Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Égalité

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Éd. Garnier - Tome 18
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ÉGALITÉ[1].

SECTION PREMIÈRE.

Il est clair que tous les hommes jouissant des facultés attachées à leur nature sont égaux ; ils le sont quand ils s’acquittent des fonctions animales, et quand ils exercent leur entendement. Le roi de la Chine, le Grand Mogol, le padisha de Turquie ne peut dire au dernier des hommes : Je te défends de digérer, d’aller à la garde-robe, et de penser. Tous les animaux de chaque espèce sont égaux entre eux :

Un cheval ne dit point au cheval son confrère :
Qu’on peigne mes beaux crins, qu’on m’étrille et me ferre.
Toi, cours, et va porter mes ordres souverains
Aux mulets de ces bords, aux ânes mes voisins ;
Toi, prépare les grains dont je fais des largesses
À mes fiers favoris, à mes douces maîtresses ;
Qu’on châtre les chevaux désignés pour servir
Les coquettes juments dont seul je dois jouir ;
Que tout soit dans la crainte et dans la dépendance :
Et si quelqu’un de vous hennit en ma présence,
Pour punir cet impie et ce séditieux,
Qui foule aux pieds les lois des chevaux et des dieux ;
Pour venger dignement le ciel et la patrie,
Qu’il soit pendu sur l’heure auprès de l’écurie.

Les animaux ont naturellement au-dessus de nous l’avantage de l’indépendance. Si un taureau qui courtise une génisse est chassé à coups de cornes par un taureau plus fort que lui, il va chercher une autre maîtresse dans un autre pré, et il vit libre. Un coq battu par un coq se console dans un autre poulailler. Il n’en est pas ainsi de nous : un petit vizir exile à Lemnos un bostangi ; le vizir Azem exile le petit vizir à Ténédos ; le padisha exile le vizir Azem à Rhodes ; les janissaires mettent en prison le padisha, et en élisent un autre qui exilera les bons musulmans à son choix ; encore lui sera-t-on bien obligé s’il se borne à ce petit exercice de son autorité sacrée.

Si cette terre était ce qu’elle semble devoir être, si l’homme y trouvait partout une subsistance facile et assurée, et un climat convenable à sa nature, il est clair qu’il eût été impossible à un homme d’en asservir un autre. Que ce globe soit couvert de fruits salutaires ; que l’air qui doit contribuer à notre vie ne nous donne point des maladies et une mort prématurée ; que l’homme n’ait besoin d’autre logis et d’autre lit que de celui des daims et des chevreuils ; alors les Gengis-kan et les Tamerlan n’auront de valets que leurs enfants, qui seront assez honnêtes gens pour les aider dans leur vieillesse.

Dans cet état naturel dont jouissent tous les quadrupèdes non domptés, les oiseaux et les reptiles, l’homme serait aussi heureux qu’eux ; la domination serait alors une chimère, une absurdité à laquelle personne ne penserait : car pourquoi chercher des serviteurs quand vous n’avez besoin d’aucun service ?

S’il passait par l’esprit de quelque individu à tête tyrannique et à bras nerveux d’asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible : l’opprimé serait sur le Danube avant que l’oppresseur eût pris ses mesures sur le Volga.

Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s’ils étaient sans besoins ; la misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme : ce n’est pas l’inégalité qui est un malheur réel, c’est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s’appelle sa hautesse, tel autre sa sainteté ; mais il est dur de servir l’un ou l’autre.

Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir ; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles : il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu’elles regorgent, cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain ; l’autre va l’attaquer et est battue. La famille servante est l’origine des domestiques et des manœuvres ; la famille battue est l’origine des esclaves.

Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes : l’une, de riches qui commandent ; l’autre, de pauvres qui servent; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes[2].

Tu viens, quand les lots sont faits, nous dire : « Je suis homme comme vous ; j’ai deux mains et deux pieds, autant d’orgueil et plus que vous, un esprit aussi désordonné pour le moins, aussi inconséquent, aussi contradictoire que le vôtre. Je suis citoyen de Saint-Marin, ou de Raguse, ou de Vaugirard : donnez-moi ma part de la terre. Il y a dans notre hémisphère connu environ cinquante mille millions d’arpents à cultiver, tant passables que stériles. Nous ne sommes qu’environ un milliard d’animaux à deux pieds sans plumes sur ce continent : ce sont cinquante arpents pour chacun ; faites-moi justice : donnez-moi mes cinquante arpents. »

On lui répond : « Va-t’en les prendre chez les Cafres, chez les Hottentots, ou chez les Samoyèdes ; arrange-toi avec eux à l’amiable ; ici, toutes les parts sont faites. Si tu veux avoir parmi nous le manger, le vêtir, le loger et le chauffer, travaille pour nous comme faisait ton père ; sers-nous, ou amuse-nous, et tu seras payé : sinon tu seras obligé de demander l’aumône, ce qui dégraderait trop la sublimité de ta nature, et t’empêcherait réellement d’être égal aux rois, et même aux vicaires de village, selon les prétentions de ta noble fierté. »


SECTION II.

[3] Tous les pauvres ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation ; mais quand ils la sentent, alors on voit des guerres, comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome, celles des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent tôt ou tard par l’asservissement du peuple, parce que les puissants ont l’argent, et que l’argent est maître de tout dans un État : je dis dans un État, car il n’en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira le mieux du fer subjuguera toujours celle qui aura plus d’or et moins de courage.

Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse ; par conséquent tout homme voudrait avoir l’argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très-agréables. Vous voyez bien qu’avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux qu’il est impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jaloux l’un de l’autre.

Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout : car, certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; et si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle, et en même temps la plus chimérique.

Comme les hommes sont excessifs en tout quand ils le peuvent, on a outré cette inégalité ; on a prétendu dans plusieurs pays qu’il n’était pas permis à un citoyen de sortir de la contrée où le hasard l’a fait naître ; le sens de cette loi est visiblement : « Ce pays est si mauvais et si mal gouverné que nous défendons à chaque individu d’en sortir, de peur que tout le monde n’en sorte. » Faites-mieux : donnez à tous vos sujets envie de demeurer chez vous, et aux étrangers d’y venir.

Chaque homme, dans le fond de son cœur, a droit de se croire entièrement égal aux autres hommes : il ne s’ensuit pas de là que le cuisinier d’un cardinal doive ordonner à son maître de lui faire à dîner, le cuisinier peut dire : « Je suis homme comme mon maître ; je suis né comme lui en pleurant ; il mourra comme moi dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous deux les mêmes fonctions animales. Si les Turcs s’emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service. » Tout ce discours est raisonnable et juste : mais en attendant que le Grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie.

À l’égard d’un homme qui n’est ni cuisinier d’un cardinal, ni revêtu d’aucune autre charge dans l’État ; à l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d’être reçu partout avec l’air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs monsignori n’ont ni plus de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s’ennuie d’être quelquefois dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre ? Celui de s’en aller.


  1. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait ainsi :

    « Que doit un chien à un chien, et un cheval à un cheval ? rien, aucun animal ne dépend de son semblable ; mais l’homme ayant reçu le rayon de la divinité qu’on appelle raison, quel en est le fruit ? C’est d’être esclave dans presque toute la terre.

    « Si cette terre, etc. » (Voyez dans la présente page.) — Le début actuel de l’article et sa division en deux sections sont de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie. (B.)

  2. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique l’article n’avait qu’une section, et immédiatement après le mot différentes, on lisait :

    « Tous les opprimés ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, etc. » Voyez le commencement de la deuxième section. (B.)

  3. Voyez la note de la page précédente, et celle de la page 473.


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