Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Memnon

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MEMNON, général d’armée de Darius, dernier roi de Perse, était de l’île de Rhodes. Il entendait parfaitement bien la guerre, et il donna à son maître les meilleurs conseils qui lui pouvaient être donnés dans la conjoncture de l’expédition d’Alexandre. S’il avait vécu encore quelques années, la fortune de ce conquérant aurait été moins rapide, et peut-être même que les choses eussent tout-à-fait changé de face. Son dessein était de porter la guerre dans la Macédoine (A), pendant que les Macédoniens la faisaient au roi de Perse dans l’Asie. Il avait déjà fait de beaux exploits dans l’île de Lesbos, qui avaient fort ébranlé les autres îles ; et il semait la discorde parmi les Grecs, afin d’y faire un parti contre Alexandre. Sa mort dissipa ce grand projet. Il eut avantage de connaître par la conduite d’Alexandre à son égard (B), qu’il était fort estimé, et même fort redouté de ce grand monarque. Il fit très-bien son devoir à la journée du Granique [a], où les Perses eurent le malheur de n’empêcher pas que l’ennemi ne passât cette rivière, et ne gagnât la bataille. Il se signala ensuite à la défense d’Halicarnasse [b]. Il fit l’action d’un honnête homme et d’une belle âme, lorsqu’il châtia un soldat qui médisait d’Alexandre (C). Sa veuve fut la première femme que ce conquérant connut (D). M. Moréri s’est mal exprimé (E), en voulant faire mention du conseil que ce général donna, de ruiner tout le pays par où il fallait que les troupes ennemies prissent leur marche. Je ne dois pas oublier que Mentor, frère de Memnon, rendit de très-grands services au roi Artaxerxès Ochus, et qu’il en fut bien récompensé [c]. Il remit son frère et son beau-frère [d] dans les bonnes grâces de ce monarque ; car il les fit rappeler de la cour de Macédoine où ils s’étaient réfugiés, après avoir mal réussi dans une guerre civile [e].

M. Chevreau assure [f], que Memnon, général d’armée dont il est parlé à la fin du deuxième livre de l’expédition de Cyrus, par Xénophon, était fourbe, avare, ambitieux, médisant et imposteur. Il décrit le caractère de ce scélérat ; mais il eût dû prendre garde que Xénophon l’appelle Ménon, et non pas Memnon.

  1. Il commandait l’aile gauche dans ce combat. Diodor. Sicul. lib. XVII, cap. XIX.
  2. Idem, ibid., cap. XXIV, et seq.
  3. Voyez Diodore de Sicile, livre XVI.
  4. Il se nommait Artabaze il avait épouse da sœur de Memnon, et en avait eu onze fils, et dix filles. Diodorus Siculus, lib. XVI, cap. LIII.
  5. Idem, ibid.
  6. Chevræana, IIe. part. pag. 55 édit. de Hollande.

(A) Son dessein était de porter la guerre dans la Macédoine. ] C’est ainsi que les Romains en usèrent, pour contraindre le redoutable Annibal d’abandonner l’Italie : ils envoyèrent une belle armée dans l’Afrique sous la conduite de Scipion. Carthage en fut alarmée, et rappela Annibal. Cette sorte de diversion a été cent fois pratiquée utilement. Memnon qui la voulut employer, imagina le plus sûr expédient qui se pût prendre, pour soutenir les affaires de la Perse. Il comprit qu’on ne déciderait rien contre les forces macédoniennes, pendant qu’on ne se battrait que dans l’Asie : ce ne seraient que des coups fourrés, on lèverait des siéges, et l’on en ferait lever. Dès le commencement de la guerre il avait attaqué Cyzique, et n’avait pu s’en rendre maître [1] ; mais peu après il contraignit Parménion à lever le siége de Pitane [2]. Ces petits événemens de compensation ne servent qu’à perpétuer la guerre. Lors donc qu’on délibéra sur le parti qu’il fallait prendre contre le roi de Macédoine, qui, ayant passé l’Hellespont, s’avançait le plus qu’il pouvait vers les provinces du roi de Perse, son avis fut qu’on ruinât toutes les frontières, et qu’on embarquât toutes les troupes, afin de les transporter dans la Macédoine. Par ce moyen on établirait dans l’Europe le théâtre de la guerre : l’Asie serait en paix ; l’ennemi, ne trouvant point de quoi subsister dans un pays où l’on aurait fait le dégât, serait contraint de reculer, et puis de repasser en Europe pour secourir son royaume. C’était sans doute le plus sûr parti que les Perses pussent choisir : mais les autres généraux ne goûtèrent pas ce conseil : ils ne le trouvèrent pas digne de la grandeur de leur monarque, ils conclurent qu’il fallait donner bataille. Persarum duces.... quam bellicontrà Alexandrum gerendi inirent rationem ; congressi deliberârant. Memnon ibi Rhodius, imperatoriis artibus perquàm celebris, ne collatis signis dimicarent, sed agris longè latèque pervastatis ; necessariorum inopiâ ulterius progrediendi facultatem Macedonibus intercluderent, navalibusque simul et terrestribus copiis in Macedoniam deportatis, totam belli molem in Europam transferrent, censebat. Etiamsi verò consilium hujus viri optimum erat (ut eventus posteà docuit) reliquorum tamen ducum assensionem impetrare nequivit, ac si consuleret ea quæ magnitudini animorum in Persis neutiquàm convenirent. Quare cum sententia de conflictu cum hostibus ineundo pervicisset, accitis undique copiis, etc. [3]. Le satrape de Phrygie déclara qu’il ne souffrirait jamais que l’on mît le feu à la plus petite métairie de son gouvernement [4]. Arsanes fut plus sage quelque temps après ; car il pratiqua dans la Cilicie ce que Memnon avait conseillé [5]. Chose étrange que la guerre ! Le parti le plus charitable que l’on y puisse prendre est bien souvent de mettre le feu à de grandes villes, et de brûler tout dans plusieurs provinces : car sans cela on perdrait tout le royaume : la pitié que l’on aurait pour l’un des membres serait une cruauté pour tout le corps [6]. C’est donc la pitié pour le tout qui inspire la cruauté pour une partie. Malheureuse nécessité ! Funeste maxime, quand on la transporte dans les affaires de religion, comme fit Catherine de Médicis ! « Avant trouvé au roi quelque doute, la reine, entre autres propos, pour l’encourager y apporta ces paroles : Vaut-il pas mieux, dit-elle, déchirer ces membres pouris, que le sein de l’Église, épouse de Notre-Seigneur ? Elle acheva par un trait pris aux sermons de l’évêque de Bitonte, en le citant. Che pieta lor ser crudele ? che crudelta lor ser pietosa [7] ? » Revenons à Memnon. Après la bataille du Granique, il se retira à Milet [8] : il défendit en brave et habile général la ville d’Halicarnasse ; et n’ayant pu contraindre l’ennemi à lever le siége, il laissa une bonne garnison dans la citadelle, et transporta dans l’île de Cos les habitans avec leurs effets [9]. Il songeait toujours au dessein dont il avait fait l’ouverture dans le grand conseil de guerre ; et afin de s’acquérir une pleine confiance dans l’esprit de Darius, il avait envoyé à la cour de Perse sa femme et ses enfans, comme un gage de sa fidélité [10]. Avant reçu de grandes sommes d’argent, et la charge de généralissime [11], il fit des préparatifs extraordinaires par mer et par terre ; il subjugua l’île de Chios et celle de Lesbos ; il menaça celle d’Eubée ; il noua des intelligences avec les Grecs ; il en corrompit plusieurs par ses présens ; en un mot, il se préparait à tailler beaucoup de besogne aux ennemis de son roi, dans leur pays, lorsqu’une maladie le vint saisir, et le tira de ce monde en peu de jours. Chium itaque sibi adjungit, et Lesbum cum classe petens, Antissam, Methymnum, Pyrrhum, et Eressum, non magno negotio, capit. Sed Mitylenen et Lesbum, quia major erat, magnoque apparatu et propugnatorum multitudine probè instructa, per multos dies oppugnatam, post magnam suorum jacturam difficulter tandem expugnat. Cujus strenuitatis fama, cum subito percrebuisset, Cycladum insularum pleræque de pactionibus ineundis legationes miserunt. Rumor tunc allapsus erat Græciæ, Memnonem totâ cum classe Eubœam invasurum : unde factum, ut magno Insulæ civitates metu perculsæ essent, et Græcorum nonnulli Persarum societatem amplexi, animos rerum novarum spe arrectos haberent. Huc accessit, quod Memnon Græcorum non paucis largitione corruptis, ut suas ad Persarum spes aggregatas vellent, persuaserat. Atqui viri hujus virtutem ad ampliora progredi fortuna non permisit, cùm enim in valetudinem adversam incidisset, periculoso quodam morbo correptus, è vitâ decessit, ejusque morte res Darii labefactatæ sunt. Rex enim totam belli molem ex Asiâ in Europam translatum iri speraverat [12].

(B) La conduite d’Alexandre à son égard. ] Ce jeune prince, passant avec son armée proche des terres de Memnon, défendit sévèrement à ses soldats d’y faire le moindre désordre. Son but était, ou de le rendre suspect aux Perses, ou de l’attirer dans son parti. Alexander quùm inter progrediendum agrum à rege Persarum Memnoni dono datum adtigisset, maleficio [* 1] abstineri jubet, colonisque et fructibus parci : callido commento suspectum facturus hominem industrium, et quem [* 2] ex omnibus hostem ducibus unum non contemneret ; si in suas partes transducere nequivisset. Quùmque lenitatem regis admirati quidam, acerrimum [* 3] callidissimumque Macedonum hostem, quamprimùm in potestatem redactus esset, interficiendum, atque interim quibus posset cladibus vexandum esse dicerent : quin, inquit, potiùs beneficiis supplantamus hominem ; et amicum ex inimico facimus, eâdem virtute et solertiâ pro nobis staturum [13]. Je mets en note les paroles de Quinte-Curce que Freinshémius a indiquées [14].

(C) Il châtia un soldat qui médisait d’Alexandre. ] Je ne t’ai pas pris à ma solde, lui dit-il, en le frappant de sa javeline, pour parler mal de ce prince, mais pour combattre contre lui. Μισθοϕόρον τινὰ πολλὰ βλάσϕημα καὶ ἀσελγῆ περὶ Ἀλεξάνδρου λέγοντα, τῇ λόγχῃ πατάξας, ‘Ἐγώ σε, (εἶπε) τρέϕω μαχούμενον, ἀλλ᾽ οὐ λοιδορησούμενον Ἀλεξάνδρῳ. Militem quendam mercenarum suum, qui multis et impuris conviciis Alexandrum proscindebat, lanceâ feriens, ego, inquit, te alo, non ut maledicas Alexandro, sed ut contrà eum pugnes [15]. Voilà une belle maxime : elle n’était guère pratiquée du temps de François Ier. et de Charles-Quint ; et je ne sais si on la pratique mieux au temps présent. Freinshémius observe que Menmon s’opposa vigoureusement à quelques Grecs fugitifs, remplis de haine pour le nom macédonien, qui ne voulaient pas qu’on permît à Alexandre d’enterrer ses morts, quoiqu’en le lui permettant on se pût glorifier de la victoire. Memnon n’écoula point la passion de ces fugitifs, il accorda la suspension d’armes, et les cadavres qu’Alexandre lui demandait. Cela se fit au siége d’Halicarnasse. Lisez ce qui suit : Alexander quamquàm ea res opinione Græcorum [* 4] de victoriâ concedentis videretur ; corpora suorum, qui sub ipsis mœnibus oppetierant, induciis postulatis ab hoste repetere, quam inhumata dimittere maluit. At [* 5] qui cum Persis erant, Ephialtes et Thrasybulus Atheniensis, quùm plus apud ipsos odium adversùs Macedonas, quàm humanitatis ratio valeret, negabant indulgendum hoc esse infestissimis hostibus. Non tamen permoverunt Memnonem, quin Græcorum moribus indignum esse diceret, sepulturam invidere cæsis hostibus. ARMIS ET viribus in adversos et obsistentes utendum : neque contumeliis pugnandum in eos, quos bonis malisque nostris sua dies exemisset [16].

(D) Sa veuve fut la première femme qu’Alexandre connut. ] C’est Plutarque qui nous l’assure Οὔτε τούτων ἐθιγεν, οὔτε ἄλλην ἔγνω γυναῖκα πρὸ γάμου, πλὴν Βαρσίνης. Nec has attigit, nec mulierem antè nuptias cognovit ullam, exceptâ Barsene [17]. Elle s’appelait Barsène, et était fille d’Artabase, dont la mère était fille d’un roi de Perse. Elle était douce et honnête, et savait le grec, et les manières des grecs, et avait beaucoup de beauté : de sorte que Parménion, considérant qu’outre cela elle était de grande naissance, exhorta le roi son maître à se divertir avec cette prisonnière [18]. Elle fut prise en même temps que la mère, la femme et les filles de Darius [19]. Le conseil de Parménion fut suivi : ce qui eut des suites fécondes ; puisque Barsène donna un fils [20] à Alexandre. Elle avait deux sœurs [21], que ce prince maria très-avantageusement.

(E) M. Moréri s’est mal exprimé. ] Voici ses paroles dans l’article d’Alexandre : Darius n’avait point voulu faire le dégât dans l’Asie, selon l’avis de Memnon. Cela est équivoque, car si j’écrivais à un homme, je n’ai point repondu à cette lettre selon votre avis, suivant votre avis, ceux qui liraient ces paroles seraient plus portés à croire que l’on n’avait conseillé de ne pas répondre, qu’à croire que l’on n’avait conseillé de faire réponse. Pour le moins ils trouveraient le premier sens aussi bon que l’autre. Ainsi j’ai lieu d’assurer que si l’on ne savait pas ce que Memnon conseilla, on ne pourrait pas entendre au vrai ce que Moréri a voulu dire : tant il est nécessaire de bien arranger les mots, si l’on veut être intelligible, en se servant même de la langue maternelle de son lecteur.

  1. (*) Polyæn., 4, 3, 15.
  2. (*) Curtius, 3, 2, 21.
  3. (*) Themist., orat. 9.
  4. (*) Justin., 6, 6, 9.
  5. (*) Diodor., 17. 25.
  1. Diodor. Siculus, lib. XVII, cap. VII.
  2. Idem, ibidem.
  3. Diodor. Siculus, lib. XVII, cap. XVIII, pag. m. 826, 887.
  4. Arsites Phrygiæ satrapa ne unum quidem tugurium eorum qui sibi subessent incendi se passurum adfirmaverat inque ejus sententiam à ceteris itum erat. Freinshem., Suplem. ad Curtium, lib. II, cap. V, num. 10 : il cite Arrian. 1, 4, 20.
  5. Q. Curtius, lib. III, cap. LV.
  6. Voyez, dans les Supplémens de Freinshémius sur Q. Curce. liv. II, chap. IV, les raisons sur quoi Memnon appuie son sentiment.
  7. D’Aubigné, tom. II, liv. I, chap. IV, pag. m. 542.
  8. Diod. Siculus, lib. XVII, cap. XXII.
  9. Idem, ibidem, cap. XXIV et seq.
  10. Idem, ibidem, cap. XXIII.
  11. Idem, cap. XXIX.
  12. Ibidem, pag. m. 834, 835.
  13. Freinshemius, in Supplem. ad Curt., lib. II, cap. V, initio.
  14. Nondùm Memnonem vitâ excessisse cognoverat (Alexander) in quem omnes intenderat curas, satis gnarus cuncta in expcdito fore si nihil ab eo moveretur.
  15. Plut., in Apopht., pag. 174.
  16. Freinshem, Supplem. ad Curtium, lib. II, cap. IX.
  17. Plut., in Alexandro, pag. 676.
  18. Idem, ibid.
  19. Curtius, lib. III, sub fin. ; Plutarch., in Alexandro, pag. 676, dit qu’elle fut prise à Damas.
  20. Nommé Hercule, Plutarch., ubi infrà.
  21. L’une fut femme d’Eumènes, et l’autre de Ptolomée. Plut., in Eumene, init., pag. m. 583.

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