Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Dassouci

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DASSOUCI ou D’ASSOUCI (Charles Coypeau, sieur), musicien et poëte français, au XVIIe. siecle. Il a publié lui-même d’un style presque bouffon ses aventures qui sont très-bizarres. Il raconte qu’il est né à Paris [a] ; que son père, maître Grégoire Coypeau, sieur d’Assouci, avocat au parlement [b], fils d’un cavalier crémonais, nommé d’Agnanis, excellent faiseur de violons [c], était de Sens en Bourgogne [d] [* 1] ; que sa mère était Lorraine [e], fort petite et fort bilieuse ; et qu’il y eut si peu de concorde entre son mari et elle (A), qu’après avoir partagé leurs enfans et leurs biens, ils se séparèrent volontairement l’un de l’autre [f] ; qu’il demeura auprès de son père dans Paris, et qu’il fut si maltraité par la servante, que cela lui fit faire souvent des escapades [g], et qu’à l’âge de neuf ans [h] il prit son vol jusqu’à Calais [i], où il fit accroire qu’il savait l’astrologie, et qu’il était fils de ce grand et fameux faiseur d’horoscopes [j] nommé César [k] ; qu’ayant guéri par un petit tour de souplesse un malade d’imagination, il passa pour un célèbre magicien [l], quoiqu’il n’eût encore que neuf ans ; que ceux qui l’avaient reçu dans leur logis, ayant eu le vent que le sot peuple le voulait jeter dans la mer,..... le firent sortir secrètement de Calais [m]. Je n’ai trouvé la suite de ses aventures qu’au temps que le duc de Saint-Simon le fit entendre à Louis XIII, à Saint-Germain [n] (B). Il donna dans le génie de ce prince [o] par une chanson à boire qu’il fit, et que tout le monde chanta à la cour. Le roi, depuis, prêta toujours l’oreille à ses chants et lui permit l’entrée de son cabinet ; et on appela d’Assouci Phébus garderobin, parce qu’il avait toujours ses luths dans la garderobe du roi [p]. Il continua ce manège sous la minorité de Louis XIV. Ce jeune prince lisait les vers de ce poëte à son petit coucher, et riait toujours, et fort à propos, du bon mot, que bien des courtisans, qui riaient à contre-temps, ne pouvaient attraper [q]. Il ne dédaignait point de prêter l’oreille à ses chants, ni de les exécuter lui-même [r]. D’Assouci, voulant retourner à Turin auprès de leurs altesses royales [s], partit de Paris environ l’an 1655, avec tant de précipitation qu’à peine eut-il le loisir de payer une partie de ses dettes [t]. Il était accompagné de deux pages de musique [u]. Il n’arriva à Lyon qu’aprés avoir essuyé plusieurs fâcheux accidens, et qu’après avoir fait connaissance avec un homme qui a paru dans un coin des satires de M. Despréaux, et qui par cette raison mérite une place dans mon commentaire (G). Il trouva bien des agrémens à Lyon : il y donna sa musique à tous les couvens des religieuses chantantes, et il n’y avait pas une de ces filles dévotes qui n’eût déjà une copie de son Ovide en belle humeur [v]. C’est ainsi qu’il intitula l’ouvrage où il traduisit en vers burlesques une partie des Métamorphoses d’Ovide. Il demeura trois mois à Lyon parmi les jeux, la comédie et les festins [w], fort caressé de Molière, et des Béjars [x], après quoi il alla à Avignon avec Molière [y], et puis à Pézénas, où se tenaient les états de Languedoc [z]. Il fut nourri par ces comédiens tout un hiver [aa], et il reçut des présens considérables du prince de Conti, de M. de Guilleragues, et de plusieurs personnes de cette cour [ab]. Il avait perdu l’un de ses pages de musique ; et, comme il se trouvait tout porté dans la province de France qui produit les plus belles voix aussi-bien que les plus beaux fruits, il ne voulut point s’en retourner en Piémont avant que de faire une tentative pour remplir la place vacante. Il suivit Molière jusques à Narbonne [ac]. Il fut ensuite à Montpellier, et y courut risque de la vie. Cet accident est devenu fort fameux par la relation du voyage de MM. de Bachaumont et la Chapelle (D)[* 2]. J’en parlerai dans les remarques. Il séjourna encore trois mois à Montpellier depuis qu’il eut été mis hors de prison [ad], et y composa une relation de cette tragicomique aventure ; mais il ne la fit pas imprimer, encore que M. le juge Mage qui l’avait vue le lui eût permis [ae]. Il parcourut ensuite plusieurs villes de Provence ; il fut saluer à Monaco le prince de Morgues qui lui donna trente pistoles : il passa le col de Tende, etc. [af]. Étant arrivé à Turin, il eut quelque peine à réfuter par sa présence la fausse nouvelle de son supplice, que l’on avait lue dans la gazette burlesque. Il employa tous les soins imaginables pour se procurer un établissement fixe dans cette cour-là [ag], et il suppose qu’il en serait venu à bout, s’il ne se fût pas amusé à faire des vers, et s’il ne se fût point borné à faire sa cour aux principales divinités, et s’il n’eût pas donné de la jalousie aux musiciens du pays [ah]. Il prétend que la beauté de ses poésies l’exposa à l’indignation d’un poëte d’Auvergne qui faisait de l’entendu à Turin, et qui affecta de le critiquer, et de le persécuter [ai]. Il ajoute qu’ayant négligé les favoris, parce qu’il crut fort imprudemment qu’il suffisait de s’attacher à leurs altesses royales (E), il s’exposa aux mauvais offices de plusieurs personnes ; et cela lui fit grand tort. Il s’aperçut que l’on se refroidissait envers lui, et le pis fut qu’ayant demandé son congé ou son établissement [aj], il obtint à son grand regret la première de ces deux choses [ak]. Je ne puis donner la suite de ses aventures, je n’ai eu en main que les trois premières parties de l’histoire qu’il en a faite. Je me souviens qu’environ l’an 1674 il publia deux petits volumes [* 3] qu’il avait composés dans les prisons du Châtelet de Paris ; il y était détenu encore, et je ne sais point les particularités de son élargissement [* 4]. On n’a pas besoin de consulter les satires de ses ennemis, pour former de lui une très-mauvaise opinion. Ce qu’il avoue, ce qu’il raconte lui-même, suffit pour cela. Je ne sais si, présentement [al], on pourrait obtenir un privilége à Paris pour faire imprimer un ouvrage semblable aux relations de notre poëte burlesque ; car elles sont parsemées de profanations. Et notez qu’entre autres crimes on l’accusa d’impiété : cependant il se glorifie d’avoir pris la plume pour la défense [* 5] de l’église romaine (F). Il se plaint de M. Boileau, qui n’avait pourtant rien dit que ce qu’il fallait contre le burlesque (G). L’endroit où il parle de quatre poëtes fous [am] est divertissant : je n’en copierai que ce qui concerne celui qu’il nomme, et qui est auteur imprimé (H). Il eut entre autres ennemis Cyrano de Bergerac [an], et Loret. Celui-ci le maltraita en toute occasion dans sa gazette burlesque, et fut si prompt à débiter les nouvelles désavantageuses à d’Assouci (I), qu’il publia plusieurs fois sa mort, et toujours très-faussement [* 6].

  1. * Leclerc observe que Sens n’était point en Bourgogne, mais en Champagne.
  2. * Leclerc observe que l’ami de Bachaumont s’appelait Chapelle, et non la Chapelle.
  3. * Joly rapporte que le 1er. de ces volumes est intitulé, La Prison de M. d’Assouci, dédiée au roi, 1674, in-12 de 180 pages, sans l’épître dédicatoire ; le second, Les Pensées de M. d’Assouci, dans le saint office de Rome, dédiées à la reine, 1676, in-12, de 200 pages, outre l’épître dédicatoire et un avertissement Au pieux lecteur. Ces deux volumes sont de l’imprimerie d’Antoine Rafflé.
  4. * D’Assouci en rapporte quelques-unes dans son volume intitulé : La Prison, etc. Joly en a transcrit un long passage.
  5. * C’est, dit Leduchat, dans les Pensées, etc., dédiées à la reine, déja mentionnées dans la note *1 ci-dessus,
  6. * Joly prétend que Bayle cite les Aventures d’Italie, tantôt sous le titre de 3e. tome des Relations, tantôt sous son véritable titre d’Aventures d’Italie. C’est toujours sous ce dernier titre que Bayle les a citées, du moins dans cet article.
  1. D’Assouci, au IIe. tome de ses Aventures, pag. 55.
  2. Là même, pag. 57.
  3. Là même, pag. 56.
  4. Là même, pag. 54.
  5. Là même.
  6. Là même, pag. 62.
  7. Là même, pag. 64.
  8. Là même, pag. 69.
  9. Là même, pag. 68.
  10. Là même, pag. 73.
  11. Voyez l’article Ruggeri, remarque (E), au commencement, tome XII.
  12. D’Assouci, Aventures, tom. II, pag. 89.
  13. Là même, pag. 90.
  14. Là même, pag. 47.
  15. Là même, pag. 48.
  16. Là même, pag. 47.
  17. Là même, dans l’Épître dédicatoire au roi.
  18. D’Assouci, Aventures, tom. II, pag. 12.
  19. Il dit dans le IIIe. tome de ses Relations, pag. 153, que M. le comte d’Harcourt l’avait autrefois donné à madame Royale.
  20. D’Assouci, tom. I, pag. 2.
  21. Là même, pag. 3.
  22. D’Assouci, tom. I, pag. 296.
  23. Là même.
  24. C’étaient des comédiens associés à Molière.
  25. D’Assouci, tom. I, pag. 309.
  26. Là même, pag. 315.
  27. même, pag. 316.
  28. Là même, pag. 318.
  29. Là même, pag. 319.
  30. D’Assouci, Aventures, tom. II, pag. 164.
  31. Là même, pag. 163.
  32. D’Assouci, Aventures d’Italie, p. 74
  33. Voyez la remarque (E).
  34. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 330 et suiv.
  35. Là même, pag. 183.
  36. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 338.
  37. Là même, pag. 342.
  38. On écrit ceci en octobre 1699.
  39. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 273 et suiv.
  40. Les pièces contre Soucidas, qui se trouvent dans ses Œuvres, sont contre d’Assouci.

(A) Sa mère était..... fort petite et fort bilieuse, et il y eut..... peu de concorde entre son mari et elle. ] On va voir un exemple des déréglemens de plume à quoi s’exposent ceux qui s’érigent en plaisans et en écrivains burlesques. Ils se trouvent engagés à divertir le public à leurs dépens, et à bouffonner contre eux-mêmes, et contre ce qu’ils devraient le plus épargner. Voici comment notre d’Assouci parle de sa mère : « C’était un petit bout d’amazone prompte et colère, qui, pour réparer les défauts de sa petite taille, portait des patins si hauts, que qui en aurait fendu le liége en aurait fait aisément de forts beaux cotrets de l’école ; si bien qu’elle ne se déchaussait jamais sans perdre justement la moitié de son illustre personne. C’est pourquoi mon père, qui n’était pas tant spirituel qu’il ne fût encore attaché à la matière, disait que ma mère était si petite qu’elle se perdait dans le lit, et, ne la trouvant point dans les draps. se plaignait qu’elle n’avait point de corps, et qu’elle était tout esprit. Mais en récompense, outre la qualité qu’elle avait de chanter comme un ange, et de jouer divinement du luth, elle était douée d’un si merveilleux esprit de contradiction et d’une humeur si impérieuse, que durant quarante ans, n’étant encore jamais convenue avec mon père l’avocat, d’aucune chose, monsieur l’avocat mon père n’osait presque plus ouvrir la bouche, de peur de faire un outrage à sa capacité. Et quoique je fusse encore bien jeune, il me souvient qu’un jour mon père parlant des lois, et ma mère en voulant parler aussi, ils eurent un si furieux contraste sur un passage de Justinien, qu’ils mirent tous deux l’épée à la main ; et se battirent en duel pour l’explication de la loi, frater à fratre [1]. » Un peu plus bas, il ne fait point difficulté de débiter que son père avait fait de sa servante sa concubine. Étant soumis aux caprices d’une servante, je commençai à goûter les aigreurs de la vie auparavant que d’en avoir ressenti les douceurs. Car cette servante, ou plutôt cette maîtresse, qui avait des libertés avec mon père que je puis bien donner à penser, mais non pas à lire, ayant autant de haine pour moi que j’en avais pour elle, il n’y avait point d’heure du jour que nous ne fussions aux couteaux [2].

Un homme de son humeur avait lu sans doute les écrits du père Garasse, et je m’imagine qu’il en tira ce qu’il rapporte touchant les patins de sa mère ; car voici un passage de la Doctrine curieuse de ce jésuite. « Saint Vincent Ferrier raconte dans l’un de ses sermons qu’un homme d’honneur de son temps s’étant marié par procureur avec une femme, laquelle peut-être n’avait-il jamais vue qu’en peinture, de bonne et belle taille en apparence, se trouva bien trompé lorsqu’il la vit dans sa chambre sans patins, car elle avait diminué et décru de la moitié, ce qui l’effraya si fort, que s’adressant à elle il lui tint ce discours à demi en colère : Ubi posuisti reliquum personæ tuæ ? Où avez-vous laissé le reste de votre personne ? C’est qu’elle s’était défaite de ses patins, qui la faisaient paraître une autre fois plus grande qu’elle n’était [3]. » Si d’Assouci avait lu les Mémoires de Brantôme, il aurait apparemment ajouté sur les patins de sa mère quelque allusion à la massue d’Hercule, quand ce n’eût été que pour déguiser son larcin. Lisez ce passage : « Il me souvient qu’une fois à la cour, une dame, fort belle et de riche taille, contemplant une belle et magnifique tapisserie de chasse, où Diane et toute la bande de vierges chasseresses étaient fort naïvement représentées, et toutes vêtues montraient leurs beaux pieds et belles jambes, elle avait une de ses compagnes auprès d’elle, qui était de fort basse et de petite taille, qui s’amusait aussi à regarder cette tapisserie, elle lui dit : Ah ! petite, si nous nous habillions toutes de cette façon, vous le perdriez comptant, et n’auriez grand avantage ; car vos gros patins vous découvriraient, et n’auriez telle grâce en votre marcher, et à montrer votre jambe comme nous autres, qui avons la taille haute et longue ; par quoi, il vous faudrait cacher, et ne paraître guère ; remerciez donc la saison, et les robes longues que nous portons, qui vous favorisent beaucoup, et qui vous couvrent vos jambes si dextrement qu’elles ressemblent avec vos grands et hauts patins d’un pied de hauteur, plutôt une massue qu’une jambe ; car qui n’aurait de quoi se battre, il ne faudrait que vous couper une jambe, et la prendre par le bout, et du côté de votre pied chaussé et enté dans vos grands patins, on ferait rage de bien battre [4]. » Jules-César Scaliger observe que les dames d’Italie portaient de fort grands patins, et que son père avait coutume de dire que les maris qui avaient de telles femmes n’en trouvaient au lit que la moitié, l’autre moitié étant restée dans la chaussure Soccus humilis est. Italas mulieres altissimis usas vidimus, quamvis diminutivâ voce dicant socculos. Patris mei perfacetum dictum memini, ejusmodi uxorum dimidio tantùm in lectis frui maritos, altero dimidio in soccis deposito [5]. Un de ces maris se plaignait d’avoir épousé une femme mi-partie, moitié de bois et moitié de chair [6]. Scioppius se figure qu’il a trouvé dans Juvénal qu’en certaines femmes les deux portions de ce partage n’étaient pas égales, et que le corps humain ne devait être considéré que comme l’appendix. Les éditions portent :

........................ Si breve parvi
Sortita est lateris spatium, breviorque videtur
Virgine Pygmæa, nullis adjuta cothurnis,
Et levis erectâ consurgit ad oscula plantâ [7].


Mais Scioppius, au lieu d’adjuta, veut qu’on lise adjuncta, et il confirme par un exemple sa conjecture : Parvam puellæ staturam exprimit, dùm eam cothurnis adjunctam ait, sicut Cicero de genero suo, quis meum generum alligavit gladio [8] ?

(E) Le duc de Saint-Simon le fit entendre à Louis XIII, à Saint-Germain. ] Si l’on s’en tient à la narration de l’auteur, cet avantage lui fut procuré l’an 1640, plus ou moins ; car il suppose qu’en 1655 un valet de pied du roi lui dit, il y a plus de quinze ans que je vous connais, ce fut moi qui vous allai quérir quand monsieur le duc de Saint-Simon vous fit entendre au roi à Saint-Germain [9]. Cela montre qu’avant ce temps-là le sieur d’Assouci n’avait point été admis auprès de ce prince. D’où vient donc qu’il assure en un autre endroit [10] qu’il a diverti vingt ans durant le roi Louis XIII ? Ce n’est pas la première fois que j’ai observé que les auteurs ne sont pas de bons chronologues dans leur propre histoire. Notez que notre homme nous apprend [11] qu’il a été au service de M. d’Angoulême, fils naturel de Charles IX, et qu’il triompha de tous les efforts qu’on fit pour l’en débusquer.

(C) Il avait fait connaissance avec un homme qui a paru dans un coin des satires de M. Despreaux, et qui par cette raison mérite une place dans mon commentaire. ] D’Assouci, dans le récit de son voyage de Châlons sur-Saône, à Lyon, nous conte qu’ayant fait dire à ses pages de musique plusieurs chansons touchantes et passionnées [12], il attira un auditeur qui était aveugle, et qui avait de chaque côté des mandibules pour le moins un bon quartier d’oreilles si belles et si vermeilles, que bien que son nez ne fut pas moins haut en couleur, on avait de la peine à juger qui emportait le prix, ou la pourpre de son nez, ou le cinabre de ses oreilles [13]. Interrogé qui il était, il répondit [14] : « Je suis..... des descendans d’Homère, et j’ose dire que j’ai encore quelque avantage sur ce divin personnage ; car bien qu’il fût aveugle comme je suis, et qu’il chantât ses vers publiquement par les portes comme je chante les miens, il n’avait que la jambe velue, et moi je suis velu comme un ours par tout le corps... Je suis poëte et chantre fameux, mais un chantre doué d’un organe si puissant, et d’une voix si éclatante et si forte, que pourvu que j’aie pris seulement deux doigts d’eau-de-vie, si je chantais sur le quai des Augustins, le roi m’entendrait des fenêtres de son Louvre. Cela dit, sans attendre d’être prié, il tira de sa poche un petit livre couvert de papier bleu, et l’ayant donné à un jeune garçon qui lui servait de guide, ils unirent tous deux leurs voix, et tous deux le chapeau sur l’oreille, ils chantèrent ces agréables chansons :

Hélas ! mon amy doux, etc.


» Et cette autre que chantait autrefois Gautier-Garguille,

» Baisez-moi, Julienne.
» Jean Julien, je ne puis.


» Après celle-ci, il en chanta une de sa façon, toute nouvellement fabriquée, dont le titre était celui-ci : Chanson pitoyable et récréative sur la mort d’un cordonnier, qui se coupa la gorge avec son tranchet pour se venger de l’infidélité de sa femme. » On voulut savoir son nom, et le lieu où il tenait son Parnasse. Je m’appelle, dit-il, Philippot à votre service, autrement le Savoyard ; et si vous passez jamais sur le Pont-Neuf, c’est sur les degrés de ce Pont que vous verrez mon Parnasse ; le cheval de bronze est mon Pégase, et la Samaritaine la fontaine de mon Hélicon [15]. Il donna un de ses livres de chansons à d’Assouci [16]. Feu mon père, ajoute-t-il [17], à qui Dieu fasse paix, a chanté mille fois des chansons de Guédron et de feu Boesset.

Si on laisse passer plus d’un siècle sans faire des commentaires sur les satires de M. Despréaux, il s’y trouvera des endroits moins intelligibles que les plus obscurs que l’on trouve dans la Confession de Sanci, et dans le Catholicon. Et je suis persuadé qu’un commentateur de ses satires au XIXe. siècle serait ravi de rencontrer ce petit morceau de l’histoire d’un fameux chantre du Pont-Neuf, et que volontiers il en ornerait ses notes sur cet endroit-ci :

Le bel honneur pour vous, en voyant vos ouvrages
Occuper le loisir des laquais et des pages,
Et souvent dans un coin renvoyés à l’écart
Servir de second tome aux airs du Savoyard [18]

(D) Il courut risque de la vie à Montpellier. Cet accident est devenu fort fameux par la relation du voyage de MM. de Bachaumont et la Chapelle. ] Comme cette relation est entre les mains de tout le monde, je n’en tirerai que le gros de ce qui concerne notre musicien. MM. de Bachaumont et la Chapelle racontent qu’ils arrivèrent à Montpellier le jour qu’on y devait brûler d’Assouci pour un crime qui était en abomination parmi les femmes. Ils décrivent fort plaisamment l’indignation du beau sexe ; ils assurent qu’un homme de qualité avait fait sauver le malheureux, et qu’à cause de cela les femmes faisaient une sédition dans la ville, et qu’elles avaient déja déchiré deux ou trois personnes pour être seulement soupçonnées de connaître d’Assouci ; qu’ils eurent peur d’être pris aussi pour ses amis, et qu’ils sortirent promptement de cette ville ; qu’ils le rencontrèrent avec un page assez joli qui le suivait ; qu’il leur conta en deux mots toutes ses disgrâces ; qu’après avoir vu plusieurs villes de Provence, ils allèrent à Avignon, et qu’un soir qu’ils prenaient le frais sur le bord du Rhône, par un beau clair de lune, ils rencontrèrent le sieur d’Assouci, et le questionnèrent assez malicieusement :

Ce petit garçon qui vous suit,
Et qui derrière vous se glisse,
Que sait-il ? en quel exercice,
En quel art l’avez-vous instruit ?
Il sait tout, dit-il ; s’il vous suit,
Il est bien à votre service.

Nous le remerciâmes lors bien civilement, ainsi que vous eussiez fait, et ne lui répondîmes autre chose

Qu’adieu, bon soir, et bonne nuit :
De votre page qui vous suit,
Et qui derrière vous se glisse,
Et de tout ce qu’il sait aussi,
Grandmerci, monsieur d’Assouci ;
D’un si bel offre de service,
Monsieur d’Assouci, grandmerci [19].

Il y a très-peu d’ouvrages d’esprit qu’on ait autant lu et admiré que la relation du voyage de ces deux messieurs, et par-là ils ont contribué plus que personne à rendre odieux, méprisable et abominable le nom du sieur d’Assouci. On a débité que ses ennemis, pour le détruire, avaient fait voir cette relation au pape Clément IX [20]. Cela était un peu délicat ; car elle contient un endroit assez malin, et fort capable de déplaire à la cour de Rome. C’est celui où l’on suppose que d’Assouci, échappé aux flammes de Montpellier, est hors de crainte, puisqu’il se trouve à Avignon :

Mais enfin me voilà sauvé :
Car je suis en terre papale [21].


Le malheureux d’Assouci n’éprouva que trop le préjudice que lui faisait la relation de MM. de Bachaumont et la Chapelle [22] : il écrivit contre ce dernier, et lui dit bien des injures ; et comme il prétendait être celui qui lui avait montré à faire des vers, et que l’on avait vu des poésies à sa louange composées par M. la Chapelle, il lui demanda raison, et de cette ingratitude, et de cette inconstance [23]. Il soutint qu’il était faux qu’il eût été rencontré par ces voyageurs, ni proche de Montpellier, ni à Avignon [24] : il assura qu’il n’était sorti de Montpellier que trois mois après son élargissement, de sorte qu’ils avaient avancé un grand mensonge, quand ils avaient dit qu’ils l’avaient trouvé hors de cette ville-là le jour même qu’il fut mis en liberté [25]. Il prétend qu’ils ne passèrent à Montpellier que deux ans après son aventure ; d’où il conclut qu’ils ont employé contre lui une fiction très-maligne [26]. Le mal est qu’encore qu’il les convainque de s’être donné en cela toute la licence des écrivains de roman, il ne put nier le fond de l’affaire ; car il avoue qu’on le mit dans un cachot à Montpellier, et qu’on l’accusa d’un commerce infâme. Au lieu, dit-il [27], d’attribuer au mérite de mon art la recherche que je faisais d’un enfant pour chanter pour le service de Madame Royale, le peuple disait que c’était pour en trafiquer avec les princes d’Italie, ou que, sous prétexte de musique [28], j’allais ainsi par le monde chercher des enfans, non pas pour les faire chanter, mais pour les vendre aux chirurgiens de Montpellier, pour en faire des anatomies [29]........ Que dirai-je de plus ? les catholiques, qu’en ce pays-là on appelle catholiques à gros grain, m’appelaient parpaillot [30] ; et les parpaillots m’appelaient athée : mais les femmes galantes, plus amies de leurs intérêts, et plus spéculatives, laissant le bon Dieu à part, m’appelaient hérétique, non en fait de religion, mais en fait d’amour ; et, sans se ressouvenir de tant de sérénades que je leur avais données, et de tant de tendresses que j’avais eues pour elles, quand dès mes plus jeunes ans, passant à Montpellier, je leur enseignais à jouer du luth, et leur mettais la main sur le manche, elles m’accusaient injustement des duretés que jadis Orphée eut pour les bacchantes, et tout cela sans autre fondement que leur chimérique imagination, déjà préoccupée par la renommée qui leur avait appris les longues habitudes que j’avais eues avec C. feu D. B. et feu C., et fomentée par la malignité de ces esprits irrités. Notez qu’il donne pour cause de toute cette persécution la colère d’une dame qui était adorée de tout Montpellier [31], et qui ne manqua pas de bander tous les ressorts de son esprit, et d’employer toutes ses machines pour le perdre [32]. Plusieurs précieuses prirent le parti de cette femme irritée, et jurèrent sur leurs mouches et par leur ampoule au fard, de ne se plâtrer jamais qu’elles n’eussent fait jeter ses cendres au vent [33]. Il fut assez imprudent pour les brusquer dans un poëme qu’il fit courir sous le titre d’Articles de paix aux précieuses de Montpellier. C’étaient des vers fort choquans et fort satiriques. Elles en furent sans doute d’autant plus choquées qu’il indiquait librement la vraie raison pourquoi, à son dire, elles le persécutaient, et demandaient que sa punition servît d’exemple. Il leur promettait d’être à l’avenir plus galant ; il leur faisait offre de ses forces, quoiqu’un peu atténuées par l’âge.

Mais rassurez vos cœurs jaloux,
Esclave des charmes plus doux,
J’adore partout la nature.
Sans m’appliquer à la torture,
Que la plus belle d’entre vous
Vienne un peu tenter l’aventure :
Je veux mourir sous l’imposture,
Si je n’apaise son courroux.
Sec et passé comme je suis,
Et non du tout si beau qu’un ange,
Je fais pourtant ce que je puis ;
Je ne suis pas un mâle étrange,
Garçon loyal et bon chrétien,
J’aime plus que votre entretien.
Pourquoi donc, sexe au teint de rose,
Quand la charité vous impose
La loi d’aimer votre prochain,
Me pouvez-vous haïr sans cause,
Moi qui ne vous fis jamais rien ?
Ha ! pour mon honneur je vois bien
Qu’il vous faut faire quelque chose [34].


Au reste, il accusa la Chapelle de lui avoir dérobé cette pensée [35]. Voyez la note [36], et n’écoutez point les réflexions de quelques esprits médisans.

Ils disent que l’incontinence étant la plus ferme colonne de l’empire de la galanterie, c’est en vain qu’on demanderait dans un état de disgrâce, mais qu’ai-je fait ? de quel crime peut-on m’accuser ? je ne me sens coupable d’aucun attentat, je me suis tenu en repos, je n’ai rien fait. Mauvaise voie de se justifier ; car c’est principalement par le quiétisme, ou par l’inaction, qu’on devient coupable auprès des personnes qui gouvernent cet empire. On y regarde les fainéans comme de très-mauvais sujets : l’oisiveté est le plus grand crime de félonie qu’on puisse commettre ; c’est le crime de lèse-majesté au premier chef ; les péchés de commission en ce pays-là sont infiniment plus légers que les péchés d’omission ; ceux-ci ne sont jamais véniels, ce sont des fautes irrémissibles. On déposera plutôt dans un état politique les tyrans que les fainéans ; mais dans cet autre monde dont nous parlons, la plus juste cause de déposer, d’exiler, etc., est celle que les Français alléguèrent contre les rois de la première race ; et il vaudrait mieux avoir commis plusieurs violences que de mériter l’épithète que l’on donna à un certain prince [37]. Voilà les médisances que je vous conseille de n’écouter pas : ayez plus d’égard aux réflexions que l’on peut faire sur une remarque que je toucherai ci-dessous [38].

(E) Il crut fort imprudemment qu’il suffisait de s’attacher à leurs altesses royales. ] Ce qu’il dit là-dessus est très-bon, et vaut bien, non pas à l’égard des phrases, mais quant aux pensées, un des plus solides endroits de notre nouveau Théophraste [39]. Comme je n’avais autre but, dit-il [40], que de plaire à leurs altesses royales, pour ce que, selon mon peu d’ambition, il me semblait que c’était assez pour le petit bien que je pourchassais de mériter leur estime, au lieu de faire ma cour à ceux qui me pouvaient aider, et plus encore à ceux qui me pouvaient nuire, je ne voyais pas seulement madame la marquise de Lans, ni madame Servien, ma principale protectrice ; mais je négligeais encore tous ceux de la faveur, et le favori même : grande folie vraiment, et bien digne du châtiment que j’en reçus, et que recevront tous ceux qui, comme moi, seront assez fiers pour vouloir écheler le ciel, et entrer en paradis malgré les saints. Grande folie de confier sa fortune à son mérite auprès des princes, et d’autant plus grande que la plupart des princes, qui se croient libres (parce qu’ils commandent aux autres), ne voyant que fort peu, et encore par les yeux d’autrui, et ne commandant quasi jamais que ce qu’on leur ordonne de commander, ils sont le plus souvent esclaves de leurs esclaves, et par conséquent les plus esclaves de tous les humains. Je l’éprouvai bien dans cette cour, quand au lieu de frotter les bottes à tous ceux de la faveur, baiser les mains et les pieds à mon poëte, admirer son esprit et ses vers, et les faire imprimer en lettres d’or, moi pauvre myrmidon combattant contre un géant de la faveur, je combattais contre moi-même, puisqu’autant de victoires que j’emportais sur sa plume, c’étaient autant de trophées que j’érigeais à sa gloire, et autant de précipices que je creusais à ma fortune ; moi, pauvre sot, plus sot que Jean des Vignes, qui au lieu de m’abstenir de faire des vers, ou d’en faire comme mon curé, qui ne fâchait personne, voulais mesurer ma plume avec un poëte portant épée, noble comme le roi, et vaillant comme un César.... Les princes, qui, comme j’ai déja dit, ne voyant le plus souvent que par autrui, et ne considérant les personnes qu’autant qu’elles sont aimées de ceux qu’ils aiment. Si je ne me vis pas tout-à-fait abandonné, pour le moins je me vis autant négligé que j’avais négligé les autres. Les présens qui avaient accoutumé de venir toutes les semaines, ne venaient plus que tous les mois, et parmi les ordinaires bontés de ces astres benins, remarquant une certaine froideur, qui ne s’accordait point avec l’espérance que j’avais de mon établissement, … je fis, etc. [41]. Un bon courtisan n’imite pas les huguenots, qui n’invoquent que Dieu seul ; il imite les dévots de la communion romaine, qui s’attachent beaucoup plus au culte des saints qu’à celui de Dieu. D’Assouci conforma ses dévotions aux idées des protestans, et n’y trouva point son compte. Voyons quelque chose de la description qu’il a faite de son zèle pour la duchesse royale. Durant quatorze mois que je demeurai dans cette cour, il n’est pas croyable combien j’employai de soins pour mériter un établissement : je ne laissais passer aucune occasion pour me rendre nécessaire ; quoique pour l’église je ne sois pas un Orlande de Lassus, et que pour la chambre de cette princesse je n’eusse déjà que trop d’emploi, ayant maintes fois ouï dire qu’on n’entre point en paradis malgré les saints, je voulus, pour me les rendre propices, faire encore musique à sa chapelle, soit qu’elle ouït la messe dans sa chambre, au saint suaire ou en quelque autre église, je la suivais partout comme un barbet ; partout on voyait mon luth et Pierrotin à sa suite ; par ce moyen je devins, en peu de temps, la plus dévote personne du monde ; car il ne faut pas croire que cette pieuse princesse, qui pleurait ordinairement aux autels, eût cru satisfaire aucunement à sa piété, assistant à une seule messe : il lui en fallait tous les jours pour le moins deux, et le plus souvent trois, durant lesquelles je faisais une très-longue et très-dévote musique, et toujours à deux genoux. Juge, lecteur, si je ne devais pas être tout à Dieu ; cependant, je t’assure que la chose à quoi je pensais le moins c’était de l’importuner de mes prières. Apollon, qui partout me tenait au collet, me pardonnait encore moins en ce saint lieu, j’y avais toujours l’imagination remplie de l’idée de quelque beau motet ; et quoique les paroles que je murmurais entre mes dents fussent toutes saintes et sacrées, ce n’était pas tant pour la gloire de Dieu que je les voulais unir à mes chants, que pour la satisfaction de cette divinité mortelle, qu’alors, moi malheureux, j’eusse préférée à la divinité même [42]. Voyez la note [43].

(F) Il se glorifie d’avoir pris la plume pour la défense de l’église romaine. ] L’une des extravagances dont il blâme ses ennemis est de l’avoir accusé d’irréligion. Vous avez été assez méchans et assez sots, leur dit-il [44], pour avoir fait passer..... pour impie celui que Dieu n’a exposé à vos persécutions que pour le raffiner dans l’exercice de la piété ; pour un écrivain ennemi des choses sacrées, celui qui dans ses écrits a défendu Rome des attentats de l’ennemi de sa gloire et de ses autels, qui a employé toute son encre et répandu tout son encens en faveur de ses saints ministres et de ses sacrés prélats. Il ne devait pas se faire un mérite d’avoir entrepris un tel ouvrage. La dévotion y eut-elle part ? Ne fut-ce pas plutôt pour obtenir quelque récompense ? C’est là l’étoile polaire des écrivains comme lui : ils passent d’un sujet profane à un sujet tout céleste, dès que l’espérance du gain se montre de ce côté-là [45] :

Græculus esuriens, in cælum, jusseris, ibit [46].

(G) Il se plaint de M. Boileau, qui n’avait pourtant rien dit que ce qu’il fallait contre le burlesque. ] D’Assouci réfute le mieux qu’il peut [47] ces paroles de M. Boileau,

......... Qu’enfin la cour désabusée
Méprisa de ses vers l’extravagance aisée.

Il est bien aisé, dit-il [48], de toucher un faquin qui rit de toute chose ;

mais il est bien malaisé d’émouvoir
DIALOGUE.

C.MAdieu, Matthieu.
M.CAdieu, Dieu.
C.MPrens la lance et ton épieu,
CM.Et t’en vas en Galilée.
M.CPrendrai-je aussi mon épée ?
C.MEt quoy donc ?
M.CAdieu donc [* 1].


Est-il rien de plus sot et de plus impertinent que faire parler ainsi ces personnes célestes ? Cependant est-il rien de plus plaisant ni de plus naïf ? Et ne m’avouerez-vous pas que ces vers, qui feraient rire saint Matthieu, et le bon Dieu même, s’il était encore sur la terre, valent mieux que tous les vers médiocres qui sont au monde, qui ne sentent ni sel ni sauge ?

(H) Je copierai ce qu’il dit concernant un poëte fou,..... et qui est auteur imprimé. ] « Mais qui peut mieux authentiquer cette folie authentique que le pauvre défunt Ragueneau ? Ragueneau connu de tout le Parnasse, Ragueneau aimé de tous les poëtes, et chéri de tous les comédiens ; enfin ce fameux pâtissier Ragueneau qui, avec six garçons dans sa boutique, travaillant sans cesse auprès d’un feu continuel, dans un four achalandé, faisait la nique à tous les pâtissiers de Paris ; ce fameux pâtissier Ragueneau, qui ne faisait pleuvoir sur le Parnasse que des pâtés de godiveau ; ce père nourricier des muses, après avoir bien nourri ces ingrates filles, hélas ! qu’est-il devenu ? C’est à vous, Béis, que je le demande, qui lui inspirâtes la folie de faire des vers ; vous, Béis, qui nous avez ravi le plus excellent pâtissier de Paris, pour en faire le plus méchant poëte de l’univers. C’est vous, barbare, qui répondrez un jour dans la vallée de Josaphat, non-seulement de toute l’encre et de tout le papier qu’il a gâtés dans ce bas territoire, mais encore de tous les pâtés que (sans comprendre ceux que le Parnasse lui a excroqués) vous lui avez mangés à la gueule du four. Oui, Béis, vous rendrez compte un jour de ce pauvre innocent ; car enfin, c’était le meilleur homme du monde ; il faisait crédit à tout le Parnasse ; et quand on n’avait point d’argent, il était trop payé, trop satisfait et trop content quand seulement d’un petit clin d’œil on daignait applaudir à ses ouvrages. Je me souviens que, pour avoir seulement eu la patience d’écouter l’une de ses odes pindariques, il me fit crédit plus de trois mois sans me demander jamais un sou [49]. N’étant payé de personne, et ses créanciers voulant être payés, le pauvre Ragueneau sous les ruines de son four resta entièrement accablé. Ce fut un jour marqué de noir pour MM. les poëtes, que dès l’aube du jour on rencontra par les rues se torchant le bec, après avoir pris chez lui le dernier déjeuner, qu’une troupe de sergens affamés, à la barbe d’Apollon, encore toute dégouttante de la graisse de tant de friands pâtés, eut bien la hardiesse d’arrêter et de prendre au collet son cher bien-aimé Ragueneau, et le mener encore sans aucun respect ni de ses vers, ni de ses muses, dans le fond d’une prison, dont (après un an de captivité) étant sorti pour donner au monde les excellens ouvrages (qu’à l’imitation de Théophile) il y avait composés, ne trouvant dedans Paris aucun poëte qui le voulût nourrir à son tour, ni même écouter seulement l’un de ses vers, ni aucun pâtissier qui, sur un de ses sonnets, lui voulût faire crédit seulement d’un pâté de requête ; maudissant le siècle, et pestant contre l’ignorance du temps, il en sortit avec sa femme et ses enfans, lui cinquième, comptant un petit âne tout chargé d’épigrammes, pour aller chercher sa fortune au Languedoc, où, ayant rencontré une troupe de comédiens qui avaient besoin d’un homme pour faire un personnage de suisse, il entra avec eux en qualité de valet de carreau de la comédie, où, quoique son rôle ne fût jamais tout au plus que de quatre vers, il s’en acquitta si bien, qu’en moins d’un an qu’il fit ce métier, il acquit la réputation du plus méchant comédien du monde ; de sorte que les comédiens, ne sachant à quoi l’employer, le voulurent faire moucheur de chandelles ; mais il ne voulut point accepter cette condition, comme répugnante à l’honneur et à la qualité de poëte ; depuis, ne pouvant résister à la force de ses destins, je l’ai vu avec une autre troupe qui mouchait les chandelles fort proprement : voilà le destin des fous quand ils se font poëtes, et le destin des poëtes quand ils deviennent fous [50]. »

(D) Loret..... fut..... prompt à débiter les nouvelles désavantageuses à d’Assouci. ] « Du moment que je fus arrêté, mes ennemis... mandèrent incontinent à Paris les nouvelles de ma mort, qui, n’étant aucunement désagréables à feu Loret, sans en attendre la confirmation lui inspira ces beaux vers qu’il fit en grande hâte à ma louange, et que depuis, à sa confusion, on a vu courir la pretantaine dans sa gazette. Aujourd’hui ce mauvais poëte est allé mentir en l’autre monde, et moi je suis encore en celui-ci [51]. » Joignons à cela cet autre passage : Ce sont ces mêmes sots, qui servant d’échos à l’ouïr-dire, m’ont tant de fois tué dans leurs gazettes, et qui après m’avoir noyé à Ferrare et à Venise, auparavant que j’y eusse jamais mis le pied, m’ont tiré de la mer et de tous ses fleuves, pour me venir cuire à Montpellier, et qui enfin, après n’avoir bien jeté de la poële au feu, éventré, mis à l’étuvée et haché menu comme chair à pâté, m’ont remis en mon premier état pour me refricasser de nouveau en Avignon, dont de leur grâce ils m’ont encore retiré sans aucune lésion ni solution de continuité, pour me confiner pour le reste de mes jours dans le saint-office, dont pourtant je viens de sortir aussi brillant et aussi entier que si je venais de naître, sans que dans tous ces voyages, que MM. les sots m’ont fait faire, le temps seulement m’ait ôté un cheveu de la tête [52]. Il se vengea de Loret autant qu’il lui fut possible, et l’accusa d’une insigne fraude. Voici ses paroles « Qu’avais-je fait à ce beau rimeur des halles, pour insulter si fièrement contre l’honneur de mes muses, plus éclairées et plus honnêtes que les siennes ? Quoique son métier de piper au jeu le pût bien dispenser de faire de si méchans vers, l’avais-je appelé filou, l’avais-je appelé poëte de balle, ne l’avais-je pas toujours nommé Loret ? Quoi donc ! jouant contre lui chez feu M. le maréchal de Schomberg, ne m’avait-il pas dérobé assez d’argent avec ses fausses cartes, sans dérober encore mon honneur et ma fortune avec ses fausses rimes ? Quoi ! mon Ovide en belle humeur l’avait-il pu rendre assez chagrin pour se venger de mes vers au préjudice de mes mœurs ? Cependant, ce barbare rimeur s’en est bien vengé, puisque c’est sur cette base que la sotte canaille, encore plus barbare que lui, a depuis fondé sa médisance pour m’en persécuter par toute la terre, aussi-bien que tant d’honnêtes gens qui croiraient jusques au jugement final que j’aurais été boucané par les sauvages de Montpellier, si mes écrits, pour le moins aussi durables que les siens, ne vérifiaient le contraire. Oui, ce pied-plat s’en est bien vengé ; puisque c’est lui qui a fourni des armes à mes ennemis, et des prétextes à la calomnie de tous mes envieux ; qui a ravagé ma fortune, et ruiné mes espérances ; qui de mon meilleur ami en a fait mon persécuteur, et qui enfin m’a exposé à tant de périls et à tant de mortelles disgrâces. Dieu ! peut-on voir sans frémir de tels assassinats ? et la France peut-elle souffrir sans honte de tels assassins [53] ? » Je pense qu’on publia aussi qu’il avait été pendu en effigie, car il se plaint qu’on l’a fait passer pour un homme de qui le portrait a servi d’épouvantail de chenevière, et de terreur publique aux méchans ; mais il soutient que ce portrait n’a jamais été vu que chez les libraires du palais, qu’on le voit briller encore au front de tous ses ouvrages, et que les peintres les plus curieux le recherchent aujourd’hui comme un original digne de leurs copies [54]. Je ne crois pas qu’ils le fassent pour avoir à peindre un beau visage ; car celui de d’Assouci n’est rien moins que tel. Je n’ai pas trouvé dans la relation de MM. de Bachaumont et la Chapelle, qu’on le fasse le Thersite de notre siècle [55]. Il se plaint de cela [56], et oppose à cette injure les vers que l’on fit sur son portrait :

On vous avertit que voici
Le portrait du grand d’Assouci,
Cette merveille de nostre âge.
Contemplez-le donc bien ; et si
A peu près aux traits du visage
Vous croyez qu’un tel personnage
Ne peut qu’avoir bien réussi,
Achetez vite son ouvrage,
Et vous verrez qu’il est ainsi.
Chapelle.


  1. * Les frères Parfaict, dans la préface de l’Histoire du Théâtre Français, tom. I, pag. xix, reprochent à Bayle de faire cette citation d’après d’Assouci, et défient de la trouver dans aucune pièce de théâtre, soit ancienne, soit nouvelle. Leduchat reproche à son tour aux frères Parfaict d’avoir eux-mêmes supprimé un vers dans une citation qu’ils font ailleurs ; et ce vers supprimé n’est pas moins irrévérencieux que le passage cité par d’Assouci. Leduchat observe au surplus qu’il est possible que les frères Parfaict n’aient point eu tous les volumes des Pois pilés. Il pouvait ajouter que D’Assouci ni Bayle ne donnent les Pois pilés pour une composition dramatique. Je n’ai pu au reste voir les Pois pilés, et je ne connais personne qui les ait vus.
  1. D’Assouci, tom. II de ses Aventures, pag. 58 et suiv.
  2. Là même, pag. 62, 63.
  3. Garasce, Doctrine curieuse, pag. 323.
  4. Brantôme, Dames galantes, tom. I, pag. 340, 341.
  5. Jul.-Cæsar. Scaliger., Poët., lib. I, cap. XIII, pag. m. 48.
  6. Undè etiam cujusdam querela, qui se uxorem semiligneam duxisse dicebat. Comment. in Alciati Emblem., pag. m. 589.
  7. Juven., sat. VI, vs. 502.
  8. Scioppius, Verisimil., lib. IV, cap. X, pag. m. 148, 149.
  9. D’Assouci, tom. I, pag. 47.
  10. Là même, tom. II, pag. 14.
  11. Là même, pag. 10.
  12. Là même, tom. I, pag. 247.
  13. Là même, pag. 249.
  14. Là même, pag. 251.
  15. D’Assouci, tom. I, pag. 257.
  16. Là même, pag. 259.
  17. Là même, page 261.
  18. Despréaux, sat. IX, vs. 75.
  19. Voyage de Bachaumont et la Chapelle, pag. m. 75.
  20. D’Assouci, Aventures, tom. II, pag. 271.
  21. Voyage de Bachaumont, pag. 75.
  22. D’Assouci, Aventures, tom. II, pag. 332, 333.
  23. Là même, pag. 262, 264.
  24. Là même, pag. 255.
  25. Là même, pag. 164.
  26. Là même, pag. 156.
  27. Là même, pag. 108.
  28. Là même, pag. 110.
  29. Là même, pag. 112.
  30. C’est-à-dire, huguenot.
  31. D’Assouci, Aventures, tom. II, pag. 100.
  32. Là même, pag. 102.
  33. Là même, pag. 118.
  34. Là même, pag. 122.
  35. Là même, pag. 268.
  36. Voici un endroit de la Relation de la Chapelle :

    L’on aurait dit à voir ainsi
    Ces Bacchantes échevelées,
    Qu’au moins ce monsieur d’Assouci
    Les aurait toutes violées ;

    Et cependant il ne leur avait jamais rien fait.

  37. Ludovicus nihil fecit. Ce fut le dernier roi de France de la deuxième race.
  38. Dans la remarque (C) de l’article d’Henri III, tome VIII.
  39. M. de la Bruyère.
  40. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 332 et suiv.
  41. Là même, pag. 337.
  42. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 168 et suiv.
  43. Mon zèle était si grand envers ces bénignes puissances, dit-il, pag. 176, que si j’en eusse eu autant pour Dieu, je ne doute point qu’il ne m’eût déja récompensé de son paradis.
  44. D’Assouci, tom. II, pag. 20.
  45. Si dolosi spes affulserit nummi. Persius, in Prologo. Voyez la conduite de l’Arétin, tome II, pag. 301, remarque (I) de l’article Arétin (Pierre).
  46. Juven., sat. III, vs. 78.
  47. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 241.
  48. Là même, pag. 252.
  49. D’Assouci, Avent. d’ltalie, p. 238 et suiv.
  50. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 288.
  51. D’Assouci, tom. II, pag. 155.
  52. Là même, pag. 23 et suiv.
  53. D’Assouci, Aventures d’Italie, pag. 87 et suiv.
  54. D’Assouci, au tom. II, pag. 21 de ses Aventures.
  55. Là même, pag. 259.
  56. Là même, pag. 257.

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