Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Arot et Marot

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Éd. Garnier - Tome 17
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AROT ET MAROTS[1],

ET COURTE REVUE DE L’ALCORAN.

Cet article peut servir à faire voir combien les plus savants hommes peuvent se tromper, et à développer quelques vérités utiles. Voici ce qui est rapporté d’Arot et de Marot dans le Dictionnaire encyclopédique :

« Ce sont les noms de deux anges que l’imposteur Mahomet disait avoir été envoyés de Dieu pour enseigner les hommes, et pour leur ordonner de s’abstenir du meurtre, des faux jugements, et de toutes sortes d’excès. Ce faux prophète ajoute qu’une très-belle femme ayant invité ces deux anges à manger chez elle, elle leur fit boire du vin, dont étant échauffés, ils la sollicitèrent à l’amour ; qu’elle feignit de consentir à leur passion, à condition qu’ils lui apprendraient auparavant les paroles par le moyen desquelles ils disaient que l’on pouvait aisément monter au ciel ; qu’après avoir su d’eux ce qu’elle leur avait demandé, elle ne voulut plus tenir sa promesse, et qu’alors elle fut enlevée au ciel, où, ayant fait à Dieu le récit de ce qui s’était passé, elle fut changée en étoile du matin qu’on appelle Lucifer ou Aurore, et que les deux anges furent sévèrement punis. C’est de là, selon Mahomet, que Dieu prit occasion de défendre l’usage du vin aux hommes. » (Voyez Alcoran.)

On aurait beau lire tout l’Alcoran, on n’y trouvera pas un seul mot de ce conte absurde, et de cette prétendue raison de Mahomet de défendre le vin à ses sectateurs. Mahomet ne proscrit l’usage du vin qu’au second et au cinquième sura, ou chapitre : « Ils t’interrogeront sur le vin et sur les liqueurs fortes ; et tu répondras que c’est un grand péché.

« On ne doit point imputer aux justes qui croient, et qui font de bonnes œuvres, d’avoir bu du vin et d’avoir joué aux jeux de hasard, avant que les jeux de hasard fussent défendus. »

Il est avéré chez tous les mahométans que leur prophète ne défendit le vin et les liqueurs que pour conserver leur santé, et pour prévenir les querelles. Dans le climat brûlant de l’Arabie, l’usage de toute liqueur fermentée porte facilement à la tête, et peut détruire la santé et la raison.

La fable d’Arot et de Marot qui descendirent du ciel, et qui voulurent coucher avec une femme arabe, après avoir bu du vin avec elle, n’est dans aucun auteur mahométan. Elle ne se trouve que parmi les impostures que plusieurs auteurs chrétiens, plus indiscrets qu’éclairés, ont imprimées contre la religion musulmane, par un zèle qui n’est pas selon la science. Les noms d’Arot et de Marot ne sont dans aucun endroit de l’Alcoran. C’est un nommé Sylburgius qui dit, dans un vieux livre que personne ne lit, qu’il anathématise les anges Arot et Marot, Safa et Merwa.

Remarquez, cher lecteur, que Safa et Merwa sont deux petits monticules auprès de la Mecque, et qu’ainsi notre docte Sylburgius a pris deux collines pour deux anges. C’est ainsi qu’en ont usé presque sans exception tous ceux qui ont écrit parmi nous sur le mahométisme, jusqu’au temps où le sage Réland nous a donné des idées nettes de la croyance musulmane, et où le savant Sale, après avoir demeuré vingt-quatre ans vers l’Arabie, nous a enfin éclairés par une traduction fidèle de l’Alcoran, et par la préface la plus instructive.

Gagnier lui-même[2], tout professeur qu’il était en langue orientale à Oxford, s’est plu à nous débiter quelques faussetés sur Mahomet, comme si on avait besoin du mensonge pour soutenir la vérité de notre religion contre ce faux prophète. Il nous donne tout au long le voyage de Mahomet dans les sept cieux sur la jument Alborac ; il ose même citer le sura ou chapitre liii ; mais ni dans ce sura liii, ni dans aucun autre, il n’est question de ce prétendu voyage au ciel.

C’est Abulféda qui, plus de sept cents ans après Mahomet, rapporte cette étrange histoire. Elle est tirée, à ce qu’il dit, d’anciens manuscrits qui eurent cours du temps de Mahomet même. Mais il est visible qu’ils ne sont point de Mahomet, puisque après sa mort Abubeker recueillit tous les feuillets de l’Alcoran en présence de tous les chefs des tribus, et qu’on n’inséra dans la collection que ce qui parut authentique.

De plus, non-seulement le chapitre concernant le voyage au ciel n’est point dans l’Alcoran, mais il est d’un style bien différent, et cinq fois plus long au moins qu’aucun des chapitres reconnus. Que l’on compare tous les chapitres de l’Alcoran avec celui-là, on y trouvera une prodigieuse différence. Voici comme il commence :

« Une certaine nuit je m’étais endormi entre les deux collines de Sapha et de Merwa. Cette nuit était très-obscure et très-noire, mais si tranquille qu’on n’entendait ni les chiens aboyer, ni les coqs chanter. Tout d’un coup l’ange Gabriel se présenta devant moi dans la forme en laquelle le Dieu très-haut l’a créé. Son teint était blanc comme la neige ; ses cheveux blonds, tressés d’une façon admirable, lui tombaient en boucles sur les épaules ; il avait un front majestueux, clair et serein, les dents belles et luisantes, et les jambes teintes d’un jaune de saphir ; ses vêtements étaient tout tissus de perles et de fil d’or très-pur. Il portait sur son front une lame sur laquelle étaient écrites deux lignes toutes brillantes et éclatantes de lumière : sur la première il y avait ces mots : Il n’y a point de Dieu que Dieu ; et sur la seconde ceux-ci : Mahomet est l’apôtre de Dieu. À cette vue, je demeurai le plus surpris et le plus confus de tous les hommes. J’aperçus autour de lui soixante et dix mille cassolettes ou petites bourses pleines de musc et de safran. Il avait cinq cents paires d’ailes, et d’une aile à l’autre il y avait la distance de cinq cents années de chemin.

« C’est dans cet état que Gabriel se fit voir à mes yeux. Il me poussa, et me dit : « Lève-toi, ô homme endormi. » Je fus saisi de frayeur et de tremblement, et je lui dis en m’éveillant en sursaut : « Qui es-tu ? — Dieu veuille te faire miséricorde. Je suis ton frère Gabriel, me répondit-il. — mon cher bien-aimé Gabriel, lui dis-je, je te demande pardon. Est-ce une révélation de quelque chose de nouveau, ou bien une menace affligeante, que tu viens m’annoncer ? — C’est quelque chose de nouveau, reprit-il ; lève-toi, mon cher et bien-aimé. Attache ton manteau sur tes épaules, tu en auras besoin : car il faut que tu rendes visite à ton Seigneur cette nuit. » En même temps Gabriel me prit par la main ; il me fit lever, et m’ayant fait monter sur la jument Alborac, il la conduisit lui-même par la bride, etc. »

Il est avéré chez les musulmans que ce chapitre, qui n’est d’aucune authenticité, fut imaginé par Abu-Horaïra, qui était, dit-on, contemporain du prophète. Que dirait-on d’un Turc qui viendrait aujourd’hui insulter notre religion, et nous dire que nous comptons parmi nos livres consacrés les Lettres de saint Paul à Sénèque, et les Lettres de Sénèque à Paul, les Actes de Pilate, la Vie de la femme de Pilate, les Lettres du prétendu roi Abgare à Jésus-Christ, et la réponse de Jésus-Christ à ce roitelet, l’Histoire du défi de saint Pierre à Simon le Magicien, les Prédictions des Sibylles, le Testament des douze patriarches, et tant d’autres livres de cette espèce ?

Nous répondrions à ce Turc qu’il est fort mal instruit, et qu’aucun de ces ouvrages n’est regardé par nous comme authentique. Le Turc nous fera la même réponse, quand pour le confondre nous lui reprocherons le voyage de Mahomet dans les sept cieux. Il nous dira que ce n’est qu’une fraude pieuse des derniers temps, et que ce voyage n’est point dans l’Alcoran. Je ne compare point sans doute ici la vérité avec l’erreur, le christianisme avec le mahométisme, l’Évangile avec l’Alcoran ; mais je compare fausse tradition à fausse tradition, abus à abus, ridicule à ridicule.

Ce ridicule a été poussé si loin que Grotius impute à Mahomet d’avoir dit que les mains de Dieu sont froides ; qu’il le sait parce qu’il les a touchées ; que Dieu se fait porter en chaise ; que dans l’arche de Noé le rat naquit de la fiente de l’éléphant, et le chat de l’haleine du lion. Grotius[3] reproche à Mahomet d’avoir imaginé que Jésus avait été enlevé au ciel, au lieu de souffrir le supplice. Il ne songe pas que ce sont des communions entières des premiers chrétiens hérétiques qui répandirent cette opinion, conservée dans la Syrie et dans l’Arabie jusqu’à Mahomet.

Combien de fois a-t-on répété que Mahomet avait accoutumé un pigeon à venir manger du grain dans son oreille, et qu’il faisait accroire à ses sectateurs que ce pigeon venait lui parler de la part de Dieu ?

N’est-ce pas assez que nous soyons persuadés de la fausseté de sa secte, et que la foi nous ait invinciblement convaincus de la vérité de la nôtre, sans que nous perdions notre temps à calomnier les mahométans, qui sont établis du mont Caucase au mont Atlas, et des confins de l’Épire aux extrémités de l’Inde ? Nous écrivons sans cesse de mauvais livres contre eux, et ils n’en savent rien. Nous crions que leur religion n’a été embrassée par tant de peuples que parce qu’elle flatte les sens. Où est donc la sensualité qui ordonne l’abstinence du vin et des liqueurs dont nous faisons tant d’excès, qui prononce l’ordre indispensable de donner tous les ans aux pauvres deux et demi pour cent de son revenu, de jeûner avec la plus grande rigueur, de souffrir dans les premiers temps de la puberté une opération douloureuse, de faire au milieu des sables arides un pèlerinage qui est quelquefois de cinq cents lieues, et de prier Dieu cinq fois par jour, même en faisant la guerre ?

Mais, dit-on, il leur est permis d’avoir quatre épouses dans ce monde, et ils auront dans l’autre des femmes célestes. Grotius dit en propres mots : « Il faut avoir reçu une grande mesure de l’esprit d’étourdissement pour admettre des rêveries aussi grossières et aussi sales. »

Nous convenons avec Grotius que les mahométans ont prodigué des rêveries. Un homme qui recevait continuellement les chapitres de son Koran des mains de l’ange Gabriel était pis qu’un rêveur : c’était un imposteur, qui soutenait ses séductions par son courage. Mais certainement il n’y avait rien ni d’étourdi, ni de sale, à réduire au nombre de quatre le nombre indéterminé de femmes que les princes, les satrapes, les nababs, les omras de l’Orient, nourrissaient dans leurs sérails. Il est dit que Salomon avait sept cents femmes et trois cents concubines. Les Arabes, les Juifs, pouvaient épouser les deux sœurs ; Mahomet fut le premier qui défendit ces mariages dans le sura ou chapitre iv. Où est donc la saleté ?

À l’égard des femmes célestes, où est la saleté ? Certes il n’y a rien de sale dans le mariage, que nous reconnaissons ordonné sur la terre et béni par Dieu même. Le mystère incompréhensible de la génération est le sceau de l’Être éternel. C’est la marque la plus chère de sa puissance d’avoir créé le plaisir, et d’avoir par ce plaisir même perpétué tous les êtres sensibles.

Si on ne consulte que la simple raison, elle nous dira qu’il est vraisemblable que l’Être éternel, qui ne fait rien en vain, ne nous fera pas renaître en vain avec nos organes. Il ne sera pas indigne de la majesté suprême de nourrir nos estomacs avec des fruits délicieux, s’il nous fait renaître avec des estomacs. Nos saintes Écritures nous apprennent que Dieu mit d’abord le premier homme et la première femme dans un paradis de délices. Ils étaient alors dans un état d’innocence et de gloire, incapables d’éprouver les maladies et la mort. C’est à peu près l’état où seront les justes, lorsque après leur résurrection ils seront pendant l’éternité ce qu’ont été nos premiers parents pendant quelques jours. Il faut donc pardonner à ceux qui ont cru qu’ayant un corps, ce corps sera continuellement satisfait. Nos Pères de l’Église n’ont point eu d’autre idée de la Jérusalem céleste. Saint Irénée dit[4] que chaque cep de vigne y portera dix mille branches, chaque branche dix mille grappes, et chaque grappe dix mille raisins, etc.

Plusieurs Pères de l’Église en effet ont pensé que les bienheureux dans le ciel jouiraient de tous leurs sens. Saint Thomas[5] dit que le sens de la vue sera infiniment perfectionné, que tous les éléments le seront aussi, que la superficie de la terre sera diaphane comme le verre, l’eau comme le cristal, l’air comme le ciel, le feu comme les astres.

Saint Augustin dans sa Doctrine chrétienne[6] dit que le sens de l’ouïe goûtera le plaisir des sons, du chant, et du discours.

Un de nos grands théologiens italiens, nommé Plazza, dans sa Dissertation sur le paradis [7], nous apprend que les élus ne cesseront jamais de jouer de la guitare et de chanter : ils auront, dit-il, trois nobilités, trois avantages ; des plaisirs sans chatouillement, des caresses sans mollesse, des voluptés sans excès : « Tres nobilitates, illecebra sine titillatione, blanditia sine mollitudine et voluptas sine exuberantia. »

Saint Thomas assure que l’odorat des corps glorieux sera parfait, et que l’humide ne l’affaiblira pas : « In corporibus gloriosis erit odor in sua ultima perfectione, nullo modo per humidum repressus[8]. » Un grand nombre d’autres docteurs traitent à fond cette question.

Suarez, dans sa Sagesse, s’exprime ainsi sur le goût : Il n’est pas difficile à Dieu de faire que quelque humeur sapide agisse dans l’organe du goût, et l’affecte intentionnellement : « Non est Deo difficile facere ut sapidus humor sit intra organum gustus qui sensum illum possit intentionaliter afficere[9]. »

Enfin saint Prosper, en résumant tout, prononce que les bienheureux seront rassasiés sans dégoût, et qu’ils jouiront de la santé sans maladie : « Saturitas sine fastidio, et tota sanitas sine morbo[10]. »

Il ne faut donc pas tant s’étonner que les mahométans aient admis l’usage des cinq sens dans leur paradis. Ils disent que la première béatitude sera l’union avec Dieu : elle n’exclut pas le reste.

Le paradis de Mahomet est une fable ; mais, encore une fois il n’y a ni contradiction ni saleté.

La philosophie demande des idées nettes et précises ; Grotius ne les avait pas. Il citait beaucoup, et il étalait des raisonnements apparents, dont la fausseté ne peut soutenir un examen réfléchi.

On pourrait faire un très-gros livre de toutes les imputations injustes dont on a chargé les mahométans. Ils ont subjugué une des plus belles et des plus grandes parties de la terre. Il eût été plus beau de les chasser que de leur dire des injures.

L’impératrice de Russie donne aujourd’hui un grand exemple ; elle leur enlève Azof et Taganrock, la Moldavie, la Valachie la Géorgie ; elle pousse ses conquêtes jusqu’aux remparts d’Erzéroum ; elle envoie contre eux, par une entreprise inouïe des flottes qui partent du fond de la mer Baltique, et d’autres qui couvrent le Pont-Euxin ; mais elle ne dit point, dans ses manifestes, qu’un pigeon soit venu parler à l’oreille de Mahomet.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, deuxième partie, 1770. (B.)
  2. Vie de Mahomet, 1748, tome Ier, page 252.
  3. De Veritate religionis, livre VI, chapitre iii.
  4. Livre V, chapitre xxxiii. (Note de Voltaire.)
  5. Commentaire sur la Genèse, tome 11, livre IV. (Id.)
  6. Chapitres ii et iii, numéro 149. (Id.)
  7. Supplém., part, iii, question 84. (Id.)
  8. Page 506. (Note de Voltaire.)
  9. Livre XVI, chapitre xx. (Id.)
  10. Numéro 232. (Id.)


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Arot et Marot

Arrêts notables