète, elle ne fait pas grand mal au juge inique ; elle se contente de lui donner de l’amour pour une nymphe, qui, selon la tradition des anciens[10], eut une fille de lui. Tout bien compté, il semble que Méziriac a du dessous ; et, s’il avait raison, Photius ou son Ptolomée seraient blâmables de n’avoir pas déclaré que la même Vénus qui rendit Pan amoureux d’Écho, le rendit malheureux dans ses amours. Il fallait nécessairement marquer cette circonstance : et on le pouvait faire sans choquer le sentiment de tout le monde ; car quelques-uns ont parlé des rigueurs de cette nymphe pour le dieu Pan. C’est peut-être le plus malaisé de tous les ouvrages de plume que celui de bien abréger : il faut un discernement peu commun pour juger quelles sont les circonstances dont la suppression obscurcit ou n’obscurcit pas un abrégé. Justin n’est pas le seul qui ait manqué de ce fin discernement. Je me suis servi de cette pensée quelque autre part dans cet Ouvrage.

J’avais mis ici, dans la première édition, une espèce de préface à l’article suivant, que je ne supprime qu’à regret. Elle contient un éloge de feu M. Drelincourt, professeur en médecine à Leide. Tout le monde a trouvé que je m’éloignais si étrangement de l’usage, et que je plaçais si mal une telle pièce, que, pour faire cesser une censure si générale, je suis obligé d’effacer cela. Mais je déclare que j’entends que ce témoignage de ma gratitude et de mon estime soit censé demeurer ici, comme s’il y était répété de mot à mot.

  1. Le P. Schottus les a mal traduites par ad Jovem redire.
  2. Græcia mendax. Juvenal. Sat. X. vs. 174.
  3. Μυθοτόκος Ἑλλὰς, Fabularum parens Græcia. Nonn. Dionys. lib. I.
  4. Eustath. in Iliad. lib. I.
  5. Tzetzes in Lycophron.
  6. Photius, Bibliothecæ num. 1901
  7. Méziriac, Épîtres d’Ovide, pag. 253.
  8. Ovidius, Metam. lib. XI, vs. 175.
  9. Arachné, Marsyas, Thamyris, les filles de Piérus, sont une preuve qu’on se venge aussi quelquefois d’un compétiteur.
  10. Il y avait une tradition différente de celle-là : nous en parlons dans l’article Pan. [Bayle n’a pas donné cet article.]

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