Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Zénon 1

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ZÉNON d’Élée, l’un des principaux philosophes de l’antiquité, florissait dans la 79e. olympiade [a]. Il fut disciple de Parménides, et même, selon quelques-uns, son fils adoptif [b]. C’était un bel homme. Quelques écrivains prétendent qu’il fut aimé de son précepteur plus qu’il ne fallait (A). Vous trouverez dans Moréri qu’il fut l’inventeur de la dialectique (B). On devrait y voir aussi qu’il entreprit de redonner la liberté à sa patrie opprimée par un tyran, et que l’entreprise ayant été découverte, il souffrit avec une fermeté extraordinaire les tourmens les plus rigoureux. Cette affaire est rapportée avec mille variations (C), comme on le verra dans nos remarques. Je n’ai que deux péchés de commission à reprocher à M. Moréri (D). Au reste, les sentimens de Zénon d’Élée étaient à peu près les mêmes que ceux de Xénophanes et de Parménides, touchant l’unité, l’incompréhensibilité, et l’immutabilité de toutes choses. Je ne saurais croire qu’il ait soutenu qu’il n’y a rien dans l’univers (E) ; car comment eût-il pu dire que lui, qui soutenait un tel dogme, n’existait pas ? Comment lui, qui ne cherchait qu’à embarrasser par ses disputes sur le pour et sur le contre, tous ceux avec qui il disputait [c], à les embarrasser, dis-je, de telle sorte qu’ils ne sussent de quel côté se tourner ; eût-il voulu se commettre si visiblement ? Ne voyait-il pas qu’il était facile de le confondre par la demande si le néant peut raisonner ? Il argumentait avec vigueur contre l’existence du mouvement. Quelques-unes de ses objections là-dessus nous ont été conservées dans les écrits d’Aristote (F) ; mais il est vraisemblable qu’il en proposait plusieurs autres, qui étaient peut-être les mêmes que l’on verra ci-dessous (G), et dont quelques-unes combattent l’existence de l’étendue ; et paraissent beaucoup plus fortes que tout ce que les cartésiens sauraient alléguer. Je parle de quelques cartésiens qui soutiennent publiquement, et même dans les pays d’inquisition, qu’on ne peut savoir que par la foi qu’il y ait des corps : Les sens nous trompent, disent-ils, à l’égard des qualités de la matière ; nous devons donc nous défier de leur témoignage à l’égard des trois dimensions. Il n’est pas nécessaire, ajoutent-ils, qu’il y ait des corps : Dieu peut sans cela communiquer à notre âme tout ce qu’elle sent, et tout ce qu’elle connaît ; et par conséquent les preuves que la raison nous fournit de l’existence de la matiere ne sont pas assez évidentes pour former une bonne démonstration sur ce point-là (H). Quant aux objections que l’on peut fonder sur la distinction du plein et du vide, et qui peuvent être bien embarrassantes pour les philosophes modernes, je trouve très-apparent qu’il ne les oublia pas (I). N’ayant pas été contemporain de Diogène le cynique, ce ne fut point sa leçon que l’on réfuta par un tour de salle. Tout le monde admire la méthode dont ce Diogène se servit pour renverser les raisons du philosophe qu’il avait ouï dogmatiser sur la négation du mouvement. Il fit une promenade dans l’auditoire, et il jugea qu’il n’en fallait pas davantage pour convaincre de fausseté tout ce que le professeur venait de dire ; mais il est certain qu’une réponse comme celle-là est plus sophistique que les raisons de notre Zénon (K). Je ne pense pas qu’il enseignât, comme quelques-uns l’assurent [d], que la matière est composée de points mathématiques : je croirais plutôt qu’il soutenait qu’elle n’en peut être composée [e]. Je ne dois pas oublier qu’il fut moins ferme à souffrir les médisances qu’à souffrir les cruautés que l’on exerça sur son corps. Il se fâcha tout de bon contre un homme qui lui disait des injures ; et lorsqu’il vit qu’on trouvait étrange son indignation, il répondit : Si j’étais insensible aux injures, je le serais aussi aux louanges [f]. Cette réponse n’est pas digne d’un philosophe.

  1. Diog. Laërt., lib. IX, pag. 566, edit. Wetstein, 1692.
  2. Idem, ibid., num. 25.
  3. Voyez les paroles de Plutarque, dans la remarque (E), vers la fin.
  4. Voyez ci-après citation (135).
  5. Voyez Aristotel. Metaph., lib. III, cap. IV.
  6. Diog. Laërt., lib. IX, num. 29, pag. 566.

(A) C’était un bel homme. Quelques écrivains prétendent qu’il fut aimé de son précepteur plus qu’il ne fallait. ] Je rapporte ailleurs[1] le reproche qui fut fait à Apulée qu’il était beau, et qu’il s’habillait trop proprement pour un philosophe. Il répondit, entre autres choses, que la beauté n’a pas été toujours séparée des personnes de sa profession, et il le prouve par l’exemple de Pythagoras, et par celui de Zénon d’Élée. [2] Pratereà, licere etiam philosophis esse vultu liberali. Pythagoram, qui primum sese philosophum nuncupârit, eum sui sæculi excellentissimâ formâ fuisse : item Zenonem illum antiquum Velia [3] oriundum, qui primus omnium dictionem solertissimo artificio ambifariam dissolverit, eum quoque Zenonem longè decorissimum fuisse, ut Plato autumat. La citation de Platon est juste ; mais il y a de certaines choses dans le passage de Platon qui n’ont pas été approuvées de tout le monde, et je crois qu’on a eu raison de l’en censurer. Voici ce qu’il dit : Ἔϕη δἐ δὴ ὁ Ἀντιϕῶν, λέγειν τὸν Πυθόδωρον ὅτι ἀϕίκοντό ποτε εἰς Παναθήναια τὰ μεγάλα Ζήνων τε καὶ Παρμενίδης· τὸν μὲν οὖν Παρμενίδην, εὐ μάλα ἤδη πρεσϐύτην εἶναι, σϕόδρα πολιόν, καλὸν δὲ καὶ ἀγαθὸν τὴν ὄψιν, περὶ ἔτη μάλιςα πέντε καὶ ἑξὴκοντα. Ζήνωνα δὲ, ἐγγὺς ἐτῶν τετταράκοντα τότε εἶναι, εὐμήκη δὲ, καὶ χαρίεντα ἰδεῖν· καὶ λέγεσθαι αὐτὸν παιδικὰ τοῦ Παρμενίδου γεγονέναι. Dicebat ergò Antiphon, Pythodorum narrâsse, Zenonem atque Parmenidem venisse quondam ad magnorum Panathenæorum celebritatem : et Parmenidem jam senem, atque canum, aspectu decorum fuisse, annos fermè quinque et sexaginta ætatis agentem ; Zenonem vero annos penè quadraginta natum procero insuper et grato corporis habitu : dicebatur autem in deliciis Parmenidi fuisse [4]. Athénée le blâme d’avoir donné cette atteinte, sans nécessité, aux mœurs des deux philosophes. Ceux qui voudront connaître ses termes seront bientôt satisfaits. Παρμενίδῃ μὲν γὰρ καὶ ἐλθεῖν εἰς λόγους τὸν τοῦ Πλάτωνος Σωκράτην, μόλις ἡ ἡλικία συγχωρεῖ· οὐχ ὡς καὶ τοιούτους εἰπεῖν ἢ ἀκοῦσαι λόγους τὸ δὲ πάντων σχετλιώτατον, καὶ τὸ εἰπεῖν οὐδεμιᾶς κατεπειγούσης χρείας, ὅτι παιδικὰ γεγόνοι τοῦ Παρμενίδου Ζήνων ὁ πολίτης αὐτοῦ. Parmenidem certè cum Socrate Platonis confabulatum fuisse ætas vix permittat, nedùm hos vel illos sermones edisseruisse, aut audivisse. Quod autem indignissimum est, nullâ compulsus necessitate scribere is non erubuit Parmenidi Zenonem civem suum in amoribus et deliciis fuisse[5]. (B) Il fut l’inventeur de La dialectique. ] Aristote lui en donne la louange, comme Sextus Empiricus[6] et Diogène Laërce[7] l’ont remarqué. Cette dialectique de Zénon semble avoir été destinée à brouiller tout, et non pas à éclaircir quelque chose. Il ne s’en servait que pour disputer contre tout venant, et pour réduire ses adversaires au silence, soit qu’ils soutinssent le blanc, soit qu’ils soutinssent le noir. Plutarque nous en donne cette idée. Διήκουσε δὲ Περικλῆς καὶ Ζήνωνος τοῦ Ἐλεάτου, πραγματευομένου περὶ ϕύσιν ὡς Παρμενίδης· ἐλεγκτικὴν δέ τινα, καὶ δι᾽ ἐνἀντιολογίας εἰς ἀπορίαν κατακλείουσαν ἐξασκήσαντος ἕξιν· ὥσπερ καὶ Τίμων ὀ Φλίάσιος εἴρηκε διὰ τούτων.

Ἀμϕοτερογλώσσου τε μέγα σθένος οὐκ ἀπάτηλον
Ζήνωνος, παντων ἐπιλήπτορος.


Audivit Pericles Zenonem quoque Eleatem, de naturâ, Parmenidis more, philosophantem : qui impugnans quemlibet, usum paraverat quemdam refutandi, qui deduceret ad perplexitatem. Quod Phliasius Timon affirmat quoque, his verbis,

Omnia perstringens, Zeno disceptat, utrâqne
Ex parte invictus, sed non fallax[8].


Ces vers de Timon sont moins tronqués dans Diogène Laërce : je les copie selon l’édition d’Amsterdam :

Ἀμϕοτερογλώσσου τε μέγα σθένος οὐκ ἀλαπαδνὸν
Ζήνωνος πάντων ἐπιλήπτορος, ἠδὲ Μελίσσου,
Πολλῶν ϕαντασμῶν ἐπάνω, παύρων γε μὲν εἵσω[9].

Expressitque Plato vires utriusque periti
Linguæ Zenonis, jurgatorisque Melissi,
Phantasias qui aluit pauces, multasque subegit[10].


On voit là un homme qui critiquait tout, qui renversait beaucoup d’opinions, et qui en gardait très-peu pour lui. S’il n’était point le Palamède dont Platon a dit quelque chose, il lui ressemblait parfaitement. Ce Palamède discourait avec un tel artifice, qu’il rendait probable à ses auditeurs le pour et le contre : il leur faisait voir que les mêmes choses se ressemblaient et ne se ressemblaient pas, qu’elles n’étaient qu’une et qu’elles étaient diverses ; qu’elles étaient en repos et en mouvement. Τὸν οὖν Ἐλεατικὸν Παλαμήδην λέγοντα οὐκ ἴσμεν τέχνῃ, ὥςε δοκεῖν ϕαίνεσθαι τοῖς ἀκούουσι τὰ αὐτὰ ὅμοια καὶ ἀνόμοια, καὶ ἓν καὶ πολλά, μένοντά τε αυ καὶ ϕερόμενα. Enim verò Eleatem Palamedem artificio suo efficere solitum accepimus, ut eadem audientibus similia et dissimilia, unum et multa, manentia et fluentia viderentur[11]. Diogène Laërce[12] débite que Zénon a été nommé le Palamède d’Élée dans le sophiste de Platon ; mais M. Ménage l’accuse de deux erreurs. Il montre qu’il n’est point parlé de ce Palamède dans cet ouvrage de Platon, mais dans le dialogue intitulé Phèdre ; et puis il montre, par le témoignage de Quintilien, que ce Palamède est le rhéteur Alcidamas. Quæ non de Zenone Eleate, verùm de Alcidamente intelligenda sunt, si fides Quintiliano. Ita enim ille libro II, Institut. oratoriarum capite I, ubi de scriptoribus artis rhetoricæ : Et Hippias Eleus, et quem Palamedem Plato appellat, Alcidamas Eleates[13].

(C) Cette affaire est rapportée avec mille variations. ] Le tyran d’Élée qu’il voulut perdre s’appelait Néarque, selon quelques-uns, et Diomédon selon quelques autres[14]. Plutarque le nomme Démylus, comme on le verra dans la suite : Tertullien le nomme Denys, et le prend, sans doute par une erreur de chronologie, [15] pour ce tyran de Syracuse qui sous le nom de Denys se trouve dans les auteurs à tous momens. Zeno Eleates, dit-il vers la fin de son Apologétique, consultus à Dionysio, quidnam philosophia præstaret, cùm respondisset, contemptum mortis, impassibilis flagellis tyranni objectus, sententiam suam ad mortem usque signabat. Voilà déjà un témoin de la constance admirable de ce philosophe. Je crois que Tertullien a mis la scène de tout ceci[16] non pas à Élée, comme il eût fallu, mais à Syracuse. D’autres la mettent dans l’île de Cypre, et se trompent d’ailleurs quant à la personne tourmentée, et quant au tyran. Ducebatur intrepidus (Eusebius) temporum iniquitati insultans, imitatus Zenonem illum veterem stoïcum qui ut mentiretur quædam laceratus diutiùs, avulsam sedibus linguam suam cum cruento sputamine in oculos interrogantis Cyprii regis impegit[17]. La note de M. de Valois sur ce passage de Marcellin vous apprendra les erreurs de l’historien ; et si vous consultez M. Ménage[18], vous trouverez une conjecture très-heureuse sur la cause de ces méprises. L’action même de Zénon est diversement rapportée. Les uns disent qu’étant sommé de déclarer ses complices, il assura que tous les amis du tyran avaient eu part au complot. Il en usa de la sorte, afin de le faire voir comme une personne abandonnée de tout le monde. Après cette déclaration générale, il donna le nom de quelques particuliers, et dit au tyran qu’il souhaitait de lui parler à l’oreille. Le tyran s’étant approché, Zénon lui mordit l’oreille, et s’y acharna de telle sorte, qu’on ne put l’obliger qu’à force de coups d’aiguillons à lâcher prise. Εἶτα περί τινων εἰπὼν ἔχειν τινὰ εἰπεῖν αὐτῷ πρὸς τὸ οὖς· καὶ δακὼν, οὐκ ἀνῆκεν ἕως ἄν ἀπεκεντήθη, ταὐτὸν Ἀριςογειτονι τῷ τυραννοκτόνῳ παθών. Deinde cùm de quibus dixisset, quiddam sibi ad aurem loqui velle, eam mordicus apprehensam non antè dimisit quàm stimulis foderetur, idem agens quod Aristogiton tyrannicida[19]. D’autres disent qu’il emporta le nez au tyran[20]. Il y en a qui assurent qu’ayant déclaré ses complices[21], et donné le nom de peste de la patrie à l’usurpateur[22], il s’adressa aux assistans pour leur dire qu’il s’étonnait de leur lâcheté, si la crainte d’être traités comme lui les obligeait à demeurer dans la servitude ; et qu’enfin coupant sa langue, il la jeta sur le visage du tyran [23] ; ce qui émut de telle manière la bourgeoisie, qu’elle lapida tout aussitôt cet usurpateur de la liberté. Voilà ce que Diogène Laërce rapporte. Plutarque observe que Zénon coupant sa langue, et la jetant au visage d’un tyran, mit en pratique la maxime de son maître, que le déshonneur est redoutable aux grands hommes, mais qu’il n’y a que les enfans, les femmes et les hommes lâches, qui redoutent la douleur. Ζήνων τοίνυν ὁ Παρμενίδου γνώριμος, ἐπιθέμενος Δημύλῳ τῷ τυράννῲ, καὶ δυςυχήσας περὶ τὴν πρᾶξιν, ἐν πυρὶ τὸν Παρμενίδου λόγον, ὥσπερ χρυσὸν ἀκήρατον καὶ δόκιμον παρέσχε. Καὶ ἀπέδειξεν ἔργοις, ὅτι τὸ αἰσχρὸν ἀνδρὶ μεγάλῳ ϕοϐερόν ἐςιν· ἀλγηδόνα δὲ, παῖδες, καὶ γύναια, καὶ γυναίων ψυχὰς ἔχοντες ἄνδρες, δεδίασι· τὴν γὰρ γλῶτταν αὑτοῦ διατρὼγων, τῷ τυράννῳ προσέπτυσεν. Zeno Parmenidis discipulus, Demylo tyranno insidiatus, re infeliciter gestâ, doctrinam Parmenidis, velut aurum in igne, illæsam ac probam facto ostendit. Scilicet turpitudinem magno viro metuendam : dolorem à pueris et mulierculis, ac viris animem muliebrem gerentibus timeri. Linguam enim suam, dentibus amputatam, in tyrannum expuit[24]. Hermippus assure[25] que Zénon fut pilé dans un mortier.

Valère Maxime n’avait garde de ne pas parler de la constance de ce philosophe : mais il y a fait des fautes ; car au lieu de donner à Zénon d’Élée ce qui concerne le tyran Néarque, il le donne à un autre ; et outre cela il suppose que ce Zénon, voulant délivrer de la tyrannie de Phalaris les Agrigentins, fit et souffrit ce que d’autres content par rapport au tyran d’Élée. Qui (Zeno Eleates ) cùm esset in dispiciendâ rerum naturâ maximæ prudentiæ, inque excitandis ad vigorem juvenum animis promptissimus, præceptorum fidem exemplo virtutis suæ publicavit. Patriam enim egressus, in quâ frui securâ libertate poterat, Agrigentum miserabili servitute obrutum petiit, tantâ fiduciâ ingenii ac morum suorum fretus, ut speraverit, et tyranno et Phalaridi vesanæ mentis feritatem à se diripi posse. Postquàm deindè apud illum plùs consuetudinem dominationis, quàm consilii salubritatem valere animadvertit, nobilissimos ejus civitatis adolescentes cupiditate liberandæ patriæ inflammavit. Cujus rei cùm indicium ad tyrannum manâsset, convocato in forum populo, torquere eum vario cruciatûs genere cœpit : subindè quærens, quosnam consilii participes haberet : At ille nec eorum quempiam nominavit, sed proximum quemque, ac fidelissimùm tyranno suspectum reddidit : increpitansque Agrigentinis ignaviam ac timiditatem, effecit ut subito mentis impulsu concitati, Phalarim lapidibus prosternerent. Senis ergò unius eculeo impositi non supplex vox, nec miserabilis ejulatus ; sed fortis cohortatio totius urbis animum, fortunamque mutavit.[26]. Après cela il raconte ce que voici : Ejusdem nominis philosophus cùm à Nearcho tyranno, de cujus nece consilium inierat, torqueretur, supplicii pariter atque indicandorum consciorum gratiâ ; doloris victor, sed ultionis cupidus, esse dixit, quod eum secreto audire admodùm expediret : laxatoque eculeo, postquàm insidiis opportunum tempus animadvertit, aurem ejus morsu corripuit, nec antè dimisit, quàm et ipse vitâ et ille corporis parte privaretur [27]. Le commentateur Olivier ne trouve là qu’une faute : il ne blâme Valère Maxime que d’avoir dit que Zénon, le chef des stoïques, fut mis à mort pour avoir tâché de perdre un tyran. Cette censure est injuste, et l’on a beau dire que ce Zénon se donna la mort de bon gré à l’âge de quatre-vingt-dix ans[28], on ne convainc point d’erreur Valère Maxime, puisqu’il n’a point dit que l’un de ses deux Zénons fût le chef des stoïciens. Diogène Laërce ne dit-il pas qu’il y a eu huit Zénons[29] ? Il n’est donc pas nécessaire que celui que l’on distingue de Zénon d’Élée soit le fondateur des stoïques. Henri de Valois blâme Valère Maxime d’avoir fait de Zénon d’Élée deux Zénons[30]. L’un de nos meilleurs critiques a fait la même remarque, et indique, qui plus est, ce qui a pu faire errer cet ancien auteur[31]. Il observe que Jean Vorstius, en faisant la même critique, s’est rendu digne de censure, ayant débité que Néarque était tyran des Liparitains. Vorstius se fonde sur ce que Zénon fut questionné touchant les armes qui avaient été portées par ses soins dans l’île de Lipara. Il juge que ce philosophe, après avoir délivré de la tyrannie de Phalaris les Agrigentins, se retira dans cette île, et tâcha de l’affranchir du joug de Néarque. On lui prouve manifestement [32] que ce fut la ville d’Élée que Zénon tâcha d’affranchir de la tyrannie de Néarque. Passons plus avant, et prenons la liberté d’observer que ces savans hommes laissent impunie la faute la plus grossière de Valère Maxime. Elle consiste à débiter que Zénon d’Élée fit un complot contre Phalaris. La chronologie ne saurait souffrir cela. Supposons qu’Eusèbe se soit trompé en posant les vingt-huit ans de la tyrannie de Phalaris entre la 2e. année de la 31e. olympiade, et la 2e. de la 38e. Préférons ce qu’il a fait lorsqu’il a placé ce tyran vis-à-vis la fin de la 53e. olympiade, après seize ans d’usurpation. Disons même, comme le supposent de fort savans hommes[33] que Phalaris s’empara de l’autorité souveraine dans Agrigente, environ l’olympiade 52, et qu’il s’y maintint seize ans selon quelques-uns, et vingt-huit selon quelques autres, il se trouvera néanmoins qu’il sera mort avant que notre Zénon fût en âge d’entreprendre ce que Valère Maxime raconte. Nous avons vu ci-dessus [34] que Parménides était âgé d’environ soixante-cinq ans lorsque Zénon n’en avait que quarante. Or Parménides a fleuri la 80e. olympiade [35] : jugez si Zénon a pu être quelque chose dans la 59. Mais pour ne rien dissimuler, je trouve quelque embarras dans le temps où l’on fait fleurir Parménides : car puisque Périclès, décédé l’olympiade 87, avait été disciple de Zénon, il faudrait mettre l’état florissant de Zénon vers la 76[36], et un peu plus haut celui de son maître Parménides[37]. Cela suffit à mon dessein. J’eusse examiné tout ceci avec plus de précision, si j’eusse donné l’article de Phalaris. J’étais prêt à le commencer, lorsque j’appris qu’un digne neveu du très-illustre M. Boyle avait publié la Vie de ce tyran. Je la fis chercher partout sans la trouver, et cela fut cause que je laissai cet article : je le renvoyai à un temps où je pusse profiter des lumières de cet auteur, dont je ne connais encore[38] l’ouvrage que par les extraits des journalistes. Quoi qu’il en soit, nous pouvons croire que Valère Maxime n’a point parlé de deux Zénons sans quelque coup de réflexion. Il aura su que Néarque a vécu après Phalaris ; de sorte que s’étant trompé en faisant Zénon d’Élée [39] contemporain de Phalaris, il n’aura pu se persuader que le Zénon qui avait voulu chasser Néarque fût le même qui avait fait un complot contre le tyran des Agrigentins.

Notez que plusieurs critiques veulent que Sénèque ait parlé de notre Zénon d’Élée lorsqu’il a dit, Notus est ille tyrannicida, qui imperfecto opere comprehensus, et ab Hippiâ tortus, ut conscios indicaret, circumstantes amicos tyranni nominavit, quibus quàm maximè caram salutem ejus sciebat. Et cùm ille singulos, ut nominati erant, occidi jussisset, interrogavit : Ecquis superesset ? Tu, inquit, solus : neminem enim alium, cui carus esses, reliqui. Effecit ira, ut tyrannus tyrannicidæ manus commodaret, et præsidia sua gladio suo cæderet[40]. Mais n’en déplaise à Muret et à Juste Lipse, je crois que Sénèque a voulu parler de quelqu’un de ceux qu’Hippias, fils de Pisistrate, fit torturer. Je ne crois point que Sénèque ait eu en vue Zénon d’Élée, quoiqu’il rapporte ce que d’autres attribuent à ce Zénon. C’est sa coutume, et celle de plusieurs auteurs, d’appliquer à certaines gens ce que l’on a dit de quelques autres.

(D) Je n’ai que deux péchés de commission à reprocher à M. Moréri. ] Le premier est qu’il a cité Diogène au liv. IX. de Hist. Græc. et de Sect. Philos. Or il n’est point vrai que Diogène ait fait des livres de l’Histoire grecque ou des Historiens grecs, ni que l’ouvrage qu’on a de lui soit intitulé, de Sectis Philosophorum. Il a pour titre, de Vitis, Dogmatis et Apophthegmatis clarorum Philosophorum, libri X. La seconde faute est de dire que Diogène parle de sept autres Zénons, dont il n’a point donné la vie. Car l’un de ces autres est Zénon le Cittien, chef des stoïques, duquel Diogène nous donne la vie très-amplement.

(E) Je ne saurais croire qu’il ait soutenu qu’il n’y a rien dans l’univers. ] Je me défie donc de Sénèque qui lui attribue ce sentiment ; Juste Lipse s’en est défié aussi. Audi, quantùm mali faciat nimia subtilitas, et quàm infesta veritati sit Protagoras ait, de omni re in utramque partem disputari posse, ex æquo, et de hâc ipsâ, an omnis res in utramque partem disputabilis sit. Nausiphanes ait, ex his quæ videntur esse, nihil magis esse, quàm non esse. Parmenides ait, ex his quæ videntur, nihil esse in universum. Zenon Eleates omnia negotia de negotio dejecit, ait nihil esse. Circa eadem ferè pyrrhonii versantur, et Megarici, et Eretrici, et academici, qui novam induxerunt scientiant, nihil scire. Hæc omnia in illum supervacuum studiorum liberalium gregem conjice. Illi mihi non profuturam scientiam tradunt, hi spem omnis scientiæ eripiunt : satius est supervacua scire, quàm nihil. Illi non præferunt lumen, per quod acies dirigatur ad verum : hi oculos mihi effodiunt. Si Protagoræ credo, nihil, in rerum naturâ est, nisi dubium : si Nausiphani, hoc unum certum est, nihil esse certi : si Parmenidi, nihil est præter unum : si Zenoni, ne unum quidem. Quid ergò nos sumus ? quid ista quæ nos circumstant, alunt, sustinent ? Tota rerum natura umbra est, aut inanis, aut fallax. Non facilè dixerim, utrùm magis irascar illis, qui nos nihil scire voluerunt, an illis, qui nos hoc quidem nobis reliquerunt, nihil scire[41]. J’ai rapporté un peu au long les paroles de Sénèque, afin qu’on y vît tous les degrés du scepticisme, entre lesquels il n’y a rien d’aussi outré que le sentiment de notre Zénon. S’il a soutenu effectivement un tel paradoxe, il voulait seulement se divertir, ou n’entendait pas le mot rien comme les autres l’entendent, ou bien il extravaguait. Mais on ne trouve aucune trace de folie dans le reste de ses opinions. Il vaudrait donc mieux recourir, ou à l’hypothèse d’un jeu d’esprit, ou à celle d’une notion particulière du mot rien. Disons la même chose touchant le livre où Gorgias Léontin soutenait trois thèses [42] : la première, qu’il n’y a rien ; la seconde, que s’il y a quelque être, l’homme ne le peut comprendre ; la troisième, qu’encore que l’homme le pût comprendre, il ne pourrait pas l’exprimer. Voyons la pensée de Juste Lipse sur le passage Sénèque : Sententia est. Zeno Eleates molestiâ nos liberavit, et omni inquisitione : nam, ait, nihil esse. Sed hæc mira, et eximiè fatua aut sapiens sententia, nec mihi nunc capienda. An ad contemptum rerum retulit, nihil hæc (non tamen nihil) esse ? velim, et sic laudem, non solùm tolerem. Si aliter, et de ipsâ existentiâ, elleboro hæc egent. Ceterùm Zeno Eleates nusquàm tale, apud Laërtium quidem : ubi dogmata ejus diversa, sed nec alibi commemini legisse. Viderit Seneca[43]. On m’objectera sans doute ce que Plutarque rapporte du caractère de Zénon : Pericles, dit-il[44], fut aussi quelque temps auditeur et disciple du Philosophe Zenon, natif de la ville d’Élée, qui enseignoit la philosophie naturelle comme Parmenides ; mais il faisoit profession de contredire à tout le monde, et d’alléguer tant d’oppositions en disputant, qu’il rangeoit son homme à ne savoir que respondre, ni à quoi se resoudre, ainsi comme Timon Phliasien le tesmoigne en ces vers :

Grande eloquence, et grande force d’art
Pour disputer en l’une et l’autre part
Avoit Zenon, reprenant tout le monde
Quand il vouloit desployer sa faconde.


Un philosophe de cette humeur, me dira-t-on, était bien capable de pousser la chicanerie jusqu’à soutenir que tout est rien. Je réponds qu’il n’y a point d’apparence qu’un disputeur aussi adroit que celui-ci se soit engagé à de telles extrémités, d’où il ne semble pas possible qu’il aurait pu se tirer.

Mais quelque incroyable que ceci paraisse, disons néanmoins que les suites du pyrrhonisme ont pu engager à soutenir bien des choses extravagantes ; modérons un peu les affirmations que l’on vient de lire[45]. Disons aussi que peut-être notre Zénon ne soutint qu’il n’y a rien, qu’en argumentant sur les principes qu’il voulait combattre. Il se pourrait faire que d’un argument ad hominem on eût conclu qu’il enseignait positivement et absolument cela, quoiqu’il ne l’eût avancé que comme un dogme qui résultait de l’hypothèse dont il avait entrepris de montrer la fausseté. Nous savons qu’il a raisonné de cette manière : s’il y a un être, il est indivisible ; car l’unité ne saurait être divisée : or ce qui est indivisible n’est rien, puisqu’il ne faut point compter entre les êtres ce qui est de telle nature qu’étant ajouté à un autre il ne produit point d’augmentation ; et qu’étant retranché d’un autre il ne cause point de diminution ; il n’y a donc point un être. Ce raisonnement est rapporté par Aristote, qui le traite de ridicule[46]. Laissons le grec, et mettons plutôt ici la paraphrase de Fonséca, qui nous apprend que Zénon attaquait ainsi un dogme de Platon : Posterior ratio, quam affert (Aristoteles) pro opinione naturalium contra Platonem, erat Zenonis Eleatæ Parmenidis discipuli, qui hunc in modum argumentabatur. Ipsum unum separatum si datur est omninò indivisibile, ergò nihil est : undè sequitur, non tantùm illud non esse substantiam rerum, sed neque omninò quicquam, quod ad eas pertineat. Consequentiam verò ex eo firmam putabat Zeno, quia nihil esse credebat, nisi quòd aliquam magnitudinem haberet : quam ob caussam sæpè utebatur hoc quasi principio, Quod nec additum facit majus, nec detractum reddit minus, nihil est. Quocircà dicebat, nihil esse, quod omni ex parte esset ens, nisi corpus, quando quidem solum corpus additum, secundùm quamcumque dimensionem facit majus siquidem linea addita non facit majus, nisi secundùm longitudinem, nec superficies, nisi secundùm longitudinem et latitudinem. Undè sequebatur, unitatem abstractam, qualem ponebat Plato, itemque punctum nihil omninò esse, quia nequeant rem ullam majorem facere[47].

(F) Quelques-unes de ses objections contre l’existence du mouvement nous ont été conservées dans les écrits d’Aristote. ] Lisez la Physique d’Aristote [48], vous y trouverez l’examen de quatre objections de Zénon [* 1].

Voici la première[49]. Si une flèche qui tend vers un certain lieu se mouvait, elle serait tout ensemble en repos et en mouvement. Or cela est contradictoire, donc elle ne se meut pas. La conséquence de la majeure se prouve de cette façon. La flèche à chaque moment est dans un espace qui lui est égal. Elle y est donc en repos ; car on n’est point dans un espace d’où l’on sort : il n’y a donc point de moment elle se meuve ; et, si elle se mouvait dans quelques momens, elle serait tout ensemble en repos et en mouvement. Pour mieux comprendre cette objection, il faut prendre garde à deux principes que l’on ne saurait nier, l’un qu’un corps ne saurait être en deux lieux tout à la fois, l’autre que deux parties du temps ne peuvent point exister ensemble. Le premier de ces deux principes est si évident, lors même qu’on n’emploie pas de l’attention, qu’il n’est pas besoin que je l’éclaircisse : mais comme l’autre demande un peu plus de méditation pour être compris, et qu’il contient toute la force de l’objection, je le rendrai plus sensible par un exemple. Je dis donc que ce qui convient au lundi et au mardi à l’égard de la succession, convient à chaque partie du temps quelle qu’elle soit. Puis donc qu’il est impossible que le lundi et le mardi existent ensemble, et qu’il faut nécessairement que le lundi cesse d’être avant que le mardi commence d’être, il n’y a aucune partie du temps, quelle qu’elle soit, qui puisse coexister à une autre ; chacune doit exister seule, chacune doit commencer d’être lorsque la précédente cesse d’être : chacune doit cesser d’être avant que la suivante commence d’être. D’où il s’ensuit que le temps n’est pas divisible à l’infini, et que la durée successive des choses est composée de momens proprement dits, dont chacun est simple et indivisible, parfaitement distinct du passé et du futur, et ne contient que le temps présent. Ceux qui nient cette conséquence doivent être abandonnés ou à leur stupidité, ou à leur mauvaise foi, ou à la force insurmontable de leurs préjugés. Or si vous posez une fois que le temps présent est indivisible, vous serez contraint d’admettre l’objection de Zénon. Vous ne sauriez trouver d’instant où une flèche sorte de sa place ; car si vous en trouviez un, elle serait en même temps dans cette place, et elle n’y serait pas. Aristote se contente de répondre que Zénon suppose très-faussement l’indivisibilité des momens[50].

La IIe. objection de Zénon était celle-ci. S’il y avait du mouvement, il faudrait que le mobile pût passer d’un lieu à un autre ; car tout mouvement enferme deux extrémités, terminum à quo, terminum ad quem, le lieu d’où l’on part, et le lieu où l’on arrive. Or ces deux extrémités sont séparées par des espaces qui contiennent une infinité de parties, vu que la matière est divisible à l’infini. Il est donc impossible que le mobile parvienne d’une extrémité à l’autre. Le milieu est composé d’une infinité de parties qu’il faut parcourir successivement les unes après les autres, sans que jamais vous puissiez toucher celle de devant, en même temps que vous touchez celle qui est en deçà : de sorte que pour parcourir un pied de matière, je veux dire pour arriver du commencement du premier pouce à la fin du douzième pouce, il faudrait un temps infini ; car les espaces qu’il faut parcourir successivement entre ces deux bornes étant infinis en nombre, il est clair qu’on ne les peut parcourir que dans une infinité de momens, à moins qu’on ne voulût reconnaître que le mobile est en plusieurs lieux à la fois, ce qui est faux et impossible. La réponse d’Aristote est pitoyable : il dit qu’un pied de matière n’étant infini qu’en puissance peut fort bien être parcouru dans un temps fini. Rapportons sa réponse, avec la clarté que les commentaires de Conimbre lui ont donnée. Huic rationi satisfactum ab se jam antè Aristoteles ait, videlicet cum hoc libro docuit infinitum sectione, quod non actu, sed potestate infinitum est, tempore finito decurri posse. Enim verò cùm tempus continuum sit, parique modo infinitum, eodem infinitatis jure, eisdemque partium divisionibus sive mutuò respondebunt tempus et magnitudo. Nec contra naturam talis infini est hoc modo pertransiri[51]. Vous voyez là deux choses, 1°. que chaque partie du temps est divisible à l’infini ; ce que l’on a réfuté ci-dessus invinciblement ; 2°. que le continu n’est infini qu’en puissance. Cela veut dire que l’infini d’un pied de matière consiste en ce qu’on le pourrait diviser sans fin et sans cesse en parties plus petites, mais non pas en ce qu’actuellement il souffre cette division. C’est se moquer du monde que de se servir de cette doctrine ; car si la matière est divisible à l’infini, elle contient actuellement un nombre infini de parties : ce n’est donc point un infini en puissance, c’est un infini qui existe réellement, actuellement. La continuité des parties n’empêche pas leur distinction actuelle : par conséquent leur infinité actuelle ne dépend point de la division : elle subsiste également dans la quantité continue, et dans celle qu’on nomme discrète. Mais quand même on accorderait cet infini en puissance, qui deviendrait un infini actuel par la division actuelle de ses parties, on ne perdrait pas ses avantages, car le mouvement est une chose qui a la même vertu que la division. Il touche une partie de l’espace sans toucher l’autre, et il les touche toutes les unes après les autres : n’est-ce pas les distinguer actuellement ? N’est-ce pas faire ce que ferait un géomètre sur une table, en tirant des lignes qui désignassent tous les demi-pouces ? Il ne brise pas la table en demi-pouces ; mais il y fait néanmoins une division qui marque la distinction actuelle des parties : et je ne crois pas qu’Aristote eût voulu nier que si l’on tirait une infinité de lignes sur un pouce de matière, on n’y introduisit une division qui réduirait en infini actuel ce qui n’était selon lui qu’un infini virtuel. Or, ce qu’on ferait à l’égard des yeux en tirant ces lignes sur un pouce de matière, il est sûr que le mouvement le fait à l’égard de l’entendement[52]. Nous concevons qu’un mobile en touchant successivement les parties de l’espace les désigne, et les détermine comme la craie à la main. Mais de plus quand on peut dire que la division d’un infini est achevée, n’a-t-on pas un infini actuel ? Aristote et ses sectateurs ne disent-ils pas qu’une heure contient une infinité de parties ? Quand donc elle est passée, il faut dire qu’une infinité de parties ont existé actuellement les unes après les autres. Est-ce un infini en puissance ? n’est-ce pas un infini actuel ? Disons donc que sa distinction est nulle, et que l’objection de Zénon conserve toute sa force. Une heure, un an, un siècle, etc. sont un temps fini : un pied de matière est un espace infini : il n’y a donc point de mobile qui puisse jamais arriver du commencement d’un pied à la fin. Nous verrons dans la remarque suivante si l’on pourrait éluder cette objection, en supposant que les parties d’un pied de matière ne sont pas infinies. Contentons-nous ici d’observer que le subterfuge de l’infinité des parties du temps est nul ; car s’il y avait dans une l’heure une infinité de parties, elle ne pourrait jamais ni commencer ni finir. Il faut que toutes ses parties existent séparément ; jamais deux n’existent ensemble, et ne peuvent être ensemble : il faut donc qu’elles soient comprises entre une première et une dernière unité, ce qui est incompatible avec le nombre infini.

La IIIe. objection était l’argument fameux qu’on nommait Achille[53]. Zénon d’Élée en fut l’inventeur, si l’on s’en rapporte à Diogène Laërte [54], qui dit néanmoins que Phavorin l’attribue à Parménides et à plusieurs autres. Cette objection a le même fondement que la seconde ; mais elle est plus propre aux déclamations. Elle tendait à montrer que le mobile le plus vite, poursuivant le mobile le plus lent, ne pourrait jamais l’atteindre. Γίνεται δὲ παρὰ τὸ αὐτὸ τῇ διχοτομίᾳ· ἐν ἀμϕοτέροις γὰρ συμϐαίνει μὴ ἀϕικνεῖσθαι πρὸς τὸ πέρας, διαιρουμένου πῶς τοῦ μεγέθους· Ἀλλὰ πρόσκειται ἐν τούτῳ, ὅτι οὐδὲ τὸ τάχιςον τετραγῳδημένον ἐν τῷ διώκειν τὸ βραδύτερον· ὥς' ἀνάγκη καὶ τὴν λύσιν εἶναι τὴν αὐτήν. Ob idem autem evenit atque in divisione in dimidia. Nam in utrâque accidit, ut ad finem non perveniatur, quoque modo magnitudine divisâ. Sed in hâc additur ne illud quidem, quod celerrimum est, (quod tragicè prolatum est) id quod tardissimum est attingere persequendo. Quamobrem solutio eadem sit necesse est[55]. Supposons une tortue à vingt pas devant Achille, et limitons la vitesse de ce héros à la proportion d’un à vingt. Pendant qu’il fera vingt pas la tortue en fera un : elle sera donc encore plus avancée que lui. Pendant qu’il fera le vingt-et-unième pas, elle gagnera la vingtième partie du vingt-deux ; et pendant qu’il gagnera cette vingtième partie, elle parcourra la vingtième partie de la partie vingt-et-unième, et ainsi de suite. Aristote nous renvoie à ce qu’il a répondu à la seconde objection : nous pouvons le renvoyer à notre réplique. Voyez aussi ce qui sera dit dans la remarque suivante, touchant la difficulté d’expliquer en quoi consiste la vitesse du mouvement.

Passons à la IVe. objection : elle tend à faire voir les contradictions du mouvement. Ayez une table de tend à faire voir les contradictions quatre aunes, prenez deux corps qui aient aussi quatre aunes, l’un de bois, l’autre de pierre[56] ; que la table soit immobile, et qu’elle soutienne la pièce de bois, selon la longueur de deux aunes à l’occident ; que le morceau de pierre soit à l’orient, et qu’il ne fasse que toucher le bord de la table ; qu’il se meuve sur cette table vers l’occident, et qu’en demi-heure il fasse deux aunes, il deviendra contigu au morceau de bois. Supposons qu’ils ne se rencontrent que par leurs bords, et de telle sorte que le mouvement de l’un vers l’occident n’empêche point l’autre de se mouvoir vers l’orient. Qu’au moment de leur contiguïté le morceau de bois commence à tendre vers l’orient, pendant que l’autre continue à tendre vers l’occident ; qu’ils se meuvent d’égale vitesse : dans demi-heure le morceau de pierre achèvera de parcourir toute le table : il aura donc parcouru un espace de quatre aunes dans une heure, savoir toute la superficie de la table. Or le morceau de bois dans demi-heure a fait un semblable espace de quatre aunes, puisqu’il a touché toute l’étendue de morceau de pierre par les bords : il est donc vrai que deux mobiles d’égale vitesse font le même espace, l’un dans demi-heure, l’autre dans une heure : donc une heure et une demi-heure sont des temps égaux, ce qui est contradictoire. Aristote dit que c’est un sophisme, puisque l’un de ces mobiles est considéré par rapport à un espace qui est en repos, savoir la table ; et que l’autre est considéré par rapport à un espace qui se meut, savoir le morceau de pierre. J’avoue qu’il a raison d’observer cette différence, mais il n’ôte pas la difficulté ; car il reste toujours à expliquer une chose qui paraît incompréhensible : c’est qu’en même temps un morceau de bois parcoure quatre aunes par son côté méridional, et qu’il n’en parcoure que deux par sa surface intérieure. Voici un exemple plus débarrassé. Ayez deux livres in-folio d’égale longueur, comme de deux pieds chacun. Posez-les sur une table un devant l’autre ; mouvez-les en même temps l’un sur l’autre, l’un vers l’orient, et l’autre vers l’occident, jusques à ce que le bord oriental de l’un et le bord occidental de l’autre se touchent : vous trouverez que les bords par lesquels ils se touchaient sont distans de quatre pieds l’un de l’autre, et cependant chacun ces livres n’a parcouru que l’espace de deux pieds. Vous pouvez fortifier l’objection, en supposant quelque corps qu’il vous plaira en mouvement, au milieu de plusieurs autres qui se meuvent en différens sens, et avec divers degrés de vitesse ; vous trouverez que ce même corps aura parcouru en même temps diverses sortes d’espaces, doubles, triples, etc. les uns des autres ; et songez-y bien, vous trouverez que cela n’est explicable que par des calculs d’arithmétique, qui ne sont que des idées de notre esprit ; mais que dans les corps mêmes la chose ne paraît point praticable[57] ; car il faut se souvenir de ces trois propriétés essentielles du mouvement ; 1°. un mobile ne peut point toucher deux fois de suite la même partie de l’espace : 2°. il n’en peut jamais toucher deux à la fois ; 3°. il ne peut jamais toucher la troisième avant la seconde, ni la quatrième avant la troisième, etc. Quiconque pourra accorder physiquement ces trois choses, avec la distance de quatre pieds qui se trouve entre deux corps qui n’ont parcouru que deux pieds d’espace [58], ne sera pas un malhabile homme. Remarquez bien que ces trois propriétés conviennent aussi nécessairement à un mobile qui traverse des espaces dont le mouvement est contraire au sien qu’à un mobile qui traverserait des espaces où rien ne résisterait.

(G) Les mêmes que l’on verra ci-dessous. ] Il me semble que ceux qui voudraient renouveler l’opinion de Zénon devraient d’abord argumenter de cette manière.

I. Il n’y a point d’étendue, donc il n’y a point de mouvement. La conséquence est bonne ; car ce qui n’a point d’étendue n’occupe aucun lieu, et ce qui n’occupe aucun lieu ne peut point passer d’un lieu à un autre, ni par conséquent se mouvoir. Cela n’est pas contestable : la difficulté n’est donc qu’à prouver qu’il n’y a point d’étendue. Voici ce qu’aurait pu dire Zénon. L’étendue ne peut être composée ni de points mathématiques, ni d’atomes, ni de parties divisibles à l’infini, donc son existence est impossible. La conséquence paraît certaine, puisqu’on ne saurait concevoir que ces trois manières de composition dans l’étendue : il ne s’agit donc que de prouver l’antécédent. Peu de paroles me suffiront à l’égard des points mathématiques ; car les esprits les moins pénétrans peuvent connaître avec la dernière évidence, s’ils y font un peu d’attention, que plusieurs néans d’étendue joints ensemble ne feront jamais une étendue[59]. Consultez le premier cours de philosophie scolastique qui vous tombera entre les mains, vous y trouverez les raisons du monde les plus convaincantes, soutenues de quantité de démonstrations géométriques contre l’existence de ces points [60] : n’en parlons plus, et tenons pour impossible, ou du moins pour inconcevable, que le continu en soit composé. Il n’est pas moins impossible ou inconcevable qu’il soit composé des atomes d’Épicure, c’est-à-dire de corpuscules étendus et indivisibles ; car toute étendue, quelque petite qu’elle puisse être, a un côté droit et un côté gauche, un dessus et un dessous : elle est donc un assemblage de corps distincts ; je puis nier du côté droit ce que j’affirme du côté gauche ; ces deux côtés ne sont pas au même lieu ; un corps ne peut pas être en deux lieux tout à la fois, et par conséquent toute étendue qui occupe plusieurs parties d’espace contient plusieurs corps. Je sais d’ailleurs, et les atomistes ne le nient pas, qu’à cause que deux atomes sont deux êtres, ils sont séparables l’un de l’autre ; d’où je conclus très-certainement, que puisque le côté droit d’un atome n’est pas le même être que le côté gauche, il est séparable du côté gauche. L’indivisibilité d’un atome est donc chimérique. Il faut donc, s’il y a de l’étendue, que ses parties soient divisibles à l’infini. Mais d’autre côté si elles ne peuvent pas être divisibles à l’infini, il faudra conclure que l’existence de l’étendue est impossible, ou pour le moins incompréhensible.

La divisibilité à l’infini est l’hypothèse qu’Aristote a embrassée ; et c’est celle de presque tous les professeurs en philosophie, dans toutes les universités depuis plusieurs siècles. Ce n’est pas qu’on la comprenne, ou que l’on puisse répondre aux objections : mais c’est qu’ayant compris manifestement l’impossibilité des points, soit mathématiques, soit physiques, on n’a trouvé que ce seul parti à prendre. Outre que cette hypothèse fournit de grandes commodités ; car lorsqu’on a épuisé ses distinctions, sans avoir pu rendre compréhensible cette doctrine, on se sauve dans la nature même du sujet, et l’on allègue que notre esprit étant borné, personne ne doit trouver étrange que l’on ne puisse résoudre ce qui concerne l’infini, et qu’il est de l’essence d’un tel continu d’être environné de difficultés insurmontables à la créature humaine. Notez que ceux qui adoptent les atomes ne le font pas parce qu’ils comprennent qu’un corps étendu peut être simple, mais parce qu’ils jugent que les deux autres hypothèses sont impossibles. Disons la même chose de ceux qui admettent les points mathématiques. En général tous ceux qui raisonnent sur le continu ne se déterminent à choisir une hypothèse qu’en vertu de ce principe : S’il n’y a que trois manières d’expliquer un fait, la vérité dans la troisième résulte nécessairement de la fausseté des deux autres. Ils ne croient donc pas se tromper dans le choix de la troisième, lorsqu’ils ont compris clairement que les deux autres sont impossibles : et ils ne se rebutent point des difficultés impénétrables de la troisième : ils s’en consolent, ou à cause qu’elles peuvent être rétorquées, ou à cause qu’ils se persuadent qu’après tout elle est véritable, puisque les deux autres ne le sont pas. Le subtil Arriaga, s’étant proposé une objection insoluble, déclare qu’il n’abandonnera point pour cela son sentiment ; car, dit-il, les autres sectes ne la résolvent pas mieux. Video hæc adhuc urgeri argumento supra facto, quod à nemine vidi solutum, sed nec illud solvere præsumo : cùm autem commune sit omnibus sententiis de continui compositione, non est cur propter illud aliquis à propriâ sententiâ discedat [61].... Quòd autem alia in sententiâ Aristotelis difficilia valdè sint, et quæ à nobis solvi non possint, non cogit nos hanc sententiam deserere : materiæ enim difficultas est talis, ut ubique aliqua nobis in explicabilia occurrant. Malo autem apertè fateri me ignorare solutionem aliquorum argumentorum, quàm eam dare quæ fortè à nomine intelligatur[62].

Un zénoniste pourrait dire à ceux qui choisissent l’une de ces trois hypothèses : Vous ne raisonnez pas bien ; vous vous servez de ce syllogisme disjonctif :

Le continu est composé ou de points mathématiques, ou de points physiques, ou de parties divisibles à l’infini :

Or il n’est composé, ni de... ni de[63] ....

Donc il est composé de....

Le défaut de votre raisonnement n’est point dans la forme, mais dans la matière : il faudrait abandonner votre syllogisme disjonctif, et employer ce syllogisme hypothétique :

Si l’étendue existait, elle serait composée ou de points mathématiques, ou de points physiques, ou de parties divisibles à l’infini :

Or elle n’est composée ni de points mathématiques, ni de points physiques, ni de parties divisibles à l’infini.

Donc elle n’existe point.

Il n’y a aucun défaut dans la forme de ce syllogisme ; le sophisme à non sufficienti enumeratione partium ne se trouve pas dans la majeure ; la conséquence est donc nécessaire, pourvu que la mineure soit véritable. Or il ne faut que considérer les argumens dont ces trois sectes s’accablent les unes les autres, et les comparer avec les réponses ; il ne faut, dis-je, que cela pour voir manifestement la vérité de la mineure. Chacune de ces trois sectes, quand elle ne fait qu’attaquer, triomphe, ruine, terrasse ; mais à son tour elle est terrassée et abîmée quand elle se tient sur la défensive. Pour connaître leur faiblesse, il suffit de se souvenir que la plus forte, celle qui chicane mieux terrain, est l’hypothèse de la divisibilité à l’infini. Les scolastiques l’ont armée de pied en cap de tout ce que leur grand loisir leur a pu permettre d’inventer de distinctions : mais cela ne sert qu’à fournir quelque babil à leurs disciples dans une thèse publique, afin que la parenté n’ait point la honte de les voir muets. Un père ou un frère se retirent bien plus contens, lorsque l’écolier distingue entre l’infini catégorématique et l’infini syncatégorématique, entre les parties communicantes et non communicantes, proportionnelles et aliquotes, que s’il n’eût rien répondu. Il a donc été nécessaire que les professeurs inventassent quelque jargon ; mais toute la peine qu’ils se sont donnée ne sera jamais capable d’obscurcir cette notion claire et évidente comme le soleil : Un nombre infini de parties d’étendue, dont chacune est étendue, et distincte de toutes les autres, tant à l’égard de son entité qu’à l’égard du lieu qu’elle occupe, ne peut point tenir dans son espace cent mille millions de fois plus petit que la cent millième partie d’un grain d’orge.

Voici une autre difficulté. Une substance étendue qui existerait devrait nécessairement admettre le contact immédiat de ses parties. Dans l’hypothèse du vide, il y aurait plusieurs corps séparés de tous les autres, mais il faudrait que plusieurs autres se touchassent immédiatement. Aristote, qui n’admet point cette hypothèse, est obligé d’avouer qu’il n’y a aucune partie de l’étendue qui ne touche immédiatement à quelques autres par tout ce qu’elle a d’extérieur. Cela est incompatible avec la divisibilité à l’infini : car s’il n’y a point de corps qui ne contienne une infinité de parties, il est évident que chaque partie particulière de l’étendue est séparée de toute autre par une infinité de parties, et que le contact immédiat de deux parties est impossible. Or, quand une chose ne peut avoir tout ce que son existence demande nécessairement, il est sûr que son existence est impossible : puis donc que l’existence de l’étendue demande nécessairement le contact immédiat de ses parties, et que ce contact immédiat est impossible dans une étendue divisible à l’infini, il est évident que l’existence de cette étendue est impossible, et qu’ainsi cette étendue n’existe que mentalement. Il faut reconnaître à l’égard du corps ce que les mathématiciens reconnaissent à l’égard des lignes et des superficies, dont ils démontrent tant de belles choses. Ils avouent[64] de bonne foi qu’une longueur et largeur sans profondeur sont des choses qui ne peuvent exister hors de notre âme. Disons-en autant des trois dimensions. Elles ne sauraient trouver de place que dans notre esprit ; elles ne peuvent exister qu’idéalement. Notre esprit est un certain fond où cent mille objets de différente couleur, et de différente figure, et de différente situation, se réunissent : car nous pouvons voir tout à la fois du haut d’une côte une vaste plaine parsemée de maisons, et d’arbres, et de troupeaux, etc. Bien loin que toutes ces choses soient de nature à pouvoir être rangées dans cette plaine, il n’y en a pas deux qui y puissent trouver place ; chacune demanderait un lieu infini, puisqu’elle contient une infinité de corps étendus. Il faudrait laisser des intervalles infinis autour de chacune, puisque entre chaque partie et toute autre[65] il y a une infinité de corps. Qu’on ne dise point que Dieu peut tout ; car si les théologiens les plus dévots osent dire qu’il ne peut point faire que dans une ligne droite de douze pouces le premier et le troisième pouce soient immédiatement contigus, je puis bien dire qu’il ne peut point faire que deux parties d’étendue se touchent immédiatement, lorsqu’une infinité d’autres parties les séparent l’une de l’autre. Disons donc que le contact des parties de la matière n’est qu’idéal ; c’est dans notre esprit que se peuvent réunir les extrémités de plusieurs corps.

Objectons présentement tout le contraire. La pénétration des dimensions est une chose impossible, et néanmoins elle serait inévitable si l’étendue existait : il n’est donc pas vrai que l’étendue puisse exister. Mettez un boulet de canon sur une table ; un boulet, dis-je, enduit de quelque couleur liquide, faites-le rouler sur cette table, vous verrez qu’il y tracera une ligne par son mouvement : vous aurez donc deux fortes preuves du contact immédiat de ce boulet et de cette table. La pesanteur du boulet vous apprendra qu’il touche la table immédiatement ; car s’il ne la touchait pas de cette manière, il demeurerait suspendu en l’air, et vos yeux vous convaincront de ce contact par la trace du boulet. Or je soutiens que ce contact est une pénétration de dimensions proprement dite. La partie du boulet qui touche la table est un corps déterminé, et réellement distinct des autres parties du boulet qui ne touchent point la table. Je dis la même chose de la partie de la table qui est touchée par le boulet. Ces deux parties touchées sont chacune divisibles à l’infini en longueur, en largeur, et en profondeur : elles se touchent donc mutuellement selon leur profondeur, et par conséquent elles se pénètrent. On objecte tous les jours cela aux péripatéticiens, dans les disputes publiques : ils se défendent par un jargon de distinctions, qui n’est propre qu’à prévenir le chagrin que pourraient avoir les parens de l’écolier, s’ils le voyaient réduit au silence ; mais, quant au reste, ces distinctions n’ont jamais servi qu’à faire voir que l’objection est insoluble. Voici donc un fait bien singulier : si l’étendue existait, il ne serait pas possible que ses parties se touchassent, et il serait impossible qu’elles ne se pénétrassent point. Ne sont-ce pas des contradictions très-évidentes enfermées dans l’existence de l’étendue ?

Joignons à ceci que tous les moyens de l’époque qui renversent la réalité des qualités corporelles renversent la réalité de l’étendue. De ce que les mêmes corps sont doux à l’égard de quelques hommes, et amers à l’égard de quelques autres, on a raison d’inférer qu’ils ne sont ni doux ni amers de leur nature et absolument parlant. Les nouveaux philosophes, quoiqu’ils ne soient pas sceptiques, ont si bien compris les fondemens de l’époque par rapport aux sons, aux odeurs, au froid et au chaud, à la dureté et à la mollesse, à la pesanteur et à la légèreté, aux saveurs et aux couleurs, etc. qu’ils enseignent que toutes ces qualités sont des perceptions de notre âme, et qu’elles n’existent point dans les objets de nos sens. Pourquoi ne dirions-nous pas la même chose de l’étendue ? Si un être qui n’a aucune couleur nous paraît pourtant sous une couleur déterminée quant à son espèce, et à sa figure, et à sa situation, pourquoi un être qui n’aurait aucune étendue ne pourrait-il pas nous être visible sous une apparence d’étendue déterminée, figurée, et située d’une certaine façon ? Et remarquez bien que le même corps nous paraît petit ou grand, rond ou carré, selon le lieu d’où on le regarde : et soyons certains qu’un corps qui nous semble très-petit paraît fort grand à une mouche. Ce n’est donc point par leur étendue propre, et réelle ou absolue, que les objets se présentent à notre esprit : on peut donc conclure qu’en eux-mêmes ils ne sont point étendus. Oseriez-vous aujourd’hui raisonner de cette façon, Puisque certains corps paraissent doux à cet homme-ci, aigres à un autre, amers à un autre, etc., je dois assurer qu’en général ils sont savoureux, encore que je ne connaisse pas la saveur qui leur convient absolument, et en eux-mêmes ? Tous les nouveaux philosophes vous siffleraient. Pourquoi donc oseriez-vous dire : Puisque certains corps paraissent grands à cet animal, médiocres à cet autre, très-petits à un troisième, je dois assurer qu’en général ils sont étendus, quoique je ne sache pas leur étendue absolue ? Voyons l’aveu d’un célèbre dogmatique[66] : « On peut bien savoir par les sens qu’un tel corps est plus grand qu’un autre corps ; mais on ne saurait savoir avec certitude quelle est la grandeur véritable et naturelle de chaque corps ; et pour comprendre cela, il n’y a qu’à considérer que si tout le monde n’avait jamais regardé les objets extérieurs qu’avec des lunettes qui les grossissent, il est certain qu’on ne se serait figuré les corps et toutes les mesures des corps que selon la grandeur dans laquelle ils nous auraient été représentés par ces lunettes. Or nos yeux même sont des lunettes, et nous ne savons point précisément s’ils ne diminuent point ou n’augmentent point les objets que nous voyons ; et si les lunettes artificielles, que nous croyons les diminuer ou les augmenter, ne les établissent point au contraire dans leur grandeur véritable ; et partant on ne connaît point certainement la grandeur absolue et naturelle de chaque corps. On ne sait point aussi, si nous les voyons de la même grandeur que les autres hommes ; car encore que deux personnes, les mesurant, conviennent ensemble qu’un certain corps n’a par exemple que cinq pieds, néanmoins ce que l’un conçoit par un pied n’est peut-être pas ce que l’autre conçoit : car l’un conçoit ce que ses yeux lui rapportent, et un autre de même : or peut-être que les yeux de l’un ne lui rapportent pas la même chose que les yeux des autres leur représentent, parce que ce sont des lunettes autrement taillées. » Le père Mallebranche[67] et le père Lami, bénédictin[68], vous donneront sur tout ceci un admirable détail, et fort capable de porter mon objection à un haut degré de force.

Ma dernière difficulté sera fondée sur les démonstrations géométriques que l’on étale si subtilement pour poser que la matière est divisible l’infini. Je soutiens qu’elles ne sont propres qu’à faire voir que l’étendue n’existe que dans notre entendement. En un lieu, je remarque que l’on se sert de quelques-unes de ces démonstrations, contre ceux qui disent que la matière est composée de points mathématiques. On l’on objecte que les côtés d’un carré seraient égaux à la ligne diagonale, et qu’entre les cercles concentriques celui qui serait le plus petit égalerait le plus grand. On prouve cette conséquence en faisant voir que les lignes droites que l’on peut tirer de l’un des côtés d’un carré à l’autre remplissent la diagonale, et que toutes les lignes droites que l’on peut tirer de la circonférence du plus grand cercle trouvent place sur la circonférence du plus petit. Ces objections n’ont pas plus de force contre le continu composé de points, que contre le continu divisible à l’infini ; car si les parties d’une certaine étendue ne sont pas en plus grand nombre dans la ligne diagonale que dans les côtés, ni dans la circonférence du plus petit cercle concentrique, que dans la circonférence du plus grand, il est clair que les côtés du carré égalent la diagonale, et que le plus petit cercle concentrique égale le plus grand. Or toutes les lignes droites que l’on peut tirer de l’un des côtés d’un carré à l’autre, et de la circonférence du plus grand cercle au centre, sont égales entre elles : il les faut donc considérer comme des parties aliquotes, je veux dire comme des parties d’une certaine grandeur et d’une même dénomination. Or il est certain que deux étendues où les parties aliquotes et de même dénomination, comme pouce, pied, pas, sont en pareil nombre, ne se surpassent point l’une l’autre : il est donc certain que les côtés du carré seraient aussi grands que la ligne diagonale, s’il ne pouvait point passer plus de lignes droites par la ligne diagonale que par les côtés. Disons la même chose des deux cercles concentriques. En second lieu, je soutiens qu’étant très-vrai que s’il existait des cercles, on pourrait tirer de la circonférence au centre autant de lignes droites qu’il y aurait de parties à la circonférence, il s’ensuit que l’existence d’un cercle est impossible. On m’avouera, je m’assure, que tout être qui ne saurait exister sans contenir des propriétés qui ne peuvent exister est impossible : or une étendue ronde ne peut exister sans avoir un centre auquel viennent aboutir tout autant de lignes droites qu’il y a de parties dans sa circonférence ; et il est certain qu’un tel centre ne peut exister : il faudrait donc dire que l’existence de cette étendue ronde est impossible. Qu’un tel centre ne puisse exister, je le prouve manifestement. Supposons une étendue ronde dont la circonférence ait quatre pieds : elle contiendra quarante-huit pouces, dont chacun contient douze lignes : elle contiendra donc cinq cent soixante-seize lignes ; et voilà le nombre de lignes droites qu’on pourra tirer de cette circonférence au centre. Traçons un cercle fort proche du centre ; il pourra être si petit qu’il ne contiendra que cinquante lignes ; il ne pourra donc point donner passage à cinq cent soixante-seize lignes droites ; il sera donc impossible que les cinq cent soixante-seize lignes droites qui ont commencé d’être tirées de la circonférence de cette étendue ronde parviennent au centre : et cependant si cette étendue existait, il faudrait nécessairement que ces cinq cent soixante-seize lignes parvinssent au centre. Que reste-t-il donc à dire, sinon que cette étendue ne peut exister, et qu’ainsi toutes les propriétés des cercles, et des carrés, etc., sont fondées sur des lignes sans largeur qui ne peuvent exister qu’idéalement ? Notez que notre raison et nos yeux sont également trompés dans cette matière. Notre raison conçoit clairement, 1°. que le cercle concentrique plus voisin du centre est plus petit que le cercle qui l’environne ; 2°. que la diagonale d’un carré est plus grande que le côté. Nos yeux le voient sans compas, et encore plus certainement avec le compas ; et néanmoins les mathématiques nous enseignent que l’on peut tirer de la circonférence au centre autant de lignes droites qu’il y a de points dans la circonférence, et d’un côté du carré à l’autre, autant de lignes droites qu’il y a de points dans ce côté : et d’ailleurs nos yeux nous montrent qu’il n’y a dans la circonférence du petit cercle concentrique aucun point qui ne soit une partie d’une ligne droite tirée de la circonférence du grand cercle, et que la diagonale du carré n’a aucun point qui ne soit une partie d’une ligne droite, tirée d’un des côtés du carré à l’autre. D’où peut donc venir que cette diagonale est plus grande que les côtés ?

Voilà pour ce qui concerne la première preuve dont je suppose que Zénon eût pu se servir pour réfuter l’existence du mouvement. Elle est fondée sur l’impossibilité de l’existence de l’étendue. On verra ci-dessous une autre raison de la même impossibilité[69]. Je veux croire que ce qu’il aurait pu dire en dernier lieu, en se servant des démonstrations géométriques, est aisé à réfuter par les mêmes voies ; mais je suis fort convaincu que les argumens que l’on emprunte des mathématiques [70], pour prouver la divisibilité à infini, prouvent trop ; car ou ils ne prouvent rien, ou ils prouvent l’infinité des parties aliquotes.

II. La seconde objection de Zénon eût pu être celle-ci. Qu’il y ait de l’étendue hors de notre esprit, je le veux[71], je ne laisserai pas de dire qu’elle est immobile. Le mouvement ne lui est pas essentiel, elle ne l’enferme pas dans son idée, et plusieurs corps sont quelquefois en repos. C’est donc un accident. Mais est-il distinct de la matière ? S’il en est distinct, de quoi sera-t-il produit ? De rien sans doute, et quand il cessera d’être il sera réduit à néant. Mais ne savez-vous pas que rien ne se fait de rien, et que rien ne retourne à rien[72] ? De plus, ne faudra-t-il pas que le mouvement soit répandu sur le mobile, et dans le mobile ? Il sera donc aussi étendu que lui, et de la même figure ; il y aura donc deux étendues égales dans le même espace, et par conséquent pénétration de dimensions. Mais lorsque trois ou quatre causes meuvent un corps, ne faudra-t-il pas que chacune produise son mouvement ? ne faudra-t-il pas que ces trois ou quatre mouvemens soient pénétrés tout ensemble, et avec le corps et entre eux ? Comment donc pourront-ils produire chacun son effet ? Un vaisseau mû par les vents, et par des courans, et par des rameurs, décrit une ligne qui participe de ces trois actions ou plus ou moins, selon que l’une est plus forte que les autres. Oseriez-vous dire que les entités insensibles et pénétrées entre elles, et avec tout le vaisseau, se respecteront jusqu’à ce point-là ; et ne se brouilleront point ? Si vous dites que le mouvement est un mode qui n’est pas distinct de la matière, il faudra vous disiez que celui qui le produit crée la matière ; car sans produire la matière, il n’est pas possible de produire un être qui soit la même chose que la matière. Or ne serait-il pas absurde de dire que le vent qui meut un vaisseau produit un vaisseau ? Il ne paraît pas qu’on puisse répondre à ces objections, qu’en supposant, avec les cartésiens, que Dieu est la cause unique et immédiate du mouvement.

III. Voici une autre objection. On ne saurait dire ce que c’est que le mouvement ; car si vous dites que c’est aller d’un lieu à un autre[73], vous expliquez une chose obscure par une chose plus obscure, obscurum per obscurius. Je vous demande d’abord qu’entendez-vous par le mot lieu ? Entendez-vous un espace distinct des corps ? mais en ce cas-là vous vous engagez dans un abîme d’où vous ne pourrez jamais sortir [74]. Entendez-vous la situation d’un corps, entre quelques autres qui l’environnent ? mais en ce cas-là vous définirez de telle sorte le mouvement, qu’il conviendra mille et mille fois aux corps qui sont en repos. Il est sûr que jusqu’ici on n’a point trouvé la définition du mouvement. Celle d’Aristote est absurde, celle de M. Descartes est pitoyable. M. Rohault, après avoir bien sué pour en trouver une qui rectifiât celle de Descartes, a produit une description qui peut convenir à des corps que nous concevons très-distinctement ne se mouvoir pas[75] ; et de là vient que M. Regis s’est cru obligé de la rejeter [76] : mais celle qu’il a donnée n’est point capable de distinguer le mouvement d’avec le repos[77]. Dieu, l’unique moteur, selon les cartésiens, doit faire sur une maison la même chose que sur l’air, qui s’en écarte pendant un grand vent : il doit créer cet air dans chaque moment avec de nouvelles relations locales, par rapport à cette maison : il doit aussi créer dans chaque moment cette maison avec de nouvelles relations locales, par rapport à cet air. Et sûrement, selon les principes de ces messieurs, aucun corps n’est en repos si un pouce de matière est en mouvement. Tout ce donc qu’ils peuvent dire aboutit à expliquer le mouvement apparent, c’est-à-dire à expliquer les circonstances qui nous font juger qu’un corps se meut, et qu’un autre ne se meut pas. Cette peine est inutile, chacun est capable de juger des apparences. La question est d’expliquer la nature même des choses qui sont hors de nous ; et puisqu’à cet égard le mouvement est inexplicable, autant vaudrait-il dire qu’il n’existe pas hors de notre esprit.

IV. Je m’en vais proposer une objection beaucoup plus forte que la précédente. Si le mouvement ne peut jamais commencer, il n’existe point ; or il ne peut jamais commencer : donc... Je prouve ainsi la mineure. Un corps ne peut jamais être en deux lieux tout à la fois : or il ne pourrait jamais commencer à se mouvoir sans être en une infinité de lieux tout à la fois ; car, pour peu qu’il s’avançât, il toucherait une partie divisible à l’infini, et qui correspond par conséquent à des parties infinies d’espace : donc.… Outre cela, il est sûr qu’un nombre infini de parties n’en contient aucune qui soit la première ; et néanmoins un mobile ne saurait jamais toucher la seconde avant la première : car le mouvement est un être essentiellement successif, dont deux parties ne peuvent exister ensemble ; c’est pourquoi le mouvement ne peut jamais commencer, si le continu est divisible à l’infini, comme il l’est sans doute en cas qu’il existe. La même raison démontre qu’un mobile, roulant sur une table inclinée, ne pourrait jamais tomber hors de la table ; car avant que de tomber il devrait toucher nécessairement la dernière partie de cette table. Et comment la toucherait-il, puisque toutes les parties que vous voudriez prendre pour les dernières en contiennent une infinité, et que le nombre infini n’a point de partie qui soit la dernière ? Cette objection a obligé quelques philosophes de l’école à supposer que la nature a mêlé des points mathématiques avec les parties divisibles à l’infini, afin qu’ils servent de lieu, et qu’ils composent les extrémités des corps. Ils ont cru par-là répondre aussi à ce qu’on objecte du contact pénétratif de deux surfaces : mais ce subterfuge est si absurde, qu’il ne mérite pas d’être réfuté.

V. Je n’insisterai guère sur l’impossibilité du mouvement circulaire, quoique cela me fournisse une puissante objection. Je dis en deux mots que s’il y avait un mouvement circulaire, il y aurait tout un diamètre [78] en repos, pendant que tout le reste du globe se mouvrait rapidement. Concevez cela si vous pouvez dans un continu. M. le chevalier de Méré n’oublia pas cette objection dans sa lettre à M. Pascal[79].

VI. Enfin, je dis que s’il y avait du mouvement, il serait égal dans tous les corps : il n’y aurait point d’Achille et de tortues ; un levrier n’atteindrait jamais un lièvre. Zénon objectait cela[80] ; mais il semble qu’il ne se fondait que sur la divisibilité à infini du continu : et peut-être, me dira-t-on, eût-il renoncé à cette instance, s’il eût eu affaire à des adversaires qui eussent admis ou les points mathématiques ou les atomes. Je réponds que cette instance frappe également tous les trois systèmes. Car supposez un chemin composé de particules indivisibles, mettez-y la tortue cent points au devant d’Achille, il ne l’atteindra jamais, si elle marche ; Achille ne fera qu’un point à chaque moment, puisque si en faisait deux il serait en deux lieux tout à la fois. La tortue fera un point à chaque moment : c’est le moins qu’elle puisse faire, rien n’étant moindre qu’un point[81]. La raison formelle de la vitesse du mouvement est inexplicable : la plus heureuse pensée là-dessus est de dire que nul mouvement n’est continu, et que tous les corps qui nous paraissent se mouvoir s’arrêtent par intervalles. Celui qui se meut dix fois plus vite que l’autre s’arrête dix fois contre l’autre cent. Mais quelque bien imaginé que paraisse ce subterfuge, il ne vaut rien ; on le réfute par plusieurs raisons solides, que vous pouvez voir dans tous les cours de philosophie [82]. Je me contente de celle qui est tirée du mouvement d’une roue. Vous pourriez faire une roue d’un diamètre si grand, que la partie des rais la plus éloignée du centre se mouvrait cent fois plus vite que la partie enchâssée dans le moyeu. Cependant les rais demeureraient toujours droits : preuve évidente que la partie inférieure ne serait pas en repos, pendant que la supérieure se mouvrait. La divisibilité à l’infini des particules du temps, rejetée ci-dessus[83] comme une chose visiblement fausse et contradictoire, ne sert de rien contre ce sixième argument. Vous trouverez quelques autres objections assez subtiles dans Sextus Empiricus[84].

C’est ainsi à peu près qu’on peut supposer que notre Zénon d’Élée a combattu le mouvement. Je ne voudrais pas répondre que ses raisons lui persuadassent que rien ne se meut ; il pouvait être dans une autre persuasion, encore qu’il crût que personne ne les réfutait, ni n’en éludait la force. Si je jugeais de lui par moi-même, j’assurerais qu’il croyait tout comme les autres le mouvement de l’étendue ; car encore que je me sente très-incapable de résoudre toutes les difficultés qu’on vient de voir, et qu’il me semble que les réponses philosophiques qu’on y peut faire sont peu solides, je ne laisse pas de suivre l’opinion commune. Je suis même persuadé que l’exposition de ces argumens peut avoir de grands usages par rapport à la religion, et je dis ici à l’égard des difficultés du mouvement, ce qu’a dit M. Nicolle sur celle de la divisibilité à l’infini. « L’utilité que l’on peut tirer de ces spéculations n’est pas simplement d’acquérir ces connaissances, qui sont d’elles-mêmes assez stériles ; mais c’est d’apprendre à connaître les bornes de notre esprit, et à lui. faire avouer malgré qu’il en ait, qu’il y a des choses qui sont, quoiqu’il ne soit pas capable de les comprendre : et c’est pourquoi il est bon de le fatiguer à ces subtilités, afin de dompter sa présomption, et lui ôter la hardiesse d’opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l’église lui propose, sous prétexte qu’il ne les peut pas comprendre ; car puisque toute la vigueur de l’esprit des hommes est contrainte de succomber au plus petit atome de la matière, et d’avouer qu’il voit clairement qu’il est infiniment divisible, sans pouvoir comprendre comment cela se peut faire ; n’est-ce pas pécher visiblement contre la raison, que de refuser de croire les effets merveilleux de la toute-puissance de Dieu, qui est d’elle-même incompréhensible, par cette raison que notre esprit ne les peut comprendre[85]. »

(H) Les preuves que la raison nous fournit de l’existence de la matière ne sont pas assez évidentes pour fournir une bonne démonstration sur ce point-là. ] Il y a deux axiomes philosophiques qui nos enseignent, l’un que la nature ne fait rien inutilement [86], l’autre que l’on fait inutilement par plus de moyens ce que l’on peut faire par moins de moyens avec la même commodité[87]. Par ces deux axiomes les cartésiens, dont je parle, peuvent soutenir qu’il n’existe point de corps ; car, soit qu’il en existe, soit qu’il n’en existe pas, Dieu peut nous communiquer également toutes les pensées que nous avons. Ce n’est point prouver qu’il y ait des corps, que de dire que nos sens nous en assurent avec la dernière évidence. Ils nous trompent à l’égard de toutes les qualités corporelles, sans en excepter la grandeur, la figure, et le mouvement des corps[88], et quand nous les en croyons, nous sommes persuadés qu’il existe hors de notre âme un grand nombre de couleurs, et de saveurs, et d’autres êtres que nous appelons dureté, fluidité, froid, chaud, etc. Cependant il n’est pas vrai que rien de semblable existe hors de notre esprit. Pourquoi donc nous fierions-nous à nos sens par rapport à l’étendue ? Elle peut fort bien être réduite à l’apparence tout comme les couleurs. Le père Mallebranche ayant étalé toutes ces raisons de douter qu’il y ait des corps au monde, conclut ainsi : « Il est donc absolument nécessaire, pour s’assurer positivement de existence des corps de dehors, de connaître Dieu qui nous en donne le sentiment, et de savoir qu’étant infiniment parfait il ne peut nous tromper. Car si l’intelligence qui nous donne les idées de toutes choses, voulait, pour ainsi dire, se divertir à nous représenter les corps comme actuellement existans, quoiqu’il n’y en eût aucun, il est évident que cela ne lui serait pas difficile[89]. » Il ajoute que M. Descartes n’a point trouvé d’autre fondement inébranlable que la raison empruntée de ce que Dieu nous tromperait s’il n’y avait pas de corps ; mais il prétend que cette raison ne peut point passer pour démonstrative. Pour être pleinement convaincus qu’il y a des corps, dit-il[90], il faut qu’on nous démontre non-seulement qu’il y a un Dieu, et que Dieu n’est point trompeur, mais encore que Dieu nous a assuré qu’il en a effectivement créé : ce que je ne trouve point prouvé dans les ouvrages de M. Descartes. Dieu ne parle à l’esprit, et ne l’oblige à croire, qu’en deux manières, par l’évidence et par la foi. Je demeure d’accord que la foi oblige à croire qu’il y a des corps ; mais pour l’évidence, il est certain qu’elle n’est point entière, et que nous ne sommes point invinciblement portés à croire qu’il y ait quelqu’autre chose que Dieu et notre esprit. Prenez garde que lorsqu’il assure que Dieu ne nous pousse pas invinciblement par l’évidence à juger qu’il y a des corps, il veut enseigner que l’erreur où nous serions à cet égard-là ne doit point être imputée à Dieu. C’est rejeter la preuve de M. Descartes, c’est dire que Dieu ne serait nullement trompeur, quand même il n’existerait aucun corps dans la nature des choses.

Un Sicilien, qui s’appelle Michel-Ange Fardella, fit imprimer à Venise, en 1696, une Logique, où il soutient les mêmes dogmes que le père Mallebranche. Voici un extrait de ce livre ; il[91] s’attache particulièrement à prouver qu’il est très-possible que les objets ne soient pas conformes à leurs idées. Il dit qu’il conçoit très-clairement que l’auteur de la nature peut tellement disposer nos sens, qu’ils nous représentent comme existans des objets qui n’existent point du tout. Cependant[92] quand il a défini les sensations dans la seconde partie, page 96, il a dit qu’elles naissent dans l’esprit à l’occasion de l’impression que les corps extérieurs font sur l’extrémité des nerfs. Quand on lui objecte que si l’évidence des sens n’est pas infaillible, Jésus-Christ s’est moqué des apôtres lorsque, pour leur persuader qu’il avait un vrai corps, il leur a dit, Palpate et videte quia spiritus carnem et ossa non habent ; Il répond que les façons d’argumenter dont l’Écriture se sert pour l’ordinaire sont plutôt tirées d’une dialectique accommodée à la portée du vulgaire que d’une vraie logique : d’où il conclut que Jésus-Christ pour persuader aux apôtres qu’il n’était pas un fantôme, mais un vrai homme, s’est servi de la logique qui a été la plus proportionnée au sens du vulgaire, par laquelle le peuple a coutume de se persuader que les choses existent. Il ajoute que Dieu n’est pas obligé de nous apprendre infailliblement qu’il y a des corps qui existent, et que si nous en avons une certitude plus que morale, nous ne l’avons que par la foi. Les raisons du père Mallebranche ont sans doute bien de la force ; mais j’oserais bien dire qu’elles en ont beaucoup moins que ce qu’on a vu ci-dessus[93]. Je voudrais bien savoir de quelle manière M. Arnauld aurait réfuté cela. Personne n’était plus capable que lui d’en trouver la solution. Il a fait voir, en examinant le dogme du père Mallebranche, qu’il entendait l’art d’attaquer par les fondemens. Il s’est attaché à la base de l’opinion de son adversaire ; car il a montré que s’il n’y a point de corps, on est contraint d’admettre en Dieu des choses tout-à-fait contraires à la nature divine, comme d’être trompeur, ou sujet à d’autres imperfections que la lumière naturelle nous fait voir évidemment ne pouvoir être en Dieu[94]. Il se sert de huit argumens. Le père Mallebranche les appelle de bonnes preuves, mais de fort méchantes démonstrations[95] : je crois, continue-t-il, qu’il y a des corps, mais je le crois bien prouvé et mal démontré. Je le crois même comme démontré, mais en supposant la foi. Il se propose une objection qu’il fonde sur ces pensées déshonnêtes et impies de l’âme[96], et il répond, « qu’il est certain que le corps n’agit point immédiatement sur l’esprit, et qu’ainsi c’est Dieu seul qui met immédiatement dans l’esprit toutes les pensées bonnes et mauvaises, comme c’est lui seul qui remue le bras d’un assassin et d’un impie, aussi-bien que le bras de celui qui fait l’aumône ; et que la seule chose que Dieu ne fait point, c’est le péché, c’est le consentement de la volonté. Il est vrai que Dieu ne met dans l’esprit de l’homme des pensées inutiles et mauvaises, qu’en conséquence des lois de l’union de l’âme et du corps, et du péché qui a changé cette union en dépendance. Mais comment M. Arnauld démontrera-t-il, j’entends démontrer, qu’il n’a point fait quelque péché il y a dix ou vingt mille ans, et qu’en punition de ce péché il a ces pensées fâcheuses, par lesquelles Dieu le punit et le veut faire mériter sa récompense, en combattant contre ce qu’il appelle les mouvemens de la concupiscence ? M. Arnauld démontrera-t-il que Dieu, qui a pu permettre le péché et toutes ses suites, qui l’obligent, en conséquence des lois naturelles qu’il a établies, à mettre dans l’esprit tant de sales pensées et de sentimens impies, n’a pas pu permettre qu’il ait péché lui-même il y a vingt mille ans ? Démontrera-t-il que Dieu ne peut sans corps lui donner les pensées qui l’incommodent : et cela en conséquence des lois de l’union de l’âme et du corps, qu’il a prévues et qu’il peut suivre sans avoir formé aucun corps ? Mais qu’il raisonne tant qu’il voudra, je romprai sans peine la chaîne de ses démonstrations, en lui disant que Dieu peut avoir eu des desseins dont il ne lui a point fait de part [97]. » M. Arnauld répliqua beaucoup de choses, et nommément celle-ci, qu’il y a dans la réponse du père Mallebranche quelques propositions outrées qui, étant prises à la rigueur, vont à établir un très-dangereux pyrrhonisme[98]. Sa preuve se pourra voir dans ce passage[99] : « Je le supplie de me dire ce qu’il a entendu quand il est demeuré d’accord que l’on pouvait prendre cette proposition pour un principe évident : Dieu n’est point trompeur, et il n’est pas possible qu’il veuille prendre plaisir à me tromper, A-t-il prétendu que l’évidence de ce principe était absolue, ou s’il a cru qu’elle était restreinte par cette condition, si ce n’est que j’eusse commis quelque péché il y a dix ou vingt mille ans, en punition duquel Dieu pourrait prendre plaisir à me tromper ? S’il répond qu’elle est absolue, ce qu’il dit de ce péché que j’aurais pu commettre il y a dix mille ou vingt mille ans, est tout-à-fait hors de propos. Et s’il disait qu’elle n’est pas absolue mais restreinte à cette condition, rien ne serait plus facile que de lui faire voir que cela ne se peut dire sans renverser et la foi divine et toutes les sciences humaines. Car il soutient que non-seulement la foi divine, mais que tout ce que nous savons par raisonnement, est appuyé sur ce principe, que Dieu n’est point trompeur[100]...... Or ce principe que Dieu n’est point trompeur serait de nul usage, si celui qui s’en sert était obligé de démontrer auparavant qu’il n’a point commis quelque péché il y a dix mille ou vingt mille ans. Je n’en veux pas dire davantage : les suites de cette chicanerie étant si horribles et si impies, qu’il est même dangereux de les faire trop envisager[101]... Est-ce qu’il est nécessaire que Dieu nous ait fait part de tous ses desseins, pour être assuré qu’il ne peut avoir le dessein de nous tromper ? Si cela est, personne n’en pourra être assuré : et ainsi plus de foi divine, plus de sciences humaines, selon l’auteur même, comme je viens de le montrer. »

Plusieurs raisons exigeaient que je rapportasse quelques morceaux de la dispute de ces deux illustres auteurs, et que j’insérasse en général dans cette remarque tout ce qu’on y trouve. Car, 1°. j’étais obligé de prouver qu’il y a des objections encore plus fortes que celles du père Mallebranche. En effet, s’il était vrai que l’existence actuelle de l’étendue enfermât des contradictions et des impossibilités [102], comme on le débite ci-dessus[103], il serait absolument nécessaire de recourir à la foi pour se convaincre qu’il y a des corps. M. Arnauld, qui a trouvé d’autres asiles, serait obligé de ne recourir qu’à celui-là. 2°. Il convenait à l’article de Zénon d’Élée, que l’on y trouvât une extension des difficultés que ce philosophe a pu proposer contre l’hypothèse du mouvement. 3°. Il est utile de savoir qu’un père de l’oratoire, aussi illustre par sa piété que par ses lumières philosophiques, a soutenu que la foi seule nous convainc légitimement de l’existence des corps. La Sorbonne, ni aucun autre tribunal, ne lui a point fait d’affaires à cette occasion. Les inquisiteurs d’Italie n’en ont point fait à M. Fardella, qui a soutenu la même chose dans un ouvrage imprimé. Cela doit apprendre à mes lecteurs qu’il ne faut pas qu’ils trouvent étrange que je fasse voir quelquefois que sur les matières les plus mystérieuses de l’Évangile, la raison nous met à bout ; et qu’alors nous devons nous contenter pleinement des lumières de la foi. 4°. Enfin une bonne partie des choses que j’ai insérées dans cette remarque, peut servir de supplément à un autre endroit de ce Dictionnaire[104].

(I) Je trouve très-apparent qu’il n’oublia pas les objections que l’on peut fonder sur la distinction du plein et du vide. ] Mélissus, qui avait étudié sous le même maître que lui[105], n’admettait point de mouvement, et se servait de cette preuve : s’il y avait du mouvement, il faudrait de toute nécessité qu’il y eût du vide [106] ; or il n’y a point de vide ; donc, etc. Cela nous montre qu’au de Zénon il y avait un grand philosophe qui ne croyait pas que le mouvement et le plein fussent compatibles ensemble. Puis donc que Zénon rejeta le vide[107], je ne saurais me persuader qu’il ne se soit point servi de la même preuve que Mélissus contre ceux qui admettaient le mouvement. Il se faisait une affaire de les combattre, et il employait pour cela plusieurs raisons. Eût-il oublié l’argument que les sectateurs du vide ont si souvent mis en usage ? Il l’eût tourné autrement qu’eux, mais non pas d’une manière moins spécieuse. S’il n’y avait point de vide, disaient-ils, il n’y aurait point de mouvement ; or il y a du mouvement ; donc il y aura du vide. Il eût raisonné d’un sens contraire en convenant avec eux de ce principe, que le mouvement ne peut exister si tout est plein ; car de cette thèse commune entre eux et lui, il aurait tiré une conséquence diamétralement opposée à la leur. Voici quel devait être son syllogisme : S’il y avait du mouvement il y aurait du vide ; or il n’y a point de vide ; donc il n’y a point de mouvement. Notez que lorsque j’ai dit que sa manière de raisonner n’eût pas été moins spécieuse que la leur, je n’ai entendu cela que par rapport à des philosophes très-capables de comprendre les raisons contre le vide : je sais fort bien qu’à l’égard du peuple c’était un paradoxe presque aussi étrange de nier le vide que de nier le mouvement. Anaxagoras trouva le peuple si prévenu de l’existence du vide, qu’il recourut à quelques expériences triviales pour détruire ce faux préjugé. Aristote[108], dans le chapitre où il remarque cela, allègue quelques-uns des argumens dont on se servait pour prouver le vide. Ils ne sont point forts, et il les réfute assez bien dans le chapitre suivant. Gassendi a donné toute la force qu’il lui a été possible aux expériences et aux raisons qui favorisent l’hypothèse d’Épicure touchant le vide [109] ; mais il n’a rien dit de convaincant, et dont l’on ne fasse voir le faible dans l’Art de penser[110]. Je crois néanmoins que notre Zénon se fit craindre sur ce chapitre : un aussi subtil et aussi ardent dialecticien que lui pouvait bien brouiller les cartes dans cette matière-là, et il n’est pas vraisemblable qu’il ait négligé cette topique.

Mais s’il avait su ce que disent aujourd’hui plusieurs excellens mathématiciens [111], il aurait pu faire de grands ravages, et se donner des airs de triomphe. Ils disent qu’il faut de toute nécessité qu’il y ait du vide, et que sans cela les mouvemens des planètes et ce qui s’ensuit seraient des choses inexplicables et impossibles. J’ai ouï dire à un grand mathématicien, qui a profité beaucoup et des ouvrages et de la conversation de M. Newton, que ce n’est plus une chose problématique si, tout étant plein, tout a pu se mouvoir ; que la fausseté et l’impossibilité de cette proposition a été non-seulement prouvée, mais démontrée mathématiquement, et que désormais nier le vide sera nier un fait de la dernière évidence. Il assurait que le vide occupe incomparablement plus de place que les corps, dans les matières qui pèsent le plus, et qu’ainsi dans l’air, par exemple, il n’y a pas plus de corpuscules qu’il n’y a de grandes villes sur la terre. Nous voilà sans doute bien redevables aux mathématiques : elles démontrent l’existence d’une chose qui est contraire aux notions les plus évidentes que nous ayons dans l’entendement : car s’il y a quelque nature dont nous connaissions avec évidence les propriétés essentielles, c’est l’étendue : nous en avons une idée claire et distincte, qui nous fait connaître que l’essence. de l’étendue consiste dans les trois dimensions, et que les propriétés ou les attributs inséparables de l’étendue sont la divisibilité, la mobilité, l’impénétrabilité. Si ces idées sont fausses, trompeuses, chimériques et illusoires, y a-t-il dans notre esprit quelque notion que l’on ne doive pas prendre pour un vain fantôme, ou pour un sujet de défiance ? Les démonstrations qui prouvent qu’il y a du vide peuvent-elles nous rassurer ? sont-elles plus évidentes que l’idée qui nous montre qu’un pied d’étendue peut changer de place, et ne peut point être dans le même lieu qu’un autre pied d’étendue ? Fouillons tant qu’il nous plaira dans tous les recoins de notre esprit, nous n’y trouvons nulle idée d’une étendue immobile, indivisible et pénétrable. Il faudrait pourtant que, s’il y avait du vide, il existât une étendue qui eût ces trois attributs essentiellement. Ce n’est pas une petite difficulté que d’être contraint d’admettre l’existence d’une nature dont on n’a aucune idée, et qui répugne aux idées les plus claires que l’on ait. Mais voici bien d’autres inconvéniens. Ce vide, ou cette étendue immobile, indivisible et pénétrable, est-elle une substance ou un mode ? Il faut que ce soit l’un des deux ; car la division adæquata de l’être ne comprend que ces deux membres. Si c’est un mode, il faudra que l’on nous en définisse la substance ; or c’est ce qu’on ne pourra jamais faire. Si c’est une substance, je demanderai, est-elle créée, ou incréée ? Si elle est créée, elle peut périr sans que les corps dont elle est distincte réellement cessent d’exister. Or il est absurde et contradictoire que le vide, c’est-à-dire un espace distinct des corps soit détruit, et que néanmoins les corps soient distans les uns des autres, comme ils le pourraient être après la ruine du vide. Que si cet espace distinct des corps est une substance incréée, il s’ensuivra, ou qu’elle est Dieu, ou que Dieu n’est pas la seule substance qui existe nécessairement. Quelque parti que l’on prenne dans cette alternative, l’on se trouvera confondu : le dernier parti est une impiété formelle, l’autre est pour le moins une impiété matérielle ; car toute étendue est composée de parties distinctes, et par conséquent séparables les unes des autres ; d’où il résulte que si Dieu était étendu il ne serait point un être simple, immuable et proprement infini, mais un assemblage d’êtres, ens peragregationem, dont chacun serait fini, quoique tous ensemble ils n’eussent aucunes bornes. Il serait semblable au monde matériel, qui dans l’hypothèse cartésienne a une étendue infinie. Et quant à ceux qui voudraient prétendre que Dieu peut être étendu sans être matériel ou corporel, et qui en donneraient pour raison sa simplicité, vous les trouverez solidement réfutés dans un ouvrage de M. Arnauld. Je n’en citerai que ces paroles : « Tant s’en faut que la simplicité de Dieu nous puisse donner lieu de croire qu’il peut être étendu, que tous les théologiens ont reconnu après saint Thomas que c’était une suite nécessaire de la simplicité de Dieu ne pouvoir être étendu [112]. » Dira-t-on avec les scolastiques que l’espace n’est tout au plus qu’une privation de corps, qu’il n’a aucune réalité, et que proprement parlant le vide n’est rien ? Mais c’est une prétention si déraisonnable, que tous les philosophes modernes partisans du vide l’ont abandonnée, quelque commode qu’elle fût d’ailleurs. Gassendi s’est bien gardé de recourir à une hypothèse si absurde[113] ; il a mieux aimé s’enfoncer dans un abîme très-affreux, qui est de conjecturer que tous les êtres ne sont pas ou des substances ou des accidens, et que toutes les substances ne sont pas ou des esprits ou des corps ; et de mettre l’étendue de l’espace entre les êtres qui ne sont ni corporels, mi spirituels, ni substance, ni accident. M. Locke, n’ayant pas cru qu’il pût définir ce que c’était que le vide, a néanmoins fait entendre clairement qu’il le prenait pour un être positif [114]. Il a trop de lumières pour ne voir pas que le néant ne peut pas être étendu en longueur, en largeur et en profondeur. M. Hartsoeker a fort bien compris cette vérité. Il n’y a point de vide dans la nature, dit-il [115], ce que l’on doit admettre sans difficulté, parce qu’il est tout-à-fait contradictoire d’y concevoir un riens tout pur avec des propriétés qui ne peuvent convenir qu’à quelque chose de réel. Mais s’il est contradictoire que le néant ait de l’étendue ou aucune autre qualité[116], il n’est moins contradictoire que l’étendue soit un être simple, vu qu’elle contient des choses dont on peut nier véritablement ce que l’on peut affirmer véritablement de quelques autres choses qu’elle renferme. L’espace occupé par le soleil n’est point le même que celui qui est occupé par lune ; car si le soleil et la lune remplissaient le même espace, ces deux astres seraient dans le même lieu, et seraient pénétrés l’un avec l’autre, puisque deux choses ne sauraient être pénétrées avec une troisième sans être pénétrées entre elles[117]. Il est de la dernière évidence que le soleil et la lune ne sont point dans le même lieu. On peut donc dire véritablement de l’espace du soleil, qu’il est pénétré avec le soleil, et on peut nier cela véritablement de l’espace pénétré avec la lune : voilà donc deux portions d’espace réellement distinctes l’une de l’autre, puisqu’elles reçoivent deux dénominations contradictoires, être pénétré, et n’être pas pénétré avec le soleil. Ceci réfute pleinement ceux qui osent dire que l’espace n’est autre chose que l’immensité de Dieu ; et il est sûr que l’immensité divine ne pourrait être le lieu des corps sans que l’on en pût conclure qu’elle est composée d’autant de parties réellement distinctes qu’il y a de corps dans le monde. Vous allégueriez en vain que l’infini n’a point de parties, cela est faux de toute nécessité dans tous les nombres infinis, puisque le nombre renferme essentiellement plusieurs unités : vous n’auriez pas plus de raison de nous venir dire que l’étendue incorporelle est toute dans son espace, et toute dans chaque partie de son espace[118] ; car non-seulement c’est une chose dont on n’a aucune idée, et qui combat les idées que l’on a de l’étendue, mais aussi qui prouverait que tous les corps occupent le même lieu, puisqu’ils ne pourraient occuper chacun le sien, si l’étendue divine était pénétrée toute entière avec chaque corps, la même en nombre avec le soleil et avec la terre. Vous trouverez dans M. Arnauld la réfutation solide de ceux qui attribuent à Dieu de se répandre dans des espaces infinis[119].

Par cet échantillon des difficultés que l’on peut former contre le vide, mes lecteurs pourront aisément comprendre que notre Zénon serait aujourd’hui beaucoup plus fort qu’il n’était de son temps. On ne peut plus douter, dirait-il, que, si tout est plein, le mouvement ne soit impossible. Cette impossibilité a été prouvée mathématiquement. Il n’aurait garde de disputer contre ces démonstrations, il les admettrait comme incontestables, il s’attacherait uniquement à faire voir que le vide est impossible, et il réduirait à l’absurde ses adversaires. Il les mènerait battant de quelque côté qu’ils se tournassent ; il les jetterait d’embarras en embarras par ses dilemmes ; il leur ferait perdre terre partout où ils se voudraient retirer ; et, s’il ne les contraignait pas à ne dire mot, il les forcerait pour le moins à confesser qu’ils n’entendent point et qu’ils ne comprennent point ce qu’ils disent. Si quelqu’un me demande, ce sont les paroles de M. Locke[120], ce que c’est que cet espace dont je parle, je suis prêt à le lui dire, quand il me dira ce que c’est que l’étendue... Ils demandent si l’espace est corps ou esprit ? À quoi je réponds par une autre question : Qui vous a dit qu’il n’y a, ou qu’il n’y peut y avoir que des corps et des esprits ?.…. Si l’on demande, comme on a accoutumé de faire, si l’espace sans corps est substance ou accident, je répondrai sans hésiter que je n’en sais rien ; et je n’aurai point de honte d’avouer mon ignorance, jusqu’à ce que ceux qui font cette question me donnent une idée claire et distincte de ce qu’on nomme substance[121]. Puisqu’un aussi grand métaphysicien que M. Locke, après avoir tant médité sur ces matières, se trouve réduit à ne répondre aux questions des cartésiens que par des questions qu’il croit encore plus obscures et plus embrouillées que celles-là, nous devons juger qu’on ne peut résoudre les objections que Zénon proposerait et nous pouvons sûrement conjecturer qu’il adresserait ainsi la parole à ses adversaires : Vous vous sauvez dans le vide quand on vous chasse de l’hypothèse du mouvement et du plein : mais vous ne sauriez tenir dans le vide, on vous en démontre l’impossibilité ; apprenez un meilleur moyen de sortir d’affaire : celui que vous choisissez est d’éviter un précipice en vous jetant dans un autre. Suivez-moi, je vous donne une meilleure ouverture : ne concluez point, de impossibilité du mouvement dans le plein, qu’il y a du vide ; concluez plutôt de l’impossibilité du vide qu’il n’y a point de mouvement, c’est-à-dire, de mouvement réel ; mais tout au plus une apparence de mouvement, ou un mouvement idéal et intelligible. Voyez la note [122].

Recueillons d’ici quelques corollaires.

I. Le premier est que la dispute de Zénon ne pourrait pas être entièrement infructueuse ; car s’il manquait sa principale entreprise, qui est de prouver qu’il n’y a point de mouvement, il aurait toujours l’avantage de fortifier l’hypothèse de l’acatalepsie, ou de l’incompréhensibilité de toutes choses. Les démonstrations de nos nouveaux mathématiciens, qu’il y a du vide, leur ont fait connaître que le mouvement dans le plein n’est pas une chose qu’on puisse comprendre. Ils ont donc admis la supposition du vide ; ce n’est pas qu’ils ne la trouvassent environnée de plusieurs difficultés inconcevables et inexplicables, mais, ayant à choisir entre deux systèmes incompréhensibles, ils ont préféré celui qui les rebutait le moins : ils ont mieux aimé se satisfaire sur la mécanique que sur la métaphysique, et ils ont même négligé les difficultés physiques qui leur tombent sur les bras ; celle-ci, par exemple : il n’est pas possible de donner raison de la résistance de l’air et de l’eau, s’il y a si peu de matière et tant de vide dans ces deux portions du monde. D’autres mathématiciens [123] rejettent encore le vide ; ce n’est pas qu’ils n’aient senti les difficultés qui ont obligé à l’admettre, mais ils ont été plus frappés des embarras épouvantables qui se trouvent dans cette supposition : ils n’ont point cru que pour ces difficultés il fût à propos de renoncer aux idées claires que l’on a de la nature de l’étendue. Prenez garde qu’il y a des philosophes de la première volée[124] qui ne croient pas que nous connaissions ni ce que c’est qu’étendue, ni ce que c’est que substance ; ils ne peuvent parler autrement tandis qu’ils croient le vide. Grand triomphe pour Zénon et pour tous les autres acataleptiques ; car pendant qu’on disputera si l’on sait ou si l’on ignore la nature de la substance et celle de la matière, ce sera un signe qu’on ne comprend rien, et qu’on ne peut être jamais assuré qu’on frappe au but, ou que les objets de notre esprit soient semblables à l’idée que nous en avons.

II. Je dirai en passant que l’hypothèse du vide est la plus propre du monde à renverser le système de Spinoza. En effet, s’il y a deux espèces d’étendue ; l’une simple, indivisible et pénétrable ; l’autre composée, divisible et impénétrable, il faut qu’il y ait plus d’une substance dans l’univers. Cela se conclut encore mieux de ce que la substance impénétrable ne serait pas un tout continu, mais un amas de corpuscules séparés entièrement les uns des autres, et environnés d’un grand espace incorporel. Les spinozistes ne nieraient pas que chacun de ces corpuscules ne fût une substance particulière distincte de la substance de tous les autres. Et ainsi par leurs propres axiomes ils abandonneraient leur système, s’ils avouaient une fois qu’il y a du vide.

III. La dernière conséquence que je veux tirer est que les disputes du vide ont fourni une raison spécieuse de nier que l’étendue ait une existence réelle hors de notre entendement. On a compris, en disputant contre les cartésiens qui nient la possibilité du vide, que l’étendue est un être qui ne peut avoir de bornes. Il a donc fallu, ou qu’il n’y eût point de corps dans la nature, ou qu’il y en eût une infinité. On ne saurait en détruire aucun sans les anéantir tous, ni conserver les plus petits sans conserver tous les autres : cependant nous connaissons par des idées évidentes que quand deux choses sont distinctes réellement, l’une peut être conservée ou détruite sans que l’autre le soit ; car tout ce qui est distinct réellement d’une chose lui étant accidentel, et chaque chose pouvant être conservée sans ce qui lui est accidentel[125], il s’ensuit que le corps A, réellement distinct du corps B, peut demeurer dans l’être des choses, sans que le corps B subsiste ; et que la conservation du corps A, ne tire point à conséquence pour la conservation du corps B. Cette conséquence, qui paraît si claire et si conforme aux notions communes, ne peut point pourtant convenir au sujet dont nous parlons, et vous ne pouvez supposer que tous les corps enfermés dans une chambre périssent, et que les quatre murailles soient conservées ; car en ce cas-là il resterait entre elles la même distance qu’auparavant ; or cette distance, disent les cartésiens, n’est autre chose qu’un corps. Leur doctrine semble donc combattre la souveraine liberté du Créateur, et le plein domaine qui lui est dû sur tous ses ouvrages. Il doit jouir d’un plein droit d’en créer peu ou beaucoup selon son bon plaisir ; et de conserver et de détruire ou celui-ci ou celui-là comme bon lui semble. Les cartésiens peuvent répondre qu’il peut détruire chaque corps en particulier moyennant qu’il en fasse un autre de même grandeur ; mais n’est-ce point donner des bornes à sa liberté ? N’est-ce point lui imposer une espèce de servitude qui l’oblige nécessairement à créer un nouveau corps toutes les fois qu’il en veut détruire un autre ? Voilà des difficultés qu’on ne peut parer en supposant que l’étendue et le corps sont la même chose ; mais on peut les rétorquer toutes contre ceux qui les proposent à M. Descartes, si d’ailleurs ils reconnaissent une étendue spaciale réellement existante et distincte de la matière. Cette étendue ne peut pas être finie, on ne saurait en ruiner une portion sans en reproduire une autre, etc. Or si la nature de l’étendue pénétrable ou impénétrable entraîne avec soi de si grands inconvéniens, le plus court est de dire qu’elle ne peut exister que dans notre esprit.

(K) Une réponse comme celle de Diogène est plus sophistique que les raisons de notre Zénon. ] Πρὸς τὸν εἰπόντα, ὅτι κίνησις οὐκ ἔςιν, ἀναςὰς περιεπάτει. Dicente sibi quodam non esse motum, exurgens ambulabat [126]. Voilà tout ce que l’on trouve sur ce sujet dans Diogène Laërce. La chose, comme vous voyez, y est rapportée fort simplement ; les auteurs modernes l’ont un peu amplifiée. Vulgò etiam fertur Diogenes cùm negari à Zenone motum localem audîsset, illicò surrexisse, et itu redituque aliquoties magnâ festinatione replicatâ inambulâsse ; et rogatus, quis eum subitò enthusiasmus perculisset, respondisse : Zenonem refello [127]. Ils ont nommé le philosophe qui niait le mouvement, ils ont embelli les circonstances de la réponse pratique, ils en ont fait la matière des chreïes actives à l’usage des jeunes rhétoriciens. Je m’étonne que Sextus Empiricus n’ait daigné nommer celui qui réfuta de la sorte les objections contre l’existence du mouvement. Ce qu’il a dit de moins vague est qu’un cynique se servit de cette manière de les réfuter : Ταῦτά τοι καὶ ἐρωτηθεὶς ϕιλόσοϕος, τὸν κατὰ τῆς κινήσεως λόγον, σιωπῶν περιεπάτησεν,
Ταῦτά τοι καὶ. Ideòque cùm proposita esset philosopho oratio motum negans, tacitus ambulare cœpit[128]. Dans un autre endroit il s’exprime ainsi : Διὸ καὶ τῶν Κυνικῶν τις ἐρωτηθεὶς κατὰ τῆς κινήσεως λόγον, οὐδὲν ἀπεκρίνατο ἀνέςη δὲ καὶ ἐϐάδισεν· ἔργῳ καὶ διὰ τῆς ἐναργείας παριςάς, ὅτι ὑπαρκτή ἐςιν ἡ κίνησις. Ideòque quidam ex cynicis, cùm ei proposuita esset contra motum oratio, nihil respondit ; sed surgens ambulare cœpit, opere et actu ostendens existere motum[129]. Il vaut mieux que nommer personne que d’assurer que Diogène le Cynique et Zénon d’Élée furent les acteurs. Cette faute de chronologie est inexcusable[130] : les jésuites de Conimbre l’ont imputée à Simplicius sans le réfuter. Ils étaient à cet égard dans l’erreur vulgaire. Certè, disent-ils[131], hæc Zenonis tam absurda opinio nullo meliùs quàm experientiæ ipsius argumento refellitur. Quod Diogenes Cynicus fecit, ut refert Simplicius hoc in libro commento 53, et lib. 8, comment. 25. Nam cùm Zenonis rationes aliquando audisset, surrexit, nec aliter quàm coràm ambulando respondit. Ils n’ont point commis l’autre faute, qui est si commune ; ils n’ont point cru que le Zénon qui niait le mouvement, et dont Aristote examine les raisons, fût le chef des stoïciens ; ils ont dit[132] en propres termes que c’était Zénon d’Élée. Voici un passage tout plein de fautes : Continuum ex partibus indivisibilibus constare contra Aristotelem constanter defendebat Zeno stoïcorum princeps, quem ducem sunt sequuti ex philosophis Democritus, et Leucippus. Ex theologis antiquis May. in 2, dist. 2, quæst. 5. Gerardus apud Tartaletum hoc lib., quæst. 1, et Ægidius discipulus D. Thom. lib. 1, de Generat. quæst. 8, eitatus à Veracrux 6. Physic. speculat. 1[133]. Il n’y a point lieu de douter qu’on n’ait eu dessein dans ce passage de parler du même Zénon qu’Aristote a réfuté dans le chapitre IX du VIe. livre de sa Physique. Or il ne paraît pas que Zénon d’Élée ait enseigné que le continu fût composé de parties indivisibles. Il se contentait de se prévaloir de la doctrine contraire, pour montrer que le mouvement était impossible. Il disait même qu’un corps indivisible ne diffère point du néant [134] ; et nous ferons voir ci-dessous qu’il n’admettait aucune composition dans l’univers. Cependant on le regarde comme l’auteur de la secte qui soutenait que les points mathématiques composent le continu[135]. Il serait plus raisonnable d’attribuer ce sentiment à Pythagore et à Platon, comme a fait le sieur Dérodon, se fondant à l’égard de Pythagore sur le témoignage de Sextus Empiricus, et à l’égard de Platon sur le témoignage d’Aristote[136]. Mais quelle bévue de nous donner pour le guide de Démocrite et de Leucippe le fondateur des stoïciens ! Il fallait savoir que Leucippe a précédé Démocrite, et que l’un et l’autre ont précédé de plusieurs olympiades le chef des stoïques. Outre que leurs atomes forment un système bien différent de celui qu’on attribue aux zénonistes sur la composition du contenu.

Quoi qu’il en soit, la réponse de Diogène le cynique au philosophe qui niait le mouvement est le sophisme que les logiciens appellent ignorationem elenchi. C’était sortir de l’état de la question : car ce philosophe ne rejetait pas le mouvement apparent, il ne niait pas qu’il ne semble à l’homme qu’il y a du mouvement ; Mais il soutenait que réellement rien ne se meut, et il le prouvait par des raisons très-subtiles et tout-à-fait embarrassantes. Voici ce que Sextus Empiricus a dit des sceptiques : Ὅσον μὲν γὰρ ἐπὶ τοῖς ϕαινομένοις δοκεῖν εἶναι κίνησιν· ὅσον δὲ ἐπὶ τῷ ϕιλοσόϕῳ λόγῳ μὴ ὑπάρχειν. Quantùm ad apparentia quidem videri esse motum, sed quatenùs quis philosophicam rationem sequatur non esse[137]. À quoi sert contre cela de se promener ou de faire un saut ? Est-ce prouver autre chose que l’apparence du mouvement ? s’agissait-il de cela ? Le philosophe la niait-il ? Point du tout : il n’était pas assez sot pour nier les phénomènes des yeux ; mais il soutenait que le témoignage des sens doit être sacrifié au raisonnement. Consultez Aristote, qui vous apprendra que quelques anciens philosophes ayant trouvé des raisons pour rejeter entièrement la pluralité des parties, la divisibilité, la mobilité du monde, avaient ensuite compté pour rien la déposition des sens : Ἐκ μὲν οὖν τούτων τῶν λόγων ὑπερϐάντες τὴν αἴσθησιν καὶ παριδόντες αὐτὴν, ὡς τῷ λόγῳ δέον ἀκολουθεῖν, εἶναί ϕασι τὸ πᾶν ἓν, καὶ ἀκίνητον, καὶ ἄπειρον ἔνιοι. Ob hasce igitur rationes non-nulli sensum prætereuntes, despicientesque quasi rationem sequi ducem oporteat ; universum ipsum, unum et immobile et infinitum esse asserunt[138], Parménides et Mélissus sont les anciens philosophes dont il parle. Il faut croire que Zénon d’Élée retint tout le fond de la doctrine de Parménides, son maître. Plutarque ayant dit que Parménides admettait l’éternité et l’immutabilité de toutes choses, ajoute que Zénon d’Élée ne particularisa rien, et parut flotter dans l’incertitude[139]. Mais d’autres déclarent[140] qu’avec Xénophanes, avec Parménides et avec Mélissus, il enseigna l’unité et l’incorruptibilité de toutes choses, et l’imperfection du témoignage des sens. Il ne fut pas assez humble pour demeurer dans les principes de son maître sans y rien changer : nous voyons ses innovations dans un ouvrage [141] que l’on attribue à Aristote. Elles n’empêchent pas qu’il ne crût qu’il ne se fait aucune génération ; ainsi, par une suite nécessaire de son principe, il devait combattre le mouvement, la divisibilité, la composition de l’étendue, etc. Nous avons vu ci-dessus, dans l’article de Xénophanes, à la page 602, tome XIV, que l’auteur de l’Art de Penser a fait un procès à Aristote en faveur de Parménides et de Mélissus. Il y a longtemps qu’on tâche de les justifier en donnant à leur opinion un sens favorable et un grand air de conformité avec le dogme des orthodoxes sur la nature de Dieu. Mais, selon toutes les apparences, Aristote ne mérite point ici de blâme : il a bien compris et bien rapporté ce qu’ils enseignaient ; et, par conséquent, nous devons croire que leur système était une espèce de spinozisme. Il n’y a point lieu de s’imaginer[142] qu’ils s’expliquaient par énigmes ou par emblèmes ; car le dogme particulier de l’unité et de l’immutabilité de toutes choses était une suite de plusieurs principes clairs et évidens. Voyez à l’article Xénophanes, pages 620, 621, tome XIV. Ainsi c’était tout de bon et par doctrine de système, et non pas par jeu d’esprit, qu’ils niaient le mouvement, et qu’ils soutenaient que son existence n’était que mentale. Voici les noms de quelques apologistes de ces gens-là[143] : Si prædicti philosophi suum illud dogmata ad hujus tam reconditæ veritatis intelligentiam retulêre [144], non modò reprehendendi non sunt, sed magnoperè etiam commendandi. Certè Parmenidem defendit, atque interpretatur Simplicius, hoc in libro ad textum 6 Bessario, 2°. libro contra Calumniatorem Platonis, capite 3, et Nicolaüs Cusa, in lib. de Filiatione Dei. Lege etiam pro eâdem re Eugubinum, lib. 3 de perenni Philosophiâ, cap. 6 et 7, et F. Mirandulam lib. 6 de Examine vanitatis, cap. I.

De tout ceci il résulte que la réponse de Diogène était sophistique, quoiqu’elle fût propre à s’attirer l’applaudissement de la compagnie. Cette réponse était moqueuse ; mais je pense aussi que le philosophe qui y avait intérêt ne fit que la mépriser. Il en rit peut-être, et il s’en moqua tout son soûl : plus heureux mille fois que le sophiste Diodore, qui ne se trouva pas en état de rire lorsqu’on l’attaqua par une maligne ironie sur ses leçons contre l’existence du mouvement. Il s’était démis l’épaule, et il fut trouver le médecin Hérophile, pour le prier de la lui remettre. Vous ne songez pas à ce que vous dites, lui répondit Hérophile : quoi ! votre épaule disloquée ? cela ne peut pas être ; car elle n’est sortie de sa place ni où elle était ni où elle n’était pas. Voilà l’une des raisons de ce sophiste pour combattre le mouvement. Si un corps se mouvait, disait-il, il le ferait, ou dans le lieu où il est, ou dans le lieu où il n’est pas. Or il ne se meut, ni dans le lieu où il est, car s’il y est il n’en sort point ; ni dans le lieu où il n’est pas, car il ne peut rien souffrir ni rien faire où il n’est point. Donc Diodore, peu capable alors de goûter cette logique, pria Hérophile de ne se plus souvenir de ces discours, et de lui fournir le remède nécessaire[145].

  1. * Bayle, disent Leclerc et Joly, se plaît, dans ses remarques (F et G) de cet article, à contrefaire le pyrrhonien sur l’existence de l’étendue et du mouvement : « mais on peut, sans crainte de se tromper, soutenir deux propositions : la première qu’il n’est pas convaincu lui-même de ce qu’il avance ; et la seconde, qu’il n’a convaincu personne. » Joly renvoie à l’Examen du Pyrrhonisme de Bayle, par Crouzes, pages 93 et suiv., 127 et suiv., 187 et suiv.
  1. Dans l’art. d’Apulée, rem. (H), t. II, p. 211.
  2. Apuleïus, Apolog., pag. m. 275, 276.
  3. Voyez M. Ménage, in Diogenem Laërt., lib. IX, num. 28, où il montre que Vélia est la même ville d’Italie qu’Eléa.
  4. Plato, in Parmenide, pag. m. 1110, A.
  5. Atheneus, lib. XI, pag. 505, F.
  6. Sextus Empiricus, adversùs Mathematic., pag. 139.
  7. Diog. Laërt., lib. IX, num. 25.
  8. Plut., in Pericle, pag. 154. On verra la traduction française d’Amyot ci-après, remarque (E), cit. 44.
  9. Diod. Laert., lib. IX, num. 25.
  10. Cette traduction fut faite sur un exemplaire où le grec portait : Ζήνωνός τε Πλάτων ἐπιλήπτορος, au lieu de Ζήνωνος πάντων ἐπιλήπτορος.
  11. Plato. in Phædro, pag. 1231.
  12. Diog. Laert., lib. IX, n. 25.
  13. Menagius in Diogenem Laert., lib. IX, num. 25, pag. 403, col. 2.
  14. Diog. Laert., lib. IX, num. 26.
  15. Antiquior Zeno Eleates Dionysio tyranno centum quinquaginta annis circiter. Menag., ibid., pag. 404.
  16. Je veux dire qu’il a pensé que tout ceci se passa dans Syracuse.
  17. Ammian. Marcellin., lib. XIV, cap. IX, pag. 46.
  18. Menagius in Diogenem Laert., lib. IX, num. 26.
  19. Diog. Laert., lib. IX, num. 26, p. 565, ex Heraclide in Satyri Epitome.
  20. Laert., ibidem, num. 27, ex Demetrio, in Æquivocis.
  21. Idem, ibidem, ex Antisth. in Successionibus.
  22. Μετὰ τὸ μηνύσαι τοὺς ϕίλους ἐρωτηθῆναι πρός τοῦ τυράννου, εἴ τις ἄλλος εἴη· τὸν δὲ εἰπεῖν, σὺ ὁ τῆς πόλεως ἀλητήριος. Illum quum amicos indicâsset, rogatum à Tyranno essetne alius quispiam, dixisse : Tu civitatis pernicies. Idem, ibid. Ceci se comprendra mieux si on le lit dans Sénèque à la fin de cette remarque.
  23. Conférez ce qui est dit dans l’article Pythagoras, cit. (85), tom. XII, pag. 138.
  24. Plut., adversùs Colotem, circa fin., pag. 1126. Vide etiam de Garrulit., pag. 505.
  25. Apud Diogen. Laërtium, lib. IX, n. 27.
  26. Valer. Maximus, lib. III, cap. III, n. 1, in Exter., pag. m. 280.
  27. Idem, ibidem, num. 3.
  28. Olivier allègue cela.
  29. Diog. Laërt., lib. IX, num. 29. Jonsius, de Scriptorib. Hist. Philos., pag. 116, compte jusqu’à 15 Zénons.
  30. Ex Zenone Eleate duos perperam facit. Henricus Valesius, Notis in Amm. Marcellin., lib. XIV, cap. IX, pag. 46.
  31. Ut modo duorum Fabiorum res gestas uni eum adsignâsse contra Pighium probavimus, ita contrariâ planè culpâ unius philosophi factâ, in duos ejusdem nominis divisit, lib. III, cap. III. Nam quum retulisset, quam patientiam Eleates Zeno præstitisset, etc. Jacobus Perizonius, Animadv. Histor., pag. 85.
  32. M. Périsonius lui cite Ciceron, de Nat. Deor., lib. III, et Diogène Laërce.
  33. Car. Boyle, apud Acta Eruditor. Lipsiens., 1696, pag. 102, 103, dans l’Extrait des Lettres de Phalaris, imprimées à Oxford, l’an 1695.
  34. Citation (4).
  35. Chron. Eusebii.
  36. Jonsius, de Script. Hist. Phil., pag. 116, le met à l’olympiade 78.
  37. L’édition de Diogène Laërce, 1692, le met à l’olympiade 69.
  38. On écrit ceci l’an 1696.
  39. Il le suppose même fort vieux au temps du complot.
  40. Seneca, de Irâ, lib. II, cap. XXIII, p. m. 541. Voyez là-dessus les commentateurs.
  41. Idem, epist. LXXXVIII, pag. m. 361.
  42. Voyez Sextus Empiricus, adv. Mathemat., lib. VII, cap. II.
  43. Lipsius, Manuduct. ad stoic. Philos., lib. II, diss. IV, sub fin. pag. m. 693 tomi II Oper.
  44. Plut. in Vitâ Periclis, pag. 154, version d’Amyot. On a vu les termes de l’original ci-dessus, citation (8).
  45. Voyez ci-après l’éclaircissement sur les pyrrhoniens, cit. (3).
  46. Aristote, Metaphys., lib. III, cap. IV.
  47. Fonseca, in Aristotelis Metaphys., ibidem, pag. m. 473, 474.
  48. Au chap. IX du VIe. livre.
  49. Je la compte pour la première, parce qu’Aristote la propose et y répond au commencement du chapitre ; mais dans la suite il la place au troisième rang.
  50. Τοῦτο δέ ἐςι ψεύδος οὐ γὰρ σύγκειται ὁ χρόνος ἐκ τῷν νῦν ὄντων ἀδιαιρέτων, ὥσπερ οὐδ᾽ ἄλλο μέγεθος οὐδέν. Hoc verò est falsum, cùm tempus ex momentis individuis non constet, ut neque alia ulla magnitudo. Aristoteles, Physic., lib. VI, cap. IX.
  51. Conimbricenses, Aristot., in Physic., lib. VI, cap. IX, pag. m. 147, 148.
  52. Confirmez ceci par ce que disent les géomètres touchant la production des lignes et des superficies. Mathematici ut nobis inculcent veram lineæ intelligentiam, imaginantur punctum… è loco in locum moveri ; cùm enim punctum sit prorsùs individuum, relinquetur ex isto motu imaginario vertigium quoddam longum expers latitudinis... Mathematici ut nobis superficiem ob oculos ponant, monent ut intelligamus lineam aliquam in transversùm moveri, vestigium enim relictum, etc. Clavius in Euclid., lib. I, num. 2 et 5.
  53. Voyez l’article d’Achille, rem. (L), tom. I, pag. 162.
  54. Οὖτος καὶ τὸν Ἀχιλλέα πρῶτος λὸγον ἐρώτησε Φαϐωρῖνος δέ ϕησι Παρμενίδην, καὶ ἄλλους συχνούς. Hic et Achillea primus oratione argumentatus est ; quamvis Phavorinus Parmeniden et alios complures profert. Diogenes Laert., lib. IX, num. 29.
  55. Aristoteles, Physic., lib. VI, cap. IX, pag. 148.
  56. Une autre matière serait aussi propre. On ne ici le bois et la pierre que pour exemple.
  57. On peut faire les même difficultés sur ce que les petites roues d’un carrosse font autant de chemin que les grandes dans le même nombre tours sur leur centre. Dites-le même de deux roues attachées à un axe, l’une très-petite, l’autre très grande.
  58. Par exemple, les deux livres in-folio dont on a parlé.
  59. Voyez l’Art de penser, IVe partie, chap. I, page m., 392, et ci-après la remarque (D) de l’article suivant, vers la fin.
  60. Voyez, entre autres, l’ouvrage de Libertus Fromondus, professeur à Louvain, intitulé Labirinthus seu de Compositione continui. C’est un ouvrage beaucoup plus fort que la réponse que Jacques Chevreuil (en latin Capreolus) professeur en philosophie à Paris, fit, en 1636 à deux questions du cardinal de Richelieu de Demonstratione Magnitudinis in Puncto, etc.
  61. Arriaga, Disput. XVI Thys., sect. XI, num. 241, page m. 433.
  62. Idem, ibidem, sect. XII, num. 256, pag. 435.
  63. Pour abréger, on n’exprime point la rejection ni l’admission ; car selon les lois de la logique on peut procéder ici de la rejection des deux parties quelconques, à l’admission de la troisième.
  64. Conférez ce qui sera dit dans la remarque (D) de l’article suivant, vers la fin.
  65. Entendez ceci avec la clause distributive sumpta.
  66. Nicolle, Art de Penser, IVe. partie, ch. I, page m. 387, 388. Voyez aussi M. Rouault, Traité de Physique, Ire. partie, chap. XXVII, num. 6, page m. 293, où il parle de la diverse apparence des mêmes couleurs ; il la savait par expérience.
  67. Mallebranche, Recherche de la Vérité, livre I, chap. VI et suiv.
  68. Lami, Connaissance de soi-même, tome II, pag. 112 et suiv.
  69. Dans la remarque (I).
  70. Il y en a de fort beaux dans l’Art de Penser, IVe, partie, chap. I, page 392. Voyez aussi la Physique de Rohault, Ire. partie, ch. IX.
  71. Prenez ceci un dato non concesso.
  72. Zénon pouvait dire hardiment cela, car tous les anciens philosophes admettaient cette maxime de Lucrèce :

    Res. .......... non posse creari
    De nihilo, neque item genitas ad nil revocari ...

    Lucret, lib. I, vs. 266.

  73. Migratio de Loco in locum.
  74. Voyez la remarque (I).
  75. Le mouvement, dit-il, Phys., Ire. partie, chap. X, num. 3, page m. 62, consiste dans l’application successive d’un corps, par tout ce qu’il a d’extérieur, aux diverses parties de ceux qui l’avoisinent immédiatement.
  76. Voyez sa Physique, livre I, Ire partie, chap. I, page 42 du deuxième tome, édition de Lyon, 1691, in-12.
  77. Le mouvement, dit-il, Phys., livre I, Ire. partie, chap. I, page 43, est l’application successive active d’un corps, par tout ce qu’il a d’extérieur, à diverses parties des corps qui le touchent immédiatement.
  78. Savoir l’axe.
  79. Je parlerai de cette lettre dans la remarque (D) de l’article suivant.
  80. Voyez la remarque précédente, troisième objection.
  81. Comme il est visible que les atomes d’Épicure, puisqu’ils ont les trois dimensions, sont divisibles à l’infini, et qu’on n’oserait le nier quant à l’espace qu’ils occupent, je ne leur ai pas appliqué l’instance.
  82. Voyez Arriaga, disp. XVI, Physic., sect. XI. Il adopte l’hypothèse des morules ou interruptions du mouvement : il répond mal aux objections, et avoue que celle de la roue est insoluble. Oviedo, dans son Cours de Philosophie, tome I, pag. 357 et seq., fait de grands efforts pour la résoudre, et croit en donner une nouvelle solution. Gordiani nodi nova solutio, dit-il.
  83. Dans la remarque (F), première objection.
  84. Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp., lib. III, cap. VIII.
  85. Nicolle, Art de penser, IVe partie, chap. I, page m. 394, 395. Conférez ce qui a été dit à l’article Pyrrhon, remarque (C), tom. XII, page 105.
  86. Natura nihil frustra facit.
  87. Frustrà fit per plura quod æquè commodè fieri potest per pauciora.
  88. Mallebranche, ubi infrà, pag. 70. Voyez ci-dessus, citations (66) et (67).
  89. Idem, Éclaircissement sur le premier livre de la Recherche de la Vérité, page 64, édition de Paris, 1678.
  90. Là même, page 68, 69.
  91. Journal des Savans, du 30 juillet 1696, p. 551, 552, édition de Hollande.
  92. L’auteur du Journal se trompe ici ; il prétend à tort que M. Fardella tombe en contradiction ; mais ce n’est point se contredire que d’assurer qu’il y a effectivement des corps, et qu’il serait possible qu’il n’y en eût point, et que cependant nous eussions les mêmes sensations que nous avons. L’auteur du Journal eût pu faire une objection mieux fondée ; c’est qu’en supposant que Jésus-Christ s’est accommodé à la logique populaire, on ne peut point prouver par l’Écriture qu’il y ait des corps ; comment donc sera-t-on assuré par la foi qu’il y a des corps ?
  93. Dans la remarque (G), à l’exposé de la première objection.
  94. Arnauld, Traité des vraies et des fausses Idées, page 324.
  95. Mallebranche, Réponse au livre des vraies et fausses Idées, page 321.
  96. Là même, page 325.
  97. Là même.
  98. Arneuld, Défense contre la Réponse au livre des vraies et des fausses Idées, p. 577, 578.
  99. Là même, pag. 590, 591.
  100. Arnauld, Défense contre la Réponse au livre des vraies et des fausses Idées, page 592.
  101. Là même.
  102. C’est-à-dire qu’il semblât, selon les lumières philosophiques, qu’elle enfermât des contradictions et des impossibilités.
  103. Dans la remarque (G) à la première objection.
  104. À la remarque (B) de l’article Pyrrhon, tome XII, page 101.
  105. C’est-à-dire sous Parménides. Voyez Diogène Laërce, lib. IX, num. 24, 25.
  106. Aristot., Phys., lib. IV, cap. VII, textu LXI.
  107. Diog. Laert., lib. IX, num. 29.
  108. Aristotel., Phys. lib. IV, c. VII, t. LI.
  109. Gassend., Phys., sect. I, lib. II, c. III, Oper., tome I, page 192 et seq.
  110. Art de penser, IIIe. partie, ch. XVIII, num. 4, page m. 329 et suiv.
  111. M. Huygens, M. Newton, etc.
  112. Arnauld, Défense contre la Réponse au livre des vraies et des fausses Idées, page 360.
  113. Gassend., Phys., sect. I, lib. II, cap. I, page 182.
  114. Locke, Essai philosophique concernant l’Entendement, l. II, ch. XIII, pag. m. 188, 189.
  115. Hartsoeker, Principes de Physique, p. 4.
  116. Non eatis uulla sunt accidentia, est une notion commune aussi évidente qu’aucune autre.
  117. Quæ penetrantur cum uno tertio penetrantur inter se.
  118. Tota in toto in singulis partibus. C’est ce que les scolastiques assurent de la présence de l’âme dans le corps humain, et de la présence des anges en certains lieux.
  119. Arnauld, lettres VIII et IX au père Mallebranche. Voyez-y surtout, page 171 et suiv., et page 210 et suiv. On peut voir aussi le livre de Pierre Petit, médecin de Paris, de Extensione animæ et rerum incorporearum Naturâ, et la réponse que M. de la Chambre lui fit, et qu’il publia à Paris l’an 1666, in-4o., sous le titre de Défense de l’extension et des parties libres de l’âme. Toutes les raisons qu’il allègue pour la compatibilité de l’étendue avec la spiritualité, sont si mauvaises qu’elles ne servent qu’à faire voir la fausseté de sa prétention.
  120. Locke, Essai sur l’Entendement, p. 188.
  121. Locke, Essai sur l’Entendement, p. 189.
  122. Les anciens étaient si embarrassés dans la dispute du vide, qu’il en eut qui soutinrent que le vide et le lieu étaient la matière des corps. Φασί τινες εἷναι τὸ κενὸν τὴν τῶν σωμάτων ὕλην, οἵπερ καὶ τόπον τὸ αὐτὸ τοῦτο λέγοντες, quidam vacuum esse corporum materiam dicunt, qui quidem et locum hoc idem asserunt esse. Aristot., Physic., lib. IV, cap. VII.
  123. M. Leibnitz, et M. de Volder, professeur célèbre en philosophie et en mathématiques dans l’académie de Leyde.
  124. Voyez ci-dessus, citation (120), les paroles de M. Locke.
  125. Συμϐεϐηκὸς ἐςιν ὃ γίνεται καὶ ἀπογίνεται χωρὶς τῆς τοῦ ὑποκειμένου ϕθορᾶς. Accidentes est quod adest atque abest sine subjecti interitu. Porphyr. Isag., c. V. Si cela est vrai des accidens qui sont les modes d’une substance, comme l’entend ici Porphire, cela est encore plus vrai d’une substance accidentelle à l’égard des autres, en tant qu’elle est distincte de leurs attributs essentiels. Notez que les scolastiques se font ici une grande difficulté, sous prétexte que la noirceur ne peut être séparée d’un Éthiopien. C’est pourquoi ils recourent à la distinction entre la séparation mentale, et la séparation réelle. Pure illusion, car le sujet de la noirceur d’un Éthiopien est la matière qui ne périrait point si l’on calcinait le corps de cet homme.
  126. Diog. Laertius, lib. VI, num. 39.
  127. Libertus Fromondus, de Compositione continui, page 6.
  128. Sextus Empiricus, Pyrrhon Hypotypos., lib. II, cap. XXII, page 104.
  129. Idem, ibidem, lib. III, cap. VIII, page 124.
  130. Diogène le Cynique a vécu long-temps après Zénon d’Élée.
  131. Conimbricenses in Phys. Aristot., lib. VI, cap. II, page m. 118.
  132. Ibid., in cap. VIII, pag. 145,
  133. Franciscus de Oviedo, Physic., controvers. XVII, pag. 334, col. 1.
  134. Arist., Metaphys., lib. III, cap. IV.
  135. Arriaga et cent autres scolastiques espagnols nomment zénonistes ceux qui tiennent que le continu est composé de parties indivisibles et non étendues, opinion très-différente de celle des atomistes.
  136. Derodon., Disp. de Atomis, pages 4 et 5. Il cite Sextus Empiricus, lib. IX, adv. Math., et Aristote, lib. I, de Generat., textu VII.
  137. Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp., lib. III, cap. VIII, pag. 104.
  138. Aristoteles, de Generat. et Corrupt., lib. I, cap. VIII, page m. 395.
  139. Ἴδιον μὲν οὐδὲν ἐξέθετο, διηπόρησε δὲ περὶ τούτων ἐπὶ πλεῖον. Nihil hoc in genere singulare vulgavit, sed ancipiti ferè dubitationis æstu fluctuavit. Plut., in Stromatis, apud Eusebium, Præpar. Evangel., lib. I, cap. VIII, page 23.
  140. Aristoteles, de Philosoph., lib. VIII, apud Eusebium, ibidem, lib. XIV, cap. XVII, page 756.
  141. Intitulé de Xenophane, Zenone et Gorgiâ.
  142. C’est ce que font pourtant les jésuites de Conimbre, in Phys. Arist., lib. I, cap. VII, page m. 92.
  143. Conimbricenses, ibid. Voyez-les aussi in lib. I de Generat., cap. VIII.
  144. C’est-à-dire que In divinâ bonitate sunt omnia immensuratè et unicè, sicut in monade omnis numerus uniformiter est, et in centro omnes lineæ ad se ipsæ, et ad unam initium, à quo processêre, conjunctæ et copulatæ continentur.
  145. Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp., lib. II, cap. XXII.

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