Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Eudes

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EUDES, duc d’Aquitaine, contemporain de Charles Martel, se trouve mêlé dans les plus grandes affaires de son temps. On ne sait pas trop bien le détail de sa généalogie ; mais il y a quelque apparence qu’il était fils de Bertrand, duc d’Aquitaine, et frère puîné de saint Hubert [a]. Il profita des troubles de la cour de France, et des malheurs où l’invasion des Sarrasins plongea l’Espagne ; car pendant que ceux-ci ne songeaient qu’à l’affermissement de leur nouvelle domination, et que l’on travaillait vainement en France à soumettre l’Austrasie où les maires du palais s’étaient rendus indépendans, il s’empara non-seulement de la première et de la seconde Aquitaine, entre la Loire et la Garonne, mais aussi de tout le pays de Toulouse et d’Usez. Les Gascons en même temps se répandirent sur les pays d’entre la Garonne, la mer Océane, et les Pyrénées. Il ne faut pas s’étonner si Eudes ayant de telles forces se vit recherché par Chilpéric II, roi de France. Rinfroi, maire du palais, avait essayé de remettre sous l’obéissance de la couronne française le royaume d’Austrasie, avec le secours des Frisons ; mais Charles Martel l’avait attaqué si à propos dans les Ardennes, en 716, qu’il l’avait mis en déroute. Chilpéric et Rinfroi, son maire, furent contraints de prendre la fuite ; et ayant été encore battus l’année suivante, ils avaient tout à craindre de Charles Martel. Dans cette perplexité, ils eurent recours au duc d’Aquitaine ; et bien loin de le quereller sur son agrandissement, ou sur ses usurpations, ils le déclarèrent souverain (A), et le prièrent de concourir avec eux contre l’ambition démesurée et rebelle de leur ennemi. Eudes assembla toutes ses troupes, et alla joindre l’armée de Chilpéric auprès de Paris, et lorsqu’ils eurent été battus il amena en Aquitaine ce malheureux roi, qui avait besoin de cet asile pour être à couvert des attentats du vainqueur ; car ce vainqueur se frayait ouvertement le chemin à l’usurpation, qui éclata dans la suite selon les formes les plus solennelles[b]. La retraite de Chilpéric en Aquitaine, et sa défaite auprès de Soissons, arrivèrent l’an 719. Charles le poursuivit jusques en Touraine. Quelque temps après il envoya des ambassadeurs à Eudes pour lui redemander Chilpéric. Eudes ne voulut le rendre qu’après avoir tiré parole qu’il serait traité selon sa dignité. Il lui fit de grands présens, et il fut peut-être la principale cause de ce que prince ne mourut pas dans un monastère. Il rendit un service signalé à la nation deux ans après, par la victoire qu’il remporta devant Toulouse sur les Sarrasins. Ces infidèles, aspirant à la conquête des Gaules, ne se furent pas plus tôt rendus maîtres de Narbonne, qu’ils s’avancèrent jusques à Toulouse, et qu’ils en firent le siége. S’ils n’y eussent pas perdu Zaman leur général, et une grande partie de leurs troupes, on peut s’imaginer en quelle passe ils eussent été. Cette défaite ne les empêcha point de revenir peu après, et de s’emparer de Carcassonne, de Nîmes, et de toute la Septimanie, jusques au Rhône : si bien qu’Eudes, qui ne trouvait guère raisonnable de souffrir que Charles Martel allât à grands pas à l’usurpation de la couronne (B), se trouvait bien embarrassé : il craignait les Sarrasins, et il ne voulait point dépendre d’un homme qui n’avait pas plus de droit que lui à la puissance souveraine. Les précautions qu’il prit furent, d’un côté, de favoriser sous main les cabales qui s’élevaient dans la Neustrie[c], et de l’autre de s’allier avec Munuza, vaillant capitaine maure auquel les Sarrasins avaient confié la Cerdaigne. Munuza devenu amoureux de la fille d’Eudes (C), qui était très-belle, s’engagea pour l’obtenir à se soulever. Il arriva donc qu’Eudes persuadé que les Sarrasins ne se pourraient pas prévaloir de son absence, assez occupés chez eux par la besogne que Munuza leur taillerait, fit une irruption dans la Neustrie. Cette entreprise ne lui réussit pas ; il fut vaincu[d] par Charles Martel, et son pays fut pillé par l’armée victorieuse. Son gendre fut encore plus malheureux, comme nous le dirons en son lieu[e] : il périt dans les troubles qu’il excita ; et alors Abdérame qui l’avait vaincu, ne trouvant rien qui l’empèchât de pénétrer dans l’Aquitaine, y entra avec une armée très-nombreuse. Eudes dépêcha des ambassadeurs à Charles, pour le prier de le secourir, et sans attendre l’arrivée de ce secours il eut la hardiesse de s’engager à une bataille avec les Sarrasins dès qu’ils eurent passé la Dordogne[f]. La politique eut peut-être plus de part que le courage à cette action : il s’était imaginé que s’il battait Abdérame avant l’arrivée de Charles, il pourrait gagner une autre victoire sur celui-ci en cas de besoin ; pour ne rien dire de la gloire qu’il avait à attendre, s’il chassait les infidèles sans qu’un autre y contribuât. il se battit bien ; mais enfin après une longue résistance il fut mis en fuite. Quoiqu’on dise que sa perte fut très-grande (D), il ne laissa pas avec ce qu’il put rassembler de troupes de s’avancer vers le lieu où Charles devait passer la Loire, il combattit avec lui dans la fameuse bataille où Abdérame fut tué (E), le 7 d’octobre 732. Mais il ne put se résoudre à laisser en paix la Neustrie ; il reprit encore les armes en 735. Ce fut pour la dernière fois ; car il mourut de chagrin dans la même année (F), ayant vu que Charles était entré dans l’Aquitaine et y avait tout mis à feu et à sang. Hunaud, son fils, aussi ambitieux que lui, ne voulut point reconnaître Charles. Cela fit recommencer la guerre, qui, après divers succès tantôt heureux tantôt malheureux, se termina au désavantage de Hunaud. Il fut obligé de se soumettre, et on lui laissa le duché[g].

  1. Voyez Audigier, Orig. des Franç. tom. II, pag. 226.
  2. Lorsque Pépin, son fils, fit déposer le roi légitime, et se fit élire à sa place, l’an 752.
  3. C’est ainsi qu’on appelait la partie occidentale de la monarchie francaise.
  4. En 731.
  5. Voyez l’article Munuza, tome X.
  6. Isidore de Badajos, cité par Catel, Mémoires de l’Hist. du Languedoc, pag. 527, dit que la bataille se donna entre la Garonne et la Dordogne. Voyez-le aussi, pag. 529.
  7. Voyez l’Histoire de France de Cordemoi.

(A) Chilpéric et... son maire... le declarèrent souverain. ] J’aurais pu dire qu’ils le déclarèrent roi, car voici comme parle Frédégaire : Chilpericus itaque et Raganfredus legationem ad Eudonem ducem dirigunt, auxilium postulantes, rogant : regnum et munera tradunt. Il ne faut pas s’imaginer que regnum signifie là un simple ornement de tête, nommé couronne, envoyé au duc d’Aquitaine ; il faut entendre la dignité et l’autorité dont la couronne est le symbole. C’est ainsi que M. Valois l’a entendu. Ut suo, dit-il[1], summoque jure ac regiâ potestate in Aquitaniæ dominaretur, provinciâ regiæ ditioni cxemptâ. Je fais cette remarque après un auteur moderne[2], qui semble accuser le savant père le Cointe d’avoir cru qu’on ne donna point à Eudes l’autorité royale ; mais qu’on lui envoya seulement une couronne. Dans le passage que ce père cite[3], regnum se prend pour une couronne, j’en conviens ; cependant ce n’est pas une couronne sans relation à l’autorité souveraine. Rhéginon confirme mon sentiment, lorsqu’il dit, sous l’année 735, que Charles Martel priva Eudes et du royaume et de la vie, Eudonem regno simul et vitâ privavit. L’auteur moderne cite pour un troisième témoin, une inscription de saint Maximin, qui porte qu’en 710, sous Eudes, très-pieux roi de Français, et pendant le temps de la descente des Sarrasins, on transféra le corps de sainte Marie-Madeleine : Anno nativitatis Domini 710, sextâ die mensis decembris... regnante Odoino piissimo rege Francorum, tempore infestationis gentis perfidæ Saracenorum ; mais cette autorité a deux grands défauts : l’un, que l’année 710 n’est point un temps où l’inondation des Sarrasins se fit craindre dans les Gaules ; l’autre, qu’Eudes pour le plus n’a été que roi d’Aquitaine ; et voici une inscription qui le traite de roi des Français. Je m’étonne que M. Audigier n’ait point aperçu de faute dans le chiffre 710. Ce n’est point dans son livre une faute d’impression ; mais, quoi qu’il en soit, c’est une faute. Catel, en rapportant cette inscription, l’a ponctuée de telle sorte qu’elle tombe sur l’an 716[4]. Anno nativitatis Domini septuagesimo decimo sexto, die mensis decembris, etc. J’ai lu dans Belleforet[5], qu’en l’an 741, les Sarrasins détruisirent la ville d’Aix en Provence, et que ce fut alors que Girard de Roussillon, comte de Bourgogne et de Provence, fit transporter d’Aix à Vézelai le corps de la benoite Marie-Madeleine.

(B) Il ne trouvait guère raisonnable de souffrir que Charles Martel allât à grands pas à l’usurpation de la couronne. ] On ne sait lequel vaut mieux ou de se ficher, ou de se moquer de l’indigne partialité de tant d’écrivains, qui traitent de brouillons et de rebelles tous ceux qui voulurent s’opposer à l’ambition de Charles Martel, et à celle de Pepin. Ces mêmes auteurs auraient tourné la médaille, si la fortune se fût déclarée pour ces prétendus rebelles ; et alors les titres de factieux, de perturbateurs du repos public, de perfides et de traîtres, eussent été réservés pour les Martels et pour les Pepins : tant il est vrai qu’il y a du peuple partout, parmi les historiens comme parmi la petite bourgeoisie !

............... Sed quid
Turba Remi ? Sequitur fortunam ut semper, et odit
Damnatos. Idem populus si Nortia Tusco
Favisset ; si oppressa foret secura senectus
Principis, hâc ipsâ Sejanum diceret horâ
Augustum[6] ...............

(C) Munuza devint amoureux de la fille d’Eudes. ] Les erreurs de quelques auteurs, touchant cette affaire, seront examinées dans les remarques de l’art. Munuza, tome X.

(D) On dit que sa perte fut très-grande. ] Roderic de Tolède[7] en donne une idée affreuse, comme si Dieu seul savait le nombre de ceux qui périrent en cette occasion. Je l’ai déjà remarqué dans l’article d’Abdérame [8] ; mais voici les paroles de cet historien : Abderamen.....cùm amnes Garumnæ et Dordoniæ pertransisset, Eudonem de quo diximus invenit ad prælium præparatum, sed infelicitate præteritâ comitatus in fugam dilabitur fugitivus, et tot ibi de ejus exercitu ceciderunt quod ejus numerus omnæ humanæ scientiæ occultatur. Il ajoute un fait très-faux : savoir qu’Abdérame pilla et brûla la ville de Tours.

(E) Il combattit avec Charles Martel dans la fameuse bataille où Abdérame fut tué. ] Plusieurs historiens [9] lui donnent la principale part à cette insigne victoire[10] ; car ce fut lui, disent-ils, qui força le camp des Sarrasins, où ayant tout passé au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe[11], il alla charger l’ennemi par derrière ; et alors comme ils se crurent enveloppés de toutes parts, ils perdirent courage, et se débandèrent. Mais si ces historiens n’avaient pas eu de meilleurs mémoires sur ce fait-là, que sur ce qu’ils avancent hardiment qu’Eudes introduisit Abdérame dans la France, ils ne mériteraient pas d’être crus. Je sais bien que Frédégaire[* 1] débite ce dernier fait. Voyez Catel, au livre III de ses Mémoires de l’Histoire du Languedoc, où en examinant cette question il penche vers la négative, quoiqu’il avoue qu’Adon de Vienne, les Annales publiées par Pithou, Sigebert, Marianus Scotus, Herman Contract, et plusieurs autres historiens, ont écrit qu’Eudes, pour s’opposer à Charles Martel, avait appelé les Sarrasins à son aide. J’ai réfuté cela dans l’article d’Abdérame[12].

(F) Il mourut de chagrin dans la méme année. ] L’annaliste de Fulde s’est trompé en mettant sa mort sous l’an 728. Rhéginon s’est aussi trompé dans les paroles rapportées ci-dessus, où il dit que Charles ôta à Eudes la vie et le royaume. Frédégaire raconte la chose plus exactement : il dit que Charles ayant appris la mort d’Eudes, tint conseil, repassa la Loire, alla jusques à la Garonne, prit Blaie, etc.

  1. * Leclerc observe que, dans cette remarque et dans la suivante, Bayle devait citer le continuateur de Frédégaire, et non Frédégaire lui-même, mort avant le temps dont on parle.
  1. Adrianus Valesius, Hist. Francor.
  2. Audigier, Origine des Français, tom. II, pag. 235.
  3. Romanus pontifex in signum imperii utitur regno, et in signum pontificii utitur mitrâ. Innocent. III, apud Audigier, Origine des Français, tom. II, pag. 233.
  4. Mémoires de l’Histoire du Languedoc, pag. 524. Il l’emprunte de frère Bernard Guido en sa Chronique des Papes, et en la Vie de Nicolas III.
  5. Chronique de France, folio m. 52.
  6. Juven., sat. X, vs. 73.
  7. Histor. Arabum, cap. XIV.
  8. Remarque (D).
  9. De Serres, Du Haillan, etc.
  10. Voyez la remarque (K) de l’article Abdérame, tome I, pag. 32.
  11. Les Sarrasins étaient entrés en France, dit-on, avec femmes et enfans.
  12. Remarque (I) tome I, pag. 32.

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