Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Alcée 1

La bibliothèque libre.

◄  Alcasar
Index alphabétique — A
Alcée d’Athènes  ►
Index par tome


ALCÉE, natif de Mitylène ; dans l’île de Lesbos, a été un des plus grands poëtes lyriques de l’antiquité. Il y en a qui veulent qu’il ait été l’inventeur de cette espèce de poésie[a]. Il florissait dans la 44e. olympiade[b], en même temps que Sappho, qui était de Mitylène aussi-bien que lui. La chronique scandaleuse (A) dit qu’Alcée s’avisa un jour de demander je ne sais quoi à Sappho, et que Sappho, qui n’était pas ce jour-là de si belle humeur que d’ordinaire, lui refusa ce qu’elle lui offrit peut-être le lendemain[c]. Quoi qu’il en soit, il se mêla d’autre chose que de vers : il voulut donner des preuves de son courage à la guerre, et n’y fut pas tout-à-fait heureux ; car il ne se sauva qu’en fuyant et qu’en abandonnant ses armes, lorsque les Athéniens gagnèrent une bataille contre ceux de Lesbos[d] ; mais il trouva dans cette disgrâce une assez douce consolation, puisque les vainqueurs firent appendre ses armes au temple de Minerve à Sigée : ce qu’ils n’eussent point fait avec cette distinction, s’ils n’eussent jugé qu’elles seraient un monument très-glorieux de leur victoire[e]. Alcée n’oublia point cette circonstance dans les vers qu’il fit sur le malheur qui lui était arrivé (B). Sa muse, à laquelle il donnait de l’occupation au milieu des armes, soit pour des chansons à boire, soit pour des chansons d’amour, et pour louer la personne qu’il aimait[f], qui n’était que trop une aide semblable à lui (C) : sa muse, dis-je, ne garda point le silence sur la défaite des Lesbiens. On sait d’ailleurs qu’elle ne badinait pas toujours, et qu’elle pouvait traiter noblement les matières les plus graves (D), et surtout un beau lieu commun contre les tyrans. Alcée suivait alors une pente fortifiée par ses propres aventures et par ses intérêts personnels ; car il avait été aux prises avec ceux qui avaient voulu empiéter sur la liberté de sa patrie, et nommément avec Pittacus (E) : qui ne laissa pas de devenir usurpateur, quoiqu’il ait été un des sept sages de la Grèce. Il remit en liberté Alcée, qui était devenu son prisonnier, et dit que la rémission d’un crime vaut mieux que le châtiment[g]. Il y en a qui disent qu’Alcée fut chassé avec beaucoup d’autres ; mais qu’enfin il se mit à la tête de ces exilés, fit la guerre aux tyrans, et les chassa[h]. Je ne trouve dans Denys d’Halicarnasse, sinon que les habitans de Mitylène élurent Pittacus pour leur chef, contre le poëte Alcée et ses adhérens, qu’on avait bannis[i]. D’autres veulent qu’ayant abusé de la clémence de Pittacus, et n’ayant point cessé de cabaler et d’invectiver, on cessa d’user de support à son égard[j] ; et que c’est ce qu’Ovide a voulu signifier par ces paroles :

Utque lyræ vates fertur periisse severæ,
Causa sit exitii dextera læsa tui.


Cela est d’autant plus vraisemblable, qu’Alcée passait pour un homme qui s’opposait aux innovations, non pas parce que c’étaient des innovations, mais parce que d’autres que lui les introduisaient [k]. C’est un défaut qui lui est commun avec bien des gens. Il ne nous reste que des lambeaux de ses poésies.

  1. ......Dic Latinum,
    Barbite, carmen
    Lesbio primùm modulate civi.

    Horat. Od. XXXII, lib. I, vs. 3.

  2. Euseb. in Chronic.
  3. Le Fèvre. Vie des Poëtes grecs, p. 27.
  4. Herod., lib. V, cap. XCV.
  5. Là même.
  6. Horace. Je rapporte ses paroles ci-dessous dans la remarque (C).
  7. Heraclitus, apud Diogenem Laërt. in Pittaco, lib. I, num. 76.
  8. Dacier, sur l’Ode XIII du IIe. livre d’Horace.
  9. Dionys. Halicarn. Ant. Rom., lib. V, cap. LXXXII.
  10. Vide Dionys. Salvagnium Boessium, Comment. in Ibin, pag. 102 et 103. Edit. in-4°.
  11. Οὐδ᾽ αὐτὸς καθαρεύων τῶν τοιούτων νεωτερισμῶν, Ne ipse quidem purus studii ejusmodi novandarum rerum. Strabo, lib. XIII, pag. 425.

(A) La Chronique scandaleuse, etc. ] J’ai rapporté les propres paroles de M. le Fèvre, et je suis fort trompé s’il a pris ailleurs que dans la Rhétorique d’Aristote ce petit conte. Aristote cite ces mots d’Alcée :

Θέλω τὶν εἰπεῖν. ἀλλά με κωλύει
Αἰδώς,


et cette réponse de Sappho :

Αἰ δ᾽ ἷκέ σ᾽ ἐσλῶν ἵμερος, ἢ καλῶν,
Καὶ μή τι εἰπειν γλᾶσσ᾽ ἐκύκα κακὸν,
Αἰδώς κε νυ σ᾽ οὐχ εἶχεν ὄμματ᾽,
Ἄλλ᾽᾽ ἔλεγες περὶ τῶ δικαίω[1].


Voici le sens de ces vers. Alcée déclare qu’il voudrait bien dire quelque chose ; mais que la honte l’en empêche. Sappho lui répond que s’il avait désiré des choses bonnes et honnêtes, et si sa langue n’eût pas été prête à prononcer quelque malhonnêteté, la honte ne lui serait point montée au visage, et qu’il ferait une proposition raisonnable. Ceux à qui il est donné de juger des livres de M. le Fèvre, gens, comme il a dit dans sa première Journaline, qui ont l’âme capable de plusieurs formes, et qui sentent à demi-mot le beau et le fin des pensées et des expressions, voient bien que ces paroles d’Alcée sont une de ces déclarations d’amour qui demandent l’heure du berger, et que Sappho comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire. Sa réponse est sage ; mais elle est peut-être d’un trop grand sang-froid, selon cette supposition.

(B) Il a avoué le malheur qui lui était arrivé de fuir[2] ] Celui de tous les poëtes latins, qui ressemble le mieux à Alcée, a confessé aussi-bien que lui dans ses poésies, qu’il s’était sauvé du combat, en jetant ses armes comme un meuble très-inutile à des fuyards :

Tecum Philippos et celerem fugam
Sensi, relictâ non benè parmulâ,
Quùm fracta virtus et minaces
Turpe solum tetigêre mento[3].


Archilochus avait eu la même aventure avant Alcée, et s’en était confessé publiquement [4]. Horace n’aurait pas été peut-être de bonne foi jusqu’à ce point, s’il n’avait eu ces grands exemples devant les yeux. Chabot se trompe quand il soutient que Plutarque a réfuté Hérodote sur la fuite d’Alcée [5]. Plutarque s’est contenté de dire qu’Hérodote a supprimé une belle action de Pittacus, mais non pas la mauvaise action d’Alcée[6]

(C) La personne qu’il aimait n’était que trop une aide semblable à lui. ] Horace nous apprend que la maîtresse d’Alcée était un garçon qui se nommait Lycus, et qui avait les yeux et les cheveux noirs :

Qui ferox bello, tamen inter arma,
Sive jactatam religarat udo
Littore navim,
Liberum et Musas, Veneremque et illi
Semper hærentem puerum canebat,

Et Lycum nigris oculis, nigroque
Crine decorum[7].


C’est apparemment le même que celui qui avait une tache au doigt, laquelle lui servait d’une parure tout-à-fait charmante, selon le goût de ce poëte : Nœvus in articulo pueri delactat Alcæum, at est corporis macula nævus, illi tamen hoc lumen videbatur[8]. Cicéron dit en un autre lieu, qu’encore qu’Alcée eût témoigné beaucoup de courage, il avait rempli ses vers d’une excessive pédérastie : Fortis vir in suâ republicâ cognitus, quæ de juvenum amore scripsit Alcæus[9] ? En tant qu’amoureux, il se compare à un pourceau qui, mangeant un grain de gland, en dévore déjà des yeux un autre. Moi pareillement, disait-il, pendant que je jouis d’une belle fille, j’en souhaite une autre. Ἀ ὗς τὰν βάλανον τὰν μὲν ἕχει, τὰν δ᾽ ἔρται λαϐεῖν. Κἀγὼ παῖδα καλὴν τὰν μὲν ἔχω, τὰν δ᾿ ἔραμαι λαϐεῖν. Scipion Gentilis rapporte cela dans ses Notes sur l’Apologie d’Apulée, page 65.

(D) Sa muse pouvait traiter noblement les matières les plus graves. ] C’est ce qui a fait dire à Horace :

Et te sonantem pleniùs aureo,
Alcæe, plectro, dura navis,
Dura fugæ mala, dura belli !
Utrumque sacro digna silentio,
Mirantur umbræ dicere : sed magis
Pugnas et exactos tyrannos
Densum humeris bibit aure vulgus[10].


M. Dacier remarque sur ces paroles, 1°. Que le style d’Alcée était noble et fort, et qu’il traitait des matières plus relevées que celles que traitait Sappho, qui dit de lui dans Ovide,

Nec plus Alcæus consors patriæque Lyræque
Laudis habet, quamvis grandiùs ille sonet.[* 1]


2°. Qu’Horace lui donne le plectre d’or, parce qu’il parle de cette partie de ses ouvrages, où il décrivait les guerres civiles qui étaient arrivées à Mitylène, et les diverses factions des tyrans Pittacus, Myrsilus, Megalagyrus, les Cléanactides, et de quelques autres [11], et que ces poésies étaient appelées διχοςασιαςικὰ ποιήματα, poésies sur les séditions. Il cite ce passage de Quintilien : Alcæus in parte operis aureo plectro meritò donatur quâ tyrannos insectatur. Multùm etiam moribus confert, in eloquendo brevis, et magnificus, et diligens, plerùmque Homero similis, sed in lusus et amores descendit, majoribus tamen aptior [12]. Joignez à cela l’épithète de menaçantes, qui a été donnée à ses muses.

Et Alcæi minaces,
Stesichorique graves Camœnæ[13].

(E) Il fut aux prises avec Pittacus. ] Il vomit contre lui des injures fort grossières : il l’appela pied-plat, grosse bedaine, etc., comme nous l’apprenons de Suidas, sous le mot σαράτους, et de Diogene Laërce, dans la Vie de Pittacus. La modération de celui-ci fut fort louable, et a paru telle à Valère Maxime : Pittaci quoque moderatiane pectus instructum, qui Alcæum poëtam et amaritudine odii et viribus ingenii adversùs se pertinacissimè usum, tyrannidem à civibus delatam adeptus, tantummodò quid in opprimendo posset admonuit[14].

  1. * Ovid. Epist. XV, vs. 29.
  1. Aristot. Rhetoric., lib. I, cap. IX. Notez que je range et que j’accentue ce grec comme Scaliger sur Eusèbe, pag. 65, édition de 1658.
  2. Herod., lib. V, cap. XCV ; et Strabo, lib. XIII, pag. 412, 413.
  3. Horat. Od VII, lib. II, vs. 9.
  4. Voyez la remarque (H) de son article.
  5. Chabot. in Horat. Od. XIII, lib. II.
  6. Plutarc. de Malign. Herodoti, pag. 858.
  7. Horat. Od. XXXII, lib. I, vs. 6
  8. Cicero de Naturâ Deorum, lib. I, cap. 28.
  9. Idem, Tuscul. Quæst. IV, cap. 33.
  10. Horat. Od. XIII, lib. II, vs. 26.
  11. Strab., lib. XIII, pag. 424.
  12. Quint., lib. X, cap. I.
  13. Horat. Od. IX, lib. IV, vs. 7.
  14. Valer. Maxim., lib. IV, cap. I, ext.

◄  Alcasar
Alcée d’Athènes  ►