Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Gargantua

La bibliothèque libre.
Éd. Garnier - Tome 19
◄  Garant Gargantua Gazette   ►



GARGANTUA[1].

S’il y a jamais eu une réputation bien fondée, c’est celle de Gargantua. Cependant il s’est trouvé dans ce siècle philosophique et critique des esprits téméraires qui ont osé nier les prodiges de ce grand homme, et qui ont poussé le pyrrhonisme jusqu’à douter qu’il ait jamais existé.

Comment se peut-il faire, disent-ils, qu’il y ait eu au xvie siècle un héros dont aucun contemporain, ni saint Ignace, ni le cardinal Cajetan, ni Galilée, ni Guichardin, n’ont jamais parlé, et sur lequel on n’a jamais trouvé la moindre note dans les registres de la Sorbonne ?

Feuilletez les histoires de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Espagne, etc., vous n’y voyez pas un mot de Gargantua. Sa vie entière, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, n’est qu’un tissu de prodiges inconcevables.

Sa mère Gargamelle accouche de lui par l’oreille gauche. À peine est-il né qu’il crie à boire d’une voix terrible, qui est entendue dans la Beauce et dans le Vivarais. Il fallut seize aunes de drap pour sa seule braguette, et cent peaux de vaches brunes pour ses souliers. Il n’avait pas encore douze ans qu’il gagna une grande bataille et fonda l’abbaye de Thélême. On lui donna pour femme Mme  Badebec, et il est prouvé que Badebec est un nom syriaque.

On lui fait avaler six pèlerins dans une salade. On prétend qu’il a pissé la rivière de Seine, et que c’est à lui seul que les Parisiens doivent ce beau fleuve.

Tout cela paraît contre la nature à nos philosophes, qui ne veulent pas même assurer les choses les plus vraisemblables, à moins qu’elles ne soient bien prouvées.

Ils disent que si les Parisiens ont toujours cru à Gargantua, ce n’est pas une raison pour que les autres nations y croient ; que si Gargantua avait fait un seul des prodiges qu’on lui attribue, toute la terre en aurait retenti, toutes les chroniques en auraient parlé, que cent monuments l’auraient attesté. Enfin ils traitent sans façon les Parisiens qui croient à Gargantua de badauds ignorants, de superstitieux imbéciles, parmi lesquels il se glisse des hypocrites qui feignent de croire à Gargantua pour avoir quelque prieuré de l’abbaye de Thélême.

Le révérend P. Viret, cordelier à la grand’manche, confesseur de filles, et prédicateur du roi, a répondu à nos pyrrhoniens d’une manière invincible. Il prouve très-doctement que si aucun écrivain, excepté Rabelais, n’a parlé des prodiges de Gargantua, aucun historien aussi ne les a contredits[2] ; que le sage de Thou même, qui croit aux sortiléges, aux prédictions et à l’astrologie, n’a jamais nié les miracles de Gargantua. Ils n’ont pas même été révoqués en doute par La Mothe Le Vayer. Mézerai les a respectés au point qu’il n’en dit pas un seul mot. Ces prodiges ont été opérés à la vue de toute la terre. Rabelais en a été témoin ; il ne pouvait être ni trompé ni trompeur. Pour peu qu’il se fût écarté de la vérité, toutes les nations de l’Europe se seraient élevées contre lui ; tous les gazetiers, tous les faiseurs de journaux, auraient crié à la fraude, à l’imposture.

En vain les philosophes, qui répondent à tout, disent qu’il n’y avait ni journaux ni gazettes dans ce temps-là. On leur réplique qu’il y avait l’équivalent, et cela suffit. Tout est impossible dans l’histoire de Gargantua, et c’est par cela même qu’elle est d’une vérité incontestable : car si elle n’était pas vraie, on n’aurait jamais osé l’imaginer ; et la grande preuve qu’il la faut croire, c’est qu’elle est incroyable.

Ouvrez tous les mercures, tous les journaux de Trévoux, ces ouvrages immortels qui sont l’instruction du genre humain, vous n’y trouverez pas une seule ligne où l’on révoque l’histoire de Gargantua en doute. Il était réservé à notre siècle de produire des monstres qui établissent un pyrrhonisme affreux, sous prétexte qu’ils sont un peu mathématiciens, et qu’ils aiment la raison, la vérité, et la justice. Quelle pitié ! je ne veux qu’un argument pour les confondre.

Gargantua fonda l’abbaye de Thélême. On ne trouve point ses titres, il est vrai, jamais elle n’en eut ; mais elle existe, elle possède dix mille pièces d’or de rente. La rivière de Seine existe, elle est un monument éternel du pouvoir de la vessie de Gargantua. De plus, que vous coûte-t-il de le croire ? Ne faut-il pas embrasser le parti le plus sûr ? Gargantua peut vous procurer de l’argent, des honneurs et du crédit. La philosophie ne vous donnera jamais que la satisfaction de l’âme : c’est bien peu de chose. Croyez à Gargantua, vous dis-je ; pour peu que vous soyez avare, ambitieux et fripon, vous vous en trouverez très-bien.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. On n’a du R. P. Viret que deux ouvrages, et tous deux contre Voltaire, intitulés : l’un, Réponse à la Philosophie de l’histoire, 1767, in-12 ; l’autre, le Mauvais Dîner, ou Lettres sur le Dîner du comte de Boulainvilliers, 1770, in-8o. Dans aucun d’eux il ne parle de Gargantua ; mais à l’occasion du peuple juif, il dit (page 450 de sa Réponse) : « Cette nation rend témoignage encore aujourd’hui dans toute la terre de tous les faits qui sont rapportés dans ses annales ; et jamais ni leurs voisins, ni leurs ennemis, ni aucun historien ne les a contredits. » (B.)


Garant

Gargantua

Gazette