Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Arrêts notables

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Éd. Garnier - Tome 17
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ARRÊTS NOTABLES,
SUR LA LIBERTÉ NATURELLE.[1]

On a fait en plusieurs pays, et surtout en France, des recueils de ces meurtres juridiques que la tyrannie, le fanatisme, ou même l’erreur et la faiblesse, ont commis avec la glaive de la justice.

Il y a des arrêts de mort que des années entières de vengeance pourraient à peine expier, et qui feront frémir tous les siècles à venir. Tels sont les arrêts rendus contre le légitime roi de Naples et de Sicile, par le tribunal de Charles d’Anjou ; contre Jean Hus et Jérôme de Prague, par des prêtres et des moines ; contre le roi d’Angleterre Charles Ier, par des bourgeois fanatiques.

Après ces attentats énormes, commis en cérémonie, viennent les meurtres juridiques commis par la lâcheté, la bêtise, la superstition ; et ceux-là sont innombrables. Nous en rapporterons quelques-uns dans d’autres chapitres[2].

Dans cette classe, il faut ranger principalement les procès de sortilèges, et ne jamais oublier qu’encore de nos jours, en 1750, la justice sacerdotale de l’évêque de Vurtzbourg a condamné comme sorcière une religieuse, fille de qualité, au supplice du feu. C’est afin qu’on ne l’oublie pas que je répète ici cette aventure, dont j’ai parlé ailleurs[3]. On oublie trop et trop vite.

Je voudrais que chaque jour de l’année un crieur public, au lieu de brailler, comme en Allemagne et en Hollande, quelle heure il est (ce qu’on sait très-bien sans lui), criât : C’est aujourd’hui que, dans les guerres de religion, Magdebourg et tous ses habitants furent réduits en cendres. C’est ce 14 mai, à quatre heures et demie du soir, que Henri IV fut assassiné pour cette seule raison qu’il n’était pas assez soumis au pape ; c’est à tel jour qu’on a commis dans votre ville telle abominable cruauté sous le nom de justice.

Ces avertissements continuels seraient fort utiles.

Mais il faudrait crier à plus haute voix les jugements rendus en faveur de l’innocence contre les persécuteurs. Par exemple, je propose que chaque année les deux plus forts gosiers qu’on puisse trouver à Paris et à Toulouse prononcent dans tous les carrefours ces paroles : C’est à pareil jour que cinquante magistrats du conseil rétablirent la mémoire de Jean Calas, d’une voix unanime, et obtinrent pour la famille des libéralités du roi même, au nom duquel Jean Calas avait été injustement condamné au plus horrible supplice[4].

Il ne serait pas mal qu’à la porte de tous les ministres il y eût un autre crieur qui dît, à tous ceux qui viennent demander des lettres de cachet pour s’emparer des biens de leurs parents et alliés, ou dépendants :

Messieurs, craignez de séduire le ministre par de faux exposés, et d’abuser du nom du roi. Il est dangereux de le prendre en vain. Il y a dans le monde un maître Gerbier[5] qui défend la cause de la veuve et de l’orphelin opprimés sous le poids d’un nom sacré. C’est celui-là même qui a obtenu au barreau du parlement de Paris l’abolissement de la Société de Jésus. Écoutez attentivement la leçon qu’il a donnée à la Société de saint Bernard, conjointement avec maître Loiseau, autre protecteur des veuves.

Il faut d’abord que vous sachiez que les révérends pères bernardins de Clervaux possèdent dix-sept mille arpents de bois, sept grosses forges, quatorze grosses métairies, quantité de fiefs, de bénéfices, et même des droits dans les pays étrangers. Le revenu du couvent va jusqu’à deux cent mille livres de rente. Le trésor est immense : le palais abbatial est celui d’un prince ; rien n’est plus juste ; c’est un faible prix des grands services que les bernardins rendent continuellement à l’État.

Il arriva qu’un jeune homme de dix-sept ans, nommé Castille, dont le nom de baptême était Bernard, crut, par cette raison, qu’il devait se faire bernardin ; c’est ainsi qu’on raisonne à dix-sept ans, et quelquefois à trente : il alla faire son noviciat en Lorraine dans l’abbaye d’Orval. Quand il fallut prononcer ses vœux, la grâce lui manqua ; il ne les signa point, s’en alla, et redevint homme. Il s’établit à Paris, et au bout de trente ans, ayant fait une petite fortune, il se maria et eut des enfants.

Le révérend père procureur de Clervaux, nommé Mayeur, digne procureur, frère de l’abbé, ayant appris à Paris, d’une fille de joie, que ce Castille avait été autrefois bernardin, complote de le revendiquer en qualité de déserteur, quoiqu’il ne fut point réellement engagé ; de faire passer sa femme pour une concubine, et de placer ses enfants à l’hôpital en qualité de bâtards. Il s’associe avec un autre fripon pour partager les dépouilles. Tous deux vont au bureau des lettres de cachet, exposent leurs griefs au nom de saint Bernard, obtiennent la lettre, viennent saisir Bernard Castille, sa femme et leurs enfants, s’emparent de tout le bien, et vont le manger où vous savez.

Bernard Castille est enfermé à Orval dans un cachot où il meurt au bout de six mois de peur qu’il ne demande justice. Sa femme est conduite dans un autre cachot à Sainte-Pélagie, maison de force des filles débordées. De trois enfants l’un meurt à l’hôpital.

Les choses restent dans cet état pendant trois ans. Au bout de ce temps la dame Castille obtient son élargissement. Dieu est juste : il donne un second mari à cette veuve. Ce mari, nommé Launai, se trouve un homme de tête qui développe toutes les fraudes, toutes les horreurs, toutes les scélératesses employées contre sa femme. Ils intentent tous deux un procès aux moines[6]. Il est vrai que frère Mayeur, qu’on appelle dom Mayeur, n’a pas été pendu ; mais le couvent de Clervaux en a été pour quarante mille écus, et il n’y a point de couvent qui n’aime mieux voir pendre son procureur que de perdre son argent.

Que cette histoire vous apprenne, messieurs, à user de beaucoup de sobriété en fait de lettres de cachet. Sachez que maître Élie de Beaumont, ce célèbre défenseur de la mémoire de Calas, et maître Target[7] cet autre protecteur de l’innocence opprimée, ont fait payer vingt mille francs d’amende[8] à celui qui avait arraché par ses intrigues une lettre de cachet pour faire enlever la comtesse de Lancize, mourante, la traîner hors du sein de sa famille, et lui dérober tous ses titres.

Quand les tribunaux rendent de tels arrêts, on entend des battements de mains du fond de la grand’chambre aux portes de Paris. Prenez garde à vous, messieurs ; ne demandez pas légèrement des lettres de cachet.

Un Anglais, en lisant cet article, a demandé : Qu’est-ce qu’une lettre de cachet ? on n’a jamais pu le lui faire comprendre.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, deuxième partie, 1770. (B.)
  2. Aux mots Crimes, Supplices, Tortures.
  3. Dans le paragraphe ix du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines (voyez Mélanges, année 1766) ; Voltaire y dit que ce fut en 1749. Voyez aussi l’article Bekker ci-après.
  4. La mémoire de Calas ayant été réhabilitée en 1765, et le gouvernement ayant accordé à sa famille une indemnité de 36,000 livres, la somme fut ainsi distribuée : 3,000 livres au fils, 6,000 à chacune des filles 3,000 à la domestique. Les frais du procès absorbèrent les 18,000 restant. On voit que sans les célèbres mémoires de Voltaire, qui furent vendus au profit de la famille Calas, et qui rapportèrent une somme considérable, les malheureux enfants de la victime du parlement de Toulouse seraient encore restés dans la misère. (G. A.)
  5. Pierre-Jean-Baptiste Gerbier, avocat célèbre au parlement de Paris, né à Rennes en 1725, mort le 26 mars 1788.
  6. L’arrêt est de 1764. (Note de Voltaire.)
  7. Maître Target fut envoyé en 1789 aux états généraux par la prévôté de Paris. Il fut un des principaux rédacteurs de l’acte constitutionnel de 1791 ; en 1792, il refusa de défendre Louis XVI en se déclarant républicain, et devint, en 1793, le secrétaire du comité révolutionnaire de la section du Marais, sur laquelle était situé son hôtel (rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie). (G. A.)
  8. L’arrêt est de 1770. Il y a d’autres arrêts pareils prononcés par les parlements des provinces. (Note de Voltaire.)


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