Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Possédés

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Henri Plon (p. 552-554).

Possédés. Le bourg de Teilly, à trois lieues d’Amiens, donna en 1816 le spectacle d’une fille qui voulait se faire passer pour possédée. Elle était, disait-elle, au pouvoir de trois démons, Mimi, Zozo et Crapoulet. Un honnête ecclésiastique prévint l’autorité, qui reconnut que cette fille était malade. On la fit entrer dans un hôpital, et il ne fut plus parlé de la possession. On trouve de la sorte dans le passé quelques supercheries que la bonne foi de nos pères a su réprimer souvent. Il y eut jadis bien moins de scandales qu’on ne le conte, et les possessions n’étaient pas de si libre allure qu’on le croit. Une démoniaque commençait à faire du bruit sous Henri III ; le roi aussitôt envoya son chirurgien Pigray, avec deux autres médecins, pour examiner l’affaire. Quand la possédée fut amenée devant ces docteurs, on l’interrogea, et elle débita des sornettes. Le prieur des capucins lui fit des demandes en latin auxquelles elle répondit fort mal ; et enfin on trouva, dans certains papiers, qu’elle avait été déjà, quelques années précédemment, fouettée en place publique pour avoir voulu se faire passer pour démoniaque ; on la condamna à une réclusion perpétuelle. Du temps du même Henri III, une Picarde se disait possédée du diable, apparemment pour se rendre formidable. L’évêque d’Amiens, soupçonnant quelque imposture, la fit exorciser par un laïque déguisé en prêtre et lisant les épîtres de Cicéron. La démoniaque savait son rôle par cœur ; elle se tourmenta, fit des grimaces effroyables, des cabrioles et des cris, absolument comme si le diable, qu’elle disait chez elle, eût été en face d’un prêtre lisant le livre sacré[1]. Elle fut ainsi démasquée.

Mais il y a les vrais possédés ou démoniaques. Ce sont ceux dont le diable s’est emparé. Plusieurs aujourd’hui prétendent que les possessions sont des monomanies, des folies plus ou moins furieuses, plus ou moins bizarres. Mais comment expliquer ce fait qu’à Gheel en Belgique, où l’on traite les fous colonisés, on guérit les fous furieux en les exorcisant ?…

Le savant docteur Moreau, dans la visite officielle qu’il a faite à Gheel en 1842, et qu’il a publiée, a reconnu ce fait, qui ne peut être contesté. Le diable serait — il donc pour quelque chose dans certaines folies ? et connaissons-nous bien tous les mystères au milieu desquels nous vivons ? Dans tous les cas, si plusieurs possessions ont été soupçonnées de charlatanisme, nous croyons que le soupçon a été fondé moins souvent qu’on ne le dit.

On a beaucoup écrit sur les démoniaques, qui sont, disent les experts, plus ou moins agités, suivant le cours de la lune. L’historien Josèphe dit que ce ne sont pas les démons, mais les âmes des méchants, qui entrent dans les corps dès possédés et les tourmentent.

On a vu des démoniaques à qui les diables arrachaient les ongles des pieds sans leur faire de mal. On en a vu marcher à quatre pattes, se traîner sur le dos, ramper sur le ventre, marcher sur la tête. Il y en eut qui se sentaient chatouiller les pieds sans savoir par qui ; d’autres parlaient des langues qu’ils n’avaient jamais apprises. Comment expliquera-t-on les convulsionnaires jansénistes du dernier siècle, si on en exclut le diable[2] ? En l’an 1556, il se trouva à Amsterdam une phalange d’enfants démoniaques, que les exorcismes ordinaires ne purent délivrer ; on publia qu’ils n’étaient en cet état que par maléfices et sortilèges ; ils vomissaient des ferrements, des lopins de verre, des cheveux, des aiguilles et autres choses semblables. On conte qu’à Rome, dans un hôpital, soixante-dix filles devinrent folles ou démoniaques en une seule nuit ; deux ans se passèrent sans qu’on les pût guérir. Cela peut être arrivé, dit Cardan, ou par le mauvais air du lieu, ou par la mauvaise eau, ou par la fourberie, ou par suite de mauvais déportements. C’est que la suite de mauvais déportements entraîne souvent les mauvais esprits contre lesquels nous luttons tous et sans cesse, si nous ne sommes à eux. On croyait reconnaître autrefois qu’une personne était démoniaque à plusieurs signes : 1° les contorsions ; 2° l’enflure du visage ; 3° l’insensibilité et la ladrerie ; 4° l’immobilité ; 5° les clameurs du ventre ; 6° le regard fixe ; 7° des réponses en français à des mots latins ; 8° les piqûres de lancette sans effusion de sang, etc. Mais, dit-on, les saltimbanques et les grimaciers font des contorsions, sans pour cela être possédés du diable ; et qu’en savez-vous ? L’enflure du visage, de la gorge, de la langue, est souvent causée par des vapeurs ou par la respiration retenue. L’insensibilité peut bien être la suite de quelque maladie ou n’être que factice, si la personne insensible a beaucoup de force. Un jeune Lacédémonien se laissa ronger le flanc par un renard qu’il venait de voler, sans donner le moindre signe de douleur ; un enfant se laissa brûler la main dans un sacrifice que faisait Alexandre, sans faire aucun mouvement ; du moins les historiens le disent. Ils en content bien d’autres. Ceux qui se faisaient fouetter devant l’autel de Diane ne fronçaient pas le sourcil… On vous dira même que l’immobilité est volontaire, aussi bien dans les gestes que dans les regards, qu’on est libre de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir, pour peu qu’on ait de fermeté dans les nerfs ; que les clameurs et jappements que les possédés faisaient entendre dans leur ventre sont expliqués par nos ventriloques. On explique aussi les piqûres d’aiguille ou de lancette sans effusion de sang ; dans les mélancoliques, dit-on, le sang qui est épais et grossier ne peut souvent sortir par une petite ouverture, et certaines personnes piquées de la lancette ne saignent point. On exclura des possédés les gens d’un estomac qui, ne digérant point, rendent les choses telles qu’ils les ont avalées, ainsi que les fous et les maniaques. Les symptômes de la manie sont si affreux[3] que nos ancêtres l’ont mise sur le compte des esprits malins. Et qui pourra établir qu’ils se trompaient ?

On a publié un traité sur ce sujet, intitulé Recherches sur ce qu’il faut entendre par les démoniaques dont il est parlé dans le Nouveau Testament, par T. P. A. P. 0. A. B. J. T. C. 0. S., in-12, 1738, livre où la question n’est pas du tout décidée.

Il y a sur quelques possessions prétendues des explications naturelles, comme dans cette anecdote : Dans une petite ville du Piémont, un abbé qui s’en revenait de la promenade étant tout à coup tombé dans la rue, la population l’environne, le porte dans une maison voisine, où tous les secours ordinaires ne peuvent le rappeler à la vie. Arrive un distillateur, qui lui remplit sans succès la bouche d’une liqueur très-spiritueuse. Quelques-uns des assistants courent donc à la paroisse la plus voisine, et reviennent avec un vicaire, qu’on prie, à tout hasard, de lui administrer les sacrements. Le jeune prêtre désire s’assurer d’abord de l’état du malade ; c’était le soir : il demande une lumière, et la porte à la bouche du patient. Un hoquet du prétendu mort en sort aussitôt, et cette vapeur s’enflamme à la chandelle ; les assistants fuient en criant que l’abbé a un démon dans le corps ; ils vont supplier le curé de venir l’exorciser. Pendant ce temps, le hoquet, auteur de l’esclandre, ayant été suivi d’une explosion d’humeurs qui étouffaient le pauvre abbé, les exorcistes, en arrivant, sont surpris de le trouver debout ; le distillateur rentre et éclaircit le prodige : ayant été forcé de quitter pour quelques instants le malade, après lui avoir rempli la bouche de son élixir, il n’avait pu expliquer que le hoquet, en repoussant au dehors la liqueur spiritueuse, avait naturellement produit la flamme dont l’assemblée avait été si vivement électrisée.

Mais ces petits faits n’atténuent pas l’incontestable véracité des possessions réelles, qui ne peuvent être repoussées que par l’Église. Voy. Grandier, Bavent, Picard, Boulé, etc.

  1. Pigray, Traité de chirurgie.
  2. Voyez dans les Légendes infernales’, Le cimetière de saint Médard.
  3. La manie universelle est le spectacle le plus hideux et le plus terrible qu’on puisse voir. Le maniaque a les yeux fixes, sanglants, tantôt hors de l’orbite, tantôt enfoncés, le visage rouge, les vaisseaux engorgés, les traits altérés, tout le corps en contraction ; il ne reconnaît plus ni amis, ni parents, ni enfants, ni épouse. Sombre, furieux, rêveur, cherchant la terre nue et l’obscurité, il s’irrite du contact de ses vêtements, qu’il déchire avec les ongles et avec les dents, même de celui de l’air et de la lumière, contre lesquels il s’épuise en sputations et en vociférations. La faim, la soif, le chaud, le froid, deviennent souvent, pour le maniaque, des sensations inconnues, d’autres fois exaltées. (Le docteur Fodéré, Médecine légale.)