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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Genèse

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Éd. Garnier - Tome 19
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GENÈSE[1].

L’écrivain sacré s’étant conformé aux idées reçues, et n’ayant pas dû s’en écarter, puisque sans cette condescendance il n’aurait pas été entendu, il ne nous reste que quelques remarques à faire sur la physique de ces temps reculés : car pour la théologie, nous la respectons, nous y croyons, et nous n’y touchons jamais.

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »

C’est ainsi qu’on a traduit ; mais la traduction n’est pas exacte. Il n’y a pas d’homme un peu instruit qui ne sache que le texte porte : « Au commencement, les dieux firent ou les dieux fit le ciel et la terre. » Cette leçon d’ailleurs est conforme à l’ancienne idée des Phéniciens, qui avaient imaginé que Dieu employa des dieux inférieurs pour débrouiller le chaos, le chautereb. Les Phéniciens étaient depuis longtemps un peuple puissant, qui avait sa théogonie avant que les Hébreux se fussent emparés de quelques cantons vers son pays. Il est bien naturel de penser que quand les Hébreux eurent enfin un petit établissement vers la Phénicie, ils commencèrent à apprendre la langue. Alors leurs écrivains purent emprunter l’ancienne physique de leurs maîtres : c’est la marche de l’esprit humain.

Dans le temps où l’on place Moïse, les philosophes phéniciens en savaient-ils assez pour regarder la terre comme un point, en comparaison de la multitude infinie de globes que Dieu a placés dans l’immensité de l’espace qu’on nomme le ciel ? Cette idée si ancienne et si fausse, que le ciel fut fait pour la terre, a presque toujours prévalu chez le peuple ignorant. C’est à peu près comme si on disait que Dieu créa toutes les montagnes et un grain de sable, et qu’on s’imaginât que ces montagnes ont été faites pour ce grain de sable. Il n’est guère possible que les Phéniciens, si bons navigateurs, n’eussent pas quelques bons astronomes ; mais les vieux préjugés prévalaient, et ces vieux préjugés[2] durent être ménagés par l’auteur de la Genèse, qui écrivait pour enseigner les voies de Dieu, et non la physique :

« La terre était tohu-bohu et vide ; les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. »

Tohu-bohu signifie précisément chaos, désordre ; c’est un de ces mots imitatifs qu’on trouve dans toutes les langues, comme sens dessus dessous, tintamarre, trictrac, tonnerre, bombe. La terre n’était point encore formée telle qu’elle est ; la matière existait, mais la puissance divine ne l’avait point encore arrangée. L’esprit de Dieu signifie à la lettre le souffle, le vent, qui agitait les eaux. Cette idée est exprimée dans les fragments de l’auteur phénicien Sanchoniathon. Les Phéniciens croyaient, comme tous les autres peuples, la matière éternelle. Il n’y a pas un seul auteur dans l’antiquité qui ait jamais dit qu’on eût tiré quelque chose du néant. On ne trouve même dans toute la Bible aucun passage où il soit dit que la matière ait été faite de rien : non que la création de rien ne soit très-vraie, mais cette vérité n’était pas connue des Juifs charnels.

Les hommes furent toujours partagés sur la question de l’éternité du monde, mais jamais sur l’éternité de la matière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gigni
De nihilo nihilum, in nihilum nil posse reverti.

(Pers., sat. iii, 83.)

Voilà l’opinion de toute l’antiquité.

« Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite ; et il vit que la lumière était bonne ; et il divisa la lumière des ténèbres ; et il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit ; et le soir et le matin furent un jour. Et Dieu dit aussi : Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux des eaux ; et Dieu fit le firmament ; et il divisa les eaux au-dessus du firmament des eaux au-dessous du firmament ; et Dieu appela le firmament ciel ; et le soir et le matin fit le second jour, etc. ; et il vit que cela était bon. »

Commençons par examiner si l’évêque d’Avranches Huet, Leclerc, etc., n’ont pas évidemment raison contre ceux qui prétendent trouver ici un trait d’éloquence sublime.

Cette éloquence n’est affectée dans aucune histoire écrite par les Juifs. Le style est ici de la plus grande simplicité, comme dans le reste de l’ouvrage. Si un orateur, pour faire connaître la puissance de Dieu, employait seulement cette expression : « Il dit que la lumière soit, et la lumière fut », ce serait alors du sublime. Tel est ce passage d’un psaume : Dixit, et facta sunt. C’est un trait qui, étant unique en cet endroit, et placé pour faire une grande image, frappe l’esprit et l’enlève. Mais ici c’est le narré le plus simple. L’auteur juif ne parle pas de la lumière autrement que des autres objets de la création ; il dit également à chaque article : et Dieu vit que cela était bon. Tout est sublime dans la création, sans doute ; mais celle de la lumière ne l’est pas plus que celle de l’herbe des champs : le sublime est ce qui s’élève au-dessus du reste, et le même tour règne partout dans ce chapitre.

C’était encore une opinion fort ancienne, que la lumière ne venait pas du soleil. On la voyait répandue dans l’air avant le lever et après le coucher de cet astre ; on s’imaginait que le soleil ne servait qu’à la pousser plus fortement. Aussi l’auteur de la Genèse se conforme-t-il à cette erreur populaire, et même il ne fait créer le soleil et la lune que quatre jours après la lumière. Il était impossible qu’il y eût un matin et un soir avant qu’il existât un soleil. L’auteur inspiré daignait descendre aux préjugés vagues et grossiers de la nation. Dieu ne prétendait pas enseigner la philosophie aux Juifs. Il pouvait élever leur esprit jusqu’à la vérité ; mais il aimait mieux descendre jusqu’à eux. On ne peut trop répéter cette solution.

La séparation de la lumière et des ténèbres n’est pas d’une autre physique ; il semble que la nuit et le jour fussent mêlés ensemble comme des grains d’espèces différentes que l’on sépare les uns des autres. On sait assez que les ténèbres ne sont autre chose que la privation de la lumière, et qu’il n’y a de lumière en effet qu’autant que nos yeux reçoivent cette sensation ; mais on était alors bien loin de connaître ces vérités.

L’idée d’un firmament est encore de la plus haute antiquité. On s’imaginait que les cieux étaient très solides, parce qu’on y voyait toujours les mêmes phénomènes. Les cieux roulaient sur nos têtes, ils étaient donc d’une matière fort dure. Le moyen de supputer combien les exhalaisons de la terre et des mers pouvaient fournir d’eau aux nuages ? Il n’y avait point de Halley qui pût faire ce calcul. On se figurait donc des réservoirs d’eau dans le ciel. Ces réservoirs ne pouvaient être portés que sur une bonne voûte ; on voyait à travers cette voûte, elle était donc de cristal. Pour que les eaux supérieures tombassent de cette voûte sur la terre, il était nécessaire qu’il y eût des portes, des écluses, des cataractes, qui s’ouvrissent et se fermassent. Telle était l’astronomie d’alors ; et puisqu’on écrivait pour des Juifs, il fallait bien adopter leurs idées[3] grossières, empruntées des autres peuples un peu moins grossiers qu’eux.

« Dieu fit deux grands luminaires, l’un pour présider au jour, l’autre à la nuit ; il fit aussi les étoiles. »

C’est toujours, il est vrai, la même ignorance de la nature. Les Juifs ne savaient pas que la lune n’éclaire que par une lumière réfléchie. L’auteur parle ici des étoiles comme de points lumineux, tels qu’on les voit, quoiqu’elles soient autant de soleils dont chacun a des mondes roulants autour de lui. L’Esprit saint se proportionnait donc à l’esprit du temps. S’il avait dit que le soleil est un million de fois plus gros que la terre, et la lune cinquante fois plus petite, on ne l’aurait pas compris : ils nous paraissent deux astres presque également grands.

« Dieu dit aussi : Faisons l’homme à notre image, et qu’il préside aux poissons, etc. »

Qu’entendaient les Juifs par Faisons l’homme à notre image ? Ce que toute l’antiquité entendait :

Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.

(Ovid., Metam., I, 83.)

On ne fait des images que des corps. Nulle nation n’imagina un dieu sans corps, et il est impossible de se le représenter autrement. On peut bien dire : Dieu n’est rien de ce que nous connaissons ; mais on ne peut avoir aucune idée de ce qu’il est. Les Juifs crurent Dieu constamment corporel, comme tous les autres peuples. Tous les premiers Pères de l’Église crurent aussi Dieu corporel, jusqu’à ce qu’ils eussent embrassé les idées de Platon, ou plutôt jusqu’à ce que les lumières du christianisme fussent plus pures.

« Il les créa mâle et femelle. »

Si Dieu ou les dieux secondaires créèrent l’homme mâle et femelle à leur ressemblance, il semble en ce cas que les Juifs croyaient Dieu et les dieux mâles et femelles. On a recherché si l’auteur veut dire que l’homme avait d’abord les deux sexes, ou s’il entend que Dieu fit Adam et Ève le même jour. Le sens le plus naturel est que Dieu forma Adam et Ève en même temps ; mais ce sens contredirait absolument la formation de la femme, faite d’une côte de l’homme longtemps après les sept jours.

« Et il se reposa le septième jour. »

Les Phéniciens, les Chaldéens, les Indiens, disaient que Dieu avait fait le monde en six temps, que l’ancien Zoroastre appelle les six gahambârs, si célèbres chez les Perses.

Il est incontestable que tous ces peuples avaient une théologie avant que les Juifs habitassent les déserts d’Horeb et de Sinaï, avant qu’ils pussent avoir des écrivains. Plusieurs savants ont cru vraisemblable que l’allégorie des six jours est imitée de celle des six temps. Dieu peut avoir permis que de grands peuples eussent cette idée avant qu’il l’eût inspirée au peuple juif. Il avait bien permis que les autres peuples inventassent les arts avant que les Juifs en eussent aucun.

« Du lieu de volupté sortait un fleuve qui arrosait le jardin, et de là se partageait en quatre fleuves : l’un s’appelle Phison, qui tourne dans le pays d’Hévilath où vient l’or... Le second s’appelle Géhon, qui entoure l’Éthiopie... Le troisième est le Tigre, et le quatrième l’Euphrate. »

Suivant cette version, le paradis terrestre aurait contenu près du tiers de l’Asie et de l’Afrique. L’Euphrate et le Tigre ont leur source à plus de soixante grandes lieues l’un de l’autre, dans des montagnes horribles qui ne ressemblent guère à un jardin. Le fleuve qui borde l’Éthiopie, et qui ne peut être que le Nil, commence à plus de mille lieues des sources du Tigre et de l’Euphrate ; et si le Phison est le Phase, il est assez étonnant de mettre au même endroit la source d’un fleuve de Scythie et celle d’un fleuve d’Afrique[4]. Il a donc fallu chercher une autre explication et d’autres fleuves. Chaque commentateur a fait son paradis terrestre[5].

On a dit que le jardin d’Éden ressemble à ces jardins d’Éden à Saana, dans l’Arabie Heureuse, fameuse dans toute l’antiquité ; que les Hébreux, peuple très-récent, pouvaient être une horde arabe, et se faire honneur de ce qu’il y avait de plus beau dans le meilleur canton de l’Arabie ; qu’ils ont toujours employé pour eux les anciennes traditions des grandes nations au milieu desquelles ils étaient enclavés. Mais ils n’en étaient pas moins conduits par le Seigneur.

« Le Seigneur prit donc l’homme, et le mit dans le jardin de volupté afin qu’il le cultivât. »

C’est fort bien fait de cultiver son jardin, mais il est difficile qu’Adam cultivât un jardin de mille lieues de long : apparemment qu’on lui donna des aides. Il faut donc, encore une fois, que les commentateurs exercent ici leur talent de deviner. Aussi a-t-on donné à ces quatre fleuves trente positions différentes.

« Ne mangez point du fruit de la science du bien et du mal. »

Il est difficile de concevoir qu’il y ait eu un arbre qui enseignât le bien et le mal, comme il y a des poiriers et des abricotiers. D’ailleurs on a demandé pourquoi Dieu ne veut pas que l’homme connaisse le bien et le mal. Le contraire ne paraît-il pas (si on ose le dire) beaucoup plus digne de Dieu, et beaucoup plus nécessaire à l’homme ? Il semble à notre pauvre raison que Dieu devait ordonner de manger beaucoup de ce fruit ; mais on doit soumettre sa raison, et conclure seulement qu’il faut obéir à Dieu.

« Dès que vous en aurez mangé, vous mourrez. »

Cependant Adam en mangea, et n’en mourut point. Au contraire, on le fait vivre encore neuf cent trente ans. Plusieurs Pères ont regardé tout cela comme une allégorie. En effet, on pourrait dire que les autres animaux ne savent pas qu’ils mourront, mais que l’homme le sait par sa raison. Cette raison est l’arbre de la science qui lui fait prévoir sa fin. Cette explication serait peut-être la plus raisonnable ; mais nous n’osons prononcer. « Le Seigneur dit aussi : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui. »

On s’attend que le Seigneur va lui donner une femme ; mais auparavant il lui amène tous les animaux. Peut-être y a-t-il ici quelque transposition de copiste.

« Et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son véritable nom. »

Ce qu’on peut entendre par le véritable nom d’un animal serait un nom qui désignerait toutes les propriétés de son espèce, ou du moins les principales ; mais il n’en est ainsi dans aucune langue. Il y a dans chacune quelques mots imitatifs, comme coq et coucou en celte, qui désignent un peu le cri du coq et du coucou ; tintamarre, trictrac ; alali en grec, loupous en latin, etc. Mais ces mots imitatifs sont en très-petit nombre. De plus, si Adam eût ainsi connu toutes les propriétés des animaux, ou il avait déjà mangé du fruit de la science, ou Dieu semblait n’avoir pas besoin de lui interdire ce fruit[6] : il en savait déjà plus que la Société royale de Londres et l’Académie des sciences.

Observez que c’est ici la première fois qu’Adam est nommé dans la Genèse. Le premier homme, chez les anciens brachmanes, prodigieusement antérieurs aux Juifs, s’appelait Adimo, l’enfant de la terre, et sa femme Procriti, la vie : c’est ce que dit le Veidam, dans la seconde formation du monde. Adam et Ève signifiaient ces mêmes choses dans la langue phénicienne : nouvelle preuve que l’Esprit saint se conformait aux idées reçues.

« Lorsque Adam était endormi, Dieu prit une de ses côtes, et mit de la chair à la place ; et de la côte qu’il avait tirée d’Adam il bâtit une femme, et il amena la femme à Adam. »

Le Seigneur, un chapitre auparavant, avait déjà créé le mâle et la femelle ; pourquoi donc ôter une côte à l’homme pour en faire une femme qui existait déjà ? On répond que l’auteur annonce dans un endroit ce qu’il explique dans l’autre[7]. On répond encore que cette allégorie soumet la femme à son mari, et exprime leur union intime. Bien des gens ont cru sur ce verset que les hommes ont une côte de moins que les femmes ; mais c’est une hérésie, et l’anatomie nous fait voir qu’une femme n’est pas pourvue de plus de côtes que son mari.

« Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre, etc. ; il dit à la femme, etc. »

Il n’est fait dans tout cet article aucune mention du diable ; tout y est physique. Le serpent était regardé non-seulement comme le plus rusé des animaux par toutes les nations orientales, mais encore comme immortel. Les Chaldéens avaient une fable d’une querelle entre Dieu et le serpent ; et cette fable avait été conservée par Phérécide. Origène la cite dans son livre VI contre Celse. On portait un serpent dans les fêtes de Bacchus. Les Égyptiens attachaient une espèce de divinité au serpent, au rapport d’Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, livre Ier, chap. x. Dans l’Arabie et dans les Indes, à la Chine même, le serpent était regardé comme le symbole de la vie ; et de là vint que les empereurs de la Chine, antérieurs à Moïse, portèrent toujours l’image d’un serpent sur leur poitrine.

Ève n’est point étonnée que le serpent lui parle. Les animaux ont parlé dans toutes les anciennes histoires ; et c’est pourquoi lorsque Pilpaï et Loqman firent parler les animaux, personne n’en fut surpris.

Toute cette aventure paraît si physique et si dépouillée de toute allégorie, qu’on y rend raison pourquoi le serpent rampe depuis ce temps-là sur son ventre, pourquoi nous cherchons toujours à l’écraser, et pourquoi il cherche toujours à nous mordre (du moins à ce qu’on croit) ; précisément comme on rendait raison, dans les anciennes métamorphoses, pourquoi le corbeau, qui était blanc autrefois, est noir aujourd’hui, pourquoi le hibou ne sort de son trou que de nuit, pourquoi le loup aime le carnage, etc. Mais les Pères ont cru que c’est une allégorie aussi manifeste que respectable : le plus sûr est de les croire.

« Je multiplierai vos misères et vos grossesses : vous enfanterez dans la douleur : vous serez sous la puissance de l’homme, et il vous dominera. »

[8]On demande pourquoi la multiplication des grossesses est une punition ? C’était au contraire, dit-on, une très-grande bénédiction, et surtout chez les Juifs. Les douleurs de l’enfantement ne sont considérables que dans les femmes délicates ; celles qui sont accoutumées au travail accouchent très-aisément, surtout dans les climats chauds. Il y a quelquefois des bêtes qui souffrent beaucoup dans leur gésine ; il y en a même qui en meurent. Et quant à la supériorité de l’homme sur la femme, c’est une chose entièrement naturelle : c’est l’effet de la force du corps, et même de celle de l’esprit. Les hommes en général ont des organes plus capables d’une attention suivie que les femmes, et sont plus propres aux travaux de la tête et du bras. Mais quand une femme a le poignet et l’esprit plus fort que son mari, elle en est partout la maîtresse : c’est alors le mari qui est soumis à la femme[9]. Cela est vrai ; mais il se peut très-bien qu’avant le péché originel il n’y eût ni sujétion ni douleur.

« Le Seigneur leur fit des tuniques de peau. »

Ce passage prouve bien que les Juifs croyaient un Dieu corporel. Un rabbin nommé Éliézer a écrit que Dieu couvrit Adam et Ève de la peau même du serpent qui les avait tentés ; et Origène prétend que cette tunique de peau était une nouvelle chair, un nouveau corps que Dieu fit à l’homme. Il vaut mieux s’en tenir au texte avec respect.

« Et le Seigneur dit : Voilà Adam qui est devenu comme l’un de nous. »

[10]Il semblerait que les Juifs admirent d’abord plusieurs dieux. Il est plus difficile de savoir ce qu’ils entendent par ce mot Dieu, Éloïm. Quelques commentateurs ont prétendu que ce mot, l’un de nous, signifie la Trinité ; mais il n’est pas assurément question de la Trinité dans la Bible. La Trinité n’est pas un composé de plusieurs dieux, c’est le même Dieu triple ; et jamais les Juifs n’entendirent parler d’un Dieu en trois personnes. Par ces mots, semblable à nous, il est vraisemblable que les Juifs entendaient les anges, Éloïm. C’est ce qui fit penser à plusieurs doctes téméraires que ce livre ne fut écrit que quand ils adoptèrent la créance de ces dieux inférieurs ; mais c’est une opinion condamnée.

« Le Seigneur le mit hors du jardin de volupté, afin qu’il cultivât la terre. »

Mais le Seigneur, disent quelques-uns, l’avait mis dans le jardin de volupté afin qu’il cultivât ce jardin. Si Adam de jardinier devint laboureur, ils disent qu’en cela son état n’empira pas beaucoup : un bon laboureur vaut bien un bon jardinier. Cette solution nous semble trop peu sérieuse. Il vaut mieux dire que Dieu punit la désobéissance par le bannissement du lieu natal.

Toute cette histoire en général se rapporte, selon des commentateurs trop hardis, à l’idée qu’eurent tous les hommes, et qu’ils ont encore, que les premiers temps valaient mieux que les nouveaux. On a toujours plaint le présent, et vanté le passé. Les hommes, surchargés de travaux, ont placé le bonheur dans l’oisiveté, ne songeant pas que le pire des états est celui d’un homme qui n’a rien à faire. On se vit souvent malheureux, et on se forgea l’idée d’un temps où tout le monde avait été heureux. C’est à peu près comme si on disait : Il fut un temps où il ne périssait aucun arbre ; où nulle bête n’était ni malade, ni faible, ni dévorée par une autre ; où jamais les araignées ne prenaient de mouches. De là l’idée du siècle d’or, de l’œuf percé par Arimane, du serpent qui déroba à l’âne la recette de la vie heureuse et immortelle, que l’homme avait mise sur son bât ; de là ce combat de Typhon contre Osiris, d’Ophionée contre les dieux ; et cette fameuse boîte de Pandore, et tous ces vieux contes dont quelques-uns sont ingénieux, et dont aucun n’est instructif. Mais nous devons croire que les fables des autres peuples sont des imitations de l’histoire hébraïque, puisque nous avons l’ancienne histoire des Hébreux, et que les premiers livres des autres nations sont presque tous perdus. De plus, les témoignages en faveur de la Genèse sont irréfragables.

« Et il mit devant le jardin de volupté un chérubin avec un glaive tournoyant et enflammé pour garder l’entrée de l’arbre de vie. »

Le mot kerub signifie bœuf. Un bœuf armé d’un sabre enflammé fait, dit-on, une étrange figure à une porte. Mais les Juifs représentèrent depuis des anges en forme de bœufs et d’éperviers, quoiqu’il leur fut défendu de faire aucune figure. Ils prirent visiblement ces bœufs et ces éperviers des Égyptiens, dont ils imitèrent tant de choses. Les Égyptiens vénérèrent d’abord le bœuf comme le symbole de l’agriculture, et l’épervier comme celui des vents ; mais ils ne firent jamais un portier d’un bœuf[11]. C’est probablement une allégorie, et les Juifs entendaient par kerub la nature. C’était un symbole composé d’une tête de bœuf, d’une tête d’homme, d’un corps d’homme, et d’ailes d’épervier.

« Et le Seigneur mit un signe à Caïn. »

Quel Seigneur ! disent les incrédules. Il accepte l’offrande d’Abel, et il rejette celle de Caïn son aîné, sans qu’on en rapporte la moindre raison. Par là le Seigneur devient la cause de l’inimitié entre les deux frères. C’est une instruction morale, à la vérité, et une instruction prise dans toutes les fables anciennes, qu’à peine le genre humain exista qu’un frère assassine son frère ; mais ce qui paraît aux sages du monde contre toute morale, contre toute justice, contre tous les principes du sens commun, c’est que Dieu ait damné à toute éternité le genre humain, et ait fait mourir inutilement son propre fils pour une pomme, et qu’il pardonne un fratricide. Que dis-je, pardonner ? il prend le coupable sous sa protection. Il déclare que quiconque vengera le meurtre d’Abel sera puni sept fois plus que Caïn ne l’aurait été. Il lui met un signe qui lui sert de sauvegarde. C’est, disent les impies, une fable aussi exécrable qu’absurde. C’est le délire de quelque malheureux Juif, qui écrivit ces infâmes inepties à l’imitation des contes que les peuples voisins prodiguaient dans la Syrie. Ce Juif insensé attribua ces rêveries atroces à Moïse, dans un temps où rien n’était plus rare que les livres. La fatalité, qui dispose de tout, a fait parvenir ce malheureux livre jusqu’à nous : des fripons l’ont exalté, et des imbéciles l’ont cru. Ainsi parle une foule de théistes qui, en adorant Dieu, osent condamner le Dieu d’Israël, et qui jugent de la conduite de l’Être éternel par les règles de notre morale imparfaite et de notre justice erronée. Ils admettent Dieu pour le soumettre à nos lois. Gardons-nous d’être si hardis, et respectons, encore une fois, ce que nous ne pouvons comprendre. Crions ô altitudo ! de toutes nos forces.

« Les dieux, Éloïm, voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour épouses celles qu’ils choisirent. »

Cette imagination fut encore celle de tous les peuples. Il n’y a aucune nation, excepté peut-être la Chine, où quelque dieu ne soit venu faire des enfants à des filles. Ces dieux corporels descendaient souvent sur la terre pour visiter leurs domaines ; ils voyaient nos filles, ils prenaient pour eux les plus jolies : les enfants nés du commerce de ces dieux et des mortelles devaient être supérieurs aux autres hommes ; aussi la Genèse ne manque pas de dire que ces dieux qui couchèrent avec nos filles produisirent des géants[12]. C’est encore se conformer à l’opinion vulgaire,

« Et je ferai venir sur la terre les eaux du déluge[13]. »

Je remarquerai seulement ici que saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, no 8, dit : « Maximum illud diluvium græca nec latina novit historia ; ni l’histoire grecque ni la latine ne connaissent ce grand déluge. » En effet on n’avait jamais connu que ceux de Deucalion et d’Ogygès, en Grèce. Ils sont regardés comme universels dans les fables recueillies par Ovide, mais totalement ignorés dans l’Asie orientale[14]. Saint Augustin ne se trompe donc pas en disant que l’histoire n’en parle point.

« Dieu dit à Noé : Je vais faire alliance avec vous et avec votre semence après vous, et avec tous les animaux. »

Dieu faire alliance avec les bêtes ! quelle alliance ! s’écrient les incrédules. Mais s’il s’allie avec l’homme, pourquoi pas avec la bête ? Elle a du sentiment, et il y a quelque chose d’aussi divin dans le sentiment que dans la pensée la plus métaphysique. D’ailleurs les animaux sentent mieux que la plupart des hommes ne pensent. C’est apparemment en vertu de ce pacte que François d’Assise, fondateur de l’ordre séraphique, disait aux cigales et aux lièvres : « Chantez, ma sœur la cigale ; broutez, mon frère le levraut. » Mais quelles ont été les conditions du traité ? que tous les animaux se dévoreraient les uns les autres ; qu’ils se nourriraient de notre chair, et nous, de la leur ; qu’après les avoir mangés, nous nous exterminerions avec rage, et qu’il ne nous manquerait plus que de manger nos semblables égorgés par nos mains. S’il y avait eu un tel pacte, il aurait été fait avec le diable.

Probablement tout ce passage ne veut dire autre chose sinon que Dieu est également le maître absolu de tout ce qui respire[15]. Ce pacte ne peut être qu’un ordre, et le mot d’alliance n’est là que par extension. Il ne faut donc pas s’effaroucher des termes, mais adorer l’esprit, et remonter aux temps où l’on écrivait ce livre, qui est un scandale aux faibles et une édification aux forts.

« Et je mettrai mon arc dans les nuées, et il sera un signe de mon pacte, etc. »

Remarquez que l’auteur ne dit pas : J’ai mis mon arc dans les nuées ; il dit : Je mettrai : cela suppose évidemment que l’opinion commune était que l’arc-en-ciel n’avait pas toujours existé. C’est un phénomène causé nécessairement par la pluie ; et on le donne ici comme quelque chose de surnaturel qui avertit que la terre ne sera plus inondée. Il est étrange de choisir le signe de la pluie pour assurer qu’on ne sera pas noyé. Mais aussi on peut répondre que dans le danger de l’inondation on est rassuré par l’arc-en-ciel[16].

« Or le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants d’Adam bâtissaient ; et il dit : Voilà un peuple qui n’a qu’une langue. Ils ont commencé à faire cela, et ils ne s’en désisteront point jusqu’à ce qu’ils aient achevé. Venez donc, descendons, confondons leur langue, afin que personne n’entende son voisin[17]. »

Observez seulement ici que l’auteur sacré continue toujours à se conformer aux opinions populaires. Il parle toujours de Dieu comme d’un homme qui s’informe de ce qui se passe, qui veut voir par ses yeux ce qu’on fait dans ses domaines, qui appelle les gens de son conseil pour se résoudre avec eux.

« Et Abraham, ayant partagé ses gens (qui étaient trois cent dix-huit), tomba sur les cinq rois, les défit, et les poursuivit jusqu’à Hoba, à la gauche de Damas. »

Du bord méridional du lac de Sodome jusqu’à Damas, on compte quatre-vingts lieues ; et encore faut-il franchir le Liban et l’Anti-Liban. Les incrédules triomphent d’une telle exagération. Mais puisque le Seigneur favorisait Abraham, rien n’est exagéré.

« Et sur le soir, les deux anges arrivèrent à Sodome, etc. »

Toute l’histoire des deux anges, que les Sodomites voulurent violer, est peut-être la plus extraordinaire que l’antiquité ait rapportée. Mais il faut considérer que presque toute l’Asie croyait qu’il y avait des démons incubes et succubes ; que de plus ces deux anges étaient des créatures plus parfaites que les hommes, et qu’ils devaient être plus beaux, et allumer plus de désirs chez un peuple corrompu que des hommes ordinaires. Il se peut que ce trait d’histoire ne soit qu’une figure de rhétorique pour exprimer les horribles débordements de Sodome et de Gomorrhe. Nous ne proposons cette solution aux savants qu’avec une extrême défiance de nous-mêmes.

Pour Loth, qui propose ses deux filles aux Sodomites à la place des deux anges, et la femme de Loth, changée en statue de sel, et tout le reste de cette histoire, qu’oserons-nous dire ? L’ancienne fable arabique de Cinyra et de Myrrha a quelque rapport à l’inceste de Loth et de ses filles ; et l’aventure de Philémon et de Baucis n’est pas sans ressemblance avec les deux anges qui apparurent à Loth et à sa femme. Pour la statue de sel, nous ne savons pas à quoi elle ressemble : est-ce à l’histoire d’Orphée et d’Eurydice ?

[18]Bien des savants pensent, avec le grand Newton et le docte Le Clerc, que le Pentateuque fut écrit par Samuel lorsque les Juifs eurent un peu appris à lire et à écrire, et que toutes ces histoires sont des imitations des fables syriennes.

[19]Mais il suffit que tout cela soit dans l’Écriture sainte pour que nous le révérions, sans chercher à voir dans ce livre autre chose que ce qui est écrit par l’Esprit saint. Souvenons-nous toujours que ces temps-là ne sont pas les nôtres ; et ne manquons pas de répéter, après tant de grands hommes, que l’Ancien Testament est une histoire véritable, et que tout ce qui a été inventé par le reste de l’univers est fabuleux.

Il s’est trouvé quelques savants qui ont prétendu qu’on devait retrancher des livres canoniques toutes ces choses incroyables qui scandalisent les faibles ; mais on a dit que ces savants étaient des cœurs corrompus, des hommes à brûler, et qu’il est impossible d’être honnête homme si on ne croit pas que les Sodomites voulurent violer deux anges. C’est ainsi que raisonne une espèce de monstres qui veut dominer sur les esprits.

Il est vrai que plusieurs célèbres Pères[20] de l’Église ont eu la prudence de tourner toutes ces histoires en allégories, à l’exemple des Juifs, et surtout de Philon. Des papes plus prudents encore voulurent empêcher qu’on ne traduisît ces livres en langue vulgaire, de peur qu’on ne mît les hommes à portée de juger ce qu’on leur proposait d’adorer.

On doit certainement en conclure que ceux qui entendent parfaitement ce livre doivent tolérer ceux qui ne l’entendent pas : car si ceux-ci n’y entendent rien, ce n’est pas leur faute ; mais ceux qui n’y comprennent rien doivent tolérer aussi ceux qui comprennent tout[21].

Les savants, trop remplis de leur science, ont prétendu qu’il était impossible que Moïse eût écrit la Genèse. Une de leurs grandes raisons est que, dans l’histoire d’Abraham, il est dit que ce patriarche paya la caverne pour enterrer sa femme, en argent monnayé, et que le roi de Gérare donna mille pièces d’argent à Sara lorsqu’il la rendit, après l’avoir enlevée pour sa beauté à l’âge de soixante et quinze ans. Ils disent qu’ils ont consulté tous les anciens auteurs, et qu’il est avéré qu’il n’y avait point d’argent monnayé dans ce temps-là. Mais on voit bien que ce sont là de pures chicanes, puisque l’Église a toujours cru fermement que Moïse fut l’auteur du Pentateuque. Ils fortifient tous les doutes élevés par Aben-Hesra, et par Baruch Spinosa. Le médecin Astruc, beau-père du contrôleur général Silhouette, dans son livre, devenu très-rare, intitulé Conjectures sur la Genèse[22], ajoute de nouvelles objections insolubles à la science humaine ; mais elles ne le sont pas à la piété humble et soumise. Les savants osent contredire chaque ligne, et les simples révèrent chaque ligne. Craignons de tomber dans le malheur de croire notre raison ; soyons soumis d’esprit et de cœur[23].

« Et Abraham dit que Sara était sa sœur ; et le roi de Gérare la prit pour lui. »

Nous avouons, comme nous l’avons dit à l’article Abraham, que Sara avait alors quatre-vingt-dix ans ; qu’elle avait été déjà enlevée par un roi d’Égypte ; et qu’un roi de ce même désert affreux de Gérare enleva encore depuis la femme d’Isaac, fils d’Abraham. Nous avons parlé aussi de la servante Agar à qui Abraham fit un enfant, et de la manière dont ce patriarche renvoya cette servante et son fils. On sait à quel point les incrédules triomphent de toutes ces histoires ; avec quel sourire dédaigneux ils en parlent ; comme ils mettent fort au-dessous des Mille et une Nuits l’histoire d’un Abimélech amoureux de cette même Sara, qu’Abraham avait fait passer pour sa sœur, et d’un autre Abimélech amoureux de Rebecca, qu’Isaac fait aussi passer pour sa sœur. On ne peut trop redire que le grand défaut de tous ces savants critiques est de vouloir tout ramener aux principes de notre faible raison, et de juger des anciens Arabes comme ils jugent de la cour de France et de celle d’Angleterre.

« Et l’âme de Sichem, fils du roi Hemor, fut conglutinée avec l’âme de Dina ; et il charma sa tristesse par des caresses tendres : et il alla à Hemor son père, et lui dit : Donnez-moi cette fille pour femme. »

C’est ici que les savants se révoltent plus que jamais. Quoi ! disent-ils, le fils d’un roi veut bien faire à la fille d’un vagabond l’honneur de l’épouser ; le mariage se conclut ; on comble de présents Jacob le père et Dina la fille ; le roi de Sichem daigne recevoir dans sa ville ces voleurs errants qu’on appelle patriarches ; il a la bonté incroyable, incompréhensible, de se faire circoncire, lui, son fils, sa cour et son peuple, pour condescendre à la superstition de cette petite horde, qui ne possède pas une demi-lieue de terrain en propre ! Et pour prix d’une si étonnante bonté, que font nos patriarches sacrés ? ils attendent le jour où la plaie de la circoncision donne ordinairement la fièvre. Siméon et Lévi courent par toute la ville le poignard à la main ; ils massacrent le roi, le prince son fils, et tous les habitants. L’horreur de cette Saint-Barthélemy n’est sauvée que parce qu’elle est impossible. C’est un roman abominable, mais c’est évidemment un roman ridicule. Il est impossible que deux hommes aient égorgé tranquillement tout un peuple. On a beau souffrir un peu de son prépuce entamé, on se défend contre deux scélérats, on s’assemble, on les entoure, on les fait périr par les supplices qu’ils méritent.

Mais il y a encore une impossibilité plus palpable : c’est que, par la supputation exacte des temps, Dina, cette fille de Jacob, ne pouvait alors être âgée que de trois ans, et que, si on veut forcer la chronologie, on ne pourra lui en donner que cinq tout au plus : c’est sur quoi on se récrie. On dit : Qu’est-ce qu’un livre d’un peuple réprouvé ; un livre inconnu si longtemps de toute la terre ; un livre où la droite raison et les mœurs sont outragées à chaque page, et qu’on veut nous donner pour irréfragable, pour saint, pour dicté par Dieu même ? N’est-ce pas une impiété de le croire ? N’est-ce pas une fureur d’anthropophages de persécuter les hommes sensés et modestes qui ne le croient pas ?

À cela nous répondons : l’Église dit qu’elle le croit. Les copistes ont pu mêler des absurdités révoltantes à des histoires respectables. C’est à la sainte Église seule d’en juger. Les profanes doivent se laisser conduire par elle. Ces absurdités, ces horreurs prétendues, n’intéressent point le fond de notre religion. Où en seraient les hommes si le culte et la vertu dépendaient de ce qui arriva autrefois à Sichem et à la petite Dina ?

« Voici les rois qui régnèrent dans le pays d’Édom avant que les enfants d’Israël eussent un roi. »

C’est ici le passage fameux qui a été une des grandes pierres d’achoppement. C’est ce qui a déterminé le grand Newton, le pieux et sage Samuel Clarke, le profond philosophe Bolingbroke, le docte Le Clerc, le savant Fréret, et une foule d’autres savants, à soutenir qu’il était impossible que Moïse fût l’auteur de la Genèse.

Nous avouons qu’en effet ces mots ne peuvent avoir été écrits que dans les temps où les Juifs eurent des rois.

C’est principalement ce verset qui détermina Astruc à bouleverser toute la Genèse, et à supposer des mémoires dans lesquels l’auteur avait puisé. Son travail est ingénieux, il est exact, mais il est téméraire. Un concile aurait à peine osé l’entreprendre. Et de quoi a servi ce travail ingrat et dangereux d’Astruc ? à redoubler les ténèbres qu’il a voulu éclaircir. C’est là le fruit de l’arbre de la science dont nous voulons tous manger. Pourquoi faut-il que les fruits de l’arbre de l’ignorance soient plus nourrissants et plus aisés à digérer ?

Mais que nous importe, après tout, que ce verset, que ce chapitre ait été écrit par Moïse, ou par Samuel, ou par le sacrificateur qui vint à Samarie, ou par Esdras, ou par un autre ? En quoi notre gouvernement, nos lois, nos fortunes, notre morale, notre bien-être, peuvent-ils être liés avec les chefs ignorés d’un malheureux pays barbare, appelé Édom ou Idumée, toujours habité par des voleurs ? Hélas ! ces pauvres Arabes, qui n’ont pas de chemises, ne s’informent jamais si nous existons : ils pillent des caravanes et mangent du pain d’orge ; et nous nous tourmentons pour savoir s’il y a eu des roitelets dans ce canton de l’Arabie Pétrée avant qu’il y en eût dans un canton voisin, à l’occident du lac de Sodome !

O miseras hominum mentes ! o pectora Cæca !

(Lucret., II, v. 14.)


  1. Dans l’édition in-12 de 1765 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait ainsi :

    « Nous ne préviendrons point ici ce que nous disons de Moïse à son article ; nous suivrons quelques principaux traits de la Genèse l’un après l’autre.

    « Au commencement, etc. »

    La version actuelle est des Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771 et 1774. (B.)

  2. 1765 : « Et ces vieux préjugés furent la seule science des Juifs. « La terre était tohu-bohu, etc. » (B.)
  3. Les dix derniers mots de cet alinéa ne sont pas dans l’édition de 1765, ni dans celle de 1769 ; Voltaire, dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, mit : « Leurs idées empruntées des autres peuples. » La version actuelle est de 1774. (B.)
  4. L’édition de 1765 porte : « Fleuve d’Afrique. Au reste, le jardin d’Éden est visiblement pris des jardins d’Éden à Saana, dans l’Arabie Heureuse, fameuse dans toute l’antiquité. Les Hébreux, peuple très-récent, étaient une horde arabe. Ils se faisaient honneur de ce qu’il y avait de plus beau dans le meilleur canton de l’Arabie. Ils ont toujours employé, etc. » La version actuelle est de 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  5. Les uns ont dit que le Guihon était l’Oxus ; les autres, que le Phison était le Gange ; d’autres, que les quatre fleuves étaient l’Irabatti, le Gange, l’Indus et le Schat-al-arab, etc. Mais on s’accorde généralement à dire que le pays d’Hévilath ou de Havila désigne l’Inde, qui, de tout temps, fut riche en or et en pierres précieuses. (G. A.)
  6. La fin de cette phrase ne fut ajoutée qu’en 1771. (B.)
  7. Les deux phrases qui terminent cet alinéa furent ajoutées, la première en 1771, la seconde en 1774. (B.)
  8. En 1765 il y avait : « On ne conçoit guère que la multiplication des grossesses soit une punition. » La version actuelle est de 1771.(B.)
  9. Cette phrase fut ajoutée en 1771. (B.)
  10. L’édition de 1765 porte : « Il faut renoncer au sens commun pour ne pas convenir que les Juifs. » Le texte actuel date de 1771. (B.)
  11. Dans l’édition de 1763 du Dictionnaire philosophique, cet alinéa se terminait ici ; et immédiatement après venait celui qui commence par : « Les dieux, Éloïm, etc. » La fin de l’alinéa fut ajoutée en 1771, et ce qui le suit, en 1774. (B.)
  12. Cette phrase fut ajoutée en 1771. (B.)
  13. Voyez l’article Déluge. (Note de Voltaire.)
  14. Cette phrase fut ajoutée en 1771. (B.)
  15. Le reste de l’alinéa est une addition de 1771. (B.)
  16. Les quatre alinéas qui suivent sont aussi de 1771. (B.)
  17. Voyez sur ce passage l’article Babel. (Note de Voltaire.)
  18. Cet alinéa ne fut ajouté qu’en 1774 (B.)
  19. Cet alinéa, addition de 1771, commençait alors par : « Il suffit, etc. » (B.)
  20. En 1765 il y avait : « Quelques célèbres Pères, etc. » La version actuelle est de 1771. (B.)
  21. Fin de l’article en 1765 ; l’alinéa qui suit fut ajouté en 1771, et tout le reste en 1774. (B.)
  22. Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s’est servi pour composer la Genèse, 1753, in-12. (B.)
  23. Voyez l’article Moïse. (Note de Voltaire.)