Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Avertissement pour la présente édition

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Œuvres complètes de VoltaireGarnierTome 17 - Dictionnaire Philosophique (p. iii-vi).



AVERTISSEMENT

POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.
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Pour répandre ses idées dans le monde, pour les faire pénétrer jusque parmi le vulgaire, il n’est rien de tel que de les rassembler sous forme de dictionnaire. Aussi, quand ce projet d’un dictionnaire philosophique fut jeté, un peu à la légère, au milieu d’un souper du roi de Prusse, Voltaire ne le laissa-t-il point tomber ; il s’y attacha sérieusement, il le réalisa en composant d’abord un volume assez mince pour être un livre de poche, un manuel. Le sous-titre que portèrent beaucoup d’éditions : la Raison par alphabet, caractérisait l’ouvrage. C’était le catéchisme de l’école encyclopédiste.

L’ouvrage alla grossissant peu à peu, et bientôt le Dictionnaire portatif cessa de mériter ce titre. Mais ce n’est que dans l’édition de Kehl qu’il reçut, comme Bouchot l’explique ci-après, les proportions considérables qu’on lui voit aujourd’hui.

Bien que formé de plusieurs ouvrages de Voltaire, il offre un ensemble très-homogène, une unité très-saisissante à l’esprit.

Ce livre est resté bien plus vivant qu’on ne l’imagine. Si vous l’ouvrez et que vous commenciez à le parcourir, il vous tient bientôt et vous entraîne. La variété des connaissances qui s’y déploient, le mouvement rapide de la pensée et la vivacité du style, vous empêchent de lâcher prise. Il semble qu’on assiste à ces conversations de Voltaire dont les contemporains rapportent les séductions irrésistibles. C’est Voltaire « sachant instruire et amuser en même temps », comme disait le grand Frédéric, s’intéressant à tout, parlant de tout, non pas dogmatiquement, mais avec abandon et légèreté, et se livrant à l’impression instantanée que reçoit de chaque objet sa vive et mobile imagination.

Imprimé sous la rubrique de Londres, publié dans l’été de 1764, le Dictionnaire portatif se répandit, comme tous ces ouvrages de combat, avec une rapidité singulière. Un zèle de prosélytisme et de propagande contribuait à leur divulgation. Le canton de Genève notamment était inondé de ces opuscules défendus. « Vous achetiez, dit M. Desnoiresterres, un ballot de livres chez un libraire ; rentré chez vous, en l’ouvrant, vous vous aperceviez qu’il s’était grossi de ces pernicieux livrets. On en glissait sous les portes, on en pendait aux cordons de sonnettes, les bancs des promenades en étaient couverts. Dans les lieux d’instruction religieuse, ils se trouvaient substitués comme par enchantement aux catéchismes ; et, jusque dans le temple de la Madeleine, des Dictionnaires portatifs, habillés comme des psautiers, traînaient sur les banquettes, où ils ne laissaient pas d’être ramassés par quelqu’un. On est pris de vertige rien qu’en lisant (dans l’ouvrage de M. Gaberel : Voltaire et les Genevois[1]) l’énumération abrégée de ces piéges continuels tendus par « l’infernal vieillard » sous les pas de l’innocence et de la piété. Mais nous voulons croire que tout cela est quelque peu enflé. Les horlogers surtout, ces horlogers qui formèrent la population du Ferney naissant, étaient des distributeurs actifs et les agents de cette propagande clandestine. « On en trouvait des piles (des piles de libelles) dans les cabinets d’horlogers, et les petits messagers avouaient qu’un monsieur leur avait donné six sous pour déposer le paquet sur l’établi du patron. » Si ces brochures étaient dévorées par les hommes, les femmes, plus dociles aux exhortations des pasteurs, les avaient en une sainte horreur ; et pour les sauver de quelque auto-da-fé, il n’était que prudent de les tenir sous triple verrou. Un de ces braves gens était parvenu à réunir toute une bibliothèque de ces petits livres, dont il ne se serait pas dessaisi pour des trésors. Un jour, après le dîner, sa mère, avec laquelle il vivait, lui dit : « Il était bon le fricot, il avait bon goût, n’est-ce pas ? — Mais oui, très-bon, et surtout chaud à point, répond celui-ci. — Ah ! chaud, je le crois bien ! Si tu veux savoir de quel bois je l’ai chauffé, va voir ta cachette à Voltaire. « La vieille avait découvert le coin, selon l’expression genevoise, et tout y avait passé ! »

Le grand conseil menaçait de brûler le Portatif. « Un magistrat, écrivait Voltaire à d’Argental[2], vint me demander poliment la permission de brûler un certain Portatif ; je lui dis que ses confrères étaient bien les maîtres, pourvu qu’ils ne brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul intérêt à aucun Portatif. »

Voltaire le désavouait énergiquement. Bien mieux, suivant une habitude déjà ancienne, il dénonçait lui-même l’ouvrage incriminé, et adressait, le 12 janvier 1765, la lettre suivante aux autorités de la république : « Je suis obligé d’avertir le Magnifique Conseil de Genève que, parmi les libelles pernicieux dont cette ville est inondée depuis quelque temps, tous imprimés à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, il arrive lundi prochain chez le nommé Chirol, libraire de Genève, un ballot contenant des Dictionnaire philosophique, des Évangile de la raison, et autres sottises qu’on a l’insolence de m’imputer, et que je méprise presque autant que les Lettres de la montagne[3]. Je crois satisfaire mon devoir en donnant cet avis, et je m’en remets entièrement à la sagesse du Conseil, qui saura bien réprimer toutes les infractions à la paix publique et au bon ordre. »

Pendant que la saisie se faisait chez le libraire Chirol, ajoutent les chroniqueurs genevois, une autre cargaison plus considérable, à l’adresse du libraire Gando, avec lequel Chirol s’était entendu, franchissait la frontière du côté opposé et versait impunément son contenu dans le canton.

En France et à Paris, les procédés de divulgation étaient à peu près les mêmes. Les sévérités du Parlement et les recherches de la police n’y pouvaient rien. Le Dictionnaire philosophique portatif n’était guère paru que depuis un an, lorsqu’il fut compromis dans une terrible affaire, celle du chevalier de La Barre. Il fut trouvé parmi les livres du malheureux chevalier, en compagnie de Thérèse philosophe, le Portier des Chartreux, la Religieuse en chemise, la Tourière des Carmélites, le Sultan Misapouf, Thémidore, La Princesse Grisemine, le Cousin de Mahomet, la Belle Allemande, le Canapé couleur de feu, les Dévirgineurs, ou les Trois Frères, etc., tous ouvrages plus licencieux encore qu’irréligieux. Il avait place sur ces tablettes devant lesquelles le chevalier était accusé de faire des génuflexions comme devant un tabernacle : il fut condamné à être jeté avec tous les autres livres dans le bûcher qui consuma le corps de La Barre.

Cette affaire causa à Voltaire un grand effroi. « Mon cher frère, écrit-il à Damilaville[4] mon cœur est flétri ; je suis atterré. Je me doutais qu’on attribuerait la plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d’aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes. Je me tais ; j’ai trop à dire. »

Et le 12, il reprenait : « Je suis incapable de prendre aucun plaisir après la funeste catastrophe dont on veut me rendre en quelque façon responsable. Vous savez que je n’ai aucune part au livre que ces pauvres insensés adoraient à genoux. »

Il alla passer quelque temps, pour se tranquilliser, aux bains de Rolle, en Suisse. Il rêva de chercher un refuge dans la ville de Clèves, sous la protection du roi de Prusse, et d’y entraîner avec lui Diderot, d’Alembert et les encyclopédistes. Mais il ne tarda pas à reprendre possession de lui-même. L’indignation le ranima. Cette même année 1766, il adressa la Relation de la mort du chevalier de La Barre au célèbre auteur du livre Des Délits et des Peines, Beccaria, et plus tard, dès que Louis XVI fut monté sur le trône, il écrivit le Cri du sang innocent.

Le Dictionnaire philosophique continua de paraître dans tous les formats et de grossir, d’édition en édition. Il est encore aujourd’hui une des parties de l’œuvre de Voltaire les plus lues dans les classes populaires. Ainsi, dans les salles de lecture des bibliothèques publiques, c’est, à ce que m’ont assuré plusieurs administrateurs de ces établissements, un des livres qui sont le plus demandés en communication, et qu’on est obligé de renouveler le plus souvent.

Jusque-là Voltaire n’avait livré au christianisme que de légers combats. Avec le Dictionnaire philosophique, c’est la guerre qui commence. Elle fut infatigable, acharnée ; elle dura une quinzaine d’années sans trêve ni merci ; et il arriva qu’à la fin de ces quinze ans, Voltaire, comme dit M. Sainte-Beuve, avait fait Paris et la France à son image. Depuis lors, tout homme participant à la vie intellectuelle a dans la tête un fond d’idées voltairiennes, soit qu’il les ait puisées directement à la source, soit qu’il les ait reçues indirectement ou qu’elles lui soient transmises comme de naissance. Depuis lors l’apologétique chrétienne a dû partir aussi de ce fait incontestable, et, quand elle a prétendu le nier simplement et n’en point tenir compte, elle n’a fait qu’une œuvre stérile.

L. M.



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  1. Paris, Cherbuliez, 1857.
  2. Lettre du 23 décembre 1764.
  3. De J.-J. Rousseau.
  4. Lettre du 7 juillet 1766.