Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Aranda

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Éd. Garnier - Tome 17
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ARANDA[1]

droits royaux, jurisprudence, inquisition.

Quoique les noms propres ne soient pas l’objet de nos questions encyclopédiques, notre société littéraire[2] a cru devoir faire une exception en faveur du comte d’Aranda, président du conseil suprême en Espagne, et capitaine général de la Castille nouvelle, qui a commencé à couper les têtes de l’hydre de l’Inquisition.

Il était bien juste qu’un Espagnol délivrât la terre de ce monstre, puisqu’un Espagnol l’avait fait naître. Ce fut un saint, à la vérité, ce fut saint Dominique l’encuirassé[3], qui, étant illuminé d’en haut, et croyant fermement que l’Église catholique, apostolique et romaine, ne pouvait se soutenir que par des moines et des bourreaux, jeta les fondements de l’Inquisition au xiiie siècle, et lui soumit les rois, les ministres et les magistrats ; mais il arrive quelquefois qu’un grand homme est plus qu’un saint dans les choses purement civiles, et qui concernent directement la majesté des couronnes, la dignité du conseil des rois, les droits de la magistrature, la sûreté des citoyens.

La conscience, le for intérieur (comme l’appelle l’université de Salamanque) est d’une autre espèce ; elle n’a rien de commun avec les lois de l’État. Les inquisiteurs, les théologiens, doivent prier Dieu pour les peuples ; et les ministres, les magistrats établis par les rois sur les peuples, doivent juger.

Un soldat bigame ayant été arrêté pour ce délit par l’auditeur de la guerre, au commencement de l’année 1770, et le Saint-Office ayant prétendu que c’était à lui seul qu’il appartenait de juger ce soldat, le roi d’Espagne a décidé que cette cause devait uniquement ressortir au tribunal du comte d’Aranda, capitaine général, par un arrêt solennel du 5 février de la même année.

L’arrêt porte que le très-révérend archevêque de Pharsale, ville qui appartient aux Turcs, inquisiteur général des Espagnols, doit observer les lois du royaume, respecter les juridictions royales, se tenir dans ses bornes, et ne se point mêler d’emprisonner les sujets du roi.

On ne peut pas tout faire à la fois ; Hercule ne put nettoyer en un jour les écuries du roi Augias. Les écuries d’Espagne étaient pleines des plus puantes immondices depuis plus de cinq cents ans ; c’était grand dommage de voir de si beaux chevaux, si fiers, si légers, si courageux, si brillants, n’avoir pour palefreniers que des moines qui leur appesantissaient la bouche par un vilain mors, et qui les faisaient croupir dans la fange.

Le comte d’Aranda, qui est un excellent écuyer, commence à mettre la cavalerie espagnole sur un autre pied, et les écuries d’Augias seront bientôt de la plus grande propreté.

Ce pourrait être ici l’occasion[4] de dire un petit mot des premiers beaux jours de l’Inquisition, parce qu’il est d’usage dans les dictionnaires, quand on parle de la mort des gens, de faire mention de leur naissance et de leurs dignités[5] ; mais on en trouvera le détail à l’article Inquisition[6], aussi bien que la patente curieuse donnée par saint Dominique[7].

Observons seulement que le comte d’Aranda a mérité la reconnaissance de l’Europe entière, en rognant les griffes et en limant les dents du monstre.

Bénissons le comte d’Aranda[8].


  1. Questions sur l’Encyclopédie, seconde partie, 1770. (B.)
  2. Voyez l’Introduction, page 3.
  3. Il faudrait rechercher si du temps de saint Dominique on faisait porter le san-benito aux pécheurs, et si ce san-benito n’était pas une chemise bénite qu’on leur donnait en échange de leur argent qu’on leur prenait. Mais, étant retirés au milieu des neiges, au pied du mont Crapack, qui sépare la Pologne de la Hongrie, nous n’avons qu’une bibliothèque médiocre.

    La disette de livres dont nous gémissons vers ce mont Crapack où nous sommes, nous empêche aussi d’examiner si saint Dominique assista en qualité d’inquisiteur à la bataille de Muret, ou en qualité de prédicateur, ou en celle d’officier volontaire ; et si le titre d’encuirassé lui fut donné, aussi bien qu’à l’ermite Dominique : je crois qu’il était à la bataille de Muret, mais qu’il ne porta point d’armes. (Note de Voltaire.)

    — Dominique, fondateur de l’ordre de saint Jacques Clément, et inventeur de l’Inquisition, est différent du Dominique surnommé l’encuirassé parce qu’il s’était endurci la peau à force de se donner la discipline. On voit, par la note de M. de Voltaire, qu’il connaissait très-bien la différence de ces deux saints. Mais le fondateur de l’Inquisition ne mérite-t-il pas bien aussi l’épithète d’encuirassé ?

    Illi robur et æs triplex
    Circa pectus erat.

    Hor, l. I, od. iii. K.)

    — Saint Jacques, frère Clément, comme l’appelait son parti, était de l’ordre des dominicains, et fut l’assassin de Henri III. (B.)

  4. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, 1770, 1771, 1775, on lisait : Nous saisissons cette occasion de, etc. (B.)
  5. Dans les éditions des Questions sur l’Encyclopédie, données du vivant de l’auteur, au lieu de trois lignes qui terminent cet alinéa, et des trois lignes qui composent l’alinéa suivant, il y avait :

    ....dignités.

    « Nous commençons par cette patente curieuse donnée par saint Dominique : Moi, frère Dominique, je réconcilie à l’Égise le nommé Roger, porteur des patentes, à condition qu’il se fera fouetter par un prêtre trois dimanches consécutifs, depuis l’entrée de la ville jusqu’à la porte de l’église ; qu’il fera maigre toute sa vie, qu’il jeûnera trois carêmes dans l’année : qu’il ne boira jamais de vin, qu’il portera le san-benito avec des croix, qu’il récitera le bréviaire tous les jours, dix Pater dans la journée, et vingt à l’heure de minuit ; qu’il gardera désormais la continence, et qu’il se présentera tous les mois au curé de sa paroisse, sous peine d’être traité comme hérétique, parjure et impénitent.

    « Il faudrait savoir si ce n’est pas un autre saint du même nom qui donna cette patente. Il faudrait diligemment rechercher si du temps de saint Dominique on faisait porter le san-benito aux pécheurs, et si ce san-benito n’était pas une chemise bénite qu’on leur donnait en échange de leur argent qu’on leur prenait. Mais étant retirés au milieu des neiges au pied du mont Crapack, qui sépare la Pologne de la Hongrie, nous n’avons qu’une bibliothèque médiocre.

    « La disette de livres dont nous gémissons vers ce mont Crapack où nous sommes, nous empêche aussi d’examiner si saint Dominique assista en qualité d’inquisiteur à la bataille de Muret, ou en qualité de prédicateur, ou en celle d’officier volontaire, et si le titre d’encuirassé lui fut donné aussi bien qu’à l’ermite Dominique ; je crois qu’il était à la bataille de Muret, mais qu’il ne porta point d’armes.

    « Quoique Dominique, etc. » Voyez le reste à l’article Inquisition, section ii. (B.)

  6. Consultez, si vous voulez, sur la jurisprudence de l’Inquisition, le révérend P. Ivonet, le docteur Cuchalon, et surtout magister Grillandus, beau nom pour un inquisiteur !
    Et vous, rois de l’Europe, princes, souverains, républiques, souvenez-vous à jamais que les moines inquisiteurs se sont intitulés inquisiteurs par la grâce de Dieu ! (Note de Voltaire.)
  7. Ce témoignage de la toute-puissance de saint Dominique se trouve dans Louis de Paramo, l’un des plus grands théologiens d’Espagne. Elle est citée dans le Manuel de l’Inquisition, ouvrage d’un théologien français, qui est d’une autre espèce. Il écrit à la manière de Pascal. (Id.) — Le Manuel des inquisiteurs, à l’usage des Inquisitions d’Espagne et de Portugal (par Morellet.) Lisbonne (Paris), 1762, in-12. Voyez sur cet ouvrage une note sur le chapitre xxii du Traité sur la Tolérance, dans les Mélanges, année 1763. (B.)
  8. Depuis que M. le comte d’Aranda a cessé de gouverner l’Espagne, l’Inquisition y a repris toute sa splendeur et toute sa force pour abrutir les hommes ; mais par l’effet infaillible du progrès des lumières, même sur les ennemis de la raison, elle a perdu un peu de sa férocité. (K.) — Voyez dans la Correspondance, la lettre du roi de Prusse du 1er février 1777.


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