Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Zénobie

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ZÉNOBIE, l’une des plus illustres femmes qui aient porté le sceptre, se disait issue des Ptolomées et des Cléopâtres [a]. Elle épousa Odénat, prince sarrasin [b], et contribua beaucoup aux grandes victoires qu’il remporta sur les Perses (A), et qui conservèrent l’Orient aux Romains, lorsqu’après la prise de Valérien il était fort apparent que Sapor leur enlèverait tout ce pays-là. Aussi fut-elle honorée de la qualité d’auguste [c], lorsque Gallien pour reconnaître les services d’Odénat le fit empereur, l’an 264. Après la mort de son mari elle se maintint dans l’autorité, et régna d’une manière très-vigoureuse et très-glorieuse. Ses fils, à cause de leur bas âge, ne possédaient que le nom et les ornemens d’empereurs [d]. Non-seulement elle conserva les provinces qui avaient été sous l’obéissance d’Odénat, mais elle conquit aussi l’Égypte, et se préparait à d’autres conquêtes, lorsque l’empereur Aurélien lui alla faire la guerre [e]. Elle perdit deux batailles [f], et se vit contrainte de se renfermer dans la ville de Palmyre, où Aurélien l’assiégea. Elle s’y défendit courageusement, mais, ne voyant point d’apparence que cet empereur manquât de prendre la ville, elle en sortit secrètement. Aurélien en fut averti, et la fit suivre avec tant de diligence, qu’on l’atteignit lorsqu’elle était déjà dans le bac pour passer l’Euphrate [g]. Ce fut en 272. Il lui sauva la vie, et la fit servir à son triomphe (B), et lui donna proche de Rome une maison de campagne où elle passa doucement tout le reste de ses jours (C). On dit que sur les preuves qu’elle donna, Aurélien fit mourir beaucoup de personnes [h]. Ce fut une belle femme, chaste, savante, courageuse, sobre, quoique, par politique, elle bût beaucoup de vin en quelques rencontres (D). Si elle avait pu joindre à ces qualités celle d’être une bonne belle-mère, on la pourrait mettre au nombre des plus grandes raretés ; mais elle fut si éloignée de cette vertu, qu’on la soupçonna d’avoir consenti qu’on assassinât son époux l’an 267, indignée de la tendresse qu’il témoignait à son fils Hérode (E), qu’il avait eu d’une autre femme.

Elle n’oublia point de se mêler des querelles de religion : elle protégea Paul de Samosate (F), qui avait été condamné au concile d’Antioche. Cette protection empêcha qu’il ne fût chassé de son église. On ne l’en chassa qu’après que cette princesse eut été vaincue par Aurélien. Voyez la Dissertatio hypatica du père Pagi, vers la fin.

  1. Trebellius Pollio, in triginta Tyrannis, pag. m. 328.
  2. Procopius, pag. 97. Trebellius Pollio, ibid., pag. 298, le nomme princeps Palmyrenorum.
  3. Voyez Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. III, pag. 976.
  4. Trebell. Pollio, ibid., pag. 325.
  5. Zosimus, lib. I.
  6. Voyez Vopiscus, in Aureliano. M. Moréri cite in Annal., cela trompe ; Vopiscus n’a point fait d’Annales.
  7. La ville de Palmyre. bâtie par Salomon, était à une journée de ce fleuve.
  8. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 1066. Il cite Suidas, in Ἀυρελ, pag. 494.

(A) Elle contribua beaucoup aux grandes victoires qu’il remporta sur les Perses. ] C’est le témoignage qu’Aurélien lui a rendu dans une lettre qu’il écrivit au sénat. Audio P. C. mihi objici quòd non virile munus impleverim, Zenobiam triumphando. Næ illi qui me reprehendunt satis laudarent, si scirent qualis illa est mulier, quam prudens in consiliis, quàm constans in dispositionibus, quàm erga milites gravis, quàm larga quum necessitas postulet, quàm tristis quum severitas poscat. Possum dicere illius esse quòd Odenatus Persas vicit, ac fugato Sapore Ctesiphontem usque pervenit. Possum asserere, tanto apud Orientales et Ægyptiorum populos timori mulierem fuisse, ut se non Arabes, non Sarraceni, non Armeni commoverent [1].

(B) Aurélien... la fit servir à son triomphe. ] La lettre qu’elle écrivit à l’empereur Aurélien, en réponse à celle qu’il lui avait écrite pour la sommer de se rendre, témoigne qu’elle voulait suivre l’exemple de Cléopâtre, qui aima mieux se donner la mort que de vivre sans régner [2] ; mais elle changea de résolution ; elle se soumit d’assez bonne grâce à la nécessité d’être un ornement du triomphe d’Aurélien. Elle y parut si chargée de pierreries, qu’encore qu’elle fût robuste, elle avait de la peine à soutenir ce fardeau. Il est vrai qu’il faut compter pour beaucoup les fers d’or qu’on lui mit aux pieds, et les chaînes d’or qu’on lui mit aux mains. Ducta est igitur per triumphum eâ specie ut nihil pompabilius populo Rom. videretur. Jam primùm ornata gemmis ingentibus, ita ut ornamentorum onere laboraret. Fertur enim mulier fortissima sæpissimè restitisse, quum diceret se gemmarum onera ferre non posse. Vincti erant prætereà pedes auro, manus etiam catenis aureis : nec collo aureum vinculum deerat, quod scurra Persicus præferebat[3].

Le père Pagi soutient que Zénobie fut menée en triomphe l’an 274, deux ans après qu’elle fut tombée entre les mains d’Aurélien. Il réfute de fort savans chronologues, qui ont mal marqué l’année de ces événemens, Voyez sa Dissertatio hypatica, vers la fin.

(C) Une maison de campagne où elle passa doucement le reste de ses jours. ] Continuons de citer Trébellius Pollion. Huic ab Aureliano vivere concessum est. Ferturque vixisse cum liberis, matronæ jam more romanæ, datâ sibi possessione in Tiburti, quæ hodièque Zenobia dicitur, non longè ab Adriani palatio, atque ab eo loco cui nomen est Conche.

(D) Ce fut une belle femme, chaste, savante, courageuse, sobre, quoique, par politique, elle bût....... en quelques rencontres. ] Pollion ayant parlé des exercices de chasse qui endurcirent Odénat aux fatigues les plus rudes, ajoute que Zénobie avait contracté le même endurcissement ; et qu’au dire de plusieurs elle était plus vigoureuse que son mari. Non aliter etiam conjuge assuetâ, quæ multorum sententiâ fortior marito fuisse perhibetur : mulierum omnium nobilissima Orientalium fœminarum, et, ut Cornelius Capitolinus asserit, speciosissima[4]. Ce dernier mot me fournirait une bonne preuve, s’il était certain que l’auteur cité s’en fût servi ; mais les manuscrits varient : les uns portent expeditissima, au lieu de speciosissima : il ne faut donc point s’y arrêter ; cherchons d’autres témoignages. Voici un portrait qui la représente un peu bien brune, mais néanmoins fort charmante, et qui lui donne les plus belles dents du monde. Fuit vultu subaquilo, fusci coloris, oculis supra modum vigentibus, nigris, spiritûs divini, venustatis incredibilis : tantus candor in dentibus, ut margaritas eam plerique putarent habere, non dentes[5]. « Sa chasteté était si grande, qu’elle n’usait même de la liberté que lui donnait le mariage qu’autant qu’il était nécessaire pour avoir des enfans[6]. » Cujus ea castitas fuisse dicitur, ut ne virum suum quidem sciret, nisi tentatis conceptionibus. Nam quum semel concubuisset, expectatis menstruis continebat se, si prægnans esset ; sin minùs, iterùm potestatem quærendis liberis dabat[7]. Voilà ce que certains casuistes rigides voudraient imposer à tous les gens mariés. Ceux qui écrivent pour la polygamie font servir cette morale à leur pernicieux dessein ; car ils prétendent qu’un homme se doit abstenir de sa femme dès qu’elle est grosse, et que s’il ne peut se contenir, il en doit avoir une autre qui ne le soit pas. Un docte commentateur des Offices de Cicéron observe que si son siècle portait des femmes qui ressemblassent à Zénobie, il y aurait moins de péril dans le mariage pour les personnes d’étude et d’un tempérament faible ; gens, ajoute-t-il, qui ont à craindre ou le déshonneur, ou des querelles continuelles, ou une mort avancée, avec la dissipation de leurs biens. Ses maximes sont un peu dures : lisez ce qui suit. Cùm...... sacræ litteræ omnes vagas libidines detestentur : in ipso etiam matrimonio hic finis ab ipsâ naturâ destinatus, diligenter consideretur, et (quantùm vel naturæ imbecillitas, vel conjugii servitus sinit) servetur ne homo infra bestias sese abjiciat : quarum pleræque non nisi certo anni tempore ad procreationem incitantur : et femellæ pleræque, concepto fœtu, marem non admittunt. Eadem etiam Zenobiæ Palmyrenorum reginæ continentia celebratur, quæ cùm se gravidam sensisset, Odenatum maritum in thalamum suum non admisit. Digna (ut quidam exclamat) quæ sine omni dodore pareret : cùm in matrimonio non voluptatem, sed procreationem sobolis spectaret. Cujusmodi matronas si nostra ætas ferret, etiam studiosi homines, et non firmissimâ præditi valetudine, minore periculo uxores ducerent : quibus nunc aut infamia, aut rixæ perpetuæ, aut immaturus obitus cum detrimentis rei familiaris sunt metuenda. Ridentur hæc scilicet à lascivis hominibus, et in lustris ac ganeis magis versatis, quàm in theologiâ et philosophiâ : quibus nos hæc non præscribimus. Indulgeant illi genio : sed probus adolescens hominem se esse, non pecudem meminerit. Quòd si verum est, quod ἀνώνυμος Ptolemæi scribit interpretes, Ægyptios singulis mensibus semel tantùm consuetudine uxorum usos, quò infantis concepti momentum deprehenderent : quid christianis facere par est propter Deus, summam et continentiam et abstinentiam flagitantem [8] ? Il ne servirait de rien d’alléguer contre Zénobie qu’elle n’avait que très-peu de filles à son service [9] ; car d’ailleurs son domestique était composé d’eunuques avancés en âge : cela convenait beaucoup mieux à une reine guerrière que plusieurs femmes de chambre. Quant à son savoir, il suffit de dire que Longin l’avait instruite, qu’elle parlait égyptien en perfection, et qu’elle entendait si bien l’histoire d’Egypte et l’histoire orientale, qu’elle en fit un abrégé. Elle avait lu en grec l’histoire romaine ; elle entendait le latin, mais elle n’osait le parler. Ipsa latini sermonis non usque quaque ignara, sed ut loquerteur pudore cohibita : loquebatur et ægyptiacè ad perfectum modum. Historiæ Alexandrinæ atque Orientalis ita perita ut eam epitomâsse dicatur : latinam autem græcè legerat[10]. J’ai tâché de l’excuser à l’égard du vin, comme si elle n’avait tenu tête le verre à la main à ses généraux et aux étrangers que pour les attacher ou les attirer à son parti ; mais j’avoue que cette supposition est bien arbitraire, et que les termes de l’historien[11] signifient qu’elle terrassait à boire les Perses et les Arméniens. Il est pourtant vrai qu’il dit que d’ailleurs elle était sobre.

(E) On la soupçonna d’avoir consenti qu’on assassinât son époux, indignée de la tendresse qu’il témoignait à son fils Hérode. ] L’historien ayant exposé la complaisance excessive d’Odénat envers Hérode, fils d’un autre lit, ajoute que Zénobie, animée de tout l’esprit de marâtre contre cet Hérode, avait augmenté l’amour du père pour ce jeune homme. Cela semble dire que l’amitié d’Odénat pour Zénobie n’était pas extrême ; car s’il l’eût aimée fort tendrement, il eût moins favorisé son Hérode que les fils qu’il avait d’elle ; et il n’eût point regardé la haine de Zénobie comme un grand motif de redoubler son affection à Hérode. Erat circa illum (Herodem) Zenobia novercali animo : quâ re commendabiliorem patri eum fecerat[12]. Cet auteur dit peu après, en parlant de Mæonius, meurtrier d’Odénat : Hic consobrinus Odenati fuit : nec ullâ re aliâ ductus nisi damnabili invidiâ, imperatorem optimum interemit, quum ei nihil aliud objiceretur præter filii Herodis delicias. Dicitur autem primùm cum Zenobiâ consensisse, quæ ferre non poterat ut privignus ejus Herodes priore loco quàm filii ejus Herennianus et Timolaüs, principes dicerentur[13]. Jugez de quoi sont capables les personnes sans vertu, puisque Zénobie, qui avait de si belles qualités, sacrifia son mari à la tendresse ambitieuse qu’elle avait pour ses enfans, et au chagrin de marâtre qui la dévorait.

(F) Elle protégea Paul de Samosate. ] J’ai de la peine à croire que la raison pourquoi elle le favorisa soit celle que vous allez voir dans les purge que je tire de la page 1040 du IIIe. volume de l’Histoire des Empereurs, composée par M. de Tillemont. « [* 1] Saint Athanase dit qu’elle était Juive [de religion sans doute] ; [* 2] ce qu’Abulfaraje écrit après lui ; [* 3] mais au moins elle suivait beaucoup les sentimens des Juifs ; et on prétend que ce fut à cause d’elle que Paul de Samosate, évêque d’Antioche [* 4], duquel elle était protectrice [* 5], tomba dans l’hérésie d’Artémon, dont les sentimens touchant Jésus-Christ approchaient fort de ceux de la synagogue. » Pour persuader aux gens qu’elle était juive de religion, il faudrait qu’on alléguât d’autres témoignages. Il est facile de concevoir qu’une princesse païenne se fait un plaisir d’arrêter le cours d’un jugement synodal, pour peu qu’on sache lui insinuer que la personne condamnée est digne de sa protection, et qu’il importe même au paganisme que les divisions des chrétiens soient fomentées. Il y a de savans hommes qui ont cru que ce Paul de Samosate ne fut condamné par le concile d’Antioche qu’après la ruine de Zénobie : le père Pagi les réfute solidement [14].

  1. (*) Ath. solit., pag. 857, d.
  2. (*) Abulf., pag. 81.
  3. (*) Thdrt. hær., l. 2, pag. 222, c.
  4. (*) Ath., pag. 857, d.
  5. (*) Thdrt., pag. 222, c.
  1. Trebellius Pollio, in triginta Tyrannis, pag. 329, vol. II Hist. Augustæ Scriptor., edit. Lugd. Bat. 1671.
  2. Deditionem meam petis, quasi nescias Cleopatram reginam perire maluisse, quàm in quâlibet vivere dignitate. Vopiscus, in Aureliano, pag. 481.
  3. Trebellius Pollio, in triginta Tyrannis, pag. 336.
  4. Idem, ibid., pag. 299.
  5. Idem, ibidem, p. 333.
  6. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. III, pag. m. 1041.
  7. Treb. Pollio, in triginta Tyrannis, p. 330.
  8. Hieron. Wolfius, Commentar. in Ciceron., de Offic., lib. I, pag. m. 72, 73.
  9. In ministerio eunuchos gravioris ætatis habuit, puellas nimis raras. Trebell. Pollio, in triginta Tyrannis, pag. 335.
  10. Idem, ibid.
  11. Bibit sæpè cum ducibus, quum esset aliàs sobria. Bibit etiam cum Persis atque Armeniis ut eos vinceret. Idem, ibid.
  12. Trebellius Pollio, in triginta Tyrannis, pag. 301.
  13. Ibidem.
  14. Pagi, Dissert. hypot., pag. 375 et seq.

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