Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Dante

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Éd. Garnier - Tome 18
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D.

DANTE (LE)[1].

Vous voulez connaître le Dante. Les Italiens l’appellent divin ; mais c’est une divinité cachée : peu de gens entendent ses oracles ; il a des commentateurs, c’est peut-être encore une raison de plus pour n’être pas compris. Sa réputation s’affermira toujours, parce qu’on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu’on sait par cœur : cela suffit pour s’épargner la peine d’examiner le reste.

Ce divin Dante fut, dit-on, un homme assez malheureux. Ne croyez pas qu’il fut divin de son temps, ni qu’il fut prophète chez lui. Il est vrai qu’il fut prieur, non pas prieur de moines, mais prieur de Florence, c’est-à-dire l’un des sénateurs.

Il était né en 1260, à ce que disent ses compatriotes. Bayle, qui écrivait à Rotterdam, currente calamo, pour son libraire, environ quatre siècles entiers après le Dante, le fait naître en 1265[2] et je n’en estime Bayle ni plus ni moins pour s’être trompé de cinq ans : la grande affaire est de ne se tromper ni en fait de goût ni en fait de raisonnements.

Les arts commençaient alors à naître dans la patrie du Dante. Florence était, comme Athènes, pleine d’esprit, de grandeur, de légèreté, d’inconstance et de factions. La faction blanche avait un grand crédit : elle se nommait ainsi du nom de la signora Bianca. Le parti opposé s’intitulait le parti des noirs, pour mieux se distinguer des blancs. Ces deux partis ne suffisaient pas aux Florentins. Ils avaient encore les guelfes et les gibelins. La plupart des blancs étaient gibelins du parti des empereurs, et les noirs penchaient pour les guelfes attachés aux papes.

Toutes ces factions aimaient la liberté, et faisaient pourtant ce qu’elles pouvaient pour la détruire. Le pape Boniface VIII voulut profiter de ces divisions pour anéantir le pouvoir des empereurs en Italie. Il déclara Charles de Valois, frère du roi de France Philippe le Bel, son vicaire en Toscane. Le vicaire vint bien armé, chassa les blancs et les gibelins, et se fit détester des noirs et des guelfes. Le Dante était blanc et gibelin ; il fut chassé des premiers, et sa maison rasée. On peut juger de là s’il fut le reste de sa vie affectionné à la maison de France et aux papes ; on prétend pourtant qu’il alla faire un voyage à Paris, et que pour se désennuyer il se fit théologien, et disputa vigoureusement dans les écoles. On ajoute que l’empereur Henri VII ne fit rien pour lui, tout gibelin qu’il était ; qu’il alla chez Frédéric d’Aragon, roi de Sicile, et qu’il en revint aussi pauvre qu’il y était allé. Il fut réduit au marquis de Malaspina, et au grand-kan de Vérone. Le marquis et le grand-kan ne le dédommagèrent pas ; il mourut pauvre à Ravenne, à l’âge de cinquante-six ans. Ce fut dans ces divers lieux qu’il composa sa comédie de l’enfer, du purgatoire, et du paradis ; on a regardé ce salmigondis comme un beau poëme épique.

Il trouva d’abord à l’entrée de l’enfer un lion et une louve. Tout d’un coup Virgile se présente à lui pour l’encourager ; Virgile lui dit qu’il est né Lombard ; c’est précisément comme si Homère disait qu’il est né Turc. Virgile offre de faire au Dante les honneurs de l’enfer et du purgatoire, et de le mener jusqu’à la porte de Saint-Pierre ; mais il avoue qu’il ne pourra pas entrer avec lui.

Cependant Caron les passe tous deux dans sa barque. Virgile lui raconte que, peu de temps après son arrivée en enfer, il y vit un être puissant qui vint chercher les âmes d’Abel, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de David. En avançant chemin, ils découvrent dans l’enfer des demeures très-agréables : dans l’une sont Homère, Horace, Ovide, et Lucain ; dans une autre, on voit Électre, Hector, Énée, Lucrèce, Brutus, et le Turc Saladin ; dans une troisième, Socrate, Platon, Hippocrate, et l’Arabe Averroès.

Enfin paraît le véritable enfer, où Pluton juge les condamnés. Le voyageur y reconnaît quelques cardinaux, quelques papes, et beaucoup de Florentins. Tout cela est-il dans le style comique ? Non. Tout est-il dans le genre héroïque ? Non. Dans quel goût est donc ce poëme ? dans un goût bizarre.

Mais il y a des vers si heureux et si naïfs qu’ils n’ont point vieilli depuis quatre cents ans, et qu’ils ne vieilliront jamais. Un poème d’ailleurs où l’on met des papes en enfer réveille beaucoup l’attention ; et les commentateurs épuisent toute la sagacité de leur esprit à déterminer au juste qui sont ceux que le Dante a damnés, et à ne se pas tromper dans une matière si grave.

On a fondé une chaire, une lecture pour expliquer cet auteur classique. Vous me demanderez comment l’Inquisition ne s’y oppose pas. Je vous répondrai que l’Inquisition entend raillerie en Italie ; elle sait bien que des plaisanteries en vers ne peuvent point faire de mal : vous en allez juger par cette petite traduction très-libre d’un morceau du chant vingt-troisième[3] ; il s’agit d’un damné de la connaissance de l’auteur. Le damné parle ainsi :

Je m’appelais le comte de Guidon ;
Je fus sur terre et soldat et poltron ;
Puis m’enrôlai sous saint François d’Assise,
Afin qu’un jour le bout de son cordon
Me donnât place en la céleste Église ;
Et j’y serais sans ce pape félon,
Qui m’ordonna de servir sa feintise,
Et me rendit aux griffes du démon.
Voici le fait. Quand j’étais sur la terre,
Vers Rimini je fis longtemps la guerre,
Moins, je l’avoue, en héros qu’en fripon.
L’art de fourber me fit un grand renom.
Mais quand mon chef eut porté poil grison,
Temps de retraite où convient la sagesse,
Le repentir vint ronger ma vieillesse.
Et j’eus recours à la confession.
Ô repentir tardif et peu durable !
Le bon saint-père en ce temps guerroyait,
Non le Soudan, non le Turc intraitable,
Mais les chrétiens, qu’en vrai Turc il pillait.
Or, sans respect pour tiare et tonsure,
Pour saint François, son froc et sa ceinture :
« Frère, dit-il, il me convient d’avoir
Incessamment Préneste en mon pouvoir.
Conseille-moi, cherche sous ton capuce
Quelque beau tour, quelque gentille astuce,
Pour ajouter en bref à mes États
Ce qui me tente et ne m’appartient pas.
J’ai les deux clefs du ciel en ma puissance.
De Célestin la dévote imprudence

S’en servit mal, et moi, je sais ouvrir
Et refermer le ciel à mon plaisir.
Si tu me sers, ce ciel est ton partage. »
Je le servis, et trop bien ; dont j’enrage.
Il eut Préneste, et la mort me saisit.
Lors devers moi saint François descendit,
Comptant au ciel amener ma bonne âme ;
Mais Belzébuth vint en poste, et lui dit :
« Monsieur d’Assise, arrêtez : je réclame
Ce conseiller du saint-père, il est mien ;
Bon saint François, que chacun ait le sien. »
Lors, tout penaud, le bonhomme d’Assise
M’abandonnait au grand diable d’enfer.
Je lui criai : « Monsieur de Lucifer,
Je suis un saint, voyez ma robe grise ;
Je fus absous par le chef de l’Église.
— J’aurai toujours, répondit le démon,
Un grand respect pour l’absolution :
On est lavé de ses vieilles sottises.
Pourvu qu’après autres ne soient commises.
J’ai fait souvent cette distinction
À tes pareils ; et grâce à l’Italie,
Le diable sait de la théologie.»
Il dit, et rit : je ne répliquai rien
À Belzébuth ; il raisonnait trop bien.
Lors il m’empoigne, et d’un bras roide et ferme
Il appliqua sur mon triste épiderme
Vingt coups de fouet, dont bien fort il me cuit :
Que Dieu le rende à Boniface Huit[4] !



  1. Suite des Mélanges, quatrième partie, 1765. (B.)
  2. Bayle indique exactement la date de la naissance de Dante Alighieri, dont l’anniversaire a été pompeusement célébré en 1865 par toute l’Italie.
  3. Toutes les éditions portent vingt-troisième ; mais c’est dans le vingt-septième chant de l’Enfer que se trouve le passage dont Voltaire donne ici une imitation. (B.)
  4. Il ne faut pas prendre cette traduction au sérieux, non plus que le reste de l’article.
Cyrus

Dante (Le)

David