Esprit des lois
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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Esséniens
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Plus une nation est superstitieuse et barbare, obstinée à la guerre malgré ses défaites, partagée en factions, flottante entre la royauté et le sacerdoce, enivrée de fanatisme, plus il se trouve chez un tel peuple un nombre de citoyens qui s’unissent pour vivre en paix.
Il arrive qu’en temps de peste, un petit canton s’interdit la communication avec les grandes villes. Il se préserve de la contagion qui règne ; mais il reste en proie aux autres maladies.
Tels on a vu les gymnosophistes aux Indes, telles furent quelques sectes de philosophes chez les Grecs ; tels les pythagoriciens en Italie et en Grèce, et les thérapeutes en Égypte ; tels sont aujourd’hui les primitifs nommés quakers et les dunkards en Pensylvanie ; et tels furent à peu près les premiers chrétiens qui vécurent ensemble loin des villes.
Aucune de ces sociétés ne connut cette effrayante coutume de se lier par serment au genre de vie qu’elles embrassaient ; de se donner des chaînes perpétuelles ; de se dépouiller religieusement de la nature humaine, dont le premier caractère est la liberté ; de faire enfin ce que nous appelons des vœux. Ce fut saint Basile qui le premier imagina ces vœux, ce serment de l’esclavage. Il introduisit un nouveau fléau sur la terre, et il tourna en poison ce qui avait été inventé comme remède.
Il y avait en Syrie des sociétés toutes semblables à celle des esséniens. C’est le Juif Philon qui nous le dit dans le Traité de la liberté des gens de bien. La Syrie fut toujours superstitieuse et factieuse, toujours opprimée par des tyrans. Les successeurs d’Alexandre en firent un théâtre d’horreurs. Il n’est pas étonnant que parmi tant d’infortunés, quelques-uns, plus humains et plus sages que les autres, se soient éloignés du commerce des grandes villes, pour vivre en commun dans une honnête pauvreté, loin des yeux de la tyrannie.
On se réfugia dans de semblables asiles en Égypte, pendant les guerres civiles des derniers Ptolémées ; et lorsque les armées romaines subjuguèrent l’Égypte, les thérapeutes s’établirent dans un désert auprès du lac Mœris.
Il paraît très-probable qu’il y eut des thérapeutes grecs, égyptiens et juifs. Philon[2] après avoir loué Anaxagore, Démocrite, et les autres philosophes qui embrassèrent ce genre de vie, s’exprime ainsi :
« On trouve de pareilles sociétés en plusieurs pays ; la Grèce et d’autres contrées jouissent de cette consolation ; elle est très-commune en Égypte dans chaque nome, et surtout dans celui d’Alexandrie. Les plus gens de bien, les plus austères se sont retirés au-dessus du lac Mœris, dans un lieu désert, mais commode, qui forme une pente douce. L’air y est très-sain, les bourgades assez nombreuses dans le voisinage du désert, etc. »
Voilà donc partout des sociétés qui ont tâché d’échapper aux troubles, aux factions, à l’insolence, à la rapacité des oppresseurs. Toutes, sans exception, eurent la guerre en horreur ; ils la regardèrent précisément du même œil que nous voyons le vol et l’assassinat sur les grands chemins.
Tels furent à peu près les gens de lettres qui s’assemblèrent en France, et qui fondèrent l’Académie. Ils échappaient aux factions et aux cruautés qui désolaient le règne de Louis XIII. Tels furent ceux qui fondèrent la Société royale de Londres, pendant que les fous barbares nommés puritains et épiscopaux s’égorgeaient pour quelques passages de trois ou quatre vieux livres inintelligibles.
Quelques savants ont cru que Jésus-Christ, qui daigna paraître quelque temps dans le petit pays de Capharnaüm, dans Nazareth, et dans quelques autres bourgades de la Palestine, était un de ces esséniens qui fuyaient le tumulte des affaires, et qui cultivaient en paix la vertu, Mais ni dans les quatre Évangiles reçus, ni dans les apocryphes, ni dans les Actes des apôtres, ni dans leurs Lettres, on ne lit le nom d’essénien.
Quoique le nom ne s’y trouve pas, la ressemblance s’y trouve en plusieurs points : confraternité, biens en commun, vie austère, travail des mains, détachement des richesses et des honneurs, et surtout horreur pour la guerre. Cet éloignement est si grand que Jésus-Christ commande de tendre l’autre joue quand on vous donne un soufflet, et de donner votre tunique quand on vous vole votre manteau. C’est sur ce principe que les chrétiens se conduisirent pendant près de deux siècles, sans autels, sans temples, sans magistrature, tous exerçant des métiers, tous menant une vie cachée et paisible.
Leurs premiers écrits attestent qu’il ne leur était pas permis de porter les armes. Ils ressemblaient en cela parfaitement à nos pensylvains, à nos anabaptistes, à nos mennonites d’aujourd’hui, qui se piquent de suivre l’Évangile à la lettre. Car quoiqu’il y ait dans l’Évangile plusieurs passages qui, étant mal entendus, peuvent inspirer la violence, comme les marchands chassés à coups de fouet hors des parvis du temple, le contrains-les d’entrer, les cachots dans lesquels on précipite ceux qui n’ont pas fait profiter l’argent du maître à cinq pour un, ceux qui viennent au festin sans avoir la robe nuptiale ; quoique, dis-je, toutes ces maximes y semblent contraires à l’esprit pacifique, cependant il y en a tant d’autres qui ordonnent de souffrir au lieu de combattre, qu’il n’est pas étonnant que les chrétiens aient eu la guerre en exécration pendant environ deux cents ans.
Voilà sur quoi se fonde la nombreuse et respectable société des Pensylvains, ainsi que les petites sectes qui l’imitent. Quand je les appelle respectables, ce n’est point par leur aversion pour la splendeur de l’Église catholique. Je plains sans doute, comme je le dois, leurs erreurs. C’est leur vertu, c’est leur modestie, c’est leur esprit de paix que je respecte.
Le grand philosophe Bayle n’a-t-il donc pas eu raison de dire qu’un chrétien des premiers temps serait un très-mauvais soldat, ou qu’un soldat serait un très-mauvais chrétien ?
Ce dilemme paraît sans réplique ; et c’est, ce me semble, la différence entre l’ancien christianisme et l’ancien judaïsme.
La loi des premiers Juifs dit expressément : Dès que vous serez entrés dans le pays dont vous devez vous emparer, mettez tout à feu et à sang ; égorgez sans pitié vieillards, femmes, enfants à la mamelle ; tuez jusqu’aux animaux, saccagez tout, brûlez tout : c’est votre Dieu qui vous l’ordonne. Ce catéchisme n’est pas annoncé une fois, mais vingt ; et il est toujours suivi.
Mahomet, persécuté par les Mecquois, se défend en brave homme. Il contraint ses persécuteurs vaincus à se mettre à ses pieds, à devenir ses prosélytes ; il établit sa religion par la parole et par l’épée.
Jésus, placé entre les temps de Moïse et de Mahomet, dans un coin de la Galilée, prêche le pardon des injures, la patience, la douceur, la souffrance, meurt du dernier supplice, et veut que ses premiers disciples meurent ainsi.
Je demande en bonne foi si saint Barthélemy, saint André, saint Matthieu, saint Barnabe, auraient été reçus parmi les cuirassiers de l’empereur, ou dans les trabans de Charles XII ? Saint Pierre même, quoiqu’il ait coupé l’oreille à Malchus, aurait-il été propre à faire un bon chef de file ? Peut-être saint Paul, accoutumé d’abord au carnage, et ayant eu le malheur d’être un persécuteur sanguinaire, est le seul qui aurait pu devenir guerrier. L’impétuosité de son tempérament et la chaleur de son imagination en auraient pu faire un capitaine redoutable. Mais, malgré ces qualités, il ne chercha point à se venger de Gamaliel par les armes. Il ne fit point comme les Judas, les Theudas, les Barcochebas, qui levèrent des troupes ; il suivit les préceptes de Jésus, il soutînt ; et même il eut, à ce qu’on prétend, la tête tranchée.
Faire une armée de chrétiens était donc, dans les premiers temps, une contradiction dans les termes.
Il est clair que les chrétiens n’entrèrent dans les troupes de l’empire que quand l’esprit qui les animait fut changé. Ils avaient dans les deux premiers siècles de l’horreur pour les temples, les autels, les cierges, l’encens, l’eau lustrale ; Porphyre les comparait aux renards qui disent : Ils sont trop verts. Si vous pouviez avoir, disait-il, de beaux temples brillants d’or, avec de grosses rentes pour les desservants, vous aimeriez les temples passionnément. Ils se donnèrent ensuite tout ce qu’ils avaient abhorré. C’est ainsi qu’ayant détesté le métier des armes, ils allèrent enfin à la guerre. Les chrétiens, dès le temps de Dioclétien, furent aussi différents des chrétiens du temps des apôtres que nous sommes différents des chrétiens du iiie siècle.
Je ne conçois pas comment un esprit aussi éclairé et aussi hardi que celui de Montesquieu a pu condamner sévèrement un autre génie bien plus méthodique que le sien, et combattre cette vérité annoncée par Bayle[3], « qu’une société de vrais chrétiens pourrait vivre heureusement ensemble, mais qu’elle se défendrait mal contre les attaques d’un ennemi ».
« Ce seraient, dit Montesquieu[4], des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très-grand zèle pour les remplir. Ils sentiraient très-bien les droits de la défense naturelle. Plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques. »
Assurément l’auteur de l’Esprit des lois ne songeait pas aux paroles de l’Évangile quand il dit que les vrais chrétiens sentiraient très-bien les droits de la défense naturelle. Il ne se souvenait pas de l’ordre de donner sa tunique quand on vous vole le manteau, et de tendre l’autre joue quand on a reçu un soufflet. Voilà les principes de la défense naturelle très-clairement anéantis. Ceux que nous appelons quakers ont toujours refusé de combattre ; mais ils auraient été écrasés dans la guerre de 1756 s’ils n’avaient pas été secourus et forcés à se laisser secourir par les autres Anglais. (Voyez l’article Primitive Église[5].)
N’est-il pas indubitable que ceux qui penseraient en tout comme des martyrs se battraient fort mal contre des grenadiers ? Toutes les paroles de ce chapitre de l’Esprit des lois me paraissent fausses. « Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts, etc. » Oui, plus forts pour les empêcher de manier l’épée, pour les faire trembler de répandre le sang de leur prochain, pour leur faire regarder la vie comme un fardeau, dont le souverain bonheur est d’être déchargé.
« On les enverrait, dit Bayle, comme des brebis au milieu des
loups, si on les faisait aller repousser de vieux corps d’infanterie,
ou charger des régiments de cuirassiers. »
Bayle avait très-grande raison. Montesquieu ne s’est pas aperçu qu’en le réfutant il ne voyait que les chrétiens mercenaires et sanguinaires d’aujourd’hui, et non pas les premiers chrétiens. Il semble qu’il ait voulu prévenir les injustes accusations qu’il a essuyées des fanatiques, en leur sacrifiant Bayle ; et il n’y a rien gagné. Ce sont deux grands hommes qui paraissent d’avis différent, et qui auraient eu toujours le même s’ils avaient été également libres.
« Le faux honneur des monarchies, les vertus humaines des républiques, la crainte servile des États despotiques » : rien de tout cela ne fait les soldats, comme le prétend l’Esprit des lois. Quand nous levons un régiment, dont le quart déserte au bout de quinze jours, il n’y a pas un seul des enrôlés qui pense à l’honneur de la monarchie ; ils ne savent ce que c’est. Les troupes mercenaires de la république de Venise connaissent leur paye, et non la vertu républicaine, de laquelle on ne parle jamais dans la place Saint-Marc. Je ne crois pas, en un mot, qu’il y ait un seul homme sur la terre qui s’enrôle dans un régiment par vertu.
Ce n’est point non plus par une crainte servile que les Turcs et les Russes se battent avec un acharnement et une fureur de lions et de tigres ; on n’a point ainsi du courage par crainte. Ce n’est pas non plus par dévotion que les Russes ont battu les armées de Moustapha. Il serait à désirer, ce me semble, qu’un homme si ingénieux eût plus cherché à faire connaître le vrai qu’à montrer son esprit. Il faut s’oublier entièrement quand on veut instruire les hommes, et n’avoir en vue que la vérité.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
- ↑ Philon, De la Vie contemplative. (Note de Voltaire.)
- ↑ Continuation des Pensées diverses, article cxxiv. (Note de Voltaire.)
- ↑ Esprit des lois, xxiv, 6.
- ↑ C’est-à-dire la subdivision ou paragraphe qui porte ce titre dans l’article Église (tome XVIII, page 495).