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Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Dellius

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DELLIUS (Quintus), historien grec. Plutarque en parle deux fois : 1o. lorsqu’il raconte que Marc Antoine envoya signifier à Cléopâtre qu’elle eût à se transporter en Cilicie pour justifier sa conduite [a] ; car on l’accusait d’avoir fourni des secours à Brutus et à Cassius : 2o. lorsqu’il fait mention de la disgrâce de quelques bons serviteurs de Marc-Antoine [b]. Le premier passage nous apprend que Dellius fut envoyé à Cléopâtre pour lui signifier l’ordre de venir en Cilicie : le second nous fait savoir que Dellius se retira de la cour de Marc Antoine sur l’avis qu’on lui donna que Cléopâtre le voulait faire tuer. Dans la première rencontre, Plutarque lui fait tenir la conduite d’un fin matois (A) ; et dans la seconde, celle d’un homme qui se rend coupable d’une grande indiscrétion (B), par rapport à ce qu’on appelle bonnes fortunes en matière de galanterie. C’est dans ce dernier passage que l’on apprend que Dellius était un historien (C), et qu’il fit savoir au public la raison pourquoi il se retira de la cour de Marc Antoine. Il le fit dans une circonstance de temps très-favorable à Auguste. Ce fut peu avant la bataille d’Actium, et bien informé des desseins de Marc Antoine, et très-capable d’apprendre à Auguste l’état où se trouvait l’ennemi [c]. Sénèque le père rapporte diverses choses qui ne font aucun honneur à Dellius (D). On croit avec assez d’apparence que le Dellius de la IIIe. ode du IIe. livre d’Horace est le même que celui dont Plutarque a fait mention (E), et qui fut envoyé en ambassade plus d’une fois par Marc Antoine [d]. Nous mettons ensemble dans une même remarque quelques fautes que nous avons recueillies (F).

  1. Plut., in Marc. Antonio, pag. 926.
  2. Ibidem, pag. 943.
  3. Dio, lib. L, pag. m. 495.
  4. Voyez la remarque (C) à la fin.

(A) Plutarque.... lui fait tenir la conduite d’un fin matois. ] Dès qu’il eut vu et ouï cette belle reine, il jugea qu’on aurait bientôt besoin d’elle, et que sa beauté, secondée de sa langue bien pendue, lui donnerait toute sorte d’ascendant sur Marc Antoine. C’est pourquoi il se mit à faire la cour à Cléopâtre, et à l’exhorter à se produire en Cilicie avec tous ses ornemens. Il l’assura qu’elle n’avait rien à craindre d’un général d’armée aussi honnête, et aussi courtois que celui qui la mandait. Elle se trouva merveilleusement confirmée par ce discours dans l’espérance qu’elle avait conçue de se faire aimer de Marc Antoine. Elle avait raisonné de la sorte : Puisque César et le fils du grand Pompée [1], qui ne m’ont vue que lorsque j’étais une jeune fille sans expérience, et qui ne savait pas encore son monde, n’ont pas laissé de devenir ma conquête, que ne dois-je pas attendre à présent que ma beauté et mon esprit sont dans leur plus grande force ? Ἡ δὲ καὶ Δελλίῳ πεισθεῖσα, καὶ τοῖς πρὸς Καίσαρα καὶ Γναῖον τὸν Πομπηίου παῖδα πρότερον αὐτῇ γεγενημένοις ἀϕ᾽ ὥρας συμϐολαίοις τεκμαιρομένη, ῥᾶον ἤλπιζεν ὑπάξεσθαι τὸν Ἀντώνιον· ἐκεῖνοι μὲν γὰρ αὐτὴν ἔτι κόρην καὶ πραγμάτων ἄπειρον ἔγνωσαν, πρὸς δὲ τοῦτον ἔμελλε ϕοιτήσειν, ἐν ᾧ μάλιςα καιροῦ γυναῖκες ὥραν τε λαμπροτάτην ἔχουσι καὶ τῷ ϕρονεεῖν ἀκμάζουσι. Illa hinc ab Dellio inducta, hinc conjecturam ducens ex prioribus suis formæ cum Cæsare et Cneo Pompeii filio commerciis, facilè Antonium speravit se subacturam : quando puellam adhuc illi et rerum rudem cognoverant, ad hunc verò ventura erat quo maximè tempore speciem habent feminæ florentissimam et ingenio vigent [2]. Ce raisonnement est beaucoup meilleur que ne s’imaginent ceux qui ne parlent que de filles de quinze ans, que de roses à demi closes, et pour qui l’âge de vingt ans est une entrée dans la vieillesse. Gens impertinens qui peuvent aisément connaître, et par les choses qui se passent de leur temps, et par l’histoire des siècles passés, que les dames qui ont le plus charmé les grands princes, et qui ont fait le plus de fracas dans une cour, étaient d’un âge qui leur avait permis d’acquérir l’expérience des affaires, et de se perfectionner l’esprit, et qu’il y en a peu dont l’empire soit de durée, si les grâces de l’esprit ne secondent celles du corps. Plutarque observe que Cléopâtre charmait plus par les agrémens de ses paroles et de sa conversation que par sa beauté, qui n’avait rien de fort extraordinaire [3].

(B) Il se rendit coupable d’une grande indiscrétion. ] Il s’était plaint à table qu’on leur faisait boire du vinaigre, pendant que Sarmentus buvait à Rome le vin le plus délicieux. Ce Sarmentus était un jeune garçon qu’Auguste aimait ardemment. Cette comparaison allait loin ; et puisqu’elle offensa Cléopâtre, c’est un signe que Dellius s’était plaint que cette reine nourrissait mal ceux qui lui faisaient goûter le plaisir d’amour. Cela est assez extraordinaire ; car quand on a le moyen d’acheter pour de tels gens les viandes les plus succulentes et les meilleures liqueurs, on les leur fournit très-volontiers, afin d’augmenter ou de réveiller leur vigueur. Plutarque ne marque point d’où il a tiré cette cause de l’irritation de Cléopâtre contre Dellius : il n’y a point d’apparence qu’elle se trouvât dans l’histoire de ce dernier, comme on y trouvait qu’un médecin nommé Glaucus avertit Dellius que Cléopâtre le voulait faire mourir. Quoi qu’il en soit, Plutarque [4] observe que Dellius fut un de ceux qui abandonnèrent Marc Antoine, poussés à cela par les injures et par les bouffonneries des flatteurs de Cléopâtre. Nous verrons bientôt un passage de Dellius et de cette reine. Dion [5] parle d’un autre commerce bien plus criminel. Κύϊντον τινὰ Δέλλιον παιδικὰ ποτὲ ἑαυτοῦ γενόμονον, πέμψας. Misso ad eum Q. quondam Dellio exoleto suo [6].

(C) Plutarque....... dit que Dellius était un historien. ] Vossius [7] approuve la conjecture de Casaubon sur un passage de Strabon [8], où Adelphius est cité comme l’auteur de l’histoire de l’expédition de Marc Antoine contre les Parthes. Strabon ajoute que l’auteur de cette histoire avait commandé une partie des troupes dans cette expédition, et qu’il était bon ami de M. Antoine. Tout cela convient à Dellius : de sorte que n’y ayant point d’écrivain qui fasse mention de l’historien Adelphius, il est apparent, comme Casaubon le conjecture, qu’il faut lire Dellius et non pas Adelphius dans ce passage de Strabon. Quand j’ai dit tout cela convient à Dellius, je n’ai pas voulu dire que l’on a des autorités qui prouvent qu’il eut du commandement dans la guerre que Marc Antoine fit aux Parthes : j’ai seulement voulu dire que cela est fort apparent. En effet, nous savons que Marc Antoine le prit avec lui dans l’expédition d’Arménie, l’an 720, de Rome [9], et qu’il l’envoya deux fois à Artavasde pour des négociations.

(D) Sénèque le père rapporte diverses choses qui ne font aucun honneur à Dellius. ] À peine peut-on exprimer en notre langue le nom qu’on donnait à Dellius : Quem Messala Corvinus desultorem bellorum civilium vocat [10]. On le nommait le coureur des guerres civiles. Il se jeta dans tous les partis ; il changeait de postes tout comme les girouettes. Il quitta Dolabella pour se joindre à Cassius ; on lui avait promis la vie, pourvu qu’il tuât Dolabella. Il quitta Cassius pour se joindre à Marc Antoine ; et enfin il abandonna Marc Antoine, et embrassa le parti d’Auguste. C’est lui, ajoute Sénèque, dont on voit des lettres lascives écrites à Cléopâtre [11]. Sénèque le nomme Deillius. C’est sans doute de lui que Sénèque le philosophe parle, lorsqu’il dit qu’Auguste eut tant de clémence, qu’il choisit, dans l’armée ennemie, ceux qu’il voulait désormais admettre à sa plus grande familiarité, les Cocceius, les Duillius, etc. [12]. Il faut lire, selon la remarque de Lipse, non pas Duillius, mais Deillius, ou plutôt Dellius [13]. Si l’on se souvient de ce que j’ai allégué dans la remarque (AA) de l’article Charles-Quint, on se persuadera que cette clémence d’Auguste était mêlée d’une fine politique.

(E) Le Dellius de la IIIe. ode..... d’Horace est le même que celui dont Plutarque a fait mention. ] C’est le sentiment de M. Dacier. Ce qu’il ajoute ne me paraît pas à tous égards si vraisemblable. Il y a de l’apparence, dit-il [14], qu’il eut quelque part aux faveurs qu’il faisait semblant de ménager pour son maître, et qu’il reçut de Cléopâtre le même plaisir qu’il faisait à Antoine ; car Sénèque parle de quelques lettres fort libres qu’il avait écrites à cette princesse. Ce passage contient deux faits principaux ; l’un que Dellius s’employait auprès de Cléopâtre pour la porter à être sensible à l’amour de Marc Antoine ; l’autre, qu’il travaillait pour soi-même en même temps et avec quelque succès. Le premier fait n’a pas beaucoup d’apparence, Marc Antoine n’avait nul besoin de solliciteur. Cléopâtre s’en alla vers lui comme vers son juge ; et toute la bonne opinion qu’elle avait de sa beauté et de son esprit, ne l’empêcha pas de former de nouvelles espérances sur ce que Dellius lui apprit de l’humeur de Marc Antoine : elle s’ajusta le plus avantageusement qu’il lui fut possible ; elle se mit sous les armes le jour de la première entrevue, et n’oublia rien pour en faire son soupirant, et n’eut aucune peine à y réussir : de sorte qu’un tiers leur était en tout temps aussi inutile, qu’il leur eût été incommode en quelques rencontres. Quant au second fait, j’y trouve beaucoup d’apparence ; et, après tout, je ne doute point que si Dellius eût joué le personnage de solliciteur pour son maître, il n’eût fait ce que font presque toujours ses semblables en pareil cas ; il se serait payé par ses propres mains ; et, s’il n’eût pas imité ceux que l’on emploie à une emplette de vin, qui le goûtent les premiers, il eût imité, pour le moins, les domestiques du second rang, qui mangent ce qu’on lève de la table de leur maître.

(F) Nous mettrons ensemble... quelques fautes que nous avons recueillies. ] André Schot assure que Dion a donné à Dellius le titre d’historien, et que Plutarque l’a compté parmi les flatteurs de Cléopâtre. Qui Δέλλιος ὁ ἱςορικὸς Dioni, lib. L, et Plutarcho in Antonio, inter Cleopatræ adulatores numeratur [15]. Ces deux faits sont faux. Les paroles de Plutarque n’ont pas été bien entendues par André Schot ; il a rapporté le relatif ὧν à κόλακες, et il fallait le rapporter à ϕίλων. La suite du discours le montre manifestement. Voyez la peine que donnent les langues dont la grammaire n’est pas aussi rigoureuse que celle de la française. Je mets en note les paroles qu’André Schot cite, et j’y ajoute la version latine [16]. On y verra que tant s’en faut que Plutarque mette Dellius entre les flatteurs de Cléopâtre, il dit que les flatteurs de cette reine le chassèrent. Lipse, ayant cité les paroles de Plutarque, ajoute : eadem Dio, quinquagesimo libro [17]. Mais il est faux que Dion dise les mêmes choses : il ne parle point des flatteurs de Cléopâtre ; il ne dit point que Dellius fût historien, ni pourquoi Dellius se retira.

  1. Ceci fait de la peine aux critiques ; car on ne voit pas en quel temps le fils de Pompée a pu aimer Cléopâtre avant la défaite de Brutus et de Cassius. Voyez les Lettres de Marc Velsérus.
  2. Plut., in M. Antonio, pag. 926, 927.
  3. Καὶ γὰρ ἦν (ὡς λέγουσιν) αὐτὸ μὲν καθ᾽ αὑτὸ τὸ κάλλος αὐτῆς οὐ πάνυ δυσπαράϐλητον, οὐδὲ οἷον ἐκπλῆξαι τοὺς ἰδόντας. Neque enim erat (ut perhibent) figura ejus per se usque adeo incomparabilis, neque ut obstupe faceret spectatores. Ibidem, pag. 927, D.
  4. Voyez ses paroles, remarque (F), à la citation (16).
  5. Lib. XLIX, pag. 474.
  6. C’est-à-dire, de Marc Antoine.
  7. Voss., de Hist. græcis, pag. 427.
  8. Lib. XI, pag. 360.
  9. Dio, lib. XLIX, pag. m. 474.
  10. Seneca pater, Suasoria I, pag. m. 12.
  11. Hic est Deillius cujus epistolæ lascivæ ad Cleopatram feruntur. Idem, ibidem.
  12. Cocceios et Duillios cohortem primæ admissionis ex adversariorum castris conscripsit. Seneca, de Clementiâ, lib. I, cap. X.
  13. Lipsius, in Tacit Annal., lib. I.
  14. Remarques sur la IIIe. ode du IIe. livre d’Horace.
  15. Schot., in Senecæ Suasor. I, num. 39, pag. m. 19.
  16. Πολλοὺς δὲ τῶν ἄλλων ϕίλων οἱ Κλεοπάτρας κόλακες ἐξέβαλον, τὰς παροινίας καὶ βωμολοχίας οὐχ ὑπομένοντας, ὧν καὶ Μάρκος ἦν Σίλανος καὶ Δέλλιος ὁ ἱςορικός. Complures alios illius amicos expulêre Cleopatræ adulatores, quòd contumelias et procacitatem eorum non sustinerent : in quibus M. Syllanus fuit, et Dellius historicus. Plutarch., in Antonio, pag. 943.
  17. Lipsius, in Tacit. Annal., lib. I.

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