Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Adorer

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Éd. Garnier - Tome 17
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ADORER[1].

Culte de Latrie. Chanson attribuée à Jésus-Christ.
Danse sacrée. Cérémonies.


N’est-ce pas un grand défaut dans quelques langues modernes, qu’on se serve du même mot envers l’Être suprême et une fille ? On sort quelquefois d’un sermon où le prédicateur n’a parlé que d’adorer Dieu en esprit et en vérité. De là on court à l’Opéra, où il n’est question que « du charmant objet que j’adore, et des aimables traits dont ce héros adore les attraits ».

Du moins les Grecs et les Romains ne tombèrent point dans cette profanation extravagante. Horace ne dit point qu’il adore Lalagé. Tibulle n’adore point Délie. Ce terme même d’adoration n’est pas dans Pétrone.

Si quelque chose peut excuser notre indécence, c’est que dans nos opéras et dans nos chansons il est souvent parlé des dieux de la fable. Les poëtes ont dit que leurs Philis étaient plus adorables que ces fausses divinités, et personne ne pouvait les en blâmer. Peu à peu on s’est accoutumé à cette expression, au point qu’on a traité de même le Dieu de tout l’univers et une chanteuse de l’Opéra-Comique, sans qu’on s’aperçût de ce ridicule.

Détournons-en les yeux, et ne les arrêtons que sur l’importance de notre sujet.

Il n’y a point de nation civilisée qui ne rende un culte public d’adoration à Dieu. Il est vrai qu’on ne force personne, ni en Asie, ni en Afrique, d’aller à la mosquée ou au temple du lieu ; ou y va de son bon gré. Cette affluence aurait pu même servir à réunir les esprits des hommes, et à les rendre plus doux dans la société. Cependant on les a vus quelquefois s’acharner les uns contre les autres dans l’asile même consacré à la paix. Les zélés inondèrent de sang le temple de Jérusalem, dans lequel ils égorgèrent leurs frères. Nous avons quelquefois souillé nos églises de carnage[2].

À l’article de la Chine, on verra que l’empereur est le premier pontife, et combien le culte est auguste et simple. Ailleurs il est simple sans avoir rien de majestueux : comme chez les réformés de notre Europe, et dans l’Amérique anglaise.

Dans d’autres pays, il faut à midi allumer des flambeaux de cire, qu’on avait en abomination dans les premiers temps. Un couvent de religieuses, à qui on voudrait retrancher les cierges, crierait que la lumière de la foi est éteinte, et que le monde va finir.

L’Église anglicane tient le milieu entre les pompeuses cérémonies romaines et la sécheresse des calvinistes.

Les chants, la danse et les flambeaux, étaient des cérémonies essentielles aux fêtes sacrées de tout l’Orient. Quiconque a lu sait que les anciens Égyptiens faisaient le tour de leurs temples en chantant et en dansant. Point d’institution sacerdotale chez les Grecs sans des chants et des danses. Les Hébreux prirent cette coutume de leurs voisins ; David chantait et dansait devant l’arche.

Saint Matthieu parle d’un cantique chanté par Jésus-Christ même et par les apôtres après leurs pâques[3]. Ce cantique, qui est parvenu jusqu’à nous, n’est point mis dans le canon des livres sacrés ; mais on en retrouve des fragments dans la 237e lettre de saint Augustin à l’évêque Cérétius... Saint Augustin ne dit pas que cette hymne ne fut point chantée ; il n’en réprouve pas les paroles : il ne condamne les priscillianistes qui admettaient cette hymne dans leur Évangile que sur l’interprétation erronée qu’ils en donnaient, et qu’il trouve impie. Voici le cantique tel qu’on le trouve par parcelles dans Augustin même[4] :


Je veux délier, et je veux être délié.
Je veux sauver, et je veux être sauvé.
Je veux engendrer, et je veux être engendré.
Je veux chanter, dansez tous de joie.
Je veux pleurer, frappez-vous tous de douleur.
Je veux orner, et je veux être orné.
Je suis la lampe pour vous qui me voyez.
Je suis la porte pour vous qui y frappez.
Vous qui voyez ce que je fais, ne dites point ce que je fais.
J’ai joué tout cela dans ce discours, et je n’ai point du tout été joué.


Mais quelque dispute qui se soit élevée au sujet de ce cantique, il est certain que le chant était employé dans toutes les cérémonies religieuses. Mahomet avait trouvé ce culte établi chez les Arabes. Il l’est dans les Indes. Il ne paraît pas qu’il soit en usage chez les lettrés de la Chine. Les cérémonies ont partout quelque ressemblance et quelque différence ; mais on adore Dieu par toute la terre. Malheur sans doute à ceux qui ne l’adorent pas comme nous, et qui sont dans l’erreur, soit par le dogme, soit pour les rites : ils sont assis à l’ombre de la mort ; mais plus leur malheur est grand, plus il faut les plaindre et les supporter.

C’est même une grande consolation pour nous que tous les Mahométans, les Indiens, les Chinois, les Tartares, adorent un Dieu unique ; en cela ils sont nos frères. Leur fatale ignorance de nos mystères sacrés ne peut que nous inspirer une tendre compassion pour nos frères qui s’égarent. Loin de nous tout esprit de persécution qui ne servirait qu’à les rendre irréconciliables.

Un Dieu unique étant adoré sur toute la terre connue, faut-il que ceux qui le reconnaissent pour leur père lui donnent toujours le spectacle de ses enfants qui se détestent, qui s’anathématisent, qui se poursuivent, qui se massacrent pour des arguments ?

Il n’est pas aisé d’expliquer au juste ce que les Grecs et les Romains entendaient par adorer ; si l’on adorait les faunes, les sylvains, les dryades, les naïades, comme on adorait les douze grands dieux. Il n’est pas vraisemblable qu’Antinoüs, le mignon d’Adrien, fût adoré par les nouveaux Égyptiens du même culte que Sérapis ; et il est assez prouvé que les anciens Égyptiens n’adoraient pas les ognons et les crocodiles de la même façon qu’Isis et Osiris. On trouve l’équivoque partout, elle confond tout. Il faut à chaque mot dire : Qu’entendez-vous ? Il faut toujours répéter : Définissez les termes[5].

Est-il bien vrai que Simon, qu’on appelle le Magicien, fut adoré chez les Romains ? il estbien plus vrai qu’il y fut absolument ignoré.

Saint Justin, dans son Apologie (Apolog., nos 26 et 56), aussi inconnue à Rome que ce Simon, dit que ce dieu avait une statue élevée sur le Tibre, ou plutôt près du Tibre, entre les deux ponts, avec cette inscription : Simoni deo sancto[6]. Saint Irénée, Tertullien, attestent la même chose ; mais à qui l’attestent-ils ? à des gens qui n’avaient jamais vu Rome ; à des Africains, à des Allobroges, à des Syriens, à quelques habitants de Sichem. Ils n’avaient certainement pas vu cette statue, dont l’inscription est : Semo sanco deo fidio, et non pas Simoni sancto deo.

Ils devaient au moins consulter Denis d’Halicarnasse, qui, dans son quatrième livre, rapporte cette inscription. Semo sanco était un ancien mot sabin, qui signifie demi-homme et demi-dieu. Vous trouvez dans Tite-Live (liv. VIII, ch. xx) : « Bona Semoni sanco censuerunt consecranda. » Ce dieu était un des plus anciens qui fussent révérés à Rome ; il fut consacré par Tarquin le Superbe, et regardé comme le dieu des alliances et de la bonne foi. On lui sacrifiait un bœuf, et on écrivait sur la peau de ce bœuf le traité fait avec les peuples voisins. Il avait un temple auprès de celui de Quirinus. Tantôt on lui présentait des offrandes sous le nom du père Semo, tantôt sous le nom de Sancus fidius. C’est pourquoi Ovide dit dans ses Fastes (liv. VI, v. 213) :


Quærebam nonas Sanco, Fidiove referrem,
An tibi, Semo pater.

Voilà la divinité romaine qu’on a prise pendant tant de siècles pour Simon le Magicien. Saint Cyrille de Jérusalem n’en doutait pas, et saint Augustin, dans son premier livre des Hérésies, dit que Simon le Magicien lui-même se fit élever cette statue avec celle de son Hélène, par ordre de l’empereur et du sénat.

Cette étrange fable, dont la fausseté était si aisée à reconnaître, fut continuellement liée avec cette autre fable, que saint Pierre et ce Simon avaient tous deux comparu devant Néron ; qu’ils s’étaient défiés à qui ressusciterait le plus promptement un mort proche parent de Néron même, et à qui s’élèverait le plus haut dans les airs ; que Simon se fit enlever par des diables dans un chariot de feu ; que saint Pierre et saint Paul le firent tomber des airs par leurs prières, qu’il se cassa les jambes, qu’il en mourut, et que Néron irrité fit mourir saint Paul et saint Pierre[7].

Abdias, Marcel, Hégésippe, ont rapporté ce conte avec des détails un peu différents ; Arnobe, saint Cyrille de Jérusalem, Sévère-Sulpice, Philastre, saint Épiphane, Isidore de Damiette, Maxime de Turin, plusieurs autres auteurs, ont donné cours successivement à cette erreur. Elle a été généralement adoptée, jusqu’à ce qu’enfin on ait trouvé dans Rome une statue de Semo sancus deus fidius, et que le savant P. Mabillon ait déterré un de ces anciens monuments avec cette inscription : Semoni sanco deo fidio.

Cependant il est certain qu’il y eut un Simon que les Juifs crurent magicien, comme il est certain qu’il y a eu un Apollonius de Tyane. Il est vrai encore que ce Simon, né dans le petit pays de Samarie, ramassa quelques gueux auxquels il persuada qu’il était envoyé de Dieu, et la vertu de Dieu même. Il baptisait ainsi que les apôtres baptisaient, et il élevait autel contre autel.

Les Juifs de Samarie, toujours ennemis des Juifs de Jérusalem, osèrent opposer ce Simon à Jésus-Christ reconnu par les apôtres, par les disciples, qui tous étaient de la tribu de Benjamin ou de celle de Juda. Il baptisait comme eux ; mais il ajoutait le feu au baptême d’eau, et se disait prédit par saint Jean-Baptiste selon ces paroles[8] : « Celui qui doit venir après moi est plus puissant que moi, il vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu. »

Simon allumait par-dessus le bain baptismal une flamme légère avec du naphte du lac Asphaltide. Son parti fut assez grand ; mais il est fort douteux que ses disciples l’aient adoré : saint Justin est le seul qui le croie.

Ménandre[9] se disait, comme Simon, envoyé de Dieu et sauveur des hommes. Tous les faux messies, et surtout Barcochebas, prenaient le titre d’envoyés de Dieu ; mais Barcochehas lui-même n’exigea point d’adoration. On ne divinise guère les hommes de leur vivant, à moins que ces hommes ne soient des Alexandre ou des empereurs romains qui l’ordonnent expressément à des esclaves : encore n’est-ce pas une adoration proprement dite ; c’est une vénération extraordinaire, une apothéose anticipée, une flatterie aussi ridicule que celles qui sont prodiguées à Octave par Virgile et par Horace.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Le capitaine Light, qui a publié on août 1818 la relation de son voyage en Égypte, en Nubie et dans la Terre-Sainte, raconte que récemment les diverses sectes de chrétiens se sont battues dans l’église même du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Voyez les Annales politiques, morales et littéraires, du 1er septembre 1815. (B.)
  3. Hymno dicto. Saint Matthieu, chapitre xxvi, v. 39, (Note de Voltaire.)
  4. Voltaire a cité ce passage plusieurs fois. Voyez dans les Mélanges, année 1767, le chapitre xiii de l’Examen important, etc. ; et année 1777, le chapitre VII de l’Histoire de l’établissement du christianisme.
  5. Voyez l’article Alexandre. (Note de Voltaire.)
  6. Voyez l’article Éclipse et l’article Noël.
  7. Voyez l’article Pierre (saint).
  8. Matthieu, chapitre III, v. 11. (Note de Voltaire.)
  9. Ce n’est pas du poëte comique ni du rhéteur qu’il s’agit ici, mais d’un disciple de Simon le Magicien, devenu enthousiaste et charlatan comme son maître. (Note de Voltaire.)


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