Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Amérique

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Éd. Garnier - Tome 17
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AMÉRIQUE[1]


Puisqu’on ne se lasse point de faire des systèmes sur la manière dont l’Amérique a pu se peupler[2], ne nous lassons point de dire que celui qui fit naître des mouches dans ces climats y fit naître des hommes. Quelque envie qu’on ait de disputer, on ne peut nier que l’Être suprême, qui vit dans toute la nature, n’ait fait naître, vers le quarante-huitième degré, des animaux à deux pieds, sans plumes, dont la peau est mêlée de Liane et d’incarnat, avec de longues barbes tirant sur le roux ; des nègres sans barbe vers la ligne, en Afrique et dans les îles ; d’autres nègres avec barbe sous la même latitude, les uns portant de la laine sur la tête, les autres des crins ; et au milieu d’eux des animaux tout blancs, n’ayant ni crin ni laine, mais portant de la soie blanche.

On ne voit pas trop ce qui pourrait avoir empêché Dieu de placer dans un autre continent une espèce d’animaux d’un même genre, laquelle est couleur de cuivre dans la même latitude où ces animaux sont noirs en Afrique et en Asie, et qui est absolument imberbe et sans poil dans cette même latitude où les autres sont barbus.

Jusqu’où nous emporte la fureur des systèmes, jointe à la tyrannie du préjugé ! On voit ces animaux ; on convient que Dieu a pu les mettre où ils sont, et on ne veut pas convenir qu’il les y ait mis. Les mêmes gens qui ne font nulle difficulté d’avouer que les castors sont originaires du Canada prétendent que les hommes ne peuvent y être venus que par bateau, et que le Mexique n’a pu être peuplé que par quelques descendants de Magog. Autant vaudrait-il dire que s’il y a des hommes dans la lune, ils ne peuvent y avoir été menés que par Astolfe[3] qui les y porta sur son hippogriffe, lorsqu’il alla chercher le bon sens de Roland renfermé dans une bouteille.

Si de son temps l’Amérique eût été découverte, et que dans notre Europe il y eût eu des hommes assez systématiques pour avancer, avec le jésuite Lafitau, que les Caraïbes descendent des habitants de Carie, et que les Hurons viennent des Juifs, il aurait bien fait de rapporter à ces raisonneurs la bouteille de leur bon sens, qui sans doute était dans la lune avec celle de l’amant d’Angélique.

La première chose qu’on fait quand on découvre une île peuplée dans l’Océan indien ou dans la mer du Sud, c’est de dire : D’où ces gens-là sont-ils venus? mais pour les arbres et les tortues du pays, on ne balance pas à les croire originaires : comme s’il était plus difficile à la nature de faire des hommes que des tortues. Ce qui peut servir d’excuse à ce système, c’est qu’il n’y a presque point d’île dans les mers d’Amérique et d’Asie où l’on n’ait trouvé des jongleurs, des joueurs de gibecière, des charlatans, des fripons et des imbéciles. C’est probablement ce qui a fait penser que ces animaux étaient de la même race que nous.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  2. Les Recherches philosophiques sur les Américains, par C. de Pauw, avaient paru en 1768-69, deux volumes in-8o. Voltaire avait lui-même parlé de l’origine des Américains dans l’Essai sur les Mœurs, paragraphe viii de l’Introduction, et chapitre cxlvi. (B.)
  3. Voyez Arioste, Roland furieux, chapitre xxxiv.


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Amérique

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