Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Archilochus

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ARCHILOCHUS, poëte grec, natif de l’île de Paros [a], fils de Télésiclès (A), a fleuri dans l’olympiade 29 (B). Le caractère de ses poésies a été un débordement de médisances tout-à-fait extraordinaire (C). On en vit des effets terribles, lorsque Lycambe se rendit, après la satire violente qu’Archilochus avait faite contre lui. L’indignation de ce poëte venait de ce qu’on lui avait manqué de parole. Lycambe lui avait promis sa fille, et puis la lui avait refusée. Archilochus prit la chose si à cœur, soit qu’il aimât la belle, soit qu’on eût ajouté au refus quelque mépris particulier, qu’il rassembla tous les torrens de sa bile, afin de diffamer Lycambe. Il y a de l’apparence qu’il enveloppa toute la famille sous ses pasquinades ; car on prétend que la fille suivit l’exemple du père, et il y en a même qui veulent que trois filles de Lycambe soient mortes de désespoir en même temps (D). Il releva peut-être des aventures également diffamantes et éloignées de la connaissance du public. Il semble du moins qu’il avait des endroits fort sales dans ce poëme ; car ce fut à l’occasion de cette satire, que ceux de Lacédémone jetèrent un interdit sur les vers d’Archilochus (E), après avoir considéré qu’une lecture comme celle-là était peu conforme à la pudeur. Quelques-uns ont dit qu’il fut lui-même banni de Lacédémone [b] ; mais ils en donnent pour raison la maxime qu’il avait insérée dans ses vers, qu’il vaut mieux jeter bas les armes, que perdre la vie. Il avait écrit cela pour sa justification [c]. Sa médisance, qui le mit quelquefois assez mal dans ses affaires (E), et qu’il étendit jusqu’à sa propre personne (G), ne lui ôta point les bonnes grâces d’Apollon ; car lorsqu’il eut été tué dans un combat, l’oracle de Delphes chassa du temple le meurtrier (H), et ne se laissa radoucir qu’à force d’excuses et de prières : et après cela même, il lui ordonna d’aller dans une certaine maison, pour y apaiser les mânes d’Archilochus [d]. Cependant ce meurtre avait été fait de bonne guerre (I). C’est dans les vers iambiques que ce poëte a excellé : il en était l’inventeur (K), et l’un des trois poëtes qu’Aristarque avait approuvés en ce genre de poésie [e]. Quintilien le met à certains égards au-dessus des deux autres. Le grammairien Aristophane trouvait que plus les poëmes ïambiques d’Archilochus étaient longs, plus ils étaient beaux (L). L’hymne qu’il fit sur Hercule et sur Iolaüs, eut cet avantage, qu’on avait accoutumé de la chanter trois fois en l’honneur de ceux qui remportaient la victoire aux jeux olympiques [f]. Il ne s’est presque rien conservé de ses ouvrages ; ce qui est plutôt un gain qu’une perte, par rapport aux bonnes mœurs (M). Ceux qui parlent de plusieurs Archilochus multiplient les êtres sans nécessité (N). Si nous avions le dialogue composé par Héraclide sur la Vie de notre poëte [g] nous en apprendrions apparemment bien des particularités, et sans doute nous y trouverions comment il mena en l’île de Thasus une colonie de Pariens [h]. Il y avait de l’honneur à être choisi pour un tel emploi.

  1. Herod., lib. I, cap. XII. Lucianus, in Pseudol.
  2. Plutar. Instit. Lacon, pag. 239.
  3. Voyez la remarque (C).
  4. Voyez l’article Tettix.
  5. Voyez la remarque (K).
  6. Pindar. Olymp. od. IX, et ibi Jo. Benedictus. Voyez aussi dans les Chiliades d’Erasme, Archilochi melos.
  7. Diogen. Laërt. in Heraclid.
  8. Œnumaüs, apud Euseb. Præpar. Evang., lib. VI, cap. VII. Vide etiam Perizon. in Æliani lib. X, cap. XIII.

(A) Il était fils de Télésiclès. ] C’est ce que l’on trouve non-seulement dans Suidas, mais aussi dans Œnomaüs ; cité par Eusèbe [1].

(B) Il a fleuri dans l’olympiade 29. ] Les auteurs varient un peu là-dessus. Tatien et saint Cyrille ont placé Archilochus sous la 23e. olympiade [2]. Clément Alexandrin l’a placé sous la 20e. ; un autre sous la 15e., sous la 18e. et sous la 19e. [3]. Cicéron l’a fait vivre durant le règne de Romulus [4]. Cornélius Népos le place au temps de Tullus Hostilius [5]. Hérodote veut non-seulement qu’il ait fait des vers sur l’aventure de Gygès et de Candaule ; mais aussi qu’il ait vécu en ce temps-là [6]. Eusèbe le fait fleurir dans la 29e. olympiade. Il est facile d’accorder entre eux quelques-uns de ces auteurs : mais on ne saurait les mettre d’accord tous ensemble ; car la révolution qui se fit dans la Lydie, par la mort de Candaule, et par l’installation de Gygès, tombe sous la 17e. olympiade [7]. La mort de Romulus est une affaire de l’olympiade précédente. Le règne de Tullus Hostilius est enfermé entre la première année de la 25e. olympiade, et la première année de la 35e. M. de Saumaise, fort heureux à relever une grosse bévue de Solin, n’a pas évité de se méprendre de son chef. Solin a été assez étourdi pour mettre dans un même siècle les trois orateurs de la famille des Curions, Archilochus et Sophocle : Plurimi, dit-il [8], inter Romanos eloquentiâ floruerunt, sed hoc bonum hereditarium nunquàm fuit nisi in familiâ Curionum, in quâ tres serie continuâ oratores fuêre : magnum hoc habitum est sanè eo sæculo quo facundiam præcipuè et humana et divina mirata sunt : quippè tunc percussores Archilochi poëtæ Apollo prodidit, et latronum facinus deo coarguente detectum ; cùmque Lysander Lacedæmonius Athenas obsideret, ubi Sophoclis tragici inhumatum corpus jacebat ; identidem Liber Pater ducem monuit per quietem sepeliri delicias suas sineret, nec prius destitit, etc. M. de Saumaise remarque que l’un de ces Curions a vécu du temps de Jules César, qu’Archilochus a vécu du temps de Tarquin-le-Superbe, et que Sophocle n’est venu que plus de deux siècles après Archilochus [9]. Il a donc raison de se moquer de Solin ; mais il a tort de placer Archilochus au temps de Tarquin-le-Superbe, qui a régné depuis l’an 3 de la 61e. olympiade, jusqu’à la dernière année de la 67e. : il a, dis-je, tort de le mettre là, puisqu’ailleurs il l’établit sous la 29e. olympiade : Circiter vigesimam nonam olympiadem inclaruit Archilochus [10]. Ayant fait la faute de rendre contemporains Archilochus et le dernier roi de Rome, il ne devait pas trouver deux cents ans entre Archilochus et Sophocle ; car la mort de celui-ci arriva dans la 92e. olympiade, plus ou moins. Un autre grand homme [11] s’est trop laissé emporter à l’envie de reprendre, lorsqu’il a imputé à Hérodote de s’être servi d’un pitoyable raisonnement pour prouver qu’Archilochus a vécu sous Gygès, c’est de dire qu’Archilochus a fait mention de ce roi. J’avoue que ce raisonnement serait absurde ; mais il n’est pas vrai qu’Hérodote s’en soit servi : il n’a fait que supposer, il n’a tiré nulle conséquence : Τοῦ καὶ Ἀρχίλοχος ὁ Πάριος κατὰ τὸν αὐτὸν χρόνον γενόμενος, ἐν ἰάμϐῳ τριμέτρῳ ἐπεμνήσθη [12]. Cujus rex meminit et Archilochus Parius qui per idem tempus fuit in iambo trimetro.

(C) Le caractère de ses poésies a été un débordement de médisances tout-à-fait extraordinaire. ] De là vient qu’Horace a considéré Archilochus comme un homme atteint de la malerage, Archilochum proprio rabies armavit iumbo [13] ;
et que, quand on voulut donner l’idée d’une satire souverainement atroce, on disait qu’elle ressemblait à celles d’Archilochus :

In malos asperrimus
Parata tollo cornua,
Qualis Lycambe spretus infido gener [14].


Ovide, dans le même esprit, a usé de cette menace :

Postmodo si perges, in te mihi Liber iambus
Tincta Lycambeo sanguine tela dubit.


C’est dans son poëme in Ibin, vs. 51, ouvrage si médisant que ceux qui ont cru qu’il l’a fait à l’imitation d’Archilochus [15] seraient excusables, s’il n’était pas aisé de connaître par ces deux vers, vs. 53,

Nunc quo Battiades inimicum devovet Ibin,
Hoc ego devoveo teque tuosque modo,


qu’Ovide s’est proposé d’imiter le poëte Callimachus. Il y a je ne sais combien de proverbes qui éternisent la médisance de notre poëte : Archilochia edicta, Ἀρχίλοχον πατεῖς, Archilochum teris, etc. On trouve le premier dans Cicéron, qui s’en est servi pour désigner les édits que le consul Bibulus faisait afficher. Ce pauvre consul, n’osant sortir de sa maison, ne retint quelque ombre d’autorité que pour se venger par des pasquinades, où il étalait les plus infâmes débauches de César, et disait leurs vérités à ses ennemis : In eam coëgit desperationem, ut quoàd potestate abiret domo abditus, nihil aliud quàm per edicta nunciaret [16], C’est ce que Cicéron appelle Archilochia edicta, qui plaisaient si fort au peuple, qu’on ne pouvait fendre la presse dans les rues où ils étaient affichés ; car on s’y rendait en foule pour les lire, et cela faisait crever de dépit Pompée : Archilochia in illum Bibuli edicta ità populo sunt jucunda, ut eum locum ubi proponuntur præ multitudine eorum qui legunt præterire nequeamus, ità ipsi acerba ut tabescat dolore, mihi meherculè molesta quòd et eum quem semper dilexi nimis excruciant [17]. Plutarque parle ainsi de ces édits de Bibulus : Βίϐλος μὲν εἰς τὴν οἰκίαν κατακλεισάμενος, ὀκτὼ μηνῶν οὐ προῆλθεν ὑπατεύων, ἀλλ᾽ ἐξέπεμψε διαγράμματα, βλασϕημίας ἀμϕο͂ιν ἔχοντα καὶ κατηγορίας [18]. Bibulus domi abditus non prodiit octo consulatûs sui menses in publicum, edicta tantum proposuit maledictorum et probrorum in ambos (Pompejum et Cæsarem) plena. Quant au proverbe Archilochum teris, je me crois point qu’il signifie, comme Érasme se l’est figuré, un médisant qui marche sur les traces d’Archilochus, ou qui étudie ses livres ; mais un homme qui, ayant offensé Archilochus, doit craindre la destinée de celui qui marche sur un serpent, et qui en reçoit tout aussitôt une blessure mortelle. Voyez ce que Lucien met en la bouche d’Archilochus contre quelqu’un qui avait médit de lui, Alis cicadam comprehendisti [19], et vous ne douterez point que l’explication d’Érasme, quelque conforme qu’elle soit à la pensée de Suidas, ne soit fausse. Cependant je ne nie pas que πατεῖν ne se prenne quelquefois comme terere pour lectitare : οὐδ᾽ Αἴσωπον πεπάτηκας, a dit Aristophane dans ses Oiseaux [20]. Il y a quelques épigrammes dans l’anthologie, qui donnent une très-forte idée de la médisance de notre homme : on y exhorte Cerbère à veiller plus que jamais, et même à prendre garde qu’on ne le morde, puisque Archilochus s’en allait dans les enfers [21]. Nous verrons dans la remarque (G) qu’il médisait de lui-même.

(D) Il y a de l’apparence.... que trois filles de Lycambe soient mortes de désespoir en même temps. ] J’ai dit qu’Archilochus prit la chose fort à cœur ; mais ce ne fut rien en comparaison de son beau-père et de sa maîtresse. Il se contenta d’une cruelle satire ; mais Lycambe et ses filles ne trouvèrent leur consolation qu’au bout d’un licou. Horace ne parle que de la penderie du père, et de celle de la fille qui avait été promise à Archilochus :

.....Non res et agentia verba Lycamben.
..........................
Nec socerum quærit, quem versibus oblinat atris ;
Nec sponsæ laqueum famoso carmine nectit [22].


C’est dans l’Anthologie qu’on voit que les deux, où même les trois filles de Lycambe se pendirent [23]. Voyez dans l’article d’Hipponax [24] quelques exemples de l’effet funeste et mortel de la satire. N’oublions pas ce qu’un des scoliastes d’Horace a remarqué, c’est que Néobule (il nomme ainsi la fiancée d’Archilochus ) ne se pendit pas à cause des satires de son galant, mais à cause du regret qu’elle conçut de la déplorable fin de son père [25]. La plupart des lecteurs seront pour l’anthologie, où Archilochus est représenté comme la cause immédiate.

(E) Ce fut à l’occasion de cette satire, que ceux de Lacédémone jetèrent un interdit sur les vers d’Archilochus. ] Valère Maxime l’assure en termes formels : Lacedæmonii libros Archilochi è civitate suâ exportari jusserunt, quòd eorum parùm verecundam ac pudicam lectionem arbitrabantur. Noluerunt enim eâ liberorum suorum animos imbui, ne plus moribus noceret quàm ingeniis prodesset. Itaque maximum poëtam, aut certè summo proximum, quia domum sibi invisam obscenis maledictis laceraverat, carminum exilio multârunt [26].

(F) Sa médisance le mit quelquefois assez mal dans ses affaires. ] Pindare m’apprend cette particularité ; car il assure qu’Archilochus, quoique s’engraissant à médire, a été souvent réduit fort à l’étroit :

Εἶδον γὰρ ἑκὰς ἐὼν τὰ, πόλλ᾽ ἐν ἀμαχανίᾳ
Ψογερὸν Ἀρχίλοχον, βαρυλόγοις ἔχθεσιν πιαινόμενον [27].

Vidi enim procul existens sæpè in angustiis conviciatorem
Archilochum dum maledicis odiis pinguefieret.


Arétius n’a pas entendu ce passage, puisqu’il y a trouvé ce sens, qu’Archilochus s’était bien trouvé de ses médisances, et qu’elles l’avaient élevé à l’éclat et aux richesses, de misérable qu’il était [28]. Le mot πιαίνεσθαι, qui veut dire s’engraisser, à été cause de son illusion : il fallait se souvenir, qu’encore aujourd’hui, se nourrir et s’engraisser de quelque chose, signifie dans le figuré y prendre un plaisir extrême. Il ne faut point douter qu’Ovide n’ait eu égard à ce passage de Pindare, quand il a dit dans son poëme contre Ibis, vs. 521 :

Utque reperiori nocuit pugnacis iambi,
Sec sit in exitium lingua proterva tuum.

Nous verrons dans la remarque (H), que ceux qui disent qu’il en coûta la vie à Archilochus pour avoir médit [29], se trompent.

(G) Il étendit sa médisance jusqu’à sa propre personne. ] Ce poëte se plaisait tellement à la médisance, que, non content de déchirer son prochain, il disait aussi du mal de soi-même [30]. C’est de quoi Critias le blâme [31] : Vous ne saurions point sans lui, disait Critias, que sa mère Enipone était une esclave ; que la misère le contraignit de quitter l’île de Paros, pour passer en celle de Thasus ; qu’il s’y fit haïr ; qu’il médisait, et de ses amis, et de ses ennemis : qu’il était extrêmement adonné à la débauche des femmes, et fort insolent ; et, ce qui est pis que tout cela [32], qu’il avait jeté son bouclier. Le scoliaste d’Aristophane nous apprend que ce fut dans la guerre contre les Saïens, peuple de Thrace, qu’Archilochus, pour sauver sa vie, jeta ses armes et s’enfuit [33]. Aristophane avait employé deux vers de ce poëte, touchant cette aventure [34], et là-dessus son scoliaste nous donne cet éclaircissement. Plutarque rapporte les mêmes vers, et quelque chose de plus :

Ἀσπίδι μὲν Σαΐων τις ἀγάλλεται ἣν περὶ θάμνῳ
Ἔντὸς ἀμώμητον κάλλιπον οὐκ ἐθέλων.
.................... Ἄσπις ἐκείνη
Ἐῤῥέτω· ἐξαῦθις κτήσομαι οὐ κακίω. [35].

Nunc aliquis nostrâ se ex hostibus aspide jactet
Sub vepre quam reliqui invutus integram.
Illa quidem valeat, nunc ipse à clade superstes
Emam suo non deteriorem tempore.

Cependant notre fuyard se piquait plus d’être soldat que d’être poëte.

Εἰμὶ δ᾽ ἐγὼ θεράπων μὲν Ἐνυαλίοιο ἄνακτος·
Καὶ Μουσέων ἐρατὸν δῶρον ἐπιςάμενος [36].

Martis regis cultor sum :
Amabile musarum donum ego quoque didici.


Alcée rangeait de la même sorte les places chez lui : il donnait le premier rang aux armes ; et lorsqu’il décrit sa maison [37], il ne parle point de livres, mais de casques et de boucliers : tout y sent l’arsenal, et rien la bibliothéque. On sait néanmoins qu’il se tira d’affaire dans une bataille à l’aide de ses talons, et non par ses armes. Voyez la remarque (B) de son article.

(H) Apollon chassa du temple de Delphes le meurtrier d’Archilochus [38]. ] Celui qui tua Archilochus s’appelait Callondas Corax [39], et il était de l’île de Naxos. La prêtresse de Delphes le chassa du temple, parce qu’il avait mis à mort un homme consacré aux muses : Ἐκϐληθεὶς ὑπὸ τῆς Πυθίας, ὡς ἱερὸν ἄνδρα τῶν μουσῶν ἀνῃρηκὼς [40]. Il l’avait tué néanmoins à la guerre, et de bonne guerre, comme nous l’apprenons de Suidas beaucoup plus clairement que de Plutarque. Cela fait qu’on ne doit pas trop s’imaginer que Pline ait eu ici toute l’exactitude nécessaire, lorsqu’il a dit au nombre pluriel : Archilochi poëtæ interfectores Apollo arguit Delphis [41]. Solin, son copiste, ayant voulu faire le paraphraste, s’est mis hors d’état d’être excusé ; il a eu la hardiesse de spécifier que ce poëte avait été tué par des voleurs : Percussores Archilochi poëtæ Apollo prodidit, et latronum facinus deo coarguente detectum [42]. Eusèbe cite un auteur grec, nommé Œnomaüs, qui donne Îe nom d’Archias à celui qui tua Archilochus. Quarè, dit-il [43], qui Archilochum occidit Archias à templo quasi scelestus exire ab Apolline jussus est : Musarum enim amicum occiderat. Galien a rapporté les paroles de l’oracle :

Μουσάων θεράποντα κατέκτανες, ἔξιθι νηοῦ.

Musarum famuli occisor, templo procul esto [44].


On a fort blâmé Apollon d’avoir reconnu pour client des Muses, et d’avoir extrêmement loué un poëte qui avait écrit tant de saletés. Œnomaüs en fait des reproches à ce dieu [45]. Origène et Eusèbe se sont servis de cela pour faire honte aux païens. Τούτοις προσθῶμεν, dit Eusèbe [46], καὶ δι᾽ ὧν αὖθις ὁ Ἀπόλλων θαυμάζει τὸν Ἀρχίλοχον, ἄνδρα παντοίαις κατὰ γυναικῶν αἰσχροῤῥημοσύναις καὶ ἀῤῥητολογίαις ἃς οὐδ᾽ ἀκοῦσαί τις σώϕρων ἀνὴρ ὑπομείνειεν, ἐν τοῖς οἰκείοις ποιήμασι κεχρημένον. Addamus verò quæ summam in Archilochi commendationem effundit hominis ejusmodi qui opera sua omni adversùs mulieres obscenitate verborum impleverit, quam ne audire quidem homo verecundus possit. Je ne rapporte pas le passage d’Origène ; on le trouvera au livre III contre Celsus, à la page 125 de l’édition de Cambridge, en 1677.

(I) Le meurtre d’Archilochus avait été fait de bonne guerre. ] J’ai déjà dit que Suidas nous apprend ce fait plus clairement que Plutarque ; mais il me reste quelque chose à dire qui vaut la peine d’être rapporté. On a un petit Traité des républiques, attribué à Héraclide ; l’ordre que la prêtresse de Delphes donna au meurtrier d’Archilochus de sortir du temple, s’y trouve, avec la réponse du meurtrier, Cette réponse est une énigme impénétrable dans la traduction latine. Le traducteur suppose que ce meurtrier répondit. : je suis innocent ; car je l’ai tué de loin, comme la loi le commande. Voici le grec et la version [47] : Ἀρχίλοχον τὸν ποιητὴν Κόραξ ὄνομα ἔκτεινε, πρὸς ὅν ϕασιν ειπεῖν τὴν Πυθίαν, ἔξιθι νηοῦ· τοῦτον δὲ ἐιπεῖν, ἀλλὰ καθαρός εἰμι ἄναξ· ἐκ χειρῶν γὰρ νόμῳ ἔκτεινα. Quidam Corax dictus Archilochum poëtam interfecit. Itaque Pythia ad eum aïebat, exi templo. Cui is respondit : At purus sum rex, eminùs enim ut lex jubet interfeci (Archilochum). Un de mes amis, grand humaniste [48], m’avoua qu’il n’avait jamais ouï parler, non plus que moi, d’un édit qui disculpât les meurtriers qui tuaient de loin, et qu’il ne croyait pas non plus que moi que ἐκ χειρῶν signifiât eminùs. Comme il est intime ami de M. Gronovius, il le consulta sur cette difficulté, et voici la docte réponse de ce savant professeur : Ἐν χειρῶν νόμῳ [* 1], locutio est propria in prœliis occisorum et occidentium. Quem in illo fervore vel gladius, vel alia machina, vel bellua deprehendens ad Orcum mittit, is trucidatur ἐν χειρῶν νόμῳ· Ità omnes Græci et præsertìm Polybius, ut libro 1, cap. 34, Καταπατούμενοι σωρηδὸν ἐν χειρῶν νόμῳ διεϕθείροντο. Ὁ πάνυ [49] illic pugnantes : quod quidem non sufficit, nam et in prœlio multi possunt non pugnantes occidi, et tamen ἐν χειρῶν νόμῳ. Rursùs eodem libro, cap 57 : τούτους γὰρ αὐτοὺς ἀεὶ συνέϐαινε διαϕθείρεσθαι κατὰ τὰς συμπλοκάς τοὺς ἐν χειρῶν νόμῳ περιπεσόντας. Il ne reste plus de difficulté, après cette savante réponse : on voit que Corax n’a voulu dire autre chose, sinon qu’il a tué Archilochus dans un combat selon les lois de la guerre.

(K) Il a excellé dans les vers ïambiques, dont il était l’inventeur. ] C’est ce qui paraît par ces vers d’Horace à l’épître XIX du Ier. livre, vs. 23.

.........Parios ego primus iambos
Ostendi Latio, numeros animosque secutus
Archilochi....................


mais plus clairement encore par ce passage de Paterculus : Neque quemquam alium cujus operis primus auctor fuerit in eo perfectissimum præter Homerum et Archilochum reperiemus [50]. Il est constant que la poésie ïambique a été le fort de ce poëte : Ex tribus receptis Aristarchi judicio scriptoribus iamborum ad ἕξιν maximè pertinebit unus Archilochus. Summa in hoc vis elocutionis, cum validæ tum breves vibrantesque sententiæ, plurimum sanguinis atque nervorum, adeò ut videatur quibusdam quod quoquam minor est, materiæ esse non ingenii vitium [51]. C’est donc de celle-là que Paterculus l’a fait l’inventeur. Il l’aurait aussi été de la poésie épique, si ce qu’on impute à Térentianus était vrai : Doctrinæ laudem ei Terentianus tribuit, ut et epicorum versuum inventionem, libr. de metris pag. 86. C’est ainsi qu’on parle dans le Thesaurus Fabri, à l’article d’Archilochus ; mais il est aisé de voir, quand on consulte le passage de Térentianus Maurus, qu’il s’agit là de l’épode, et non pas des vers épiques. De plus, il ne serait pas certain que l’endroit qui concerne Archilochus le donnât pour l’inventeur de l’épode, si l’on n’apprenait d’ailleurs [52] cette vérité. Cet endroit pourrait sembler une citation alléguée comme un exemple de l’épode dont on parle en ce lieu-là, qui est un vers hexamètre suivi de la moitié d’un pentamètre :

Hoc doctum Archilochum tradunt genuisse magistri
Tu mihi Flacce sai es.

Lorenzo Fabri remarque que les Grecs avaient été six cents ans sans avoir d’autres vers que les hexamètres, jusqu’à ce qu’Archiloque en fit entendre d’autres avec tant de succès, que chacun essaya d’en faire de diverses mesures, ce qui fit que la poésie grecque devint si belle par cette variété de versification [53].

(L) Plus ses poëmes iambiques étaient longs, plus ils étaient beaux. ] Cicéron nous apprend cette particularité, en disant la même chose des lettres de son ami Atticus : Ut Aristophani Archilochi ïambus, sic epistola longissima quæque optima videtur [54]. On a fait le même jugement des harangues de Démosthène.

(M) Il n’est presque rien resté de ses ouvrages : c’est plutôt un gain qu’une perte, par rapport aux bonnes mœurs. ] On ne verrait que de très-mauvais exemples dans les vers d’Archilochus. Il avait témoigné un regret fort violent de ce que le mari de sa sœur était péri sur la mer. Voilà une sensibilité qui pouvait être édifiante ; mais il la fit dégénérer en une maxime pernicieuse, savoir, qu’il chercherait sa consolation dans le vin, et dans les autres plaisirs des sens, puisque ses larmes ne feraient aucun bien à son beau-frère, ni ses divertissemens aucun préjudice.

Οὔτε τι γὰρ κλαίων ἰήσομαι, οὔτε κάκιον
Θήσω, τερπωλὰς καὶ θαλίας ἐϕέπων [55] :


C’est-à-dire, selon la version d’Amyot :

Pour lamenter, son mal ne guérirai ;
Ni pour jouer, je ne l’empirerai.


Le pis est qu’il ne faisait pas de difficulté de se diffamer lui-même, en remplissant ses poésies de mille sales médisances contre le sexe : Τῶν ὑπ᾽ Ἀρχιλόχου πρὸς τὰς γυναῖκας ἀπρεπῶς καὶ ἀκολάςως εἰρημένων, ἑαυτὸν παραδειματίζοντος [56]. Voyez l’usage que Théodore de Bèze a fait de ce dernier mot dans ses notes sur le Ier. chapitre de saint Matthieu.

(N) Ceux qui parlent de plusieurs Archilochus multiplient les êtres sans nécessité. ] Un passage d’Eusèbe mal entendu est cause qu’on parle d’un Archilochus historien et chronologue, à qui l’imposteur de Viterbe a eu la hardiesse de supposer un petit livret. Voici ce qu’il y a dans Eusèbe, selon la version latine : Licet Archilochus vicesimam tertiam olympiadem..... supputet [57]. On prétend que cela veut dire qu’Archilochus a supputé de telle sorte les temps qu’il a mis Homère sous la 23e. olympiade. Mais Scaliger a montré que le grec d’Eusèbe ne signifie autre chose, sinon qu’il y a eu des auteurs qui ont fait fleurir Homère et Archilochus en même temps. Goropius Becanus avait déjà éclairci cela dans le grand et curieux ramas qu’il a fait sur Archilochus, afin de réfuter pleinement les fourberies d’Annius de Viterbe [58]. Voilà donc le prétendu chronologue Archilochus réduit à rien. Vossius eût mieux fait de suivre cette correction, que de mettre Archilochus entre les historiens grecs [59]. Il ajoute que Scaliger le place sous le règne de Darius, fils d’Hystaspes [60], sans en rapporter aucune preuve. Je n’ai pu trouver cela dans les notes de Scaliger, que Vossius cite ; et je ne crois pas que cela y soit. Vossius, dans un autre livre [61], ayant parlé de notre poëte Archilochus sous la 29e. olympiade, en promet un autre sous la 94e. ; mais quand on l’y va chercher, on n’y trouve qu’un Antilochus. Charles Étienne, et MM. Lloyd et Hofman nous ont donné un Archilochus poëte lacédémonien, florissant à Rome sous Tullus Hostilius, et un autre Archilochus fils de Nestor, et tué au siége de Troie par Memnon. Ce sont toutes chimères : ce dernier s’appelait Antilochus ; et il ne fallait qu’un peu d’attention pour se souvenir que la cour des premiers rois de Rome n’était pas un théâtre propre à des poëtes grecs. La plupart de ces dernières fautes se voient dans le Calepin.

  1. * Gronovius aurait dû prévenir qu’il y avait faute dans l’Héraclide de Gragius, sans cela cette note est obscure. En effet, Bayle demande l’explication de ces mots ἐκ χειρῶν, et la solution de Gronovius porte sur cette phrase ἐν χειρῶν νόμω qui est la bonne leçon. Koeler dans son édition d’Héraclide (Hal. Sax. 1804) a corrigé la faute de Gragius.
  1. Euseb., lib. VI, cap. VII, Præparat. Evangel., pag. 256 : item, lib. V, c. XXXIII, pag. 227.
  2. Voyez Vossius, de Poët. Græcis, pag. 14.
  3. Anonymus in Descript. Olymp., apud Vossium, de Poët. Græcis, pag. 14.
  4. Cicero, Tusculan, I, cap. I.
  5. Cornel. Nepos, apud Gellium, lib. XVII, cap. XXI.
  6. Herod., lib. I, cap. XIII.
  7. Voyez Sethus Calvisius, ad ann. Mundi 3239, pag. 65.
  8. Solinus, cap. II, sub fin.
  9. Salmas., Plin. Exerc., pag. 52.
  10. Idem, ibid., pag. 854.
  11. Scaliger, in Euseb., pag. 57, 58, edit. ann. 1658.
  12. Herod., lib. I, cap. XII.
  13. Horatius, de Arte Poeticâ, vs. 79.
  14. Idem, Epod. VI, vs. 13.
  15. Johannes Tortellius Aretinus, in Commentariis de Orthographiâ, et Jacobus Lannius, Subsecivar. Lect., lib. II, cap. IV, apud Dionys. Salvagnium Boëssium, Comment. in Ibin, pag. 25.
  16. Sueton., in Cæsar., cap. XX. Vide etiam cap. XLIX.
  17. Cicer. ad Attic., Epist. XXI, lib. II.
  18. Plut., in Pomp., pag. 644.
  19. Lucian., in Pseudol., tom. II, pag. 548. Voyez l’article de Tettix.
  20. Ceci m’a été communiqué par M. de la Monnoie.
  21. Anth., lib. III, cap. XXV. Vide etiam Salmasium, Exercitat. Plinian., pag. 394, 395.
  22. Horat., Epist. XIX, lib. I, vs. 25, 30, 31.
  23. Anth., lib. III, cap. XXV.
  24. Remarque (F).
  25. Scholiast. in Horatii Epod. VI.
  26. Valer. Maxim., lib. VI, cap. III.
  27. Pindar., Pythior. Od. II, v. 97.
  28. Voyez Benedictus in Pindar., Od. II Pythior.
  29. Lescalopier, in Ciceron., de Nat. Deor., lib. III, pag. 703. Boëssius, in Indice Comment. in Ibin.
  30. Voyez le passage de Plutarque, qui sera cité dans la remarque (M), citation (55).
  31. Apud Ælianum, Var. Hist, lib. X, cap. XIII.
  32. C’est Critias qui parle.
  33. Schol. Aristoph., in Comœd. de Pace. Voyez aussi Strabon, liv. XII, pag. 378.
  34. In Comœd. de Pace, circa finem.
  35. Plutarch., in Institut. Lacon., pag. 239.
  36. Athen., lib. XIV, cap. VI, pag. 627, C.
  37. Apud Athen., lib. XIV, cap. V, pag. id., A. B.
  38. Plut., de iis qui serò à Numine puniuntur, pag. 560 ; et fusè Suidas, in Ἀρκίλοκος.
  39. Idem, ibidem : vide etiam Plutarch., in Numa, pag. 62.
  40. Plutarch., de iis qui serò puniuntur, pag. 560.
  41. Plin., lib. VII, cap. XXIX.
  42. Solin., cap. I, pag. 11.
  43. Euseb., Præpar. Evangel., lib. V, cap. XXXIII, cité par le père Hardouin sur Pline, tom. II, pag. 124. Ce ne sont pas les propres termes d’Œnomaüs : c’est seulement sa pensée.
  44. Galen., in Suasoriâ, tom. II, cap. IX, pag. 10. apud Harduin., ibidem.
  45. Œnomaüs, apud Eusebium, Præpar. Evangel., lib. V, cap. XXXIII.
  46. Ibidem, cap. XXXII, pag. 227.
  47. Juxta editionem Nicolai Cragii ad calcem Tractatûs de Republicâ Lacedæmonior., pag. 19.
  48. C’est M. Henricius, dont on pourra voir l’éloge dans l’épître dédicatoire du Traité que M. Gronovius publia à Leide, l’an 1693, sous le titre de Disquisito de Icunculâ Smetianâ quam Harpocraten indigetarunt. Je suis bien aise d’avoir cette occasion de témoigner publiquement à M. Henricius ma reconnaissance de la bonté singulière qu’il a de me prêter les livres de son excellente bibliothéque.
  49. C’est-à-dire Casaubon.
  50. Paterc., lib. I, cap. V.
  51. Quintil., lib. X, cap. I.
  52. De Marius Victorinus, Art. Grammat., lib. III.
  53. Menetrier, Representat. en musique, pag. 245.
  54. Cicero, Epist. XI, lib. XVI, ad Attic.
  55. Plut., de audiend. Poëtis, pag. 33.
  56. Plut., de Curiosit., pag. 520.
  57. Euseb., in Chron., ad ann. 908.
  58. Gorop. Becanus, Origin. Antverp., lib. IV, ce qu’il dit là-dessus se trouve dans la Biblioth. Hispanica de Schotius, pag. 375 et suiv.
  59. Vossius, de Histor. Græcis, pag. 5.
  60. Il monta sur le trône l’an 3 de la 64e. olympiade. Vossius, de Hist. Græcis, pag. 6.
  61. Vossius, de Poëtis Græcis, pag. 14.

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