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Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Diagoras 1

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DIAGORAS, fameux athlète de l’île de Rhodes, comptait entre ses ancêtres un des plus illustres hommes de l’antiquité (A). La gloire, qu’il remporta par ses victoires aux jeux publics de la Grèce, devint extrêmement remarquable par celles que ses fils, et les fils de ses filles [a], y obtinrent. Il y mena lui-même une fois deux de ses fils : ils obtinrent la couronne, et ils chargèrent leur père sur leurs épaules, et le portèrent au travers d’une multitude incroyable de spectateurs qui leur jetaient des fleurs à pleines mains, et qui applaudissaient à sa gloire et à sa bonne fortune [b]. Quelques auteurs rapportent qu’il fut transporté de tant de joie, en cette rencontre, qu’il en mourut (B). Mais on a sujet de croire que cela est faux (C). Le temps auquel il vivait se peut trouver dans l’un des auteurs que M. Moréri cite (D) ; mais ces auteurs ne disent point que le sujet de sa mort soit rapporté diversement. C’est néanmoins ce qu’assure M. Moréri (E).

Depuis la première impression de cet article, j’ai trouvé dans les Œuvres de Pindare une ode qu’il fit en l’honneur de Diagoras. On y apprend [c] que cet athlète avait remporté deux fois la victoire aux jeux de Rhodes, quatre fois aux jeux Isthmiques, deux fois à ceux de Némée ; et qu’il avait été victorieux aux jeux d’Athènes, à ceux d’Argos, à ceux d’Arcadie, à ceux de Thèbes, à ceux de la Béotie, à ceux de l’île d’Ægine, à ceux de Pellène [d], et à ceux de Mégare. Cette ode fut faite sur la couronne du pugilat qu’il remporta aux jeux olympiques de la 79e. olympiade [e]. Son père Damagète, ni Tlépolème le fondateur des Rhodiens et la souche de la famille, ne furent pas oubliés. On peut dire au contraire que la digression de Pindare sur les aventures de Tlépomène est un peu prolixe. Quoi qu’il en soit, on apprend par-là que notre Diagoras descendait de Jupiter (F). D’autres disent que son extraction était divine immédiatement (G). Cette ode de Pindare fut mise en lettres d’or dans un temple de Minerve [f].

  1. Voyez tom. III, pag. 341, la remarque (C) de l’article Bérénice, fille, sœur et mère, etc.
  2. Tiré de Pausanias, liv. VI, pag. 184.
  3. Pindar., ode VII, Olympion.
  4. Six fois.
  5. Voyez Benedictus, in Pindar., ibid., pag. 125.
  6. Voyez là-même.

(A) Il comptait entre ses ancêtres un des plus illustres hommes de l’antiquité. ] Je veux dire qu’il descendait d’une fille d’Aristomène, le plus grand héros qui eût été parmi les Messéniens. Cet Aristomène avait marié deux de ses filles, et il lui en restait une troisième. Damagétus, roi de Jalyse, dans l’île de Rhodes, la demanda en mariage, à cause que l’oracle de Delphes lui avait répondu qu’il eût à se marier avec la fille du plus honnête homme qui fût en Grèce. Aristomène ne se contenta pas de lui accorder sa fille, il la lui mena lui-même dans l’île de Rhodes. Damagétus eut de cette femme un fils qui eut nom Diagoras. Si Pausanias, qui me fournit tout ceci [1], a voulu dire que Diagoras l’athlète, père et grand-père de tant de victorieux athlètes, était fils de Damagétus et de la fille d’Aristomène, il n’avait pas bien consulté la chronologie. D’un côté, il dit [2] que la mort fut cause qu’Aristomène n’alla point voir Ardys et Phraorte, celui-là, roi de Lydie et fils de Gygès, celui-ci, roi des Mèdes : et en un autre lieu [3] il assure que Doriéus, fils de Diagoras l’athlète, vivait au temps de Conon, général des Athéniens. Or, le règne de cet Ardys s’étend depuis la 2e. année de la 26e. olympiade, jusqu’à la 3e. année de la 37e. [4]. Phraorte régna depuis la 2e. année de la 31e. olympiade, jusqu’à la dernière année de la 36e. ; et Conon a fleuri environ la 96e. olympiade : il est donc contre toutes les apparences que Doriéus, contemporain de ce Conon, soit fils d’un homme dont le père se maria lorsque Phraorte régnait. Voyez ci-dessous les remarques (D) et (F).

Notez que, quand on examine le grec de Pausanias un peu mieux que Romulus Amaséus son traducteur latin ne l’examina, on trouve qu’il nous apprend que Diagoras l’athlète était fils d’un Damagétus, dont le père, nommé Doriéus [5], était fils de Damagétus et de la fille d’Aristomène.

(B) Quelques auteurs rapportent qu’il fut transporté de tant de joie... qu’il en mourut. ] Je crois qu’on ne trouve cela que dans Aulu-Gelle, parmi les anciens, et que c’est lui qui, à cet égard, doit passer pour l’original d’une infinité d’auteurs plus modernes, qui ont cité cet exemple toutes les fois qu’ils ont parlé de la joie comme d’une chose capable de faire mourir. Quand je dis qu’Aulu-Gelle a été leur original, je n’entends pas qu’ils l’aient tous consulté : il est original immédiat à l’égard de quelques-uns, et par réduction à l’égard de tous les autres. Voici ce qu’il dit : il ne rapporte pas le fait aussi simplement que Pausanias ; il y ajoute sans doute quelques embellissemens de rhétorique. De Rhodio etiam Diagorâ celebrata historia est. Is Diagoras tres filios adolescentes habuit, unum pugilem, alterum pancratiasten, tertium luctatorem : eosque omnes vidit vincere coronarique eodem Olympiæ die : et quùm ibi eum tres adolescentes amplexi, coronis suis in caput patris positis, suaviarentur, quùmque populus gratulabundus flores undiquè in eum jaceret : ibi in stadio, inspectante populo, in osculis atque in manibus filiorum animam efflavit [6].

(C).... On a sujet de croire que cela est faux. ] Le fait eût été trop singulier pour avoir été omis par ceux qui ont amplement parlé de Diagoras : je ne saurais comprendre que Pausanias, qui parle de lui si tranquillement [7], et avec plusieurs digressions, eût pu passer sous silence une mort de cette nature, s’il en eût ouï parler comme d’un événement certain. Or sans doute il l’aurait appris sur ce pied-là, si la chose eût été certaine. Notez que non-seulement il nous explique la situation des statues qu’on érigea à Diagoras, à ses fils et à ses petits-fils, et qu’il touche plusieurs circonstances particulières qui concernent cette famille ; mais qu’il parle aussi de la glorieuse journée où cet homme se vit honoré de tant d’applaudissemens et de félicitations, sur la victoire de ses fils. Aurait-on pu dans cet endroit-là se dispenser de cette remarque, que Diagoras mourut de joie sous les fleurs qu’on jetait sur lui, et sous les bénédictions de l’assemblée ? Prenons donc le silence de Pausanias pour une preuve du mauvais discernement d’Aulu-Gelle. Cicéron et Plutarque nous en fournissent une autre preuve. Ils rapportent tous deux ce qui fut dit à Diagoras le jour de cette insigne victoire. Un Lacédémonien l’aborda, pour l’exhorter à ne point perdre une si belle occasion de mourir. Aurait-il fallu lui faire cette remontrance, s’il fût mort effectivement de joie ? N’aurait-il point prévenu le bon mot de ce Lacédémonien, et donné bon ordre que jamais ni Cicéron, ni Plutarque, ni aucun autre moraliste, n’eussent pu citer Diagoras de la manière qu’ils l’ont cité, non pas comme un homme qui était mort de joie sur le faîte de son bonheur, mais comme un homme à qui l’on représenta qu’il ferait bien de mourir dans une telle conjoncture. Cela n’est-il pas convaincant contre le bon Aulu-Gelle ? Je remarquerai que Cicéron et Plutarque rapportent si différemment la pensée du Lacédémonien, que le oui et le non ne sont pas plus différens. Ils ne s’accordent que pour le but général, qui est de prouver que la mort ne doit point être fâcheuse à ceux qui jouissent d’un grand bonheur. Mourez, Diagoras, car présentement vous irez au ciel. Secundis suis rebus voletetiam mori, non enim tam cumulus bonorum jucundus esse potest, quàm molesta decessio. Hanc sententiam significare videtur Laconis illa vox, qui quùm Rhodius Diagoras Olympionices nobilis uno die duos suos filios victores Olympie vidisset, accessit ad senem, et gratulatus, Morere, Diagora, inquit : nunc enim in cœlum ascensurus es. Magna hæc et nimium fortasse Græci putant, vel tum potiùs putabant. Isque qui hoc Diagoræ dixit permagnum existimans patrem quùm duobus filiis treis Olympionicas unâ ex domo prodire, cunctari illum ditiàs in vitâ fortunæ objectum inutile putabat ipsi [8]. Voilà le compliment selon Cicéron, et le voici selon Plutarque, Mourez Diagoras, car vous ne monterez point au ciel. Οὐ γὰρ (ὡς Αἴσωπος ἔϕασκε) χαλεπώτατός ἐςιν ὁ τῶν εὐτυχούντων θάνατος, ἀλλὰ μακαριώτατος, εἰς ἀσϕαλῆ χωραν τὰς εὐπραξίας κατατιθέμενος τῶν ἀγαθῶν, καὶ τύχῃ, μεταϐάλλεσθαι οὐκ ἀπολιπών. διὸ βέλτιον ὁ Λάκων τὸν ὀλυμπιονίκην Διαγόραν, ἐπιδόντα μὲν υἱοὺς ςεϕανουμένους ὀλυμπίασιν, ἐπιδόντα δ᾿ υἱωνοὺς καὶ θυγατριδοὺς, ἀσπασάμενος. Κάτθανε (εἶπε) Διαγόρα· οὐκ εἰς τὸν Ὀλυμπον ἀναϐήσῃ. Non enim (ut Æsopus ait) mors est felicium acerbissima, verùm beatissima : quæ res bonorum virorum lætas securo loco deposuit, et fortunæ declinavit conversionem. Meliùs ergo Lacon ille qui Olympionicen Diagoram, quùm spectâsset filios ille victores Olympiæ, spectâsset etiam nepotes ex filiis et filiabus, salutans, morere, Diagora, inquit : non enim in cœlum ascensurus es [9]. Le raisonnement de ce Lacédémonien est obscur pour moi, je le confesse, de quelque sens qu’on le tourne, ou comme Cicéron, ou comme Plutarque. Je le comprendrais un peu mieux selon le sens de ce dernier ; je m’imaginerais qu’on eût raisonné de cette façon : Vous êtes parvenu au plus haut sommet de gloire où vous puissiez aspirer, car il ne faut pas vous promettre que si vous viviez encore long-temps vous monteriez jusqu’au ciel ; mourez donc, afin de ne courir aucun risque de décadence. J’exhorte ceux qui n’auront rien à faire de plus important, à examiner tout ceci. Volaterran y a fait une innovation [10]. La matière peut devenir féconde en observations subtiles, et même en érudition. Pour moi, je me contenterai de citer le poëte Térence, qui fait dire à l’un de ses personnages :

Nunc est profecto interfici cùm me perpeti possum,
Ne hoc gaudium contaminet vita ægritudine aliquâ [11].

(D) Le temps auquel il vivait se eut trouver dans l’un des auteurs que cite Moréri. ] Ce n’est pas avec précision, mais en général, et voici comment. Doriéus, le troisième fils de Diagoras, fut chassé de Rhodes avec son frère Pisidore. Ils se retirèrent à Thurium dans l’Italie ; et de là vint qu’aux jeux où ils furent couronnés, le crieur public les appela Thuriens. Doriéus retourna à Rhodes, lorsque la faction qui l’avait chassé ne fut plus la supérieure. Il embrassa hautement le parti de Lacédémone dans la guerre du Péloponnèse, équipa des vaisseaux à ses dépens, et combattit en lion contre les Athéniens. Ils le haïssaient de telle sorte, que l’ayant pris prisonnier ils résolurent de lui faire un méchant parti ; mais sa présence frappa l’assemblée : on fut touché de voir captif un personnage dont la gloire avait eu un si grand éclat, et on le remit en liberté[12]. Les Lacédémoniens ne furent pas si généreux : ils le prirent comme il était en voyage auprès du Péloponnèse, dans le temps que les Rhodiens firent alliance avec les Perses et avec les Athéniens, à l’instigation de Conon, et le traitèrent comme un criminel d’état, c’est-à-dire qu’ils le firent mourir. Conon détacha les Rhodiens de l’alliance de Lacédémone [13] la 96e. olympiade [14]. On peut connaître par-là en gros le temps de Diagoras.

(E)....... mais ces auteurs ne disent point...... ce qu’assure M. Moréri. ] Si Plutarque, Pausanias, Aulu-Gelle, et Cicéron [15], rapportaient un peu diversement le sujet de la mort de Diagoras, comme M. Moréri l’affirme, il faudrait que les uns attribuassent sa mort à une cause, et les autres à une autre ; mais c’est ce qu’ils ne font pas. Aulu-Gelle le fait mourir de joie ; les trois autres ne disent quoi que ce soit de sa mort.

(F) Notre Diagoras descendait de Jupiter. ] Car Tlépolème était fils d’Hercule, et d’Astydamie fille d’Amyntor [16]. Quelques-uns disent qu’Amyntor rapportait aussi à Jupiter son extraction [17] ; et ainsi Diagoras aurait pu faire remonter jusqu’au plus grand des dieux sa généalogie, tant selon la ligne masculine, que selon la ligne féminine, à commencer par Tlépolème.

(G) D’autres disent que son extraction était divine immédiatement. ] Un ancien scoliaste rapporte qu’il y avait tradition que Diagoras était fils de Mercure, et que la chose arriva de cette manière. Sa mère se promenant à la campagne, et se trouvant incommodée du chaud excessif qu’il faisait, fut se reposer à l’ombre d’un bois. Mercure à qui ce bois était consacré profita de l’occasion et jouit de cette femme. C’est ce qui donna la naissance à Diagoras. Personne depuis Hercule n’était né de cette manière. Ὃς πρῶτος ἀϕ᾽ Ἡρακλέος λέγεται τοιοῦτος γένεσθαι, ce sont les termes du scoliaste [18]. On peut se plaindre de ce que Benoît les a traduits obscurément, qui primus, dit-il [19], ab Hercule tantus dicitur habitus. Notez qu’il est bien vrai qu’on a dit que depuis Hercule il n’y eut point de femme à qui Jupiter fit un enfant [20] ; mais qu’il n’est point vrai qu’on ait dit cela des autres dieux, à l’égard de tout le temps qui se passa depuis Hercule jusques à Diagoras. Celui-ci vivait encore dans la 79e. olympiade, long-temps après la naissance de Romulus, le fruit des embrassemens du dieu Mars et de Rhéa Silvia.

  1. Lib. IV, pag. 134.
  2. Ibidem.
  3. Lib. IV, p. 185.
  4. Voyez Calvisius.
  5. Il y a τοῦ Δωρέως dans les éditions de Pausanias, lib. IV ; mais selon la conjecture de Camérarius, il faut lire Δωρίεως comme dans le VIe. livre.
  6. Aulus Gell., Noct. Atticar. lib. III, cap. XV.
  7. Liv. VI, pag. 184.
  8. Cicero, Tuscul. I, circa fin., fol. 253, D, édit. Basil. 1528. Notez que dans d’autres éditions postérieures on a mis non enim, au lieu de nunc enin.
  9. Plut., in Pelopidâ, pag. 297, A, B.
  10. Diagoras Rhodius cùm se victorem duosque Olympionicas filios vidisset, Nune, ait, tibi, Diagora, moriendum, ne ampliùs Olympiam ascendas ; quod sane præ gaudio accidit : autores Plin., Gell., Volaterran., lib. XV, pag. 539. Pline ne dit rien de cela ; et Aulu-Gelle ne le dit pas de la sorte.
  11. Terent., Eun., act. III. sc. V, vs. 3.
  12. Pausanias, lib. VI, pag. 184, 185.
  13. Androtion, in Commentariis Rerum atticarum, apud Pausaniam, ibidem.
  14. Diod. Siculus, lib. XIV.
  15. Ce sont les quatre auteurs que Moréri cite.
  16. Pind., od. VII Olymp.
  17. Voyez Benedictus, in Pindar., ibidem, pag. 120.
  18. Voyez le sommaire grec de l’ode VII des Olympiques de Pindare, à la page 77 de l’édit. d’Oxford, 1698.
  19. Benedictus, in Pindar., pag. 123.
  20. Voyez la remarque (N) de l’article Hercule, tom. viii.

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